RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU
Lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française
du 17 novembre 1898
PAR
M. LOTI-VIAUD
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Avec une humilité profonde, dans un sentiment de vénération presque religieuse pour ceux et pour celles que je vais nommer ici, j’essaie d’accomplir la tâche que vous m’avez confiée.
C’est encore en parlant de moi-même que je commencerai mon discours, et cette façon de faire sans doute ne sera point pour vous surprendre, puisqu’elle constitue, paraît-il, un de mes défauts coutumiers.
Mais beaucoup d’âmes, en ces temps de vertige, ressemblent à la mienne, et, pour l’adresser à plusieurs qui m’écoutent ici, je pourrais emprunter à Victor Hugo son étrange phrase « Ah ! insensé, qui crois que tu n’es pas moi ! » Donc, un enseignement peut-être jaillira pour quelques-uns, lorsque j’aurai dit en toute sincérité comment mon âme, d’abord ennuyée et hautaine devant cette tâche que l’on m’imposait, est peu à peu devenue respectueuse et attendrie. À ceux qui sont mes frères par la souffrance, mes frères par l’orgueil, mes frères par le doute et par le trouble, combien je voudrais savoir communiquer le bien que je me suis fait à moi-même et l’apaisement que j’ai trouvé, en vivant par la pensée, durant quelques semaines, au milieu de ces simples et de ces admirables que l’Académie française glorifie en ce jour
Tous, n’est-ce pas, nous avons fait au cours de notre vie quelque bien, çà et là ; du bien qui, en général, nous a donné peu de peine, nous a privés de peu de chose. Et nous nous sommes magnifiés alors, disant en nous-mêmes : La bonté habite notre cœur. Comme nous étions loin cependant, loin et au-dessous du moindre, du dernier de ces apôtres obscurs, dont j’ai mission de vous entretenir ! Nous, gens du monde, quelles que soient nos détresses intimes et cachées, nous restons les favorisés sur cette terre. Tous, brûlés plus ou moins de désirs inassouvis, d’ambitions, de convoitises, tourmentés d’irréalisables rêves, nous puisons en notre propre cœur nos souffrances, — parfois infinies, je le sais bien, mais qui s’atténueraient par la patience et l’oubli de soi-même. En somme, nous avons la fortune, le luxe, ou bien la fumée d’un peu de gloire, ou tout, au moins les commodités de la vie, nos lendemains assurés, du bien-être en perspective jusqu’à l’heure de la mort. Ceux dont je vais vous parler n’ont rien, n’ont jamais eu rien ; .pour la plupart, ils n’ont plus la santé ni la jeunesse, pas seulement le pain de chaque jour, et ils trouvent le moyen d’être bons, de l’être inépuisablement, à toute heure, durant des mois et durant des années ; ils trouvent le moyen d’être secourables et, doux, de donner comme par miracle ce qu’ils n’ont pas, — et, dans leur dénuement sublime, ils sont heureux par la charité...
La charité, que vous m’avez confié la mission, pour moi un peu écrasante, de célébrer aujourd’hui, je La trouve glorifiée d’une façon définitive et magnifique dans un livre qui résistera à l’écroulement des religions et de la foi, dans le livre éternel qui survivra à toutes choses et qui se nomme l’Évangile :
« Quand même, dit saint Paul, je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai point la charité, je ne suis que comme l’airain qui résonne et comme la cymbale qui retentit.
« Et quand même je connaîtrais tous les mystères et la science de toutes choses, et quand même j’aurais la foi jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai point la charité, je ne suis rien.
« Et quand même je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai point la charité, cela ne sert à rien. »
Oh ! ils ont la charité, ceux-ci, tous ces ignorés d’hier, auxquels nous allons offrir aujourd’hui ; avec un semblant d’éclat, de bien insuffisantes récompenses : travailleurs à la journée accablés par les ans, vieilles servantes, que la fatigue épuise, pauvres et pauvresses, infirmes, paralytiques, auxquels nous faisons en ce moment une trop mesquine apothéose, avec nos admirations distraites et mondaines, avec un peu d’argent que nous leur donnons et que, soyez-en sûrs, ils ne garderont point pour eux-mêmes.
Ils ont la charité, et la vraie, ainsi qu’elle est définie par saint Paul, que je veux citer encore ; car il ne suffit pas de faire le bien, il faut surtout le faire comme ils l’ont fait, d’une façon patiente et tendre, d’une façon aimable et avec un bon sourire...
« La charité, écrit l’apôtre à ses amis de l’église de Corinthe, la charité est patiente ; elle est pleine de bonté, la charité n’est point envieuse ; la charité n’est point insolente ; elle ne s’enfle point d’orgueil.
« Elle n’est point malhonnête ; elle ne cherche point ses intérêts ; elle ne s’aigrit point ; elle ne soupçonne point le mal.
« Elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout. »
C’est bien cela. Depuis deux mille ans, la charité n’a point varié, et, telle que la comprenait l’apôtre, telle la pratiquent à notre époque ces êtres d’exception et d’élite que l’Académie, tous les ans, va rechercher et découvrir, étonnés et confus, dans les faubourgs populaires, au fond des provinces, dans les campagnes ignorées.
J’ai dit : étonnés et confus, — car ils ont aussi la modestie, et ils sont tous inconscients de ce que vaut leur cœur. Ils n’ont point sollicité nos suffrages ; oh ! non, et la plupart d’entre eux apprendront aujourd’hui seulement, avec stupeur, que nous les avons distingués. Ils nous ont été désignés d’abord par la rumeur publique, — qui s’égare si souvent dans ses haines, mais qui si rarement se trompe lorsqu’il s’agit au contraire de remercier et de bénir. Toute la population d’un village, ou d’un canton, ou d’une banlieue, s’est unie pour nous dire ceci, par quelque lettre couverte de naïves signatures : « Il y en a une parmi nous qui n’est pas comme les autres, qui ne sait faire que du bien à tout le monde, qui est un modèle de douceur et de dévouement ; vous qui donnez des prix de vertu, venez donc y voir. » Alors, l’enquête a été commencée, avec discrétion, avec mystère, pour ne pas effaroucher le candidat, — et l’enquête presque toujours nous a révélé une existence admirable.
Cette année, comme tous les ans, il y a eu abondance de sujets, et il a fallu choisir, opérer, parmi ces héros du sacrifice quotidien, un très difficile triage... Oh ! je voudrais pouvoir les nommer tous, les élus et même ceux qui auraient mérité de l’être ! Mais ce serait interminable et bien fastidieux. Et puis leurs humbles noms, en général, sont si plébéiens, si vulgaires et inélégants ; que le sourire peut-être vous viendrait à cette nomenclature.
Non seulement il a été impossible de les récompenser tous, mais de plus, comme le choix s’est porté sur ceux qui avaient donné au prochain le plus de leur force et de leur vie, sur les plus éprouvés par les longues patiences et les longs sacrifices, sur les très usés et les très vieux, plusieurs que l’on venait d’élire sont morts depuis nos séances du printemps ; dans la liste que j’ai là, je vois beaucoup de noms barrés à l’encre, avec, en regard, l’annotation : décédé... Mon Dieu, je n’en suis pas en peine, de ces derniers. Ils s’en sont allés peut-être, dans quelque région mystérieuse et rayonnante, chercher des couronnes les plus belles que nous n’en saurions donner ici ; ou, tout au moins, jouissent-ils de dormir sans trouble et sans rêve, et de n’être plus nulle part...
Au premier rang de vos élus, Messieurs, je trouve un prêtre, — un prêtre des environs de Belfort, la ville héroïque, — le Père Joseph, de l’ordre des barnabites, auquel vous avez accordé la plus haute des récompenses prises sur le legs de M. de Montyon. C’est pour celui-là surtout que vous avez cru devoir agir avec mystère, connaissant sa modestie, et voici ce que nous apprennent à son sujet vos renseignements, recueillis dans le plus grand secret, comme s’il se fût agi de dépister un malfaiteur.
En 1870, quand éclata la guerre, le Père Joseph, qui s’était déjà signalé par sa charité dans une petite paroisse de Genève, demanda du service comme aumônier dans nos armées et se fit envoyer aux avant-postes d’Alsace. Enfermé bientôt dans Strasbourg, il passa ses jours et ses nuits aux remparts, parmi nos soldats, et gagna, sous le feu de l’ennemi, la croix de la Légion d’honneur. Quand Strasbourg eut capitulé, les Prussiens le trouvèrent aux ambulances et l’arrêtèrent, leur général cependant lui offrit la liberté, qu’il refusa pour s’en aller en captivité au milieu des prisonniers les plus humbles. Soupçonné d’espionnage par nos ennemis, que surprenait un dévouement pareil, il fut d’abord cantonné à Rastadt, surveillé de près et malmené, jusqu’au moment où l’archevêque de Fribourg, le reconnaissant pour un pur apôtre, le couvrit de sa protection.
« Voulez-vous aller à la mort ? » lui écrivit un jour ce même archevêque. « La fièvre typhoïde sévit à Ulm ; déjà deux mille de vos compatriotes en sont atteints, et pas un prêtre français n’est avec eux. » Quelques heures après, il était à Ulm. Il y resta neuf mois, nuit et jour au chevet des mourants, sans vouloir ni repos ni sommeil. Entre temps, il écrivait à ses amis de France, leur demandant de l’argent, des vêtements chauds, des secours de toute sorte, pour ceux, qu’épargnait la contagion, mais que tourmentaient le froid et la misère. À son appel, les dons arrivaient comme par miracle, et il distribua, durant cet hiver sinistre, plus de 300 000 francs ! L’admiration alors s’imposa à nos ennemis, qui le voyaient de près à l’œuvre, et ils lui offrirent la croix de l’Aigle noir. Mais, de même qu’il avait naguère refusé la liberté, il déclina l’honneur, demandant comme seule grâce que l’Impératrice Augusta voulût bien lui accorder une audience, et, une fois admis devant la souveraine, il sut obtenir d’elle ce qui avait été refusé jusqu’à ce jour aux autres sollicitations françaises : le rapatriement immédiat de tous les prisonniers épargnés par le typhus. Plus de vingt trains chargés de jeunes soldats prirent la route de nos frontières dévastées, et des centaines d’enfants de France furent ainsi sauvés par ce prêtre.
La guerre finie, le Père Joseph revint s’enfermer obscurément dans sa petite église de Genève et consacra son activité aux enfants orphelins ou errants, qu’il groupa autour de lui, qu’il recueillit dans son presbytère. Cela dura jusqu’au jour où l’intolérance religieuse le fit expulser du territoire suisse, en même temps que Mgr Mermillod, son évêque. Se séparer ainsi de tous ses fils d’adoption lui causa alors un tel désespoir qu’il suivit, sans plus réfléchir, une idée héroïque et folle : avec son modeste patrimoine, d’une trentaine de mille francs, il acheta sur le sol français, tout près de la frontière, une ferme où il réunit ses chers protégés. Mais, pour nourrir tout ce petit monde, qui s’était rendu, si confiant, à son appel, il n’avait plus rien ; alors, sans perdre son aisance sereine, il se multiplia, il fit des prières, des prédications, des quêtes... Il y a vingt-deux ans aujourd’hui qu’il a fondé, avec cette irréflexion admirable, un orphelinat de 150 enfants, et jamais ses élèves, sans cesse renouvelés, n’ont manqué du nécessaire. C’est par centaines qu’il a ramassé dans la boue des grandes villes des petits abandonnés, des petits vagabonds, pour en faire de paisibles laboureurs, ou bien des missionnaires, beaucoup de braves soldats aussi, ou même de braves officiers de notre armée.
Tout cela, n’est-ce pas, est bien admirable, et même un peu merveilleux, et il est certain que, parmi tous ceux dont j’ai mission de vous parler ici, le Père Joseph est celui qui a rempli la tâche la plus féconde ; l’Académie a donc bien jugé en lui décernant sa plus haute récompense — dont, il va faire, d’ailleurs, l’usage désintéressé que l’on peut prévoir. Mais il a eu pour le soutenir, lui, la grandeur même de son idée et de son œuvre, le succès toujours croissant de sa parole d’apôtre ; c’est au grand jour qu’il a vécu et qu’il a lutté. Donc, comme il est un prêtre et presque un saint, son humilité chrétienne me pardonnera de dire que je m’incline encore davantage devant les pauvres êtres moins bien doués, plus obscurs, dont je parlerai tout à l’heure, et qui ont peiné dans l’ombre, à de plus rebutantes besognes.
Cette héroïque folie de fonder des asiles d’enfants, alors que l’on ne possède rien ou presque rien, est moins rare que l’on ne pense, et, le plus surprenant, c’est qu’elle réussit toujours ! L’Académie, qui en trouve constamment des exemples, a découvert cette année, à Mary, tout près de nous, dans la Seine-et-Marne, une adorable vieille demoiselle, appelée du gentil nom de Colombet, qui depuis vingt-cinq ans, sur ses modestes revenus, entretient un asile d’orphelines, une école gratuite, un autre asile encore pour les bébés du pays, et qui conduit elle-même tout ce petit monde avec une bonté et une douceur maternelles.
Une autre sainte fille, plus que septuagénaire, Marie Larron, accomplit, depuis vingt-cinq années aussi, un miracle de chaque jour dans son orphelinat de Tarbes, fondé, semble-t-il, envers et contre tous les avertissements du sens commun. Cela a commencé par un petit abandonné qu’elle a recueilli une fois ; ensuite il lui en est venu deux, puis trois, puis dix ; puis quarante. Et voici déjà plus de mille orphelins qui ont été élevés et placés par ses soins.
Mais, celles qui recueillent ainsi des enfants ont au moins la joie de voir leur visage et leur sourire, d’épier les promesses de l’avenir chez ces petits êtres qu’elles façonnent à leur guise, les suivre plus tard dans le développement heureux de leur vie...
Et je trouve plus étonnantes encore et plus surhumaines celles qui recueillent les vieillards, car, de ceux-là, il n’y a jamais rien à attendre, que la lente décomposition et la mort.
Au nombre de ces dernières est la demoiselle Joséphine Guillon, qui d’abord rêvait de fonder un orphelinat de jeunes filles, mais qui, à la suite de je ne sais quelle vision mystique, pendant l’extase d’un pèlerinage, crut comprendre que le Christ lui demandait un sacrifice plus lourd, et se consacra aux vieux pauvres, aux vieilles pauvresses.
De la même école niais d’une plus humble origine, est cette Mariette Favre, qui, après avoir servi comme domestique pendant vingt ans, reprit sa liberté vers la quarantaine, dans le but bien arrêté de consacrer à des vieillards sans foyer ses petites économies et le reste de ses forces épuisées. Sa première recrue fut une vieille mendiante aveugle, avec qui elle partagea son unique chambre ; une vieille paralytique ne tarda point à venir s’installer en troisième dans le singulier ménage ; puis naturellement, la porte étant ouverte, il en arriva d’autres, toujours d’autres... Et aujourd’hui plus de cinquante débris humains sont groupés autour de Mariette Favre, logés dans des bâtiments qu’elle a fait construire avec le fruit de ses quêtes, nourris, chauffés comme par miracle, on ne sait plus avec quel argent. En admirant tout cela, on doit renoncer à comprendre. Et il faut être l’ange de patience, d’ingéniosité et de douceur qu’est cette fille, pour gouverner si discordante république, car ces pensionnaires ont été ramassés Dieu sait où ; en arrivant là, les « bons petits vieux » — c’est ainsi qu’elle les nomme — sont pour la plupart insupportables, et, quant aux « bonnes petites vieilles », inutile de dire que ce sont des pestes. Eh bien ! la communauté marche à souhait quand même ; au milieu de tout ce monde, la chère vieille fille, coiffée toujours de son vénérable bonnet blanc d’ancienne servante, évolue en souriant, aimable, enjouée ; elle calme les uns, elle amuse les autres ; tout en pansant des plaies, en lavant des mains sales, en chassant la vermine des lamentables chevelures, elle ramène la bonne humeur chez les hargneux et les sombres. Et puis, sous ses ordres, tout le monde, suivant ses moyens, concourt au bien-être d’autrui. Tel « bon petit vieux » qui a les pieds encore solides, mais qui est aveugle, va promener au soleil sur son dos telle « bonne petite vieille » dont l’œil est resté vif, mais qui n’a plus de jambes. Quant au travail, il est réparti, d’une façon merveilleusement entendue, entre chacun suivant les facultés qu’il conserve ; ceux-ci labourent le jardin aux légumes, ceux-là coupent le bois ou bien mettent des pièces aux souliers qui s’usent ; et des grand’mères paralytiques, dont les doigts sont agiles encore, tricotent jusqu’au soir, sur leur lit, des chaussettes ou des jupons. Il y a certainement des jours d’inquiétude dans le phalanstère ; c’est quand le pain va manquer, ou bien c’est, par les temps de gelée, quand s’épuise la réserve du charbon. Mais la sainte, alors, prend sa robe des dimanches avec son bonnet le plus blanc, pour s’en aller tendre la main chez les riches — et chaque fois l’on s’en tire ! Oh ! il y a aussi des jours de liesse ; il arrive que de bonnes âmes, à l’occasion de certaines fêtes, envoient quelques friandises, des poulets ou du bon vin ; ces jours-là, on s’assemble pour des repas, qui ont la naïve gaieté des dînettes d’enfant, et, au dessert, les « bons petits vieux » se mettent en frais d’innocentes galanteries, pour les « bonnes petites vieilles », qui leur chantent des chansons.
Il y a une délicatesse exquise à apporter ainsi, non seulement un peu de bien-être ou de moindre souffrance, mais encore un peu de joie et de sourire à ces décrépitudes, à ces lentes agonies, qui semblaient vouées à l’horreur du délaissement et, du froid, sur des grabats solitaires. D’ailleurs, les bonnes magiciennes en cheveux gris ou en bonnet de linge, qui président à ces choses, paraissent elles-mêmes toujours gaies et doivent posséder certainement une paix et un bonheur déjà ultra-terrestres, que nous ne saurions comprendre.
Parmi les prix Montyon, tous les ans nous avons aussi des sauveteurs.
Et il en est un, cette année, qui présente une physionomie bien particulière, un rude Breton de Port-Navalo, nommé Georges Pouplier ; ancien marin, il va sans dire, ancien second maître de manœuvre, dont la poitrine large est couverte des décorations les plus glorieuses : avec la Légion d’honneur et la Médaille militaire, tout un jeu de médailles de sauvetage en argent et en or, auprès desquelles paraissent négligeables tant de croix dont se chamarrent des politiciens ou des gens de cour.
La vie de Georges Pouplier est un long roman d’aventures, qui semble composé par quelqu’un de nos anciens conteurs français. Il a, pendant des années, promené par le monde sa vigueur de Celte, nageant, plongeant, comme un dieu marin, dans les grandes houles glacées des mers du nord, ou bien dans les eaux équatoriales où les requins habitent, et toujours ramenant au rivage, ou au navire, des gens qui allaient périr, marins, femme ou petits enfants. Ces dernières années, il était aux postes les plus périlleux de l’Afrique centrale, sous les ordres de mon camarade et ami De Brazza — un autre héros, ce dernier, que la France ingrate a « jeté par-dessus bord », comme nous disons en marine. — Et là, il fut constamment magnifique d’énergie, de décision, de dévouement et d’héroïsme.
En 1873, tout jeune gabier de l’équipage du Beaumanoir, dans les mers d’Islande, il avait fait ses débuts en sauvant ensemble un officier et un novice. Et en 1894 enfin, il termina la longue série de ses sauvetages — il nous pardonnera bien lui-même d’en sourire un peu, tant c’est imprévu — en repêchant d’un seul coup douze nègres du Congo.
À côté de ce roi des sauveteurs, l’Académie en a primé nombre d’autres qui se sont jetés dans l’eau, dans le feu, qui ont arrêté des chevaux emportés ou des taureaux furieux...
À Dieu ne plaise que j’aie l’air de dédaigner ces braves. Mais je fais à leur sujet mes restrictions, comme j’en ai fait tout à l’heure au sujet du Père Joseph. Dans les choses admirables, il y a des degrés comme en tout. À la faveur d’un élan superbe, secondé presque toujours par une impulsion de vigueur physique, on joue sa vie pour sauver celle d’un autre, cela est beau, je le veux bien, .et nous n’en serions pas tous capables ; mais cela n’est pas soutenu, cela n’a pas de durée. Oh ! combien je trouve plus difficiles et plus loin de moi — je puis bien dire plus loin de nous — ces sacrifices, accomplis avec un visage serein, qui durent des mois, des années, des dizaines d’années, sans une minute de faiblesse, sans un retour d’égoïsme, sans un murmure... Aussi je me sens plus étonné encore, plus respectueux et plus petit, devant le troupeau habituel des vieux serviteurs, des vieilles servantes, des vieux ouvriers, des vieilles couturières, de tous les pauvres gens qui sont comme les abonnés annuels des prix Montyon.
Les vieilles servantes ! L’Académie, cette année, en a couronné dix-huit, qui semblent vraiment des êtres de légende, tant leur abnégation et leur bonté confondent nos égoïsmes mondains.
Mon Dieu, leur histoire à toutes est à peu près pareille. En général, elles sont entrées presque enfants dans quelque famille que le malheur ensuite est venu frapper, et alors elles ont voulu rester sans gages au service de leurs maîtres d’autrefois ; peu à peu, elles leur ont tout donné, leurs petites économies) leur force, leur saine jeunesse de paysanne, ou même leur beauté. — car plusieurs étaient jolies, aimées, désirées, et elles ont sacrifié cela aussi, éconduisant de braves amoureux qui les voulaient pour épouses. Il en est qui se sont mises à travailler fiévreusement tous les jours à n’importe quel rude ou ingénieux métier de leur invention, afin de pouvoir rapporter le soir un peu d’argent ou un peu de nourriture aux anciens maîtres devenus infirmes, qu’il faut encore soigner et panser avant de s’endormir.
Telle, cette bonne Savoyarde appelée Claudine Buevoz, qui s’est faite dévideuse de soie, et qui pelotonne sans trêve ses écheveaux, pour nourrir sa pauvre vieille maîtresse d’antan, aujourd’hui veuve, misérable et impotente.
Telle encore, cette Émilie Aubert, de la Provence, qui s’est improvisée revendeuse de légumes et de poulets aux portes de Marseille, pour subvenir aux besoins d’une vénérable douairière et de sa fille, toutes deux malades et sans pain. Elle était née dans une demi-aisance, cette Émilie Aubert, fille d’un notaire de province qui possédait quelque bien, et personne n’eût pu prévoir pour elle tant de déchéance et de misère. Lorsque, après avoir tout perdu, elle se décida à entrer comme gouvernante chez les nobles clames qu’elle soutient aujourd’hui par son trafic épuisant, ces dernières habitaient le château familial dont elles portent le nom, et d’où elles ont été chassées depuis tantôt vingt ans, à la suite de revers inouïs. Les voilà donc aujourd’hui, ces trois femmes, unies dans une commune détresse matérielle. Et c’est Émilie, l’ancienne gouvernante, d’ailleurs la seule valide de l’étrange trio, qui pourvoit à toutes choses. Sous les brûlants soleils d’été, sous les pluies d’hiver, elle va courir à pied les villages, pour acheter les légumes qu’elle revient vendre au marché de la ville, réussissant à payer ainsi la nourriture de ses chères maîtresses et leurs vêtements modestes.
Il y a encore parmi tant d’autres — cette ravaudeuse de vieux parapluies et de vieux tamis, qui s’appelle Joséphine Bénéteau. Une fille du bas peuple, celle-là, qui est entrée comme servante à i4 ans, il y a un demi-siècle à peu près, dans une famille, de forgerons vendéens. Les enfants étaient nombreux au logis ; mais, malgré les soins de leur bonne, les uns après les autres ils sont morts de la poitrine ; le père à son tour les a suivis au cimetière, et bientôt il n’est plus resté que la veuve, avec le dernier des fils : un jeune garçon tout frêle, qui s’est mis à travailler seul dans la forge délaissée, pour gagner le pain de la maison. Travailler, forger, battre le fer, il le fallait bien, et d’ailleurs le petit ne connaissait point d’autre métier moins dur ; mais la brave Joséphine, le trouvant bien maigre et bien pâle, ne le perdait plus de vue et, pour lui éviter les fatigues excessives, surtout les sueurs dangereuses, c’était elle, le plus souvent, qui à grand effort frappait sur l’enclume. Il s’en est allé quand même, ce dernier enfant, vaincu lui aussi par le mal inévitable. C’est alors que pour faire vivre la maman de tous ces morts, épuisée du reste par la maladie et le chagrin, la servante a imaginé de réparer les parapluies, les tamis ou les paniers. Et tout le jour donc, elle s’en va dans les villages, trottinant par les sentiers, poussant son cri de raccommodeuse, son pauvre cri chanté, qui s’éteint de plus en plus avec les ans ; le soir ensuite, quand elle rentre exténuée, elle trouve le moyen encore d’égayer un peu sa vieille maîtresse, par de bons sourires, d’amusants propos, tout en lui préparant le repas qu’elle lui a si péniblement gagné dans sa journée.
Parmi nos prix Montyon, nous n’avons pas, bien entendu, que des servantes, mais aussi quantité d’ouvriers, de petits employés obscurs, entre lesquels on ne sait vraiment qui choisir, ni qui plus admirer ; quantité de braves ménages, déjà chargés d’enfants, qui ont recueilli avec tendresse des orphelins, des grands-pères, des grand’mères, des vieilles tantes aveugles ou en enfance sénile, et qui ont travaillé avec plus d’acharnement pour faire la vie douce à tout ce monde.
Des ménages, par exemple, comme celui des Raunier, qui sont de petits artisans de Lodève. Ils ont passé leur vie, ces Raunier, autant la femme que le mari, à faire du bien, à veiller des malades, à secourir des malheureux. Et la femme, un jour, ne sachant plus que donner, a eu l’idée d’offrir son lait ; elle a nourri successivement plusieurs pauvres bébés, qui languissaient parce que la poitrine de leur mère avait été tarie par la souffrance ou la faim...
Parmi ces êtres capables ainsi de tout sacrifier pour leur prochain, il s’en trouve qui, par surcroît, sont des impotents, des malades, des infirmes ; alors cela devient de leur part, n’est-ce pas ? quelque chose de surhumain, quelque chose d’angélique. Il nous est bien arrivé à tous, au cours de nos existences surmenées, de nos voyages, de nos plaisirs, d’être frôlés plus ou moins légèrement par l’aile brûlante de quelque fièvre qui passait, et chacun de nous se rend compte à peu près de l’abattement qu’une souffrance cause. Eh bien ! il y a sur terre des créatures qui ont souffert toute leur vie, dont l’enfance rachitique a été sans soleil et sans jeux, qui ont tout le temps végété dans des logis sombres, qui ont atteint péniblement la vieillesse sans rencontrer une heure de joie ni de santé, mais dont le courage et le dévouement n’ont, malgré cela, jamais connu de défaillance.
Ainsi, cette sainte fille appelée Eugénie Lucas, infirme, traîneuse de béquilles, à demi percluse à force de douleurs, endurant un continuel martyre ; mais, sans se plaindre, travaillant nuit et jour à des ouvrages de couture à peine payés, pour faire vivre son vieux père, sa vieille mère aveugle qu’elle adore.
Ainsi cette Eugénie Philippart, infirme et contrefaite, élevée par charité jusqu’à 15 ans dans un asile de bonnes sœurs. Une tante la recueillit à sa sortie de l’hospice et lui apprit son métier de repasseuse. Travaillant toutes deux, elles vécurent d’abord sans trop de misère. Mais bientôt la tante sentit, ses yeux- s’obscurcir ; quelque temps encore, elle put promener sou fer sur des surfaces unies, des nappes, des rideaux, que sa nièce étendait sur une table, — et puis il a fallu y renoncer : elle n’y voyait plus. Et voici aujourd’hui vingt ans qu’elle est aveugle, tendrement soignée par sa nièce, qui a refusé de la laisser partir pour l’hôpital. Elle travaille, elle repasse tant qu’elle peut, la pauvre nièce infirme et bossue, et pourtant sa détresse augmente de jour en jour, car décidément ses yeux l’abandonnent ; alors il y a souvent, comme elle dit, des malfaçons dans son ouvrage et ses pratiques commencent de la quitter. Mais, se privant de tout, même de nourriture, afin de pouvoir dorloter encore la vieille tante aveugle, elle ne cesse de lui faire, d’un ton enjoué, d’innocentes et pieuses petites histoires, pour lui donner à entendre que l’ouvrage va bien, que les demandes affluent et que l’aisance est au logis.
Les dernières dont je parlerai, Messieurs, sont les sœurs Michaud, qui végètent au hameau perdu de La Vermanche, dans le département du Cher, el auxquelles vous avez accordé un prix de 500 francs. Celles-là sont aveugles de naissance, toutes deux. Sous leur vieux toit de paille, sur leur sol de terre battue, elles ont commencé dès l’enfance à travailler comme deux bienfaisantes petites fées. Pendant que leurs parents labouraient la terre, cultivaient le verger qui les faisait tout juste vivre, elles arrivaient, à force de volonté, à tenir propre le ménage et même à préparer les repas ; en ce temps-là, qui fut pour elles le temps prospère de la vie, tout reluisait dans la chaumière ; sur les pauvres meubles bien cirés, les moindres objets s’alignaient dans un ordre minutieux. Quand les voisins alors s’ébahissaient de voir les choses si bien rangées, les petites filles naïvement répondaient : «Eh ! si nous n’avions pas soin de remettre nos affaires aux mêmes places, comment les retrouverions-nous après, puisque nous n’y voyons pas ? » La famille ainsi vivait presque heureuse quand, il y a une dizaine d’années, le père mourut, laissant le verger à l’abandon, laissant la mère épuisée de travail et à demi infirme. À ce moment on pensa bien faire, à la mairie du plus prochain village, en offrant de placer la veuve dans un hôpital ; mais l’idée de se séparer de leur vieille mère jeta les deux sœurs aveugles dans un désespoir affreux : « Plus tard, supplièrent-elles, plus tard, s’il le faut absolument ; laissez-nous d’abord essayer de vivre ensemble ; nous ferons tout ce que nous pourrons ! » Et, quand je vais dire ce qu’elles ont fait, vous croirez entendre un conte embelli à plaisir. Elles ont appris à filer de la laine, et, en prolongeant leurs heures d’études jusqu’au milieu de la nuit, bien entendu sans avoir besoin de lumière, elles sont aussi parvenues à apprendre à coudre, assez bien pour gagner quelque argent, avec de l’ouvrage confié par les bonnes âmes d’alentour. Elles ont appris à laver leur linge, s’asseyant, au lavoir à côté d’une voisine obligeante qui les avertit si c’est assez propre, ou bien s’il faut frotter un peu plus. Dans les commencements elles possédaient une chèvre, dont le laitage composait d’ailleurs, avec du pain, leur seule nourriture, et la vieille maman avait encore la force de la mener paître le long des routes tout en ramassant du bois mort pour le feu des veillées. Puis, la pauvre veuve est devenue en enfance, gardant l’envie de s’en aller comme autrefois sur les chemins, à la grande inquiétude de ses filles qui n’osaient plus perdre le contact de sa robe : « Mon Dieu, disaient-elles, si elle s’égarait, si elle allait choir dans quelque fossé ! Comment ferions-nous pour courir à sa recherche, puisque nous n’avons point d’yeux ? » Aujourd’hui, cette crainte n’est plus, car la mère est alitée, et elle est devenue aveugle à son tour ! Et les deux sœurs redoublent de tendresse, pour celle que jamais elles n’ont vue et qui ne peut plus les voir. Elles redoublent de travail aussi, afin de lui procurer tout ce qui peut adoucir son déclin. Elles s’ingénient à la distraire, elles s’évertuent à la tenir bien propre, et, détail qui me semble adorable, quand il s’agit de la changer de linge, elles font chaque fois pieusement chauffer la pauvre grossière chemise, à la flamme de quelques branches mortes ramassées à tâtons dans les bois. Jamais elles n’ont demandé l’aumône, jamais on n’a entendu sortir de leurs bouches un murmure ni une plainte. Au milieu de leur éternelle nuit, tâtonnant sans cesse et cherchant avec leurs mains, toutes les deux, pour aider cette mère, qui tâtonne et cherche aussi dans une obscurité pareille, elles ont une douceur toujours égale el une sorte d’inaltérable contentement... La source de telles résignations nous demeure bien inaccessible, et tout cela, n’est-ce pas ? est d’ailleurs plein de mystère, car nous restons confondus devant la destinée de ces âmes hautes et sereines, qu’emprisonnent ainsi, comme par châtiment, des enveloppes de ténèbres.
Mais, ce que nous pouvons constater, sans arriver à le bien comprendre, c’est qu’un bon sourire calme et clair est à demeure sur le visage de tous ces déshérités, de tous ces sacrifiés, dont je n’ai pu vous donner la liste trop longue.
Au contraire, nous, gens quelconques du tourbillon de ce siècle, notre lot, à presque tous, est l’agitation vaine, le désir et la détresse... Mon Dieu, devant la banqueroute de nos plaisirs, le vide pitoyable de nos élégances, le néant de nos petits rêves puérils, devant la fuite des jours et l’effeuillement de tout, que faire, aux approches si solennelles du grand soir, où nous réfugier, où nous jeter ?... Il y a bien les cloîtres, restes d’un autre temps, débris qui subsistent et où l’on va encore ; mais ils ne conviennent qu’au petit nombre de ceux qui ont gardé la croyance en des dogmes précis, et je ne sais pas d’ailleurs s’ils y trouvent tant que cela le repos, ces révoltés et ces solitaires qui vont orgueilleusement s’y enfermer.
Alors, considérons de plus près le cas étrange de nos prix Montyon, qui ne se séparent point des autres hommes leurs frères, mais qui trouvent la paix en s’oubliant pour eux.
Avant de finir, je veux citer l’apôtre une fois encore : « Maintenant donc, dit-il, ces trois forces demeurent : la foi, l’espérance et la charité ; mais la plus grande est la charité. » De nos jours, nous ne pouvons plus, hélas ! parler ainsi. Malgré ce demi-réveil de mysticisme, auquel nous assistons et qui, je le crains, sera passager comme une chose de mode, la foi, sapée par tant d’ouvriers de mort, s’en est allée avec l’espérance. Où sont-ils ceux d’entre nous qui oseraient dire, avec une certitude triomphante, qu’ils ont la foi et qu’ils ont l’espérance ? Mais la charité reste... À la charité, nous pourrions encore accrocher nos mains découragées et lassées... Et, après nous être inclinés très humblement devant ceux dont j’ai eu mission de parler, devant ces vieux serviteurs aux doigts calleux, devant ces vieilles servantes usées et infirmes, devant ces aveugles, devant ces pauvres et ces pauvresses, peut-être pourrions-nous essayer — oh ! à très petites doses, suivant nos faibles moyens, et seulement aux instants où nous nous sentons meilleurs, —peut-être, après leur avoir fait ici notre révérence profonde, pourrions-nous essayer... de les imiter un peu.