Rapport sur les prix de vertu 1892

Le 24 novembre 1892

Émile OLLIVIER

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

Lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française
du 24 novembre 1892.

PAR

M. ÉMILE OLLIVIER

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

La plus noble et la plus sûre des sciences est celle de la bonté. Parmi les favorisés des biens de la fortune il en est, et beaucoup, qui la connaissent et la pratiquent. Et si des fondations nous avaient été léguées en faveur des riches bons nous ne serions pas en peine de les distribuer. Cependant cette science semble plutôt le privilège d’une certaine pauvreté. Les moralistes de notre Compagnie l’ont souvent noté ; le vieil Homère l’avait remarqué avant eux. Quand Ulysse se présente sous l’aspect d’un mendiant, le dos chargé d’une besace percée, les puissants le repoussent en le maltraitant : c’est le pâtre, l’esclave Eumée, qui s’empresse à lui offrir les dons de l’hospitalité, la place au feu, le repas rustique, et, dans des vases grossiers, un vin plus doux que le miel, parce que, dit-il, celui qui mendie est l’envoyé de Jupiter.

Le pauvre, et c’est par là que sa vertu touche particulièrement, ne se contente pas d’ouvrir sa bicoque et de partager ses haillons, il se donne lui-même. Les témoignages de cette vocation abondent dans ces annales du bien, dont, chaque année, l’un de nous écrit une page.

Ils se sont donnés, ces sauveteurs intrépides, chercheurs de périls, alertes à s’élancer au premier cri de détresse, et qui ne marquent l’estime en laquelle ils tiennent la vie que par l’empressement à exposer la leur pour sauver celle des autres.

Ils se sont donnés, ces domestiques rares, amis plutôt que serviteurs, qui, ne voulant pas sortir de la maison quand l’infortune y entre, y demeurent sans gages, allégeant l’indigence à laquelle ils se sont associés, par le don de leurs économies, par le travail supplémentaire en dehors du logis, par des quêtes, continuant ensuite aux enfants restés orphelins le secours prodigué aux maîtres disparus.

Ils se sont donnés, ces fils et ces filles, dévoués jusqu’à l’immolation, qui, échauffant la sécheresse du devoir strict, lui communiquent la flamme, le démesuré de la passion et y ajoutent des surcharges extraordinaires auxquelles ils restent aussi ponctuellement astreints qu’un trop grand nombre l’est peu aux règles de la morale courante.

Ils se sont donnés, ces fervents de la pitié fraternelle, dévoués à leurs semblables sous toutes les formes, infatigables à courir partout où il y a des délaissements à plaindre, des langueurs à ranimer, des défaillances à relever, des courages à accroître, des consciences à redresser, des vices à vaincre, des innocences à défendre, des insensibilités à émouvoir, des plaies à guérir, des épidémies à braver, des enfances et des vieillesses à soutenir ; et tout cela sans préméditation intéressée, ni enflure de vanité, même sans effort. par l’élan d’une nature éprise de compatissance, ou par l’espoir de rencontrer plus sûrement Dieu dans les demeures de l’affliction ; peut-être aussi par ce vague instinct que la charité étant une effusion suave de l’amour, un peu de contentement peut entrer par là dans les existences les plus mornes.

Mettez un nom sous chacune de ces généralités et vous aurez le tableau complet des actes auxquels nous avons accordé des prix, bien disproportionnés, par leur modicité, au mérite de ceux qui les obtiennent.

Ces mérites s’élèvent jusqu’à l’héroïsme. Parfois, cet héroïsme, d’une action violente et passagère, ressemble à celui du soldat sur le champ de bataille. C’est celui des sauveteurs Auguste Pierre, Eugène Vantaillat, François Gloanec, Bapaille. Vingt-cinq ou trente fois, bravant les brûlures, les morsures, les contusions, les chutes, les asphyxies, les fluxions de poitrine, ils ont repêché des noyés, arrêté des chevaux furieux, tué des chiens enragés, éteint des incendies. — C’est celui d’une institutrice du Cantal, Marie Maury : sa spécialité est de soigner les maladies redoutées, courage devenu plus rare depuis qu’une médecine, inhumaine à force d’humanité, préserve des maladies en conseillant de fuir les malades.

D’autres fois, cet héroïsme, moins visible mais plus persistant, rappelle celui du religieux, dans les constantes abnégations de la règle. Il consiste dans la désappropriation entière du moi pour ne se voir et ne se sentir vivre que dans les malheureux, dans le renoncement stoïque à toutes les satisfactions personnelles. Le printemps verdoie et sourit aux bas-fonds les plus tristes ; il allume ses visions et ses rêves dans les êtres les plus rudes. À tous les rangs on a vingt ans, et quand on a vingt ans, on éprouve qu’il est dur de rester seul, de ne pas entendre et de ne pas dire certaines paroles répétées depuis que le monde existe, et qui, cependant, remuent toujours autant que si per­sonne ne les avait encore prononcées.

Dans son village, suspendu aux pentes majestueuses et riantes de la vallée de Chambéry, Antoinette Berlioz a entendu ces paroles. Céleste Ménière, Jacqueline Lecherpy ; Anne Clanet, Stéphanie Dunand les ont entendues aussi. Mais elles n’y ont pas répondu. Au lieu d’entrer dans la demeure nuptiale qu’on leur offrait, étroite sans doute, mais que le gazouillement des enfants eût bientôt agrandie, elles ont préféré le chevet des vieux parents infirmes. Elles n’ont cherché de repos et de consolation dans aucune créature et le sacrifice a été leur fiancé. L’obole que nous leur envoyons les trouvera maintenant vieilles, voûtées, impotentes, sans ressources, et, cependant, aucune d’elles ne regrette la manière dont elle a vécu sa journée et ne dit : « Après tout, il eût mieux valu se divertir et amasser. »

Une des plus intéressantes de ces martyres volontaires est Annette Chevalier. Elle était l’aînée de dix enfants. Et quels enfants ! Les uns rachitiques, les autres sourds-muets, les autres idiots, elle seule à peu près valide et gentillette. On vivait misérablement, plutôt comme un bétail que comme des humains, lorsque la mère tombe malade. Le père affolé perd la tête ou plutôt le cœur, et s’enfuit. Et voilà la lamentable couvée seule. Annette avait seize ans. Elle renonce au brave garçon qui lui demandait d’être sa femme, et se fait mère, mère de sa mère et de ses frères et sœurs. Nuit et jour elle est à la peine, vêtue de loques, ridée à vingt ans et guérie de sa jeunesse, comme on dit. Elle ferme les yeux de sa mère, de plusieurs de ses frères et sœurs, et procure aux survivants le moyen de végéter ; elle parvient même à rendre le moins idiot capable de quelque gain. Mais elle ne respire pas longtemps. Le père, disparu depuis quinze ans, survient à l’improviste, usé, malade, réclamant le morceau de pain qu’il n’a pas su s’assurer ailleurs. La pauvre Annette est de nouveau accablée. Elle le sera davantage. Le vieillard tombé en enfance la déshérite, au profit du frère qu’elle préférait, de la masure où elle a tant veillé. Elle se trouve dans la rue avec les tristes restes de sa famille infirme. Un de ces malheureux, sourd et muet, épouse, malgré sa résistance, une autre sourde-muette, dont il a des enfants sourds-muets qu’il ne peut nourrir. Ainsi dès qu’elle a déposé un fardeau, un nouveau retombe sur ses épaules, plus lourd ! Cette fois il semble qu’elle sera écrasée : pas du tout. Ses forces de bonté renaissent et elle recommence. À soixante-trois ans elle soutient ces infortunés qui, sans elle, mourraient de faim.

De la part d’une femme ces vaillantises du cœur touchent sans surprendre. Elles émerveillent dans un homme. C’est le sentiment que nous a inspiré le cas de Jeannin. Vous n’avez pas oublié encore le vieux grognard illustré par Charlet et Raffet. Robuste, quoique légèrement cassé, à l’aspect rébarbatif, grognon, impossible à épouvanter, facile à émouvoir ou à égayer, à l’occasion un peu tendre. Revenu au village, il est, la bonne soumise de ses petits enfants et les endort par les récits plus ou moins incohérents et peu variés de ses hauts faits.

Il y a de la débonnaireté du vieux grognard dans le brave Jeannin. On le nomme ainsi communément. Brave, en effet, s’il en fut, dans tous les sens. Il a été un cuirassier imposant de six pieds. Devenu l’ordonnance du chef d’escadron D’Aumont en 1852, il le suivit dans la retraite, et lorsque des revers de fortune frappèrent son maître, il s’attacha à lui de l’étreinte du lierre autour de l’arbre foudroyé. Nous avons vu des femmes se viriliser pour suffire à leur tâche ; il s’est féminisé pour remplir la sienne, avec cette différence que, seul, il accomplit fort bien ce que souvent plusieurs femmes font très mal. Laborieux et adroit, il est, à un degré également recommandable, femme de ménage, cuisinière, couturière, repasseuse. Durant l’enfance des jeunes filles, il était bon, doux et patient, il les promenait dans ses bras robustes : plus tard, dame de compagnie édifiante, il les conduisait au catéchisme. Maintenant qu’il a des loisirs, il est, avec une imperturbable égalité d’humeur, la sœur de charité du vieux commandant plus qu’octogénaire, cloué sur le lit du goutteux. Le tout depuis vingt-neuf ans et sans gagés Quelquefois encore, paraît-il, la joie intérieure du désintéressement tient lieu de salaire.

De pareilles existences ne sont pas moins méritoires que celle des religieux de la charité ; par un certain côté elles sont plus rudes, car la solidarité monacale et le charme des amitiés du cloître ne les adoucissent pas. Elles ne se sentent pas soutenues par une force collective toujours agissante ; quand elles tombent au bout du sillon personne ne les ramasse, et elles ne sont pas sûres d’entendre autour du lit de la dernière heure la prière des frères agenouillés.

Mais combien par un autre côté ces ascètes sont semblables à ceux des grands ordres ! Comme eux ni les obstacles ne les arrêtent, ni les difficultés ne les découragent. Sainte Thérèse disait à ses sœurs installées dans un galetas : « Dieu nous aidera, l’essentiel est de commencer. Thérèse et trois ducats ce n’est rien ; mais Dieu. Thérèse et trois ducats, c’est tout. » Les nôtres pensent de même. Ils commencent sans savoir comment ils continueront, s’en remettant à Dieu du succès de leurs compatissantes audaces. C’est avec cette confiance que trois de nos lauréats se sont voués à la rédemption des enfants.

Le malheur de l’enfance est particulièrement lamentable. Il est poignant de penser que beaucoup de ces chers petits êtres, qu’on voudrait toujours les lèvres roses et le visage épanoui, ne pleurent déjà plus, tant ils ont souffert. Et cependant, à Paris, sans compter ceux qui végètent dans les rues infectes, au fond des caves humides, dans une repoussante promiscuité, il en est plus de quarante mille qui mendient, souvent pour le compte d’infâmes trafiquants.

Vous devinez le sort réservé aux filles ; les garçons deviennent le gamin de Paris, cet être capable de bien s’il est discipliné, atroce dès qu’il est abandonné à ses instincts pervers, Gavroche parfois, le plus souvent Tortillard, à peine visible aux moments calmes, sortant de tous les pavés, aux heures d’effervescence, gouailleur, cynique, écume terrible des tempêtes sociales.

Quelle reconnaissance ne devons-nous donc pas à ceux qui, comme mesdemoiselles Ocicka et Palla et M. Paulin Enfert font aussi la chasse aux enfants, non pour les exploiter mais pour les sauver, non pour gagner des écus, mais pour gagner des âmes.

Mademoiselle Ocicka, âgée de trente-trois ans, est une ouvrière en tapisserie avant à sa charge une mère infirme et de difficile humeur. Mademoiselle Palla, âgée de soixante-treize ans, est la septième enfant de cultivateurs ayant possédé quelque bien. M. Paulin Enfert, âgé de trente-cinq ans, est parvenu, après beaucoup de difficultés, à gagner, aux Assurances générales, cent cinquante francs par mois qu’il partage avec sa mère.

Le délassement de mademoiselle Ocicka, son plaisir, est, à ses heures de liberté, en se rendant au travail ou en revenant, de parcourir les rues les plus sordides, d’y ramasser les petites filles sauvages, grouillant dans les ruisseaux. Elle les caresse, s’enquiert de leurs familles, leur offre quelques secours, et, enfin, les attire le dimanche autour d’elle et, assistée de quelques bonnes dames, les instruit, les moralise. Un modeste goûter clôt la réunion. Les enfants embrassent leur amie, promettent d’être bien sages pendant la semaine, et s’en vont contentes, emportant quelque don recueilli pour leurs parents.

Mademoiselle Marie Palla fait davantage. Elle a adopté d’abord dix orphelines, sans savoir comment elle les ferait vivre, mais courant au plus pressé, et voulant, du moins, les empêcher de mourir tout de suite. Bientôt elle ne pouvait plus payer son loyer et il lui fallait quitter son domicile. Alors, commença pour elle une vie errante, une sorte de pieux vagabondage. Recueillie provisoirement dans une boutique vide, puis dans d’autres locaux inoccupés, elle allait ainsi, traînant avec elle sa petite troupe d’enfants sans famille et s’ingéniant chaque jour à leur trouver un abri et du pain. Elle finit par s’installer à Cerfroid, dans une vaste maison délabrée qu’un religieux de l’ordre de la Trinité lui loue moyennant un sou par an. Petit loyer, mais grosse charge, puisqu’il faut réparer et entretenir ! C’est là qu’elle se trouve maintenant, avec des ressources toujours bien exiguës, et vingt-huit orphe­lines qu’elle habille, nourrit, élève au prix d’efforts inouïs.

L’activité de M. Paulin Enfert s’est ouvert un plus vaste champ. La charité donne de l’esprit. Dépourvu de ressources et d’appui, il débute par acheter une fontaine de marchand de coco, l’installe sur son dos, ramasse quelques vauriens par l’appât d’un petit verre, les entraine vers les glacis des fortifications, les divertit de son mieux, puis, avant de les congédier, monte sur une éminence, et leur adresse une petite exhortation affectueuse. Aux plus grands attablés déjà dans les cabarets, pour lesquels l’attrait du coco est insuffisant, il fait briller la perspective d’une promenade en bateau à Saint-Germain.

Sa clientèle s’augmentant peu à peu, il transporte ses réunions dans un étroit hangar de la rue d’Italie. De charitables voisins y apportent de vieux meubles, un trapèze, une balançoire et quelques agrès de gymnastique. Encouragé par ce succès, soutenu par sa digne mère aussi ardente que lui, il redouble de sacrifices, met ses habits et son linge au Mont-de-Piété, vit en anachorète, se réduit à un complet dépouillement, s’exténue en travaux supplémentaires de nuit, organise des quêtes, des fêtes de charité, et parvient enfin à se procurer un local bien modeste encore, mais plus ample, rue de Tolbiac.

Là se réunissent tous les jeudis et les dimanches une centaine d’enfants appartenant en majorité aux écoles communales laïques. Beaucoup de ces garnements arrivent en loques. Comment faire ? Les moyens manquent. Enfert obtient de ses camarades le don de leurs vieux habits ; il les charge sur son dos, les porte chez lui, et la nuit, assisté de sa mère, il les retourne, les raccommode, les retape et en revêt ses déguenillés.

Les enfants réunis, on les amuse, on joue aux barres, on leur montre des images d’Épinal, puis, à la fin de la journée, on leur adresse une instruction familière entremêlée de jolies histoires qui les ravissent d’aise. On leur enseigne à être bons chrétiens, aimables camarades, travailleurs consciencieux, à ne pas croire que, par respect pour le suffrage universel, tout le monde doive devenir avocat, et que, selon le dicton de l’atelier, ce sont les mains noires qui font manger le pain blanc.

Arrivés à un certain âge, ils ne viennent plus, mais on ne cesse néanmoins de les couvrir d’une attentive protection et on s’applique à leur trouver des emplois. Eux de leur côté prouvent qu’ils se souviennent des sollicitudes dont ils ont été l’objet en les imitant. Quelques-uns ont formé l’Association de la Mie de pain. À l’aide des miettes économisées sur leur gain ils se courent les camarades dans l’embarras.

Un homme seul, de quelque ardeur de prosélytisme qu’il soit embrasé, ne saurait suffire à un tel patronage. Enfert a cherché ses auxiliaires parmi les étudiants. Ces jeunes gens viennent à son école apprendre l’art de se dévouer, d’aimer les malheureux, de s’en faire aimer. Ainsi ceux qui moralisent se perfectionnent non moins que ceux qui sont moralisés et ils le témoignent d’un commun accord par la vénération enthousiaste dont ils entourent leur bienfaiteur et leur maître.

On pourrait croire vraiment que c’est de la main de pareils éducateurs qu’est sortie la petite Augustine Guéno. L’aînée d’une famille d’honnêtes journaliers, composée de huit enfants vivant avec peine, elle a huit ans. À cet âge où l’on a tant besoin soi-même de protection, elle a arraché à la mort un petit frère avec une intrépidité presque surhumaine qui nous a émus d’étonnement et d’admiration.

La mère était allée à la fontaine, laissant les enfants seuls. Tout à coup Augustine entend un cri perçant : elle court et aperçoit son frère, âgé de quatre ans, en train de disparaître dans un puits à sec, profond de sept mètres. Quoique frêle et mignonne, sans délibérer, elle se précipite dans le puits, se laisse glisser jusqu’au fond, y saisit le pauvre petit ensanglanté, et, s’accrochant aux parois par le bras demeuré libre et par les pieds, elle le rapporte en haut, le dépose sur un lit et s’évanouit. Les deux enfants ont survécu. « Bien sûr, ont dit depuis les bonnes têtes du village, que la Sainte-Vierge est venue les prendre dans ses bras ; sans cela ils y seraient restés tous les deux. »

En mettant la petite Augustine de pair, par ce fait unique, avec celles qui ont passé par tant d’épreuves, nous la vouons au bien, nous voudrions pouvoir dire aussi : au bonheur.

Bien d’autres histoires pourraient être ajoutées à celles que vous venez d’entendre. Mais ces existences unies, monotones, dépourvues de singularité, se ressemblent tellement qu’en raconter une c’est les raconter toutes, et je lasserais votre intérêt au lieu de l’exciter, si je recommençais indéfiniment le récit des mêmes faits sous des noms divers. Il n’est cependant aucune de ces vies au fond desquelles je ne sois descendu. Dans cette étude, j’ai d’abord été touché des dévouements ; peu à peu, je l’ai été davantage des détresses qui les avaient suscités, et la désolation de celui qui recevait le secours a insensiblement couvert, comme d’un voile lugubre, la vertu de celui qui l’apportait. Au spectacle de ces veuves et de ces orphelins à l’abandon, de ces familles vivant d’un franc de salaire gagné par l’une des sœurs, de ces fous, de ces sourds-muets, de ces paralytiques incurables, de ces victimes d’une ruine subite, de tant de misérables traînant leurs jours dans une résignation sans espoir, sous les coups d’une destinée féroce, j’ai ressenti l’angoisse dont fut torturé Dante à son entrée dans la Citta dolente, dans la cité dolente des lamentations et des désespoirs. Et rapprochant d’un même regard ce qui manque en bas de ce qui surabonde en haut, je me suis demandé si la société à laquelle nous appartenons, si, chacun de nous, nous n’étions pas, en une certaine mesure, responsables de tant de maux qui s’étalent sous le soleil, et s’il n’existait aucun moyen de s’affranchir du tourment de l’inégalité.

Qui de nous n’a éprouvé ce sentiment ? Qui de nous, à son heure, ne s’est écrié avec un des plus illustres de nos confrères du temps passé, Bossuet : « Quelle injustice que les pauvres portent tout le fardeau et que tout le poids des misères aille fondre sur leurs épaules ! S’ils s’en plaignent, s’ils en murmurent contre la Providence divine, Seigneur, permettez-moi de le dire, c’est avec quelque couleur de justice. Car étant tous pétris d’une même masse, et ne pouvant pas y avoir grande différence entre de la boue et de la boue, pourquoi verrons-nous d’un côté la joie, la faveur, l’affluence, et de l’autre, la tristesse et le désespoir et l’extrême nécessité, et encore le mépris et la servitude ? »

Le pourquoi douloureux de l’orateur souverain se heurte comme le nôtre à l’inflexibilité du fait.

L’égalité dans la jouissance n’a pu être tentée nulle part, celle dans la privation l’a été dans les cloîtres, et elle y est sans cesse menacée. À mesure que la civilisation s’est développée l’illégalité des conditions s’est accrue. Elle était bien moindre aux temps primitifs qu’elle ne l’est aujourd’hui dans la démocratique Amérique. Les régimes aristocratiques placent quelque chose au-dessus et à côté de la richesse ; elle est le pouvoir sans rival dans les États populaires ; l’acquérir devient la passion publique. « On se lasse de tout, disait plaisamment l’Athénien, d’amour, de pain, de musique, de friandises, d’honneur, de vérité, d’ambition, de bouillie, de lentilles, de commandement : de Plutus, jamais. » Seulement, de même qu’il n’était pas loisible à tous d’aller à Corinthe, il n’est pas donné à tous, aujourd’hui encore, d’obtenir les faveurs de Plutus. Alors ceux qu’il a dédaignés se rabattent à demander qu’on le raie du nombre des dieux et que, selon l’image du poète, il n’y ait pas un épi plus haut que l’autre dans la moisson humaine, vœu plus facile à former qu’à réaliser, du moins si l’on s’en tient à la vieille histoire. Car elle nous enseigne que si, parfois, le riche a été supplanté, la richesse est restée invincible, et qu’elle a prévalu d’autant plus puissante qu’elle s’est retrouvée entre des mains nouvelles. Le rêve du nivellement universel, contre lequel Athènes, Rome et Florence n’ont su se débattre que par la guerre sociale et le césarisme, n’est venu nulle part à bout de la force des choses, qui se moque des utopies et des sophismes.

Il est un certain nombre de lois fatales, l’ignorance, la douleur, la mort, contre lesquelles nous lutterions en vain, car, plus fortes que nous, elles nous étreignent inexorablement.

Grâce au génie de nos savants nous approchons un peu plus des sphères infinies dont le silence épouvantait Pascal ; mais le rayon qui arrive à nos yeux après avoir cheminé à travers l’espace pendant des milliers d’années ne nous apprendra jamais rien du monde dont son scintillement nous atteste l’existence.

Nos érudits ont beau multiplier les recherches et entasser les conjectures, nous ne pénétrerons jamais l’essence des choses et nous ne dérangerons pas leur cours réglé dans des conseils où nous ne sommes pas admis. Tout au plus reculerons-nous la limite de nos ignorances, et à l’ignorance abécédaire substituerons-nous l’ignorance doctorale.

Nos médecins ont beau organiser des carnages scientifiques de microbes, peut-être allongeront-ils un peu la moyenne de la vie, ils ne tueront pas l’indomptable microbe, la mort !

Où que l’on regarde, dans la nature et dans l’humanité, par une disposition dont la Providence se justifiera ailleurs, l’inégalité des conditions apparaît comme l’une de ces lois fatales, qu’il nous est permis d’atténuer dans une certaine mesure, de rendre moins pesante, moins fermée, plus fraternelle, mais qu’il n’est pas en notre pouvoir d’abolir. Dans la forêt humaine aussi, au-dessous des arbres dominateurs, absorbant les sucs nourriciers et la lumière végètent les arbres humbles qui vivent de peu.

De telle sorte qu’après s’être demandé avec Bossuet : « Pourquoi l’inégalité des biens ? » on est contraint de répondre avec le socialiste Proudhon : « La pauvreté est le principe de l’ordre social, la vocation de l’homme sur la terre, la loi inévitable de notre nature et de notre société, il n’y a pas lieu de songer à nous y soustraire[1]. »

Ne nous récrions pas contre cette conclusion, s’il s’agit de la pauvreté décente, obligée à l’épargne, à la tempérance, au travail, qui se respecte fièrement dans sa modeste indépendance. Elle n’est pas un malheur. Le stoïcien avait, dans son palais fastueux, la chambre du pauvre. À certains jours il s’y retirait, couvert d’un vêtement grossier, se nourrissant d’un peu de farine détrempée ou d’un pain d’orge. Il retrouvait ainsi l’homme sous le riche, et il se disait : « Voilà donc ce qui fait tant de peur ; c’est cependant facile à supporter. » Le pauvre n’a pas besoin d’une retraite dans la chambre théâtrale pour se sentir véritablement homme et se dire : « C’est cependant facile à supporter. »

La Pauvreté est la Poésie de la Terre ; c’est par elle que s’amasse lentement à travers les générations silencieuses la sève robuste d’où éclôt le génie. Elle est plus encore. Elle est sa sanctification, car elle habitue l’âme au détachement, et ainsi, elle la fortifie, l’épure, et la rend vaillante à gravir les âpres sommets. À ceux qui ne la craignent pas, elle procure la sérénité des insouciantes quiétudes, et elle les préserve de l’ennui, ce ver rongeur des opulences rassasiées. À ceux qui l’épousent, comme Épictète, François d’Assise, Michel-Ange, Vincent de Paul, elle donne la vision de ce qui est lointain, le pressentiment de ce qui est voilé, la gloire dans l’incorruptible lumière.

Le malheur, c’est la misère livide et affamée, qui tend, au coin des carrefours, son escarcelle vide ou qui, honteuse d’elle-même, se cache au fond des bouges, désespérant de la pitié, la misère sous toutes ses formes, épreuve intolérable n’était l’attache à la vie quelle qu’elle soit, et l’accoutumance qui émousse la pointe des maux les plus aigus. Ah ! ne disons pas qu’elle sera perpétuelle !

Une société ne saurait vivre satisfaite tant que, dans son sein, d’honnêtes gens, voulant faire œuvre de leurs bras ou de leur cerveau, se réveillent, sans savoir comment ils soutiendront jusqu’au soir leur existence et celle de leurs enfants. La pauvreté ne demande pas de consolation, la misère ne s’en contente pas ; à moins qu’elle ne soit le vice et la paresse, elle implore la délivrance par le travail.

Dans aucun temps, sous aucune organisation sociale ou professionnelle, on n’eut davantage le souci de la lui procurer. Notre grand siècle, qui a débuté par une incomparable épopée guerrière, qui, depuis, a renouvelé l’histoire, l’érudition, la poésie, l’art, arraché à la nature tant de secrets non encore révélés, qui s’est donné toutes les fêtes et toutes les bonnes fortunes du beau et du vrai, n’a pas cessé de poursuivre, avec inexpérience parfois, avec conviction toujours, et souvent avec efficacité, la réalisation du bien social. Fidèle à cette liberté contractuelle qui a si heureusement succédé aux antiques servitudes corporatives, par elle, il a vu la condition du travailleur s’accroître en bien-être aussi bien qu’en dignité. Le travail, jadis trop subordonné, s’est redressé et est devenu le plus important des facteurs économiques. Bientôt le droit à l’oisiveté n’existera plus pour personne.

Dans nos campagnes, des millions de travailleurs agricoles, assiette immuable de la nation, de plus en plus maîtres de la terre sont satisfaits de leur sort.

Dans nos usines, d’admirables institutions patronales abritent l’enfance, l’infirmité, la décrépitude de l’ouvrier.

Partout, une philanthropie ingénieuse autant qu’active multiplie ses efforts afin d’égaler les remèdes aux maux.

Il y a plus que du calcul et de la mode dans le mouvement, chaque jour plus irrésistible, qui rapproche des hommes de tous les partis, de tous les passés, de toutes les fois, et, malgré leurs dissidences sur tant d’autres sujets, les réunit dans une sainte croisade contre la misère.

Il semble que le siècle, désenchanté de tant d’illusions, et fatigué de ce qu’il a accompli de prodigieux, ne conserve d’ardeur que pour son œuvre d’amélioration sociale, comme s’il voulait s’en aller dans le Temps avec une dernière pensée douce et attendrie.

Aussi éprouve-t-on quelque impatience à entendre dire : « Il faudrait faire quelque chose. » Cela signifie-t-il que l’œuvre fraternelle n’est pas achevée ? C’est vrai ! Mais où et quand a-t-on fait davantage ? — Il ne faudrait cependant pas, sous prétexte qu’il y a quelque chose à faire, tout défaire, et ouvrir inconsciemment l’accès aux extravagances oppressives ou niaises, qui, déroutant la bonne volonté générale, au lieu de détruire la misère, nous achemine­raient par l’iniquité à la ruine universelle.

Il est des symptômes devant lesquels il n’est pas prudent de s’attarder aux rêveries. Avez-vous assisté à certains retours de la marée ? Çà et là, devant vous, à côté, une petite flaque apparaît, puis une autre, puis une autre encore ; les minces filets d’eau laissés par le reflux sur la vaste plaine de sable grossissent. Cela ne paraît pas menaçant. Mais malheur à qui s’attarde : le flot immense l’environne tout à coup et lui ferme le rivage.

 

Grâce aux libéralités des personnes de bien auxquelles nous devons en cette séance une commémoration pieuse, les Monthyon, les Souriau, les Marie Lasne, les Sussy, les Gémond, les Laussat, les Camille Favre, les Letellier, les Lelevain, les Émile Robin, les Lange, les Buisson et les Pelletier, notre Compagnie seconde depuis longtemps l’effort individuel de relèvement et d’assistance. Chaque jour elle donne plus de prix à cette portion de sa tâche, et elle ne trouve aucune contradiction à encourager successivement ceux qui pensent et écrivent bien et ceux qui, sans penser ni écrire, agissent bien. La pensée s’évapore sans laisser aucune trace si, tôt ou tard, elle ne s’incarne dans un acte, et, finalement, l’essentiel est ce qui se fait et non ce qui se dit. Les peuples jettent volontiers des pièces d’or à qui les amuse et même les corrompt. Ils réservent de préférence la longue affection qu’on nomme l’immortalité à ceux qui les stimulent aux conduites fortes et vertueuses en leur donnant l’exemple.

Souhaitons que, de plus en plus, de tels hommes surgissent en grand nombre dans notre pauvre société troublée ! Elle voudrait croire et on lui enseigne que rien n’est digne de créance. Elle voudrait espérer, et on lui affirme qu’atome fatal, né du néant, nous sommes destinés à retourner au néant après avoir souffert, on ne sait pourquoi, sur cette planète de néant.

Les humbles dont nous avons recueilli les vertus ont cru d’instinct, naïvement, que cette vie n’avait de sens et de valeur que si elle était la préparation à une vie meilleure et plus haute. Soutenus par cette belle attente, dans le malheur ils ont vécu presque heureux et opérant, d’une manière permanente, le miracle de la multiplication des pains, ils ont trouvé à donner, eux les dépourvus, plus que ne donnent les opulents.

La plupart de ces héros résignés et aimants de l’espérance disparaissent sans nom dans les profondeurs obscures et muettes. Quelques-uns à peine, portés par l’admiration publique, surnagent sur le radeau d’un jour. Ne disons pas que nous les récompensons. Nous les honorons, ou plutôt nous nous honorons nous-mêmes en les louant !

 

[1] De la guerre et de la paix, t. II, p. 131, 143.