Rapport sur les concours de l'année 1892

Le 24 novembre 1892

Camille DOUCET

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 24 NOVEMBRE 1892.

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1892.

 

MESSIEURS,

Presque toujours, à l’issue de ces séances publiques, dans lesquelles le secrétaire perpétuel a le devoir de vous faire connaître, au nom de l’Académie, le résultat de ses concours littéraires, mes meilleurs amis commencent volontiers par me dire : « C’est bien, c’est très bien ; » et moi, d’en être heureux et fier. « Seulement, s’empressent-ils d’ajouter tout bas, méfiez-vous ; c’est beaucoup trop long ! Les rapports de M. Villemain étaient très courts ; c’était même un de leurs plus grands mérites. »

C’était le moindre de leurs mérites ! Si longs qu’ils eussent été, les rapports de M. Villemain auraient toujours semblé trop courts.

Sans vouloir autrement défendre contre lui ses deux modestes successeurs ; en sacrifiant surtout le second qui, de beaucoup, est le plus coupable, c’est à M. Villemain lui-même que je pourrais en appeler. Quand, à cette place, en 1835, il lisait à vos pères son premier rapport, d’une brièveté si éloquente, l’Académie n’avait à juger en tout que deux concours, et que deux prix à décerner : l’ancien prix de Poésie, alternant, comme cela se fait encore, avec le prix d’Éloquence ; et le nouveau prix Montyon, si recherché maintenant, mais qu’alors convoitaient à peine quelques très rares candidats. De là, tout naturellement, moins de travail pour l’illustre Rapporteur, moins de fatigue aussi pour ceux qui avaient la bonne fortune de l’entendre.

Cela ne dura guère, et plus tard, ayant toujours progressé d’étape en étape, ces rapports charmants, qu’on a bien raison de nous donner pour modèles, étaient devenus, sans que personne songeât à s’en plaindre, aussi longs que devaient l’être un jour les nôtres.

Que faire cependant, Messieurs, quand le nombre de nos concours est devenu si considérable ; quand, ajoutant sans cesse à notre tâche, chaque année apporte à l’Académie quelque fondation nouvelle.

« Prenez un parti radical, m’ont répondu mes jeunes conseillers, dont le radicalisme, n’est guère à craindre ; faites pour les prix littéraires ce qu’on fait pour les prix de vertu ; mettez uniquement en lumière les gros lauréats, comme les grands sauveteurs y sont mis si agréablement, et laissez les autres dans l’ombre, à côté de ces honnêtes servantes dont les humbles dévouements se ressemblent tous. Vos rapports ainsi modifiés seront, tout à la fois, moins longs et plus amusants. » Amusants, voilà le grand mot mais amusant, ne l’est pas qui veut : et tout le monde ne veut pas l’être.

Plus que personne, j’admire avec quel talent mes heureux confrères viennent ici, tour à tour, prononcer devant vous, non de simples comptes rendus, mais de vrais discours, toujours éloquents, toujours variés, d’autant plus intéressants toujours qu’ils sont, en réalité, l’éloge de la vertu elle-même, plus que l’apologie de quelques braves gens, dont les noms respectables, mais obscurs, ne demandent guère qu’on les proclame, encore moins qu’on les retienne.

À l’honneur des Lettres, Messieurs, il ne saurait en être ainsi pour nos concours littéraires. S’ils ont le désavantage d’avoir ici tous les ans le même rapporteur, et l’inconvénient de devoir toujours être coulés dans le même moule, et comme emprisonnés dans le même cadre ; parfois du moins, en échange, ils ont le grand bonheur de pouvoir mettre au jour quelque talent nouveau, jeune et ignoré, qui vient à nous avec confiance, en nous demandant l’occasion de se faire connaître. Donnons-la-lui bientôt peut-être il sera célèbre. Ce sera notre récompense.

L’année dernière, Messieurs, peu d’entre vous, si digne qu’il en fût déjà, connaissaient à peine, même de nom, M. Samuel Rocheblave, alors que l’Académie allait couronner de lui une savante étude sur le Comte de Caylus ; et cette année, combien de ceux qui m’écoutent soupçonnent-ils l’existence de deux nouveaux venus que j’aime à vous présenter : M. Michel Revon, et M. Albert Cahen ; M. Albert Cahen, professeur de rhétorique au collège Rollin, qui n’a de commun que le nom avec l’heureux compositeur dont tant de fois, nous avons pu applaudir les œuvres charmantes.

Pour le prix d’Éloquence que l’Académie va décerner, le sujet fixé par elle était : Une étude sur Joseph de Maistre.

Sur les 37 manuscrits présentés à ce concours, cinq avaient paru d’abord mériter qu’on les réservât pour être lus en séance plénière. Ils portaient, par ordre d’inscription, les numéros 7, 9, 12 bis, 21 et 33.

Quatre seulement survécurent à ce jugement de première instance. Dépassant de beaucoup les limites du concours, le numéro 7 s’en était lui-même écarté de droit.

Aux études inscrites sous les numéros 9 et 21, très distinguées l’une et l’autre, et dignes d’une égale récompense, l’Académie décerne deux mentions honorables.

L’auteur du manuscrit n° 9 s’est abstenu de se faire connaître.

Plus brave ou plus modeste, M. Albert Cahen, au contraire, a, sans hésitation, réclamé la paternité du numéro 21. Comme tous nos compliments, tous nos encouragements lui sont dus.

Les études portant les numéros 12 bis et 33 restaient ainsi seules en présence ; appelées toutes deux à se disputer le Prix avec des armes égales.

Après avoir tout examiné, pesé tout, et tout mesuré, les juges du tournoi se sont trouvés de nouveau dans ce grand embarras dont, l’an dernier encore, ils ne se tiraient qu’en partageant le Prix de Poésie entre deux œuvres qui, par le fond et par la forme, par l’accent et l’inspiration, s’éloignaient autant que possible l’une de l’autre, et trahissaient des origines différentes ».

Le manuscrit n° 33 était évidemment l’œuvre d’un observateur érudit, d’un philosophe et d’un moraliste, d’un critique judicieux, très ami du détail-et du document, un peu cousin, je crois, de ceux dont Boileau pourrait dire encore :

Un auteur quelquefois, trop plein de son objet,
Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet.

À côté de cette étude grave, austère, un peu longue, mais digne à tous égards de demeurer au premier rang, que pouvait être l’auteur du manuscrit rival, portant le n° œuvre charmante, bien composée, pleine d’aperçus nouveaux et de jugements délicats ; un vrai discours, aimable et distingué, écrit dans un style à facettes, élégant et fin, abusant de l’esprit peut-être, mais se renfermant à propos dans de justes bornes et répondant, d’autant plus, au désir de l’Académie et aux conditions du programme.

Faire un choix étant dès lors et plus que jamais difficile, l’Académie partage le Prix de quatre mille francs fondé par l’État entre le manuscrit 12bis et le manuscrit portant le numéro 33.

M. S. Rocheblave, professeur de rhétorique au lycée Lakanal, est l’auteur de cette dernière étude ; nous l’avons appris sans surprise.

Il n’en a pas été de même lorsque, en s’ouvrant, le pli cacheté, qui accompagnait le manuscrit 12bis, nous a révélé un nom tout nouveau qu’aucun de nous ne connaissait encore ; le nom d’un des plus jeunes avocats du Barreau de Paris, M. Michel Revon, aujourd’hui professeur de droit à l’Université impériale du Japon.

La discrétion m’empêche d’ajouter qu’au moment où, sur le terrain des Lettres, il venait de gagner chez nous sa première cause, M. Michel Revon obtenait un second succès, non moins honorable, dans une Académie voisine qui, sous peu de jours, couronnera ici son beau livre sur l’Arbitrage international.

Dans deux ans, Messieurs, en 1894, l’Académie décernera de nouveau le prix d’Éloquence et c’est encore un Écrivain philosophe qu’elle propose aux concurrents, comme sujet de ce concours. L’écart est considérable entre les deux philosophes et les deux philosophies, entre Les Soirées de Saint-Pétersbourg et Indiana ; mais les contrastes ne nous déplaisent pas. D’où qu’il vienne, le talent est toujours le bienvenu dans ce sanctuaire des Lettres qui, lui aussi, est fier de s’ouvrir à toutes les gloires de la France.

Homme ou femme, pendant près d’un demi-siècle, un romancier célèbre n’a cessé de prodiguer à la génération qui s’éteint les trésors de sa puissante imagination, l’intarissable fécondité de ses croyances et de ses doutes ; effrayant parfois ses lectrices par la hardiesse de ses vues et de ses systèmes ; mais les éblouissant toujours par le charme infini d’un de ces beaux et purs langages dont parfois le secret peut bien s’égarer en France, sans qu’il puisse jamais s’y perdre :

Comme la Mort, dont elle joue volontiers le rôle, la Mode a des rigueurs à nulle autre pareilles ; elle a ses flux et ses reflux auxquels le Roman n’échappe pas plus que la Politique. Quand, il y a six ans, l’un de nous demanda qu’on mît au concours l’éloge de George Sand, on lui répondit : « C’est trop tôt ! » Peu s’en est fallu cette année que l’on répondît : « C’est trop tard ! » quand se reproduisit la même proposition. L’Académie se montra plus juste et plus libérale : George Sand est le sujet choisi par elle pour le prochain concours d’Éloquence, en 1894.

Voilà pour l’avenir. Revenons au présent.

Trois de nos premiers concours s’adressent spécialement à l’Histoire, et l’Histoire ne manque jamais de répondre brillamment à leur appel.

Près de cinquante ouvrages, fruits sérieux de sévères études, se sont présentés cette année pour disputer les gros prix fondés par M. le baron Gobert, par M. Thérouanne et par M. Thiers.

L’Académie en couronne sept.

Presque tous ces livres vous sont déjà connus. Vous con­naissez surtout presque tous leurs auteurs.

Quand il mourut avant l’âge, voilà de cela quinze ans, si je ne me trompe, l’aimable auteur d’une savante étude sur Beaumarchais, notre regretté confrère M. Louis de Loménie laissait inachevé un autre travail historique plus considé­rable encore, sur tout un siècle que devait personnifier l’illustre famille des Mirabeau. Déjà deux volumes venaient de paraître ; déjà, pour la préparation des trois autres, tous les documents nécessaires avaient été réunis. Qu’allaient-ils devenir et comment aurait-on pu croire que, si fatalement interrompue, avant même qu’elle fût à moitié faite, une pareille œuvre pût être un jour terminée ? Elle l’est aujourd’hui, Messieurs, et terminée si bien que l’Académie lui décerne le grand Prix Gobert.

Par piété filiale, M. Charles de Loménie fils s’est constitué le collaborateur posthume de celui dont la plume académique était tombée dans son héritage. « C’est l’œuvre de mon père, nous disait-il en présentant à l’Académie trois nouveaux volumes entièrement écrits de sa propre main. De grâce, ne nommez que mon père, ajoutait-il récemment, encore. N’attribuez qu’à lui la grande récompense que l’Académie nous accorde. » Il se trompait.

Dans l’œuvre commune, chacun a sa juste part : à M. de Loménie père l’honneur d’avoir autrefois entrepris ce beau travail, à son fils l’honneur de l’avoir si habilement complété. Seuls les trois derniers volumes avaient le droit de se présenter cette année au jugement de l’Académie ; à eux seuls l’Académie décerne le grand Prix Gobert.

Le second Prix Gobert est attribué, tout à la fois, à une intéressante histoire de Marguerite d’Angoulême, dont M. le comte de Laferrière est l’auteur, et à la savante publication de la Correspondance de Catherine de Médicis, due, elle aussi, à ce vrai gentilhomme de lettres qui, resté sur la brèche à l’âge du repos, donne si vaillamment à tous le noble exemple du travail.

Vous le savez, Messieurs, dans les meilleurs livres qu’elle couronne, l’Académie a pour principe de laisser à chaque auteur toute la responsabilité de ses sentiments personnels, de ses opinions et de ses sympathies, de ses jugements surtout, trop indulgents ou trop sévères, sur les hommes et sur les choses ; l’équitable histoire sera toujours là, tôt ou tard, pour prononcer en dernier ressort.

M. le comte d’Antioche n’a pas tout à fait évité cet écueil en écrivant, avec son esprit et son cœur, la biographie d’un brave général qu’ici même, il y a quinze ans à peine, nous regardions avec respect dans nos séances publiques, auxquelles, jusqu’à son dernier jour, il ne cessa d’être fidèle.

Depuis longtemps déjà, la vie militaire du général Changarnier était définitivement jugée par l’estime et l’admiration de ses contemporains. M. le comte d’Antioche n’a plus à craindre de nous aucunes réserves quand, après avoir commencé par le suivre dans le développement de sa noble carrière, il finit par nous montrer le généreux vaincu de la politique s’arrachant tout à coup à sa longue retraite pour aller, contre tout espoir, offrir à la France en détresse le secours de sa vieille et vaillante épée.

En écrivant son étude sur, la Politique française en Tunisie, M. le comte d’Estournelles de Constant s’exposait, lui aussi, à soulever des questions délicates, des contradictions peut-être. Diplomate habile autant qu’observateur judicieux et qu’historien éclairé, il a traité ce sujet scabreux avec tant de tact, de goût et de finesse, que, côtoyant tous les écueils, il a su n’en toucher aucun. Sans trahir pour cela le secret professionnel, .il nous ouvre à demi des horizons mystérieux, et l’élégance de son style ajoute un charme de plus à l’intérêt de son ouvrage.

M. Auguste Moireau a pu commencer et pourra finir son Histoire des États-Unis de l’Amérique du Nord, depuis la découverte du Nouveau Continent jusqu’à nos jours, sans courir aucun des dangers auxquels ses deux concurrents ont su plus ou moins échapper. Après avoir exposé d’abord, en détail, l’établissement des premiers colons anglais sur la terre d’Amérique ; puis la formation de la constitution, l’organisation du gouvernement national et les luttes des partis sous les deux premières présidences de Washington et d’Adams, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de la démocratie triomphante, M. Moireau nous arrête, à notre grand regret, sur le seuil de ce XIXe siècle, dont la jeune Amérique aura grandement raison d’être fière. Plus nous en connaissons le secret, plus nous devons souhaiter que bientôt, tenant toute la promesse de son programme, une si belle histoire soit poursuivie jusqu’à nos jours.

À ce grand ouvrage, qui tout d’abord s’était placé au premier rang, l’Académie décerne un Prix de deux mille francs sur la fondation Thérouanne.

Deux Prix, de mille francs chacun, sont décernés par elle à M. le comte d’Estournelles de Constant et à M. le comte d’Antioche pour leurs intéressantes études sur la Politique française en Tunisie et sur le général Changarnier.

Sur la somme de trois mille francs, montant de la fondation due à la générosité de notre ancien et illustre confrère, M. Thiers, l’Académie décerne :

1° Un Prix de deux mille francs à une savante étude sur la Formation de la Prusse contemporaine, dont M. Godefroy Cavaignac est l’auteur ;

2° Un Prix de mille francs, à M. le marquis de Courcy, pour son dernier ouvrage intitulé : l’Espagne après la paix d’Utrecht (1713-1715) ;

3° Une mention honorable à une piquante histoire de Toussaint Rose, marquis de Coye, par M. le baron Villiers du Terrage.

Ce n’est pas un livre de passion, c’est avant tout, c’est uniquement un livre de vérité, calme, impartial et digne, que M. Cavaignac a voulu consacrer à l’organisation politique et sociale d’un peuple rival, dont, plus que jamais, quand tout nous sépare, il est bon de connaître les origines, en cherchant, dans ses malheurs mêmes, le grand secret de sa puissance. Pour nous donner ce livre, qui comble une lacune dans les annales de l’histoire, M. Cavaignac a commencé par étudier les nombreux ouvrages que l’Allemagne a publiés sur ce sujet ; puis, avant tout lu, tout étudié, tout appris, il s’est mis à l’œuvre, et, dans un récit saisissant, il a retracé les événements politiques qui, de 1806 à 1813, forcèrent la Prusse à se régénérer. Les faits sont intéressants : le livre qui les reproduit ne l’est pas moins. On a pu dire de lui, et j’aime à le répéter, qu’il n’en est pas de plus consciencieux, plus savant et mieux informé.

Déjà, en 1887, l’Académie avait couronné une importante étude de M. le marquis de Courcy sur la Renonciation des Bourbons d’Espagne au trône de France : l’Espagne après la paix d’Utrecht en est la suite, et ce nouveau volume a tous les mérites du premier. De l’un comme de l’autre, la lecture est aussi agréable qu’instructive. C’est l’œuvre distinguée d’un diplomate spirituel et d’un véritable érudit.

Déjà aussi, en 1888, l’Académie décernait le Prix Bordin tout entier au grand travail sur les Manuscrits de Léonard de Vinci, dont M. Charles Ravaisson-Mollien venait de publier trois volumes in-folio.

Le même prix est encore aujourd’hui décerné aux trois volumes nouveaux qui sont la suite et la fin de cette œuvre considérable.

« Digne fils de son père, disais-je alors, savant comme lui et, comme lui, infatigable travailleur, M. Charles Ravaisson-Mollien est parvenu à déchiffrer des documents indéchiffrables. Il les a tirés de l’ombre où ils étaient enfouis et les a mis en pleine lumière pour le grand profit de la science et pour le grand honneur des Lettres. »

Je ne pourrais que me répéter aujourd’hui, et plus que jamais j’aurais à louer l’auteur et l’ouvrage. 722 fac-similés, traduits en langue vulgaire, figuraient dans la première partie ; la seconde en contient 1417. La première commençait par une introduction historique d’un haut intérêt ; la seconde est suivie d’un appendice non moins précieux, qui fournit des notions nouvelles et irrécusables sur la vie, les œuvres et la bibliographie de Léonard. L’ensemble de ce beau travail méritait que l’Académie récompensât à deux reprises le jeune bénédictin qui eut le talent de l’accomplir.

L’Académie accorde en outre des mentions honorables à deux ouvrages dont le mérite a particulièrement attiré son attention.

Du Caucase au Golfe Persique, à travers l’Arménie, le Turquestan et la Mésopotamie, par M. Muller Simonis.

Histoire de la Maison militaire du Roy, de 1814 à 1830, dont M. Eugène Titeux est l’auteur.

Bien avant que M. Ravaisson-Mollien nous familiarisât complètement avec lui, vous connaissiez tous, en l’admirant, l’illustre auteur de la Sainte-Cène, de la Joconde et de tant d’autres chefs-d’œuvre.

Connaissez-vous autant Castellion ? Sébastien Castellion ? — C’est une injustice, mais, en effet, depuis longtemps son nom lui-même est tombé dans l’oubli.

Sébastien Castellion, Messieurs, est un humaniste et un pédagogue de XVIe siècle, qu’on a quelquefois rapproché d’Erasme. Son savoir est presque aussi étendu, son esprit aussi ouvert, son jugement aussi sûr. Précurseur de la Renaissance dans les cénacles littéraires qui s’étaient formés à Lyon vers 1540, directeur du collège de Genève, auteur de nombreux ouvrages d’éducation très admirés dans les pays protestants, il fut, par-dessus tout, l’apôtre de la liberté de conscience. « Un pauvre prote d’imprimerie, Sébastien Castellion, a dit Michelet, pose pour l’avenir la grande loi de la tolérance ; il mériterait d’avoir une histoire. »

Cette histoire, M. Ferdinand Buisson l’a faite ; j’oserais presque dire qu’il l’a trop bien faite, en lui consacrant deux gros volumes, de 5oo pages chacun. Le cadre est plus grand que le portrait, plus grand surtout que le modèle. Il est vrai que, tout en suivant pas à pas la vie de Castellion, son historien a tracé, de main de maître, un tableau complet des mœurs, des idées, des querelles littéraires et des luttes religieuses du XVIe siècle.

L’Académie décerne un prix de 1 500 francs à ce bel ouvrage qui se recommandait de lui-même, par l’étendue des recherches et le bonheur des découvertes, par l’élévation du sentiment moral, par la sagacité du sentiment littéraire et par la rare distinction d’un style, touchant parfois à l’éloquence.

Je ne pousserai pas l’indiscrétion jusqu’à vous demander encore, après cela : 1° si vous avez été dans l’Inde ; °si la Vie américaine vous est bien connue. Sans que vous preniez la peine de vous déranger pour en savoir davantage, l’Inde et l’Amérique viennent à vous : l’Inde dans un charmant volume de M. André Chevrillon, l’Amérique dans un volume non moins charmant dont M. Paul de Rousiers est l’auteur.

Écrivain, artiste et philosophe, tout à la fois, M. André Chevrillon sait voir et faire voir ; il réfléchit et fait réfléchir ; nul ne saurait mieux peindre le tumulte des villes populeuses, et la placidité des grands paysages déserts ; nul ne saurait mieux exposer la pensée des sectes religieuses qu’il a étudiées sur place ; nul ne saurait indiquer mieux et mieux faire comprendre le contraste des races qui se côtoient sans se confondre. Tout ce volume porte la marque d’un talent élégant et frais, qui ne manque ni d’éclat, ni de force.

Moins philosophe peut-être et presque indifférent aux questions religieuses, aux considérations politiques et aux discussions d’organisation sociale, M. Paul de Rousiers semble avoir parcouru l’Amérique en amateur curieux, un appareil photographique à la main ; s’arrêtant à peine pour tirer au vol à chaque pas l’image exacte et saisissante des mœurs nationales, des habitudes de famille, des relations de société ; de la vie américaine enfin. Ceux qui voudront l’y suivre trouveront en lui le guide le plus éclairé ; le plus sûr et le plus aimable.

À chacun de ces deux ouvrages, l’Académie décerne un Prix de mille francs.

Un autre Prix, de pareille somme, est décerné à Mgr Ricard, prélat du Saint-Siège, professeur honoraire des Facultés d’Aix et de Marseille, pour son intéressante publication de la Correspondance diplomatique et des Mémoires inédits du cardinal Maury. Les papiers du cardinal étaient soigneusement enfermés dans les archives de sa famille, à Avignon. Il semblait qu’on craignît d’exposer de nouveau, à la discussion publique les actes contradictoires du tribun ecclésiastique de la Constituante et de l’archevêque du premier Empire. Ces précieux documents ayant été mis à sa disposition, Mgr Ricard les a réunis dans deux gros volumes. Non seulement un certain nombre de faits politiques de grave importance s’y trouvent expliqués aujourd’hui ; mais ces correspondances alertes, spirituelles, qui abondent en tours imprévus, nous révèlent une sorte de sous-cardinal de Retz qui parfois brille encore à côté de son chef d’emploi.

Mgr Ricard ne s’est pas contenté de reproduire simplement les trésors qu’on lui avait confiés : il les classe, les commente et les complète ; mêlant ainsi au texte original une œuvre toute personnelle qui a sa valeur historique, son mérite littéraire et son charme.

La somme de cinq cents francs restant disponible sur la fondation Marcelin Guérin est attribuée à M. François Picavet pour son Histoire des idées et des théories scientifiques, philosophiques et religieuses eu France, depuis 1789. Dans ce volume de plus de 600 pages, l’auteur s’attache à mettre en relief tout ce qu’il y avait d’élevé dans les doctrines de ces généreux philosophes qui, depuis Condorcet jusqu’à La Romiguière, ont été qualifiés d’idéologues. Il le fait avec une grande compétence et un véritable talent.

L’Académie accorde en outre deux mentions honorables l’une à la belle étude historique publiée par M. Francisque Mège sur Gaultier de Biauzat, député du Tiers État aux États Généraux de 1789, sa Vie et sa Correspondance.

L’autre à M. le capitaine J.-B. Dumas, petit-fils de notre ancien et très savant confrère, pour son ouvrage technique intitulé : La Guerre, sur les Communications allemandes en 1870.

CONCOURS MONTYON

Il faut se résigner, Messieurs ; nous nous éloignons de plus en plus de cet âge d’or que nos premiers lauréats ont connu, quand, sur les vingt mille francs de rente que M. de Montyon venait de lui léguer, l’Académie avait quelque peine à décerner deux prix de huit mille francs chacun à M. Aimé Martin et à M. Alban de Villeneuve-Bargemont, et une médaille de quatre mille francs à M. Damiron pour un Traité de Philosophie spirituelle. De simples mentions honorables remplacent aujourd’hui les médailles d’or de quatre mille francs et, plus le concours aura été brillant, plus, au lieu de s’élever, devra s’abaisser encore la part d’argent et la part d’éloges faite à chacun des nombreux élus, sans que l’honneur y perde ; au contraire.

Deux prix, de deux mille francs, sont décernés en première ligne à deux ouvrages de premier ordre :

De Paris au Tonkin, à travers le Tibet inconnu, par M. Gabriel Bonvalot.

Du Niger au golfe de Guinée, par M. le capitaine Binger.

Plus savant encore que soldat, le jeune capitaine Binger, chargé d’une mission purement topographique, n’était allé d’abord en Afrique que pour y étudier le tracé d’un nouveau chemin de fer, du Sénégal au Niger. Une fois en route, il ne s’arrête plus ; à trois reprises, son audace le ramène sur cette terre d’Afrique qui semble lui appartenir : à travers des pays inconnus, il pénètre jusqu’au golfe de Guinée : tout à coup il disparaît dans le continent noir ; pendant deux ans, on le croit mort et, quand on le pleure encore, voilà qu’il revient sain et sauf, rapportant à la France une nouvelle partie du Soudan que, sans coup férir, il a tout seul conquis pour elle.

De son côté, après ce premier voyage au Pamir dont l’Académie couronna si justement le très intéressant récit, M. G. Bonvalot, reparti en toute hâte, pourrait se vanter au retour d’avoir presque découvert un Tibet nouveau, en allant se promener de Paris au Tonkin. Il en raconte l’histoire tout simplement, tout franchement, et cela dans un style clair, dépouillé d’artifice et plein de cette bonne humeur d’honnête homme que d’infatigable voyageur emporte avec lui partout. Non moins infatigable, le jeune Prince Henri d’Orléans n’a pas quitté M. Bonvalot pendant ce rude voyage dont il a rapporté de précieux souvenirs ; après en avoir partagé bravement et les travaux, et les dangers, il en partage aussi l’honneur.

En 1835, ces deux ouvrages auraient, à bon droit, obtenu la totalité du prix Montyon. L’Académie n’avait pas alors à en récompenser vingt autres aussi dignes d’estime que ceux dont j’ai à peine le temps de vous nommer les auteurs, quand c’est de leur mérite que je voudrais pouvoir vous entretenir plus longuement.

À chacun des onze premiers, l’Académie décerne un prix de mille francs. Un prix de cinq cents francs est attribué à chacun des neuf autres.

J’aurais aimé à vous signaler des études philosophiques comme celle que M. C. Wagner a intitulée : la Jeunesse. La jeunesse ! qu’il entreprend de ramener aux sources de la vie intérieure et réfléchie, parle sentiment de l’idéal et parla foi.

J’aurais aimé à mettre sous vos yeux de beaux exemples de vertu militaire comme ceux que donnent les rapports du colonel Frey sur les combats glorieusement soutenus au Tonkin en 1891, contre les Pirates et Rebelles dans la région de You-Thé.

J’aurais, avec plaisir, appelé votre attention sur de savantes études comme celles que M. Octave Lacroix, poète à la fois et critique littéraire, a consacrées à quelques très étrangers et français, comme celles que M. Maurice Albert a publiées sur La littérature française sous la Révolution, sous l’Empire et la Restauration. Le fils de Paul Albert ne pouvait faire mieux que de marcher sur les traces du brillant écrivain dont le souvenir est resté cher aux amis des Lettres.

Je me serais étendu volontiers, avec un vif intérêt, sur les mérites d’un charmant volume intitulé : Le Sage romancier, dans lequel M. Léo Claretie a étudié tour à tour la vie si peu connue et les œuvres si justement populaires de l’illustre auteur de Gil Blas et de Turcaret. Mon amitié pour l’oncle du jeune auteur m’eût seule empêché peut-être de louer suffisamment un bon livre qui leur fait honneur à tous deux.

Il m’eût été plus facile de rendre hommage, en peu de mots, à l’excellente étude de Mme de Witt Sur la Charité en France, à travers les siècles. Par la délicatesse des sentiments, par l’élévation de la pensée et par l’élégante simplicité du style, ce nouveau volume est digne en tout de ceux qu’a déjà publiés leur aimable auteur.

Il en est de même de deux romans dont personne n’a oublié l’intérêt, la grâce et le charme. Lisez, ou relisez Constance, par Mme Thérèse Bentzon et la Neuvaine de Colette, par Mlle Jeanne Schultz. L’une et l’autre en valent la peine ; j’ai voulu dire le plaisir.

M. Louis Barron, qui déjà nous avait fait naviguer sur les quatre grands fleuves de la France, non en quatre bateaux, mais en quatre volumes, très gros et très agréables, nous promène aujourd’hui en chemin de fer, Autour de Paris dont, en nous faisant, connaître mieux les environs, il nous force à les mieux aimer. L’ensemble de son œuvre témoigne d’un esprit large, d’un cœur ami de, toutes les beautés, de toutes les gloires de la France.

Les deux derniers ouvrages compris dans cette première catégorie ont entre eux certains points de ressemblance qui les rapprochent l’un de l’autre ; pleins d’intérêt tous deux, tous deux nous instruisant beaucoup, comme il leur sied de le faire, à les juger d’abord sur leurs titres : Écoles et Collèges, par M. Alfred Franklin, dont le talent vous est bien connu ; l’Ancien Collège d’Harcourt par M. l’abbé Bouquet, que sans doute vous connaissez moins. Sa connaissance est bonne à faire.

L’ancien collège d’Harcourt s’appelle aujourd’hui le lycée Saint-Louis. M. l’abbé Bouquet en est l’aumônier, et s’en est fait l’historien. Bon, utile et agréable à lire pour tout le monde, ce livre, si j’ose parler de moi quand je n’ai pas le temps de parler assez des autres, a un rare mérite à mes veux, il me rajeunit : j’en avais besoin. Il y a soixante-neuf ans, j’entrais dans ce vieux collège qui, après un long abandon, renaissait alors de ses cendres. M. l’abbé Bouquet a bien voulu rappeler ce lointain souvenir. Sans cela, je n’aurais que des éloges à lui donner ; je lui dois aussi des remerciements.

À chacun de ces onze ouvrages, l’Académie, je le répète, décerne un prix de mille francs.

Aux neuf suivants elle n’a pu décerner que des prix de cinq cents francs. Ils méritaient tous davantage. Cet éloge en vaut bien un autre.

J’en affaiblirais l’éloquence si maintenant je prenais à partie chacun de ces livres intéressants à divers titres : Souvenirs personnels d’hier ; Souvenirs historiques d’autrefois ; Études de mœurs et de caractères ; Romans aimables et d’une émotion pénétrante ; de bons et honnêtes livres enfin, joignant l’agréable à l’utile : Journal d’un sous-officier, par M. Amédée Delorme et Choses d’Amérique, par M. Max Leclerc ; Marguerites du temps passé, par Mme James Darmesteter et La reine Marie-Antoinette, par M. Pierre de Nolhac ; Ayora, par M. Brau de Saint-Pol Lias ; Le fond d’un cœur, par M. Marc de Champlaix, et Un an d’épreuve, par Mary Floran ; Enfant de la mer, par M. Charles Canivet et Les enfants en prison, par MM. G. Tomel et H. Rollet.

Les voilà tous les neuf et je n’ose en citer d’autres qui, eux aussi, sans injustice, auraient pu figurer sur la trop longue liste des élus.

Comment, toutefois, ne pas adresser un mot de souvenir et d’hommage, un mot de sympathie et de regret, à un beau petit volume intitulé Poésies posthumes, première et dernière œuvre d’une jeune malade le nom et la mémoire de son oncle Auguste Maquet auraient protégée dans la vie. Avant de mourir à la fleur de son printemps, Mlle Thérèse Maquet confiait à ces vers ingénus, qu’elle eût voulu garder pour elle, les tristes rêves de son cœur.

Les vivants et les heureux me pardonneront de les avoir un moment quittés pour saluer cette jeune tombe, fermée d’hier.

En tête des derniers prix, dont il me reste à vous entretenir, devrait figurer celui qui, sur la fondation Archon-Despérouses, est consacré spécialement à honorer la poésie ; à son grand regret, l’Académie n’a pu le décerner cette année.

Sur le Prix de traduction fondé par M. Langlois et dont le montant est de douze cents francs, une somme de sept cents francs est décernée à la traduction des Argonautiques d’Apollonius de Rhodes, par M. de La Ville de Mirmont, maître de conférences à la Faculté des lettres de Bordeaux. Le chef-d’œuvre du poète alexandrin n’avait encore été traduit en français qu’une seule fois, et d’une façon tout à fait insuffisante. La traduction nouvelle a le mérite d’être exacte, claire, et même élégante.

En composant ses Odes barbares, le grand poète italien Josué Carducci avait, vous le savez, essayé de supprimer la rime et de restaurer les mètres des poètes anciens. Son œuvre, assez obscure, était d’autant plus difficile à traduire. M. Lugol a voulu le faire et c’est à son honneur qu’il s’est acquitté de cette tâche ingrate. L’Académie lui attribue la somme de cinq cents francs restant disponible sur la fondation Langlois.

Elle accorde enfin une mention honorable à la traduction des Ballades et chansons populaires de la Hongrie, par Jean de Nethy, pseudonyme parisien, sous lequel se voile à demi une jeune étrangère appartenant à la haute aristocratie autrichienne, et qui s’honore surtout d’être la nièce du grand poète Anastasius Grün, le comte Auersperg.

Passionnée pour la poésie des sentiments primitifs, la race Magyare possède, dans cet ordre d’inspiration, un riche trésor que Jean de Nethy a traduit pour nous en belle et bonne prose française, dans un style à la fois ferme et délicat.

La fin de ce rapport était ordinairement consacrée à trois fondations qui, en principe, n’étant pas l’objet d’un concours spécial, s’adressent moins à des livres qu’à leurs auteurs : le Prix Vitet, le Prix Lambert et le Prix Maillé de Latour-Landry. Il n’en sera pas tout à fait de même aujourd’hui.

Le Prix Maillé de Latour-Landry, d’une valeur de douze cents francs, est partagé par moitié, entre Mme Gévin-Cassal, auteur d’un touchant volume intitulé : Souvenirs du Sundgau (Récits de la Haute-Alsace), et Mme Gaston Feugère, qui se recommandait doublement, par la poétique Légende de saint Irénée, dont elle est l’auteur, et par le souvenir du jeune et savant écrivain dont elle est fière de porter le nom.

La somme de seize cents francs, montant annuel du Prix Lambert, est partagée, dans les proportions suivantes, entre trois personnes dont les ouvrages, de genres et de mérites divers, avaient paru dignes de récompense et d’encouragement.

1° Un Prix de six cents francs à Mme la comtesse de Houdetot, auteur un très agréable volume intitulé : Lis et Chardon.

2° Deux Prix de cinq cents francs chacun à M. Oscar Comettant, en souvenir de son voyage au pays des Kangouroux, et à Mme Marie Robert Halt pour la touchante et morale histoire qu’elle a publiée sous ce titre : Le jeune Théodore.

Le Prix Vitet, si honorablement fondé dans l’intérêt des Lettres, est l’un de ceux que, à juste titre, ambitionnent le plus les jeunes écrivains. L’obtenir est d’autant plus doux qu’on n’a pas à le demander : il suffit qu’on le mérite.

Par les études piquantes qu’avec un talent original et tout personnel il a consacrées aux grands écrivains des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, M. Émile Faguet s’était déjà signalé à l’attention sympathique de l’Académie et, depuis lors, il n’a cessé de s’y créer de nouveaux titres par ses travaux de critique et d’érudition sur Corneille et sur La Fontaine, par ses Notes sur le théâtre contemporain, et par un charmant volume qu’il a intitulé : Madame de Maintenon institutrice.

De son côté, et dans le même temps, s’imposait aussi à l’estime publique un aimable poète au cœur honnête, à l’esprit candide qui, dans tous ses livres, s’est montré le fidèle ami de la pure et belle langue française. Ce n’est pas tout. Sur un théâtre à lui, avec des acteurs à lui, M. Maurice Bouchor a fait représenter, non sans gloire, de petits drames légendaires dont la grâce attendrie a touché les plus endurcis et séduit jusqu’aux moins crédules.

Sur la somme de six mille francs, montant de la fondation Vitet, l’Académie décerne deux Prix, de trois mille francs chacun, l’un à la prose, l’autre à la poésie, l’un à M. Émile Faguet, l’autre à M. Maurice Bouchor.

Restent deux prix nouveaux, de dates très récentes, et qui, par la volonté de leurs fondateurs, doivent toujours, l’un et l’autre, être décernés intégralement, sans partage : sage mesure qui protège l’Académie elle-même contre la tentation bien naturelle, mais parfois dangereuse, de faire trop d’heureux, à trop bon marché.

Le Prix Toirac, vous le savez, est destiné à récompenser chaque année la meilleure pièce représentée au Théâtre-Français pendant le cours de l’exercice précédent.

Parmi celles qui, pour la première fois, y ont été jouées, du 1er janvier 1891 au 1er janvier 1892, le choix a été facile ; le suffrage universel avait devancé le jugement de l’Académie par la faveur persistante avec laquelle le public n’a cessé d’accueillir une œuvre charmante, toute de fantaisie et de poésie, qui a le rare mérite d’être écrite avec beaucoup d’esprit et de cœur, en excellents vers comme on ne prend plus guère la peine d’en faire aujourd’hui. Vous reconnaissez là sans doute cet aimable conte fantastique renouvelé du moyen âge et intitulé : Griselidis, dont le grand succès, qui dure encore, méritait que le Prix Toirac fût décerné à ses auteurs, MM. Armand Silvestre et Eugène Morand.

Si la fondation du Prix Toirac remonte à l’année dernière, cette année, pour la première fois, l’Académie avait à disposer du Prix triennal de trois mille francs que Mme Calmann Lévy, voulant honorer, en le perpétuant, le souvenir de son mari, a généreusement fondé, aux mêmes conditions que le Prix Vitet, dans l’intérêt des Lettres. Par l’ensemble de ses travaux, comme historien, comme publiciste, comme romancier même à ses heures, M. Ernest Daudet avait de grands titres à la préférence.

L’Académie lui décerne le prix Calmann Lévy.

Je devrais m’arrêter là ; mon rapport est fini ; mais il demande un post-scriptum qui sera très court, rassurez-vous.

L’an dernier, l’Académie couronnait un livre excellent, consacré par M. le capitaine Gustave Pierron à l’histoire de cette vaillante 32e demi-brigade, dont l’héroïsme est légendaire.

Chaque régiment aura ainsi son histoire ; rien de plus juste et de plus louable. Mais déjà sept volumes, sur ce même sujet, se sont présentés à la fois aux derniers concours et d’autres plus nombreux nous sont annoncés encore. Ne pouvant les couronner tous, ni faire entre eux un choix difficile, l’Académie se plaît à donner du moins devant vous à l’œuvre en général, je n’ose dire en bloc, un témoignage public d’estime et de sympathie, d’approbation et d’encouragement[1].

Une récompense moins platonique serait due sans doute à tant de bons livres dont le grand mérite, entre beaucoup d’autres, est de relever les cœurs, de fortifier les dévouements, d’engendrer même l’héroïsme, par l’exemple contagieux de ces braves soldats qui, de tout temps, sous tous nos drapeaux, ont vaillamment servi la France.

L’Académie n’est pas assez riche pour payer leur gloire.

 

 

[1] MM. DEMIAU. Historique du 5e régiment d’infanterie de ligne (1569-1890).

SAVIN DE LARCLAUSE. Historique du 11e régiment de dragons (1674-1890).

DUPUY. Histoire du 12e chasseurs (1788-1891).

A. PAINVIN. Historique du 51erégiment d’infanterie.

JAQUIN. Historique du 137erégiment d’infanterie de ligne.

AUBIER. Un régiment de cavalerie légère (1793-1815).

RICHARD. Les chasseurs à pied.