Troisième centenaire de la naissance de Blaise Pascal, célébré à Clermont-Ferrand

Le 8 juillet 1923

Émile PICARD

TROISIÈME CENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE BLAISE PASCAL

Célébré à Clermont-Ferrand, le 8 juillet 1923

DISCOURS

DE

M. ÉMILE PICARD
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES

AU NOM DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES

 

MESSIEURS,

L’Académie des Sciences est heureuse de s’associer à l’hommage rendu à l’un des plus glorieux enfants de notre pays. Elle aime à rappeler ces années du XVIIesiècle, où, sans avoir une existence officielle, elle formait une petite société de mathématiciens et de physiciens groupés autour du Père Mersenne. Parmi les membres de cette Académie libre figuraient Descartes, Fermat, Roberval, Desargues, Pascal, pléiade illustre, que nous sommes fiers de rattacher ainsi à notre Compagnie.

Avec le XVIIe siècle avait commencé une brillante période de l’histoire des sciences. Képler et Galilée avaient ouvert des voies nouvelles par leurs immortelles découvertes en astronomie, en physique et en mécanique. Peu à peu s’élaboraient les méthodes de la science moderne, et les sciences physico-mathématiques se constituaient sous la forme qui devait leur permettre de prendre, pendant deux siècles, un incomparable essor. Dans les milieux scientifiques, où Blaise Pascal fut introduit tout jeune encore par son père, les sciences mathématiques étaient en grand honneur, et l’on y avait aussi le goût de l’observation et de l’expérimentation. Étienne Pascal entretenait la curiosité d’esprit de son fils, en lui décrivant les phénomènes de la nature et les plus beaux résultats de l’industrie humaine. C’est sous l’influence d’une éducation, où la science tenait une large place, et où se manifestait quelque défiance de la spéculation philosophique a priori, que se développa le génie de Pascal. Son vigoureux esprit se forma en dehors des cadres habituels, et, de bonne heure, la recherche de la vérité le prit tout entier.

Encore enfant, Pascal s’essayait déjà dans des recherches géométriques, où, quelle que puisse être la part de la légende, il montrait une extraordinaire facilité. À seize ans, il publiait un court Essay pour les coniques. Ces courbes remarquables, déjà considérées dans l’antiquité grecque, avaient été utilisées par Képler dans l’étude du mouvement des planètes, et bientôt elles allaient, avec Newton, jouer un rôle essentiel en mécanique céleste, exemple mémorable de spéculations théoriques ayant attendu deux mille ans leur application. Pascal, dans son Essay, a dit ce qu’il doit au mathématicien lyonnais Desargues. Mais, en prenant pour base de la théorie des coniques la proposition célèbre sur l’hexagone inscrit, qui porte son nom, il témoignait de la puissance d’invention d’un grand géomètre; aussi la perte du Traité sur les coniques, auquel il travailla plus tard, et dont quelques fragments furent communiqués à Leibniz, est-elle à jamais regrettable. Alors que Descartes ramenait la géométrie à l’algèbre avec la géométrie analytique, Pascal s’engageait dans les voies de la géométrie pure, que Poncelet et Chasles devaient suivre avec tant d’éclat au siècle dernier.

L’éducation reçue par Pascal l’avait rendu curieux de toutes choses, et les applications pratiques de la science ne l’intéressaient pas moins que la théorie pure. Pour venir en aide à son père, il pose le problème de la construction des machines à calculer. Sa machine concerne les opérations d’addition et de soustraction; elle donne la somme de deux nombres dont les chiffres ont été successivement inscrits sur diverses roues. Dans cette opération, le report des retenues constituait une sérieuse difficulté. Quoique le procédé employé par Pascal nous paraisse aujourd’hui bien grossier, on doit admirer l’ingéniosité dont il faisait preuve à une époque où l’étude des transformations cinématiques était si peu avancée. Pascal attachait un grand intérêt à son invention, et il traita avec quelque dédain ceux qui cherchèrent à l’imiter. Il montra là d’ailleurs de véritables qualités d’homme d’affaires, et le privilège qu’il se fit attribuer pour sa machine arithmétique et qui prévoyait « tous les déguisements possibles » constitue un brevet difficile à tourner. En fait, c’est seulement au milieu du siècle dernier que la conception première de Pascal est devenue susceptible d’une forme vraiment pratique, et l’on sait le développement pris aujourd’hui par des mécanismes capables de réaliser les opérations algébriques les plus complexes.

 

Les circonstances décidèrent maintes fois de l’orientation des recherches de Pascal, attentif à toutes les nouveautés, En 1644, Torricelli réalisait une expérience célèbre avec un tube rempli de mercure, et faisait renaître la question du vide longtemps agitée par les écoles de l’antiquité et du moyen âge. Aristote avait conclu, comme conséquence de sa théorie du lieu naturel, à l’impossibilité du vide. Plus tard, Roger Bacon, posant un principe de continuité universelle, regardait le vide comme un désordre, et, comme, d’après lui, la nature a besoin d’ordre, elle contraint les corps à se mouvoir de manière qu’aucun espace vide ne se produise entre eux. Cependant l’observation et l’expérience intervenaient peu à peu dans l’étude des phénomènes naturels. Il semble que, à la suite de son expérience, Torricelli ait soupçonné que la force soulevant le vif argent n’est pas une force intérieure et provient de la gravité de l’air extérieur poussant le liquide dans le tube. Mais les hypothèses les plus diverses sont alors agitées, hypothèses qui, comme le dit Pascal, « conspirant à bannir le vide, exercent à l’envi cette puissance de l’esprit qu’on nomme subtilité et, pour solution de difficultés véritables, ne donnent que de vaines paroles sans fondement ». Pascal demande à l’expérience et non à des dissertations stériles des réponses aux questions posées. Il témoigne du sens critique le plus pénétrant dans la discussion des faits, dont il tire les conséquences avec une logique d’une rare vigueur. Il montre, par de longues et coûteuses expériences, où figurent des tubes et des siphons de cinquante pieds de haut, que le vide existe dans la partie supérieure du baromètre, ou du moins « que l’espace, vide en apparence, n’est rempli d’aucune des matières qui sont connues dans la nature et qui tombent sous aucun de nos sens ». On lui a parfois reproché de n’avoir abandonné que peu à peu l’opinion d’après laquelle la nature abhorre le vide. Quoiqu’il éprouvât des difficultés à croire que la nature, « qui n’est point animée ni sensible, puisse être susceptible d’horreur », Pascal ne se décida, en effet, que lentement à abandonner, comme il l’avoue lui-même, les opinions où le respect de l’antiquité l’avait, retenu, et il formula correctement la solution du problème, en parlant des matières qui nous sont connues. Trente ans plus tard, l’illustre Huyghens, plus audacieux, invoquait l’expérience de Torricelli pour prouver que le vide barométrique, laissant passer la lumière, doit contenir une matière d’espèce nouvelle. Ce fut l’origine de la théorie si féconde des ondulations ; mais, de cet éther, où se propagent les ondes lumineuses, la science, il faut l’avouer, n’a pas encore réussi, depuis plus de deux siècles, à concilier certaines propriétés contradictoires, au point que quelques-uns, enclins à ne voir dans les théories que des jeux de formules, ne lui accordent plus aujourd’hui qu’une existence symbolique. Pascal, en ces questions, ne se préoccupant que « des matières qui sont en notre connaissance », laissait, sans l’écouter peut-être, Descartes disserter sur les tourbillons de sa matière subtile. L’expérience, dite du vide dans le vide, par laquelle un baromètre était réalisé dans le vide, l’inclinait à se rallier à l’explication entrevue par Torricelli, mais il fallut l’expérience du Puy de Dôme pour lui faire admettre définitivement que la pesanteur et la pression de l’air sont les seules causes de la suspension du mercure dans le tube barométrique. Qui eut le premier l’idée de réaliser cette expérience ? C’est un point sur lequel on a beaucoup discuté. Descartes, sans séparer jamais la physique de sa métaphysique, y pensa sans doute en même temps que Pascal, et aussi le Père Mersenne, dont Pascal disait qu’il n’avait pas d’égal pour poser de belles questions. Il semble même que le Minime ait à cet égard quelque priorité, ayant proposé l’expérience dans un livre imprimé en 1647. Mais Pascal sut le premier organiser systématiquement les observations, et, le 19 septembre 1648, son beau-frère Périer constatait l’inégalité des hauteurs dans le baromètre à la base et au sommet du Puy de Dôme. Cette démonstration expérimentale de la pesanteur et de la pression de l’air eut un retentissement immense. Désormais, on ne pouvait plus professer l’horreur de la nature pour le vide, sans supposer que cette nature abhorre le vide au pied de la montagne plus que sur son sommet ; l’explication purement verbale avait reculé devant le fait précis, et un progrès scientifique considérable était réalisé.

Pascal voit aussi l’importance pratique de la célèbre expérience, mandant de suite à son beau-frère que non seulement la diversité des lieux, mais aussi la diversité des temps en un même lieu, selon qu’il fait plus ou moins froid ou chaud, sec ou humide, amenaient des variations de niveau dans les tubes barométriques. C’était là tout un programme météorologique, et l’observatoire du Puy de Dôme, dont la ville de Clermont est justement fière, fut virtuellement fondé par l’illustre enfant de Clermont, dont nous célébrons aujourd’hui le troisième centenaire.

 

Si importante qu’ait été l’observation du Puy de Dôme, elle ne fut qu’un brillant épisode dans le développement d’une étude plus générale entreprise par Pascal. Sa pensée allait au delà du problème particulier de la pesanteur de l’air. Sous le nom de Traité de l’équilibre des liqueurs, il compose un traité d’hydrostatique, œuvre admirable dans laquelle sont coordonnés, d’une manière logique et harmonieuse, les résultats épars obtenus depuis Archimède dans la statique des fluides. Des expériences précises définissent ce qu’on doit entendre par la pression en un point d’un liquide, et en font connaître les lois. Pascal rattache ensuite ces lois « pour ceux qui sont géomètres » à des principes généraux de mécanique, comme celui-ci que « jamais un corps ne se meut par son poids, sans que son centre de gravité descende ». Il utilise aussi le principe des déplacements virtuels, qui, soupçonné dès le XIIIe siècle par l’école de Jordanus, connu de Galilée, et formulé pour la première fois avec les précisions nécessaires par Descartes, domine la statique tout entière. De cet ordre constant « d’après lequel le chemin dans les machines est en raison inverse de la force », Pascal déduit, en faisant abstraction du poids du liquide, la propriété fondamentale de la presse hydraulique à laquelle son nom reste attaché. Le Traité de l’équilibre des liqueurs est un ouvrage qui fait époque dans l’histoire de la mécanique ; c’est de cette base solide que partiront plus tard, après le développement des méthodes du calcul infinitésimal, Clairaut, d’Alembert et leurs successeurs, pour fonder la théorie générale des fluides. Le Traité de l’équilibre des liqueurs et celui de la Pesanteur de la masse de l’air ne sont pas moins mémorables dans l’histoire de la littérature scientifique française. Pascal, avec sa pensée merveilleusement lucide, y donne le modèle du style scientifique ; de sa phrase sobre et allant droit au but à la phrase lourde et parfois obscure de Descartes dans sa Dioptrique et dans ses Météores, le progrès est considérable. Pascal avait conscience de l’importance de l’œuvre accomplie, en coordonnant les travaux de ses prédécesseurs et les rattachant à quelques principes simples ; il pouvait écrire très justement : « Je sais un peu ce que c’est que l’ordre, et combien peu de gens l’entendent. » Mais, s’il était fier du succès de ses efforts, il savait aussi que la science est une œuvre collective, comme en témoigne cette phrase des Pensées : « Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent : mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un « chez moi » à la bouche. Ils feraient mieux de dire : notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. »

Les premiers travaux mathématiques de Pascal avaient porté sur les sections coniques. Il ne semble pas avoir approfondi l’œuvre algébrique de Viète, non plus que la géométrie analytique de Descartes. La généralité même de la méthode, préconisée par le grand philosophe, devait plutôt en détourner Pascal, soucieux de résultats précis. Son esprit, curieux des détails, préférait les beaux problèmes qu’offre la géométrie traitée à la manière des anciens et les questions délicates posées par l’analyse combinatoire et le calcul des probabilités. Pascal a consacré un traité à ce qu’il a appelé « le triangle arithmétique » ; il entend par là une suite d’entiers disposés en colonnes verticales formant un triangle indéfini, où chaque nombre se calcule en faisant la somme des entiers qui le surmontent dans la colonne précédente. On obtient ainsi les nombres de combinaisons de diverses grandeurs prises entre elles un certain nombre de fois, et la considération du triangle devait lui être utile pour ses recherches sur le calcul des probabilités. Il faut cependant reconnaître que, si Pascal avait employé les signes de l’algèbre, il aurait, en évitant les détours du langage ordinaire, grandement facilité la tâche de ses lecteurs.

Deux questions sur le jeu, posées par le chevalier de Méré, furent l’origine du calcul des probabilités. La première se formulait ainsi : si l’on joue plusieurs fois avec deux dés, combien faudra-t-il de coups au minimum pour que l’on puisse parier avec avantage que, après avoir joué ces coups, on aura fait rafle de six ? La réponse, qui se déduit facilement de l’évaluation du nombre des cas favorables, est que, si l’on parie d’amener double-six en vingt-quatre coups, les chances de perte l’emportent sur celles de gain ; c’est le contraire, si l’on accorde vingt-cinq coups. La seconde question était moins simple. Comme l’écrivait Pascal à Fermat au sujet de Méré, qui ne put la résoudre : « Il a un très bon esprit, mais il n’est pas géomètre ; et c’est, comme vous savez, un grave défaut. » Ce problème concerne le cas où, des joueurs rompant le jeu avant la fin, on cherche à opérer la juste distribution, qui s’appelle le parti. La méthode de Pascal est d’une admirable simplicité, et, en formant une équation aux différences finies, il invente une des deux méthodes analytiques du calcul des probabilités. L’autre méthode, qui repose sur la théorie des combinaisons, fut donnée dans le même temps par Fermat. La correspondance si curieuse entre ces deux grands esprits nous fait assister à la genèse des premiers principes du calcul des probabilités. Le compliment, cet ennemi des conversations douces et aisées, suivant l’expression de Fermat, en est le plus souvent banni. Cependant, on y sent la déférence de Pascal pour le grand géomètre de Toulouse, et, celui-ci lui ayant envoyé les énoncés de quelques-uns de ses théorèmes sur la décomposition des entiers en nombres carrés et en nombres triangulaires, dans l’espérance qu’il le suivrait dans la même voie, Pascal répond, au sujet de ces énoncés : « Pour moy, je vous confesse que cela me passe de bien loin ; je ne suis capable que de les admirer. » En une autre occasion, Pascal écrit à Fermat qu’il est celui de toute l’Europe qu’il tient pour le plus grand géomètre. La correspondance entre Fermat et Pascal, imprimée seulement longtemps après, circula dans le monde scientifique d’alors et provoqua de nouvelles recherches sur le calcul des probabilités. Huyghens, Leibniz et d’autres développent et appliquent les principes de Fermat et de Pascal, sans y rien ajouter d’essentiel, jusqu’à ce que Jacques Bernoulli découvre le célèbre théorème qui porte son nom, et que Poisson a généralisé un siècle plus tard en l’appelant la loi des grands nombres. Sans parler des nombreuses applications pratiques du calcul des probabilités, on sait la place qu’il a prise dans la science de notre époque, au point que, d’après certains théoriciens de la mécanique statistique, les lois de la physique ne sont que des lois de plus grande probabilité, si bien que, quelque jour, le monde pourrait faire machine en arrière, éventualité qui, hâtons-nous de le dire, est infiniment peu probable.

Pascal, retiré à Port-Royal, avait abandonné toute recherche scientifique, quand, au mois de juin 1658, il adresse un défi aux mathématiciens sur des problèmes relatifs à la courbe appelée roulette ou cycloïde. Galilée et le Père Mersenne avaient les premiers considéré cette courbe, étudiée ensuite par Torricelli et surtout par Roberval, qui démontra que l’aire comprise entre la cycloïde et sa base est égale à trois fois l’aire du cercle générateur. Pour résoudre les problèmes posés par Pascal, il fallait faire des intégrations très complexes, et les vues qu’il développa à cette occasion portent au delà du cadre spécial des questions mises au concours. Le principe général posé par Cavalieri dans sa Géométrie des indivisibles est mis en pleine lumière par Pascal, qui soutient la légitimité de ce calcul des infiniment petits, encore enveloppé de brumes. La phrase suivante, précisant son emploi, répondait à certaines critiques : « On n’augmente pas une grandeur continue d’un certain ordre, formule Pascal, lorsqu’on lui ajoute en tel nombre que l’on voudra des grandeurs d’un ordre infinitésimal supérieur. » Peu à peu se clarifiait ainsi la notion de sommation ou d’intégration, posée sous d’autres points de vue par Eudoxe et par Archimède dans l’antiquité, et dont Fermat donnait de son côté des exemples mémorables relatifs aux paraboles de degrés supérieurs. On trouve dans l’ouvrage de Pascal sur la roulette, sous des formes géométriques extrêmement ingénieuses, des résultats fondamentaux se rapportant à ce que les géomètres appellent aujourd’hui les intégrales curvilignes et les intégrales doubles, et il suffit, pour indiquer la puissance de ses méthodes, de rappeler le beau théorème sur l’égalité à un arc d’ellipse d’un arc de cycloïde allongée ou raccourcie. N’oublions pas non plus que Leibniz a plus tard reconnu expressément tout ce qu’il devait aux ouvrages de Pascal. Les amis des sciences mathématiques regarderont toujours avec respect à la Bibliothèque de Clermont les deux exemplaires, offerts par Marguerite Périer, de la Lettre contenant la solution de tous les problèmes touchant la roulette, écrite par Pascal à M. de Carcavi, sous le nom d’Amos Dettonville, qui était l’anagramme de Louis de Montalte, l’auteur des Provinciales.

Telle fut, pendant les quelques années où il poursuivit des recherches scientifiques, l’œuvre de Blaise Pascal en mathématiques et en physique. Il y chercha surtout un délassement et une occasion d’exercer son vigoureux esprit. Depuis Lagrange et Laplace, on s’accorde à regarder Fermat, cet autre amateur de génie, comme le premier fondateur du calcul différentiel, que Leibniz devait doter plus tard d’un fécond algorithme. C’est aussi pour nous un légitime sujet de fierté que de voir les noms associés de Fermat et de Pascal briller au premier rang parmi ceux des fondateurs du calcul intégral et du calcul des probabilités. Chez Pascal. la puissance d’invention fut égale à celle des plus grands géomètres, et il est permis de regretter que d’autres soucis l’aient détourné des voies de la science à une époque où se préparait, en mécanique et en physique, comme dans l’analyse infinitésimale, la magnifique floraison qui allait éclore dans la seconde moitié du XVIIe siècle avec Huyghens, Newton et Leibniz.

En physique, Pascal se montre habile expérimentateur, et il apparaît mécanicien ingénieux dans la construction de la machine à calculer et dans l’invention du haquet. La physique est, avant tout, pour lui, une science expérimentale, et il insiste sur ce que l’expérience et l’observation sont la seule source de nos connaissances. « Que tous les disciples d’Aristote, — écrit-il dans la conclusion de ses traités sur le vide et sur la pesanteur de l’air, — assemblent tout ce qu’il y a de fort dans les écrits de leur maître et de ses commentateurs pour rendre raison de ces choses par l’horreur du vuide, s’ils le peuvent; sinon, qu’ils reconnaissent que les expériences sont les véritables maistres qu’il faut suivre dans la physique. » Mais on doit aussi admirer la puissance de coordination dont Pascal fait preuve dans ses recherches sur les fluides. D’après lui, une tâche essentielle du physicien est de disposer les faits dans un ordre logique, en les rattachant les uns aux autres grâce à quelques principes simples qui généralisent eux-mêmes des résultats expérimentaux. C’est ce qu’il fit en hydrostatique avec le principe du travail virtuel et celui du centre de gravité.

Pascal regardait la physique positive comme essentiellement distincte de la cosmologie, c’est-à-dire d’une métaphysique du monde matériel, et, s’il était permis de transposer quelque peu en se servant d’un langage tout moderne, on qualifierait d’énergétique le point de vue sous lequel il envisageait la science. On peut penser aussi qu’il se ralliait à l’antique doctrine, d’après laquelle la science n’a d’autre objet que de sauver les phénomènes, suivant une formule platonicienne ; c’est ainsi qu’il trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic, considérant sans doute qu’il y a équivalence entre les systèmes héliocentrique et géocentrique dans l’explication des apparences offertes par les mouvements des planètes.

Pour Pascal, la physique ne peut être réduite à une mathématique universelle, et la tendance cartésienne lui paraissait trop audacieuse de chercher l’essence de la matière et de préciser la façon dont le inonde est construit avec de la figure et du mouvement. « Il faut dire en gros, — répète-t-il, — cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai, mais de dire quels et composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile, et incertain, et pénible. » Le point de vue est étroit, mais, depuis un siècle, d’éminents physiciens, en s’y tenant, ont fait progresser la science. Par contre, d’autres, plus confiants, se sont efforcés de démonter la machine pour voir ce qu’elle contient, et les hypothèses sur lesquelles ils ont bâti des théories les ont parfois conduits à la découverte de faits importants et nouveaux. Les savants ont aujourd’hui moins de goût pour les querelles d’écoles, où se plaisaient leurs devanciers, et ils jugent mieux de ce qu’il faut demander aux hypothèses et aux théories. Cependant, ceux mêmes qui accorderaient à Pascal qu’il est incertain et inutile de chercher la composition de la machine ne le suivraient sans doute pas jusqu’au bout d’une pensée, qu’il termine par ces mots : « Et, quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. » Par philosophie, il entend ici la philosophie naturelle, c’est-à-dire les sciences physiques, suivant une expression malheureusement abandonnée en France depuis un siècle. De la géométrie, il jugeait à peu près comme de la physique, quand il écrivait à Fermat : « car, pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit, mais en même temps je la connais pour si inutile que je fais peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan. Aussi je l’appelle le plus beau métier du monde, mais enfin ce n’est qu’un métier; et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force. »

C’est une des étrangetés du génie de Pascal, qu’il ait tracé un sillon aussi éclatant dans des recherches, dont il proclamait la vanité. De bonne heure, il jugea seuls dignes de ses efforts la philosophie morale et les problèmes religieux, jamais résolus, dans lesquels l’humanité exprime ses inquiétudes et ses angoisses. Cependant, il ne se détachait qu’à regret des études scientifiques pour lesquelles il était si merveilleusement doué, et, après avoir paru les abandonner sans esprit de retour, il y fut ramené un moment par une heureuse inconséquence, qui nous permet de le regarder comme un des fondateurs de l’analyse infinitésimale.

Sous l’empire de ses préoccupations religieuses, Pascal en était venu à voir dans la recherche scientifique systématiquement poursuivie un exercice non seulement inutile, mais dangereux. On lit dans les Pensées : « Écrire contre ceux qui approfondissent la science : Descartes. » Pascal et Descartes. Que de contrastes entre ces deux grands génies ! Dans sa vision de la science, Pascal a montré trop de prudence et Descartes a fait preuve de trop d’audace. Jamais esprits ne furent plus dissemblables, et moins faits pour se comprendre. Si nous sommes tentés de sourire de l’assurance avec laquelle Descartes trouvait des explications pour toutes choses, nous nous étonnons de l’indifférence de Pascal pour les points de vue féconds introduits par les idées cartésiennes. Mais l’œuvre scientifique de Pascal est assez grande pour que nous ne nous abandonnions pas à des regrets superflus et nous pouvons placer son nom à côté de ceux de Descartes et de Fermat. Ces trois grands géomètres sont l’honneur de la science française dans la première moitié du XVIIe siècle; les mathématiciens et les physiciens les associent dans une commune admiration.