SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES
DU MERCREDI 25 OCTOBRE 1922
DISCOURS
DE
M. RENÉ DOUMIC
PRÉSIDENT
MESSIEURS,
Votre séance annuelle du 25 octobre, qui réunit les cinq classes de l’Institut, est faite à souhait pour attester la diversité des forces intellectuelles de la France et leur union. Celui d’entre vous à qui vous confiez le soin d’évoquer la mémoire des académiciens morts dans l’année, ressent une double émotion. Grande est la tristesse d’avoir vu tomber de chers compagnons de route, et grande la fierté de songer à l’œuvre qu’ils laissent après eux et qui leur survit. Quelle diversité de talents ! Quelles figures originales, dont chacune diffère des autres et réalise un type ! Combien ne doit-on pas admirer, de quel cœur ne doit-on pas aimer un pays qui produit, en même temps et en si grand nombre, de tels hommes !
Un Denys Cochin est le type du grand bourgeois lettré de chez nous. Il est d’une famille et d’une ville, d’une de ces vieilles familles dont les racines se sont mêlées au sol même de la ville. Chez son père, Augustin Cochin, où fréquentaient les Montalembert et les Dupanloup, il avait pris le goût de tout ce qui fait la parure et la force de l’esprit. Lettres, histoire, droit ne lui avaient pas suffi : il s’était fait chimiste, pour avoir l’honneur de travailler aux côtés de Pasteur. II aimait la peinture, et préférait la peinture de demain ; car ce traditionnel de naissance recherchait la saveur de l’avenir. Incapable d’être l’homme d’un métier, ou l’homme d’un livre, les formules qui emprisonnent l’esprit, les œillères qui rétrécissent la vue, lui inspiraient une espèce d’horreur. Il avait des convictions ardentes et des idées larges : ce fut sa marque dans la vie publique. Un homme qui n’est pas né d’hier, dont tout le monde sait d’où il vient et où il va, chez qui beaucoup de talent se rencontre avec très peu d’ambition, j’aurais mauvaise grâce à prétendre qu’il n’y en ait pas dans nos assemblées : je dis seulement qu’on les compte, et qu’il n’y a pas besoin pour cela d’être très fort en calcul. Il avait sa place marquée dans un ministère d’union sacrée : la guerre lui fit franchir ce dernier échelon. La guerre ! Jadis il l’avait faite, et déjà contre les Allemands. Au mois d’août 1870, il avait dix-neuf ans. Devant la maison de campagne où il prenait ses vacances, un régiment de cavalerie vint à passer, musique en tête, montant vers le front. Il courut s’engager. À la guerre de 1914 il a donné deux fils et un gendre. Il les a donnés généreusement, de toute sa résolution de patriote et de toute sa résignation de chrétien. Le sacrifice n’était pas au-dessus de son courage ; il fut au-dessus de ses forces. Son cœur se brisa, à en mourir. Ainsi Denys Cochin a été jusqu’au bout le représentant de ces familles bourgeoises, qui ont offert, sans compter, le plus pur de leur sang et le plus héroïque de leur âme, à la défense de la patrie et à la lutte pour la civilisation.
En contraste avec la forte carrure et le rire puissant de Denys Cochin, voici maintenant la longue, la mince, la pâle silhouette d’un Émile Boutroux. Ceux d’entre vous qui écrivent des romans ou des pièces de théâtre, s’ils veulent y mettre le type accompli du penseur, n’auront qu’à se souvenir de ce confrère presque immatériel : ils ne trouveront pas mieux. Boutroux était de ces esprits qui, ayant rencontré un corps, s’en tirent comme ils peuvent. C’est à lui que doit avoir été adressée l’apostrophe fameuse : « ô idée ! » Tel je l’avais connu professeur à l’École normale, tel je le retrouvais, trente ans après, à l’Académie ; il n’avait pas changé : le temps qui passait sur lui, n’avait pas où se prendre. Comment ce pur esprit eût-il pu croire au règne de la nécessité ? Il était venu dans un temps de positivisme, où des doctrines inflexibles nous tenaient courbés sous le joug de la Nature extérieure. Le premier, il eut le courage de relever la tête et de rappeler à cette insolente Nature qu’ici-bas une seule nécessité existe, celle qui fait toutes les choses périssables et toutes les lois changeantes.
Voulez-vous évoquer un de ces érudits à la manière d’autrefois, qui ont porté si haut le renom de la science française, qui avaient une si belle conscience, et qui furent si hardis, quoique en soutane ? Mgr Duchesne était de la race des Lenain de Tillemont et des Mabillon. Parce qu’il avait la foi, il ne redoutait rien de la science. Et parce qu’il n’avait souci que de la vérité, il s’attachait à elle paisiblement, sans se préoccuper des critiques qui lui venaient de plus d’un côté. On peut être un savant et avoir de l’esprit. Mgr Duchesne avait beaucoup d’esprit, dont il se servait pour inquiéter les théories trop sûres d’elles-mêmes et ruiner les hypothèses mal fondées. Ainsi il a renouvelé les études d’histoire religieuse. Nous avions laissé l’érudition allemande s’en emparer : il nous les a rendues. Son autorité était incontestée dans tout le monde savant. À Rome, où, depuis 1895, il était directeur de l’École française, il s’était fait, simple monsignore, une place considérable. Chaque année, l’été venu, il quittait le Palais Farnèse, pour retourner voir la fumée monter sur sa petite maison de Saint-Servan. L’Institut était sur sa route : il reparaissait à nos séances. C’était un délice de causer avec ce vieux prêtre, avec ce bon prêtre, si savant et si fin, dont le malicieux sourire raillait par avance certains empressés, plus habiles à colporter ses mots qu’à les comprendre.
Mgr Duchesne était le Bénédictin moderne ; Ernest Lavisse fut l’Universitaire. Il avait tout ce qui fait le grand professeur, le vaste savoir, la vocation et le don d’enseigner, l’autorité et aussi la séduction : rappelez-vous le charme de son sourire, et, dans son rude visage, la douceur de son œil bleu. Il parlait d’une voix impérieuse, volontairement saccadée, avec je ne sais quoi de militaire. Et il parlait admirablement. C’était un professeur de chez nous, qui se croyait tenu de mettre dans son enseignement de l’ordre et de la clarté, comme c’était un historien à la française, pour qui l’histoire, préparée par l’érudition, doit s’achever en œuvre d’art. Il a fait, pour son compte, de beaux livres d’histoire, où il nous rendait, le service de nous renseigner sur les ambitions héréditaires de la nation allemande. Et il a su grouper des talents d’une diversité harmonieuse pour des travaux collectifs, dont il était le maître d’œuvre. Ce bon artisan a eu sa récompense : il venait d’achever son Histoire de la France moderne quand la plume lui tomba des mains. La mort, respectueuse, avait laissé à l’historien patriote le temps de tracer ces dernières lignes, simples et graves, qui sont un acte de foi dans les destinées immortelles de notre pays.
Heureux ceux qui ont pu remplir toute leur destinée ! Il en est que guette la jalousie des Dieux. Par sa naissance qui avait mis à son berceau l’auréole de l’exil, comme par un ensemble de dons qui faisaient de lui le filleul de toutes les fées, Paul Deschanel semblait être de ces favoris du sort à qui nul espoir n’est interdit. Sa vie politique se poursuivait avec une régularité aisée, dans un beau mouvement d’ascension. Homme d’État parmi des politiciens, homme du monde dans un milieu de démocratie, il incarnait ce genre de république qu’on a coutume de situer dans les temps anciens, faute de le rencontrer dans les temps modernes. Il avait présidé la Chambre avec vigueur et courtoisie. Tout le désignait pour la suprême magistrature de son pays. C’était, je ne dirai pas l’ambition de toute sa vie, mais l’aboutissement naturel de toute sa carrière. Si encore il avait échoué au seuil de la Terre promise ! S’il s’était heurté à l’ingratitude de ses concitoyens ! Mais la fatalité, qui avait étendu sur lui sa main, lui ménageait un supplice plus raffiné. Elle eut soin de lui faire toucher le but, qu’elle allait sournoisement lui dérober. Elle l’éleva au plus haut degré, pour rendre sa chute plus éclatante. Ainsi celui qui fut l’hôte éphémère de l’Élysée, rejoint ces victimes de choix, désignées de tout temps pour illustrer de leur exemple la vanité de nos vœux et la tragique ironie du Destin.
En évoquant les deuils de l’Académie française si cruellement éprouvée, je me suis trouvé parler un même temps au nom d’autres Académies. Émile Boutroux était venu de l’Académie des Sciences morales à l’Académie française : Paul Deschanel est allé de l’Académie française à l’Académie des Sciences morales. À cette section de l’Institut appartenaient encore M. Espinas, un des maîtres de la sociologie, et M. Souchon qui a marqué avec tant d’éclat sa place dans les études d’économie rurale. Mgr Duchesne était de l’Académie des inscriptions, avant de devenir l’un des nôtres. Il y avait pour confrères Léon Heuzey et Paul Girard, tous deux anciens élèves de l’École d’Athènes et qui, tous deux se souvenaient d’avoir couru de l’Attique au Péloponèse et de l’Eubée à Olympie, afin d’arracher à cette terre, gardienne du passé, un peu du trésor de beauté sur lequel se sont refermés ses flancs maternels.
Je voudrais rendre à chacun le juste hommage qui lui est dû. Mes confrères de l’Académie des Sciences ne m’en voudront pas si je me borne à adresser aux savants, disparus cette année, le salut, vainement mais profondément respectueux, d’un ignorant. Nous autres profanes, il nous est bien impossible d’apprécier les travaux d’un Jordan, spécialisé dans la géométrie pure et l’analyse ; du moins, de tels noms arrivent à nous avec le prestige que leur confère la haute estime de ceux qui savent. Mathématicien de premier ordre, de la grande lignée qui d’Henri Poincaré remonte à Pascal, Jordan a honoré l’intelligence française par ses travaux, l’âme française par son caractère. Car l’homme valait le savant. Nous avons tous été témoins du courage avec lequel il a donné à la patrie deux de ses fils et l’aîné de ses petits-fils. Ainsi encore admirons-nous d’un peu loin les études d’un Louis Favé sur les mouvements de la mer, celles d’un Ranvier sur les tissus des organismes, où on retrouve la rigueur des méthodes de Claude Bernard. Nous sommes plus familiers avec les titres des grands médecins. Parce qu’ils se penchent sur notre misère, nous leur sommes reconnaissants : notre espoir les accompagne dans la lutte qu’ils mènent pour nous contre la souffrance. Les plus hardis se choisissent, dans la faune des maladies, l’Adversaire avec qui ils brûlent de se mesurer. Pour Laveran ce fut la malaria. Il parvint à découvrir l’hématozoaire du paludisme. Ainsi il en triompha. Il s’est rangé parmi les dompteurs du mal physique, aux côtés de qui fut entre tous le Bienfaiteur, l’illustre savant dont nous allons bientôt célébrer le centenaire, notre grand Pasteur.
L’Académie des Beaux-Arts a perdu un éminent architecte, Gaston Redon, auquel on doit, entre autres beaux travaux, l’aménagement intérieur du Pavillon de Marsan, et deux maîtres, l’un de la musique, et l’autre de la peinture, tous deux universellement admirés. Camille Saint-Saëns aura eu l’enfance de Mozart et la vieillesse de Titien : il donnait déjà des concerts à cinq ans et écrivait encore des mélodies à quatre-vingts. Symphonies, opéras, messes, opéras-comiques, il a excellé dans tous les genres ; il était virtuose en même temps que compositeur ; il était, toute la musique. Sa grande œuvre, ce fut son rôle de restaurateur de la musique française. Avec Bizet et Lalo, il avait fondé la Société Ars Gallica. S’il fut chez nous un des premiers partisans de Wagner, il n’a jamais consenti à abdiquer devant le Credo de Bayreuth. De la Danse macabre à Samson et Dalila, il a bien mérité de l’« ars gallica ». II est une des gloires de la musique française, comme Bonnat est une des gloires de la peinture française. L’un et l’autre, ils se sont assuré une renommée sur laquelle le temps ne mordra pas : ils ont gravé leur nom sur l’airain des chefs-d’œuvre.
Il n’y a pas longtemps, j’entendais Camille Saint-Saëns, qui s’était mis au piano avec son habituelle bonne grâce, nous charmer tout un soir. Et au sortir d’une réunion toute pareille à celle-ci, je le vois encore foncer sur moi avec véhémence, parce que j’avais employé, en pleine séance des cinq Académies, un mot qui ne sonnait pas assez français à son oreille justement chatouilleuse. Jusqu’à l’extrême vieillesse, il avait conservé toute sa verdeur, les fortes épaules à peine voûtées, le teint jeune et coloré, l’air d’un petit Père éternel, jovial et caustique. Ces grands travailleurs, le travail les empêche de sentir le poids de l’âge. L’un des plus beaux portraits qu’ait laissés Bonnat, n’est-ce pas celui de notre très aimable et très aimé confrère, M. Widor, qu’il exposait au dernier Salon ? Léon Bonnat ne fut pas seulement un peintre de portraits, il fut le peintre de portraits. Avec sa petite figure muette, ses petits yeux d’observateur aux paupières plissées sous les sourcils broussailleux, il donnait l’impression de prendre sans cesse des notes. Il était né portraitiste et portraitiste d’une certaine société. Chaque époque a son peintre, qu’on imagine difficilement transporté dans une autre. Celui-là a été, par le pinceau, l’historien d’une époque difficile : il a peint cette France des dernières années de Hugo, la France de Dumas fils, de Taine, de Renan, de Lavigerie. Sa peinture sévère, un peu triste, convenait à ce moment de la vie française, dur moment où il fallut revenir des chimères, se méfier de l’imagination et du sentiment, regarder la réalité en face, se soumettre à l’objet. Tout à son besoin de vérité absolue, Bonnat eût dit volontiers comme Mgr Duchesne : « Je n’aime que les terrains solides. » Ainsi les hommes d’une même génération se rejoignent et, sans s’être concertés, tendent d’un effort fraternel vers le même but, pèlerins dispersés que guide une même étoile.
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L’Institut de France compte parmi ses meilleures traditions d’accueil qu’il réserve aux savants et artistes les plus éminents des pays étrangers. Le prince de Monaco continuait, parmi nous, la brillante série de ces grands de la terre à qui il plaît d’être aussi bien des princes de science et dont la souveraineté porte envie au labeur du savant. Non content du rôle de mécène, Albert Ier fut lui-même un chercheur original, un promoteur de découvertes, un des créateurs de l’océanographie. Il avait la passion de la science. Et il avait la passion de la France. C’est de Paris qu’il a fait choix pour y édifier son Institut océanographique. C’est, à Paris qu’il a créé son Institut de paléontologie humaine. La France n’oubliera pas le savant princier qui l’a aimée comme une seconde patrie.
L’Académie des Sciences comptait encore, parmi ses associés étrangers, le sénateur Giacomo Ciamician, professeur à l’Université de Bologne, un des représentants les plus distingués de la chimie organique. Et l’Académie des Beaux-Arts n’avait pas manqué d’appeler à elle un des maîtres de l’école espagnole, le peintre Pradilla. Sa célébrité datait de cette dramatique composition de Jeanne la Folle qui, très jeune, l’avait classé au premier rang. Dans ces dernières années, il s’était fait le peintre de la rue, de la foule bariolée qui court à la corrida. L’Espagne est le pays des contrastes violents : s’étonnera-t-on que ce raffiné fut un solitaire et un sauvage. vivant à l’écart dans sa poétique villa hispano-arabe de Madrid, d’où la vue s’étend, sur dix lieues de pays, jusqu’à la Sierra ?
L’Académie des Inscriptions s’était adjoint Hirschfeld, pour ses travaux sur les antiquités romaines, notamment sur la Gaule romaine. Il était de Koenigsberg. Fut-ce en souvenir de la Gaule d’autrefois ? Il paraît que cet élève de Mommsen n’a jamais attaqué ni calomnié la France. C’est quelque chose.
C’est mieux de s’être rangé à ses côtés dans sa lutte contre l’injustice et la violence. Lord Bryce m’apparaît comme un type supérieur de l’Anglo-Saxon. Ancien étudiant d’Oxford où il revint enseigner, ami de Gladstone qui l’initia à la politique, il fait une double carrière de professeur et d’homme d’État, tour à tour ministre, secrétaire pour l’Irlande, ambassadeur aux États-Unis. Il avait, en toute bonne foi, travaillé au rapprochement de l’esprit anglais et de la culture germanique. Seulement. — ceci encore est un trait de race. — cet Anglo-Saxon avait dans le sang la religion de la loyauté. La violation de la Belgique le souleva de la même indignation qui fit frémir tout le Royaume-Uni. Il lui fallut, dans sa brochure, Les nations neutres et la guerre, flétrir « certaines doctrines extraordinaires qui détruisent dans leurs racines toute moralité internationale et nous menacent d’un retour à l’état sauvage primitif ». La brave petite brochure se terminait par cette phrase : « La fidélité aux traités est le seul fondement solide sur lequel on puisse bâtir le temple de la Paix. » ([1]) Ces lignes sont de 1914. Elles n’ont, en 1922, rien perdu de leur actualité.
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Écrivains, professeurs, savants, artistes, tons différents, avaient un trait commun : la passion des travaux de l’esprit. Ils se sont consacrés à une même cause : celle de la haute culture. Ils ont travaillé à élargir cette vie supérieure, en qui réside la noblesse de l’humanité. Toutes leurs forces, tout leur génie, toute leur vertu, ils les ont consacrés à renforcer le rayonnement de l’intelligence et son règne dans le monde.
Le règne de l’intelligence ! Faut-il croire que nous soyons à la veille d’assister à son déclin ? Est-il vrai que le caractère de l’époque où nous entrons soit justement le recul de l’élément intellectuel ? Un cri d’alarme vient d’être jeté, et c’est par un des vôtres. Un maître, dont le nom fait autorité dans le monde entier, dénonçait hier, à la Société des Nations, le péril où les conditions nouvelles de la vie sociale mettent l’avenir de l’intelligence. Qui pourrait, parmi les hommes qui pensent, rester indifférent à un appel d’Henri Bergson ?
Les faits ne sont que trop évidents. C’est un fait qu’au lendemain de la guerre, entre le gain du travail intellectuel et le salaire du travail manuel, l’équilibre s’est rompu. Conséquence : on se détourne des carrières libérales, on déserte les grandes écoles. C’est un fait, hélas ! que la vulgarité gagne du terrain et que nous voyons sa compagne, l’ignorance, de plus en plus satisfaite d’elle-même, plus bruyante et plus encombrante. L’élite, celle du savoir et celle du savoir-vivre, va-t-elle disparaitre ? Qu’adviendra-t-il des plus précieuses conquêtes de l’esprit ? Quoi des plus délicates floraisons du sentiment ? Nous n’imaginons même pas que ce trésor, amassé partant de siècles, puisse nous être ravi, parce que nous avons peine à roux représenter la fin d’un monde. Et pourtant ! Sous la ruée des barbares, des civilisations entières ont disparu, qui peut-être valaient la nôtre et qui, elles aussi, se croyaient assurées de durer. Or il est des barbares de plus d’une sorte. Laisserons-nous, sous leur atteinte, se flétrir cette fleur de civilisation que nos confrères disparus ont si passionnément cultivée ? Verrons-nous d’un œil indifférent Ariel nous quitter ? Assisterons-nous, impuissants et résignés, au triomphe de Caliban ?
Notez que les mêmes symptômes s’observent dans tous les pays : le péril évoqué devant la Société des Nations menace toutes les nations. Que conclure, sinon que l’heure de la France est venue ? Laissez-moi vous redire en quels termes, Ernest Laisse, dans ces dernières lignes que je rappelais tout à l’heure, a défini le rôle historique de la France, celui d’hier, celui de demain : « Il faudra bien, écrivait-il pieusement, qu’un jour le monde trouve une façon de vivre, qu’un état de choses s’établisse pour durer plus ou moins longtemps. Alors, après le piétinement fébrile, les nations se remettront en route pour une nouvelle étape. Nous avons le droit d’espérer et de croire qu’à l’avant-garde se tiendra la France. » Il dépend beaucoup de vous, Messieurs, que cette noble espérance se réalise, et bien des regards se tournent vers vous. C’est en de telles circonstances qu’une institution telle que la vôtre prouve son utilité. En un temps normal, l’Institut de France peut-il être une tour d’ivoire et se contenter d’un rôle décoratif ? Nous sommes en un temps de fermentation universelle. C’est la genèse d’un monde. L’humanité civilisée vous saura gré de l’aider à préserver de la ruine son patrimoine intellectuel.
[1] J’emprunte ces traits et ces citations à l’excellente notice lue par M. Lacour-Gayet à l’Académie des Sciences morales.