Discours de M. de La Chapelle, en réponse à celui de M. de Valincour, reçu à la place de M. Racine, le samedi 27 juin 1699.
De Corneille et de Racine.
Monsieur,
Je vois déjà, je lis dans les yeux de ceux qui nous écoutent, qu’ils ne me demandent point raison du choix que nous avons fait de vous pour remplir dans ce tribunal des lettres la place qu’occupait si dignement M. Racine.
Ce n’est pas qu’ils aient été séduits par le glorieux suffrage qui a précédé les nôtres en votre faveur : notre auguste protecteur, il est vrai, a daigné nous éclairer dans ces jours d’affliction, il vous a montré à nous ; et en vous choisissant lui-même pour travailler à son histoire, il a semblé nous dire de vous choisir aussi pour travailler avec nous à ramasser et à polir les termes et les expressions dont cet ouvrage, l’abrégé de tant de merveilles, sera composé.
Ce nouveau titre éclatant avec lequel vous vous êtes présenté ici, n’a été ignoré de personne ; et vos auditeurs rendus plus attentifs en étoient aussi bien instruits que nous-mêmes.
Cependant, n’en doutez point, lorsqu’ils sont venus pour vous entendre, ils s’interrogeoient, ils se demandoient où on trouveroit un autre génie sublime comme celui que nous venons de perdre ! un autre, qui, comme lui, maître des esprits et des volontés par le charme de la parole et l’art d’écrire, sauroit produire ces enchantemens, ces ravissemens des ames ! sauroit émouvoir, séduire, agiter les cœurs ! les remplir à son gré de terreur ou de compassion ! et comme lui, faire couler des pleurs véritables sur de feintes afflictions ! Qui osera, disoient-ils, prendre sa place, et parler après lui à des hommes qu’il a tant de fois enlevés hors d’eux-mêmes pour les transporter dans les siècles et dans les pays les plus reculés de nous ? Qui viendra avec les talens nécessaires, avec la douceur et l’élégance d’un Tite-Live, avec la force et la majesté d’un Thucidide, soutenir cette partie de l’important fardeau de l’histoire de Louis dont il étoit chargé ?
Vous avez parlé, et leurs doutes se sont dissipés : au lieu du récit étendu de vos ouvrages et des raisons qui ont fixé nos vues sur vous, ils n’attendent plus de moi que des applaudissemens, qui viennent se confondre et se mêler avec les leurs.
Oui, Monsieur, l’éloge admirable que vous venez de faire de cet illustre mort, a convaincu, a persuadé tout le monde que vous étiez digne de lui succéder.
Votre modestie me désavoue, vous m’écoutez avec peine, et prêt à m’interrompre, s’il vous étoit permis, vous me diriez que la fortune a mis entre vos mains un trésor immense où vous avez puisé ; que vous avez trouvé des richesses infinies, dont vous n’avez fait que vous parer, et dont peut-être un autre par un plus heureux arrangement se fût mieux paré que vous.
Mais ne vous enviez point à vous-même les louanges qui vous sont dues.
Ces grands, ces pompeux sujets, où l’on croit que l’art n’a rien à ajouter, accablent plutôt l’orateur qu’ils ne l’élèvent ; ils embarrassent l’imagination, en même-temps qu’ils la remplissent d’une multitude d’idées brillantes ; ils y laissent, s’il m’est permis de parler ainsi, une impression si lumineuse, qu’elle l’aveugle, qu’elle l’égare au lieu de la conduire. Ce sont des diamans qui doivent à la main de l’ouvrier qui les taille, à son travail long et pénible, les feux vifs et éclatans dont ils frappent nos yeux, et qui avant que d’être parfaits, demandent plus d’art et de peine qu’ils ne promettent de gloire.
L’éloge sur-tout des grands hommes avec qui nous avons vécu, est d’autant plus difficile que nous avons moins eu le temps de nous accoutumer à les regarder avec ce respect que nous ne leur rendons qu’après leur mort.
Tant que ces Héros enfermés comme nous dans des corps mortels, nous ont paru comme nous sujets aux misères humaines, souvent nous nous sommes comparés à eux, souvent nous avons cru les égaler : quelquefois nous nous sommes flattés de les surpasser. La mort qui les enlève nous tire en même-temps un voile de devant les yeux : alors ils se montrent tels qu’ils sont, ils nous étonnent, ils nous éblouissent. L’envie qui répandoit un nuage sur leurs vertus, et nous les cachoit, se dissipe et fait place à l’admiration.
Souffrez-donc que je vous dise, que c’est mériter de succéder au fameux Racine, que de l’avoir su louer aussi éloquemment que vous avez fait. Vous l’avez dépeint avec de si vives et de si belles couleurs, que même en vous admirant, même en nous applaudissant de vous avoir acquis, nous avons senti un regret plus violent de l’avoir perdu.
Et en même temps ce nom célèbre auprès duquel vous avez placé le sien, a renouvelé dans nos cœurs une plaie que rien ne peut plus fermer.
Car enfin tant que Racine a vécu, tant que nous avons vu parmi nous, le compagnon, le rival, le successeur de ce génie divin, qui né pour la gloire de sa nation, a disputé l’empire du théâtre aux Grecs et aux Romains, et l’a remporté sur tous les autres peuples de la terre, nous avons pensé le voir encore lui-même ; celui que nous possédions nous consoloit de celui que nous n’avions plus ; et ce n’est qu’en perdant Racine que nous croyons les perdre tous deux, et que nous commençons à pleurer le grand Corneille.
Je ne veux ni imiter ici, ni condamner ceux qui les ont comparés : si l’un a suivi de plus près la nature, et si l’autre l’a surpassée ; si l’un a frappé d’avantage l’esprit, si l’autre a mieux touché le cœur, ou bien si tous deux ont su également saisir et enlever le cœur et l’esprit, les siècles à venir, encore mieux que nous, libres et affranchis de toutes préventions, en décideront ; mais dans celui-ci la fortune met entre eux après la mort une extrême différence.
Lorsque le grand Corneille mourut, l’illustre Racine occupoit ici la place que je remplis aujourd’hui ; et de même qu’après la mort d’Auguste, celui qui fut l’héritier de sa gloire et de sa puissance, fit dans Rome l’oraison funèbre du premier Empereur du monde, Racine, cette autre lumière du Théâtre François, fut le panégyriste de celui que nous en regarderons toujours comme le fondateur et le maître ; ce fut lui qui recueillit, pour ainsi dire, qui enferma dans l’urne les cendres de Corneille : il sembla à la fortune qu’il n’y avoit qu’un grand poète tragique qui pût rendre dignement le triste devoir au grand poète tragique que nous perdions alors ; cette même fortune, trompée peut-être par quelque accueil favorable que le public a fait à des ouvrages que j’ai hazardés sur le théâtre, essaye aujourd’hui de faire en quelque sorte le même honneur à Racine ; mais qu’en cette occasion elle signale bien son aveuglement, et la différence qu’elle met entre ces deux illustres confrères !
Qu’il fut glorieux pour Corneille d’être loué par Racine ! Qu’il est malheureux pour Racine qu’entre tant de poètes et d’orateurs excellens, dont le nom eût fait honneur à sa mémoire, le sort ait choisi celui qui étoit le moins capable de célébrer tant de vertus.
Quelle grandeur ! quelle majesté ! quelle sublimité de pensées et de style éclatèrent dans cet éloge magnifique dont vous nous avez fait souvenir ! Il est tel que quand tous les ouvrages de ces deux auteurs incomparables seroient perdus, échappé de l’injure des temps, seul il pourroit rendre leurs deux noms immortels.
Si celui que je consacre aujourd’hui à la gloire d’un homme qui savoit si bien louer, et qui est si louable lui-même, n’est pas soutenu de toute cette pompe et de toute éloquence digne de la compagnie au nom de qui je parle, j’espère au moins qu’il se fera distinguer par un sujet de douleur, le plus juste et le plus grand qui puisse affliger les lettres.
Car à présent que ces deux poètes célèbres ne sont plus, la muse tragique, ne craignons point de le dire, la muse tragique est ensevelie elle-même sous la tombe qui les couvre.
Vous connoissez, Monsieur, toute la grandeur de cette perte, vous qui savez que la tragédie donnée aux hommes par les philosophes comme un remède salutaire contre leurs désordres, fut autrefois une école de vertus, où les esprits corrompus par les passions déréglées, trouvoient un plaisir innocent, qui les retiroit des plus criminels, où détournés de leurs vices, par un amusement noble et sérieux, ils devenoient peu-à-peu capables de goûter les plaisirs purs et solides de la sagesse : enfin où les tyrans les plus barbares étoient contraints quelquefois de se détester eux-mêmes, et de fuir un spectacle qui, en leur inspirant trop d’horreur de leurs propres cruautés, les dégoûtoit de leur tyrannie.
Je ne parle point ici de cette tragédie lâche et efféminée, qui n’a d’autre art ni d’autre but que celui de peindre et d’inspirer les amoureuses foiblesses, fille de l’ignorance et de la vertu indiscrète des jeunes écrivains, qui, sans étude et sans reconnoissance, apportent sur nos théâtres les productions crues et indigestes d’un génie qu’ils n’ont pas nourri des principes et de la lecture des anciens.
Je parle de la tragédie digne des soins d’Aristote et de Platon, telle que M. Racine l’envisageoit, lorsqu’il ne désespéroit pas de la réconcilier avec ses illustres ennemis1.
Qui est-ce qui entreprendra désormais cette grande réconciliation ? Qui est-ce qui aura la force, qui est-ce qui aura le courage de guérir le goût corrompu des hommes ? et de dépouiller cette reine des esprits, de ces ornemens indignes, de ces passions frivoles qui la défigurent au lieu de la parer ? Qui est-ce qui, pour parler la langue des poètes, fera sortir des enfers les ombres des personnages héroïques ? et ranimera tantôt Mithridate, pour nous faire admirer une vertu féroce et barbare, mais pure et grande ? tantôt Phèdre même, pour faire entrer dans nos cœurs, avec la compassion de son malheur, l’horreur et la haine de son crime ?
Je ne sais si mes préjugés m’aveuglent, et si mes craintes sont fausses ; mais il me semble du moins que si je consulte l’Histoire et l’exemple des siècles passés, elles ne sont que trop bien fondées.
On diroit qu’il y a une fatalité, ou, pour parler mieux, un ordre saint de la providence, qui fixe dans tous les arts, chez tous les peuples du monde, un point d’excellence qui ne s’avance ni ne s’étend jamais.
Ce même ordre immuable détermine un nombre certain d’hommes illustres, qui naissent, fleurissent, se trouvent ensemble dans un court espace de temps, où ils sont séparés du reste des hommes communs que les autres temps produisent, et comme enfermés dans un cercle, hors duquel il n’y a rien qui ne tienne, ou de l’imperfection de ce qui commence, ou de la corruption de ce qui vieillit.
Ainsi Eschyle, Sophocle et Euripide qui portèrent la tragédie grecque à son plus haut degré de splendeur, furent presque contemporains, et n’eurent point de successeurs dignes d’eux ; ainsi à Rome et dans Athènes toutes les autres sciences eurent une destinée semblable.
Que ne devons-nous donc point craindre à la fin d’un siècle si beau et si fertile en grands personnages que nous avons presque tous perdus !
Mais aussi que ne devons-nous point espérer, lorsque nous considérons celui qui fait le plus digne et le plus noble ornement de ce beau temps de la monarchie françoise, ce Roi qui, dans un règne déjà de plus d’un demi-siècle, compte plus de succès éclatans, et plus de victoires que d’années ?
N’en doutons point, tant que le ciel, qui nous l’a donné, nous le conservera, il continuera pour lui ses miracles, et nous verrons renaître de tant de cendres précieuses, de nouveaux héros, de nouveaux Sophocles, de nouveaux Démosthènes.
Cependant, vous, Monsieur, qui êtes destiné à travailler sur l’Histoire de toute cette suite de prodiges que sa vie a fait voir, donnez tous vos soins à cet ouvrage immortel que l’Europe entière attend, afin que tous les hommes de toutes sortes de conditions, trouvent en un seul, des exemples de vertus, que chacun puisse imiter.
Dérobez néanmoins, s’il se peut, quelques momens à cette glorieuse occupation, et venez éclairer quelquefois de vos avis et de vos lumières, une compagnie qui vous reçoit avec toute l’estime que l’on doit à la beauté de votre esprit, et avec toute l’amitié que l’on ne peut refuser à la douceur de vos mœurs.
Note : Dans sa préface de Phèdre.