Discours prononcé le 3 juillet 1684 par M. Boileau-Despréaux lorfqu'il fut reçu à la place de M. de Bezons, Confeiller d'Etat.
Messieurs,
L’honneur que je reçois aujourd’hui est quelque chose pour moi de si grand, de si extraordinaire, de si peu attendu ; et tant de sortes de raisons semblaient devoir pour jamais m’en exclure, que dans le moment même où je vous en fais mes remerciements, je ne sais encore ce que je dois croire. Est-il possible, est-il bien vrai que vous m’ayez en effet jugé digne d’être admis dans cette illustre Compagnie, dont le fameux établissement ne fait guère moins d’honneur à la mémoire du cardinal de Richelieu, que tant de choses merveilleuses qui ont été exécutées sous son ministère ? Et que penserait ce grand homme ? Que penserait ce sage chancelier qui a possédé après lui la dignité de votre protecteur, et après lequel vous avez jugé ne pouvoir choisir d’autre protecteur que le roi même ? Que penseraient-ils, dis-je, s’ils me voyaient aujourd’hui entrer dans ce corps si célèbre, l’objet de leurs soins et de leur estime, et où, par les lois qu’ils ont établies, par les maximes qu’ils ont maintenues, personne ne doit être reçu qu’il ne soit d’un mérite sans reproche, d’un esprit hors du commun, en un mot, semblable à vous ? Mais à qui est-ce encore que je succède dans la place que vous m’y donnez ? N’est-ce pas à un homme également considérable, et par les grands emplois, et par sa profonde capacité dans les affaires, qui tenait une des premières places dans le Conseil, et qui en tant d’importantes occasions a été honoré de la plus étroite confiance de son prince, à un magistrat non moins sage qu’éclairé, vigilant, laborieux, et avec lequel, plus je m’examine, moins je me trouve de proportion.
Je sais bien, Messieurs, et personne ne l’ignore, que dans le choix que vous faites des hommes propres à remplir les places vacantes de votre savante assemblée, vous n’avez égard ni au rang ni à la dignité : que la politesse, le savoir, la connaissance des belles-lettres, ouvrent chez vous l’entrée aux honnêtes gens, et que vous ne croyez point remplacer indignement un magistrat du premier ordre, un ministre de la plus haute élévation, en lui substituant un poète célèbre, un écrivain illustre par ses ouvrages, et qui n’a souvent d’autre dignité que celle que son mérite lui donne sur le Parnasse. Mais, en qualité même d’homme de lettres, que puis-je vous offrir qui soit digne de la grâce dont vous m’honorez ? Serait-ce un faible recueil de poésies, qu’une témérité heureuse et quelque adroite imitation des anciens ont fait valoir, plutôt que la beauté des pensées, ni la richesse des expressions ? Serait-ce une traduction si éloignée de ces grands chefs-d’œuvre que vous nous donnez tous les jours, et où vous faites si glorieusement revivre les Thucydide, les Xénophon, les Tacite, et tous ces autres célèbres héros de la savante antiquité ? Non, Messieurs, vous connaissez trop bien la juste valeur des choses pour payer d’un si grand prix des ouvrages aussi médiocres que les miens, et pour m’offrit de vous-mêmes, s’il faut ainsi dire, sur un si léger fondement, un honneur que la connaissance de mon peu de mérite ne m’a pas laissé seulement la hardiesse de demander.
Quelle est donc la raison qui vous a pu inspirer si heureusement pour moi en cette rencontre ? Je commence à l’entrevoir, et j’ose me flatter que je ne vous ferai point souffrir en la publiant. La bonté qu’a eu le plus grand prince du monde, en voulant bien que je m’employasse, avec un de vos plus illustres écrivains, à ramasser en un corps le nombre infini de ses actions immortelles, cette permission, dis-je, qu’il m’a donnée, m’a tenu lieu auprès de vous de toutes les qualités qui me manquent. Elle vous a entièrement déterminés en ma faveur. Oui, Messieurs, quelque juste sujet qui dût pour jamais m’interdire l’entrée de votre Académie, vous n’avez pas crû qu’il fût de votre équité de souffrir qu’un homme destiné à parler de si grandes choses fût privé de l’utilité de vos leçons, ni instruit en d’autre école qu’en la vôtre. Et en cela vous avez bien fait voir que, lorsqu’il s’agit de votre auguste protecteur, quelque autre considération qui vous pût retenir d’ailleurs, votre zèle ne vous laisse plus voir que le seul intérêt de sa gloire.
Permettez pourtant que je vous désabuse, si vous vous êtes persuadés que ce grand prince, en m’accordant cette grâce, ait crû rencontrer en moi un écrivain capable de soutenir en quelque sorte, par la beauté du style et par la magnificence des paroles, la grandeur de ses exploits. C’est à vous, Messieurs, c’est à des plumes comme les vôtres, qu’il appartient de faire de tels chefs-d’œuvre ; et il n’a jamais conçu de moi une si avantageuse pensée. Mais comme tout ce qui s’est fait sous son règne tient beaucoup du miracle et du prodige, il n’a pas trouvé mauvais qu’au milieu de tant d’écrivains célèbres qui s’apprêtent à l’envi à peindre ses actions dans tout leur éclat, et avec tous les ornements de l’éloquence la plus sublime, un homme sans fard, et accusé plutôt de trop de sincérité que de flatterie, contribuât de son travail et de ses conseils à bien mettre en jour, et dans toute la naïveté du style le plus simple, la vérité de ses actions, qui, étant si peu vraisemblables d’elles-mêmes, ont bien plus besoin d’être fidèlement écrites que fortement exagérées.
En effet, Messieurs, lorsque des orateurs et des poètes, ou des historiens même aussi entreprenants quelquefois que les poètes et les orateurs, viendront à déployer sur une matière si heureuse toutes les hardiesses de leur art, toute la force de leurs expressions : quand ils diront de Louis LE GRAND, à meilleur titre qu’on ne l’a dit d’un fameux capitaine de l’Antiquité, qu’il a lui seul plus fait d’exploits que les autres n’en ont eu, qu’il a pris plus de villes que les autres rois n’ont souhaité d’en prendre : quand ils assureront qu’il n’y a point de potentat sur la terre, quelque ambitieux qu’il puisse être, qui dans les vœux secrets qu’il fait au ciel, ose lui demander autant de prospérités et de gloire que le ciel en a accordé libéralement à ce prince : quand ils écriront, que sa conduite est maîtresse des événements, que la fortune n’oserait contredire ses desseins : quand ils le peindront à la tête de ses armées, marchant à pas de géant au travers des fleuves et des montagnes, foudroyant les remparts, brisant les rocs, terrassant tout ce qui s’oppose à sa rencontre ; ces expressions paraîtront sans doute grandes, riches, nobles, accommodées au sujet : mais en les admirant, on ne se croira point obligé d’y ajouter foi, et la vérité sous ces ornements pompeux pourra aisément être désavouée ou méconnue.
Mais lorsque des écrivains sans artifice, se contentant de rapporter fidèlement les choses, et avec toute la simplicité de témoins qui déposent, plutôt même que d’historiens qui racontent, exposeront bien tout ce qui s’est passé en France depuis la fameuse paix des Pyrénées, tout ce que le roi a fait pour rétablir dans ses États l’ordre, les lois, la discipline : quand ils compteront bien toutes les provinces que dans les guerres suivantes il a ajoutées à son royaume, toutes les villes qu’il a conquises, tous les avantages qu’il a eus, toutes les victoires qu’il a remportées sur ses ennemis, l’Espagne, la Hollande, l’Allemagne, l’Europe entière trop faible contre lui seul, une guerre toujours féconde en prospérités, une paix encore plus glorieuse. Quand, dis-je, des plumes sincères, et plus soigneuses de dire vrai que de se faire admirer, articuleront bien tous ces faits disposés dans l’ordre des temps, et accompagnés de leurs véritables circonstances ; qui est-ce qui en pourra disconvenir, je ne dis pas de nos voisins, je ne dis pas de nos alliés, je dis de nos ennemis mêmes ? Et quand ils n’en voudraient pas tomber d’accord, leurs puissances diminuées, leurs États resserrés dans des bornes plus étroites, leurs plaintes, leurs jalousies, leurs fureurs, leurs invectives mêmes, ne les en convaincront-ils pas malgré eux ? Pourront-ils nier que l’année même où je parle, ce prince voulant les contraindre d’accepter la paix qu’il leur offrait pour le bien de la chrétienté, il a tout à coup, et lorsqu’ils le publiaient entièrement épuisé d’argent et de forces, il a, dis-je, tout-à-coup fait sortir comme de terre dans les Pays-Bas deux armées de quarante mille hommes chacune, et les y a fait subsister abondamment malgré la disette des fourrages, et la sécheresse de la saison ? Pourront-ils nier que tandis qu’avec une de ses armées il faisait assiéger Luxembourg, lui-même avec l’autre tenant toutes les villes du Hainaut et du Brabant comme bloquées ; par cette conduite toute merveilleuse, ou plutôt par une espèce d’enchantement semblable à celui de cette tête si célèbre dans les fables, dont l’aspect convertissait les hommes en rochers, il a rendu les Espagnols immobiles spectateurs de la prise de cette place si importante où ils avaient mis leur dernière ressource : que par un effet non moins admirable d’un enchantement si prodigieux, cet opiniâtre ennemi de sa gloire, cet industrieux artisan de ligues et de querelles, qui travaillait depuis si longtemps à remuer contre lui toute l’Europe, s’est trouvé lui-même dans l’impuissance, pour ainsi dire, de se mouvoir, lié de tous côtés, et réduit pour toute vengeance à semer des libelles, à pousser des cris et des injures ? Nos ennemis, je le répète, pourront-ils nier toutes ces choses ? Pourront-ils ne pas avouer qu’au même temps que ces merveilles s’exécutaient dans les Pays-Bas, notre armée navale sur la mer Méditerranée, après avoir forcé Alger à demander la paix, faisait sentir à Gênes, par un exemple à jamais terrible, la juste punition de ses insolences et de ses perfidies, ensevelissait sous les ruines de ses palais et de ses maisons cette superbe ville, plus aisée à détruire qu’à humilier ? Non sans doute, nos ennemis n’oseraient démentir des vérités si reconnues, surtout lorsqu’ils les verront écrites avec cet air simple et naïf, et dans ce caractère de sincérité et de vraisemblance, qu’au défaut des autres choses je ne désespère pas absolument de pouvoir, au moins en partie, fournir à l’Histoire.
Mais comme cette simplicité même, toute ennemie qu’elle est de l’ostentation et du faste, a pourtant son art, sa méthode, ses agréments ; où pourrais-je mieux puiser cet art et ces agréments que dans la source même de toutes les délicatesses, dans cette Académie qui tient depuis si longtemps en sa possession tous les trésors, toutes les richesses de notre langue ? C’est donc, Messieurs, ce que j’espère aujourd’hui trouver parmi vous, c’est ce que j’y viens étudier, c’est ce que j’y viens apprendre. Heureux si par mon assiduité à vous cultiver, par mon adresse à vous faire parler sur ces matières, je puis vous engager à ne me rien cacher de vos connaissances et de vos secrets. Plus heureux encore si, par mes respects et par mes sincères soumissions je puis parfaitement vous convaincre de l’extrême reconnaissance que j’aurai toute ma vie de l’honneur inespéré que vous m’avez fait.