DISCOURS prononcé le 12. Janvier 1673 par Mr. l’Abbé FLÉCHIER, à preſent Evêque de Niſmes, lorſqu’il fut reçû à la place de Mr. Godeau, Evêque de Vence.
MESSIEURS,
Si j’avois reçû l’honneur que je reçois aujourd’huy avant que le Roy vous eût honorez de ſa protection, j’aurois employé tout ce diſcours à vous faire connoître combien je m’eſtime heureux d’avoir une place parmi vous, d’entrer dans un commerce que la vertu, l’amitié & le bon uſage des Lettres humaines rendent ſi précieux & ſi agréable ; de voir mon nom avec tant de noms illuſtres : de partager avec vous cette réputation que vous avez toute acquiſe, & que je n’aurois jamais méritée ; de profiter de vos lumieres & de vos exemples, & d’apprendre de vous toutes les graces du diſcours, toutes les regles de la politeſſe.
J’aurois rappellé dans vôtre mémoire la naiſſance de cette illuſtre Compagnie, ſous un Roy[1] que la juſtice, la piété, les victoires, & la grandeur des évenemens de ſon regne auroient pû rendre incomparable, s’il n’eût laiſſé un Fils qui ſurpaſſe tous ceux qui l’ont précédé, & qui trouvera à peine à l’avenir des Succeſſeurs qui luy reſſemblent. J’aurois parlé de ce grand Cardinal qui crut que ce n’était pas aſſez d’avoir employé tous ſes ſoins, & toutes les veilles, pour la grandeur de ſon Maître, s’il ne luy conſacroit encore les vôtres ; & que les Alpes forcées, la mer captive ſous ſes digues, les Forts de la rebellion abbatus avec les rebelles pouvoient laiſſer une grande gloire, mais que vous ſeuls dans vos écrits pouviez en donner une immortelle.
J’aurois parlé de ce Chancelier celebre, qui après avoir rendu ſes oracles dans les Tribunaux ſuprêmes de la Juſtice, venait préſider à ceux que vous rendez dans vos aſſemblées ; & qui ſe croyait chargé de la gloire & de l’avancement des belles Lettres, comme il l’était de la protection des biens & de la fortune des peuples. Après avoir ainſi mêlé vos louanges à celles de vos Protecteurs, conſiderant ce que vous êtes & ce que je ſuis, touché d’une juſte reconnoiſſance & d’une pudeur raiſonnable, j’aurois crû m’être acquité de ce devoir en rougiſſant de mes défauts, & en me louant de la grace que vous m’auriez faite.
Mais aujourd’huy, MESSIEURS, que vous êtes ſous la protection d’un Roy ſi grand par l’excellence de ſon Genie, par la gloire de ſes exploits, par l’étenduë de ſa puiſſance, ſouffrez que je ne parle plus de vos proſperitez paſſées, que j’oublie pour un peu de temps l’honneur même que vous me faites, pour penſer à celuy que vous avez reçû, & que ſans vous ennuyer par des ſentimens d’une modeſtie importune je vous feliçite de vôtre gloire.
Quel heureux changement dans la fortune des gens de Lettres ? Autrefois ils reveroient de loin la grandeur & la majeſté des Rois, qu’ils ne connoiſſoient que ſur la foy de la renommée. A peine le ſon de leur voix arrivoit-il juſqu’aux oreilles de ceux dont ils chantoient les victoires. Ils entroient quelquefois dans le cabinet de quelque Mecène, mais ils n’approchoient preſque jamais des Palais d’Auguſte ; ſoit par un mépris genereux des vaines grandeurs, ſoit par une juſte indignation contre l’ignorance de leur ſiecle, ils vivotent dans leurs ſolitudes enveloppez dans leur propre vertu, & s’éloignoient de la Cour des Rois, où le faſte l’emportoit ſur la modeſtie, & où la fortune étoit preſque toûjours plus honorée que la ſageſſe.
Il étoit reſervé au plus grand des Rois de rétablir l’honneur des Lettres en vôtre faveur, de vous ouvrir ſon propre Palais, de vous faire trouver dans le Louvre même toutes les douceurs de la retraite, de vous donner un noble repos à l’ombre de ſon Trône, de ſe faire au milieu de cette Cour ſuperbe & tumultueuſe, comme une Cour paiſible & modeſte où regne une honnête émulation, & où des ames tranquilles & desintereſſées travaillent à s’enrichir des biens de l’eſprit, & cherchent une gloire plus pure que celle des ames vulgaires.
Que ſi vous trouvez tant de gloire dans la grace qu’il vous a faite, vous n’en trouverez pas moins dans vôtre propre reconnoiſſance, puis qu’en louant vôtre Auguſte Protecteur, vous pouvez meriter vous-mêmes des louanges immortelles. Il n’eſt rien de ſi commun que de faire l’éloge des Princes, mais il n’eſt rien auſſi de ſi difficile. Comme on ne trouve pas toujours en ce qu’ils font ce qu’ils doivent faire, on eſt ſouvent réduit à louer en eux, non pas ce qu’on y voit, mais ce qu’on y ſouhaite, & à laiſſer la verité pour la bienſeance. Il faut ſe jetter adroitement ſur leur naiſſance & ſur la gloire de leurs Ancêtres, & pour trouver quelque choſe de grand, il faut ſouvent le chercher hors d’eux-mêmes.
Mais icy le Prince eſt au deſſus de ſa dignité. Sa vie fournit aſſez pour ſon éloge ſans s’arrêter à ſa fortune. Comme ſa naiſſance l’a rendu le plus grand des Rois, ſes ſentimens & ſes actions le rendent le plus grand des hommes. Ces Provinces conquiſes, ces deſordres bannis, ces Loix rétablies, ces Arts floriſſans, ces Lettres que vous cultivez avec tant de ſuccés, honorées de ſes ſoins & de ſon estime, ce courage ſi actif dans ſes expeditions militaires, cette ſageſſe ſi éclairée dans ſes conſeils, cette vigilance ſi attentive dans la multitude des affaires, ne font-ce pas des matieres qui peuvent combler de gloire ceux qui les traitent ?
Je connois vôtre modeſtie, MESSIEURS, & il me ſemble que vous me dites que la vertu heroïque étant au deſſus des loix & des maximes ordinaires, elle a certains excès glorieux qui l’élevent au deſſus des paroles & des imaginations communes. Il eſt vray qu’il’ y a une grandeur naturelle où l’art ne ſçauroit atteindre, que l’éloquence ne peut exprimer tout ce que la valeur peut faire, qu’elle trouve des actions plus nobles & plus hardies que ſes figures, qu’elle a l’adreſſe de relever les petites choſes, mais qu’elle a le malheur de ſuccomber ſous les grandes, & que pour travailler à la gloire d’un héros, l’orateur le plus éloquent s’expoſe ſouvent à perdre la ſienne.
Mais je ſçay que comme il y a des ames élevées qui ſe portent aux grandes actions il y a des eſprits choiſis qui ſçavent donner de grandes louanges, qui ſont éclairez dans leurs, jugemens, ſolides dans leurs raiſons, agréables dans leurs diſcours, juſtes dans leurs expreſſions, qui ſont enfin ce que vous êtes. Pour moy qui me trouve aujourd’huy dans les mêmes engagemens, & qui n’ay pas reçû du ciel les mêmes ſecours, j’eſpere que la grandeur même du deſſein ſuppléera à la foibleſſe de mon génie. Dans les autres éloges les actions ſont soûtenuës par l’éloquence, dans celuy-cy l’éloquence eſt ſoûtenuë par les actions, l’eſprit fort en quelque façon de luy-même, & s’éleve avec ſon ſujet, & ſans emprunter des couleurs & des beautez étrangeres, une ſi grande matiere eſt elle-même ſon ornement.
Que ſi la protection du Prince vous eſt ſi glorieuſe, j’oſe dire, MESSIEURS, qu’en vous protegeant il ſe fait honneur à luy-même, & que le ſoin qu’il prend de vôtre repos contribuë à ſa propre gloire. S’il ſçait l’art de regner & de conquerir, vous ſçavez l’art d’écrire ſon regne, & de faire admirer ſes conquêtes : & où peut-il trouver que dans vos ouvrages l’immortalité que ſes grandes actions luy ont meritée ?
Les ſtatuës érigées dans les places publiques, les inſcriptions gravées ſur des colonnes, les trophées élevez ſur un champ de bataille, les ſurnoms empruntez des Villes ou des Provinces conquiſes, ſont de glorieux monumens qui conſervent la réputation & la memoire des Princes ; mais outre que ce ne ſont que des éloges muets, des titres vuides & des repreſentations imparfaites, ils ne peuvent être qu’en peu de lieux, & ne durent que peu de ſiecles. Le temps conſume les métaux les plus durs, efface les caracteres les mieux gravez, & renverſe les plus beaux trophées.
Il n’y a que les ouvrages de l’eſprit qui puiſſent donner une véritable gloire. Ils tiennent de la nature & de l’excellence de leur principe, & ſont preſque auſſi vifs & auſſi immortels que l’eſprit même qui les a produits : ils recueillent tous les mouvemens du cœur & de l’ame des Heros : ils en forment de vives images qui excitent par tout l’eſtime & l’émulation ; & paſſant de memoire en memoire juſqu’à la demiere poſterité, ils leur ſont comme un triomphe perpétuel par tous les climats & dans tous les ſiecles.
Auſſi lors que le Roy prêt à marcher à la tête de ſes armées ſe déclara vôtre Protecteur, je comptay parmy ſes proſperitez la grace qu’il vous avoit faite. Je crûs deſlors que le Ciel qui le deſtinoit à punir l’orgueil & à rétablir les Autels, vous avoit deſtinez à louer ſa valeur & ſa piété, & que le même feu qui alloit animer ſon courage, devoit animer vôtre zele.
En effet, MESSIEURS, qui peut découvrir mieux que vous toutes les ſources de cette guerre ? Qui peut donner plus d’horreur de l’inſolence de ces peuples qui violoient impunément la foy des Traitez, & qui ſoûlevoient par des négociations ſecrettes toutes les Cours de l’Europe contre un Roy à qui ils n’avoient rien à reprocher, ſinon qu’il leur avoit paru trop puiſſant ? Ne pouvant décrier les actions d’un Prince ſi juſte, ils tâchoient de rendre ſes intentions ſuſpectes : ils s’érigeoient en arbitres de la paix & de la guerre, & ne pouvoient s’accoûtumer ni à craindre la colere des Rois, ni à reconnoître leurs bienfaits : ils s’élevoient enfin contre leurs Alliez comme ils s’étoient ſoûlevez contre leurs Maîtres, & donnant le nom de politique à leur perfidie, ils croyoient pouvoir ſe maintenir par l’ingratitude, comme ils s’étoient établis par la révolte.
Une ame moins élevée que la ſienne eût ſuivi l’impetuoſité de ſon reſſentiment, & faiſant ſervir tout ſon pouvoir à l’éclat de ſon indignation, elle eût immolé à ſa haine ou à ſa vengeance tout ce qui attaquoit ſa reputation ou ſa grandeur ; mais ce Prince modéré a vû croître l’orgueil de ſes ennemis ſans s’émouvoir & ſans ſe plaindre, & par une eſpece de fiere clémence tenant la foudre ſuſpenduë il a mépriſé pendant trois ans leurs inſolentes railleries.
Vous ſeuls, MESSIEURS, pouvez exprimer noblement ce tempérament héroïque de puiſſance ſans orgueil, de fierté ſans emportement, de reſſentiment ſans aigreur, de juſtice ſans paſſion, de prudence ſans foibleſſe, de valeur ſans témérité.
Toute la poſterité le verra dans vos ouvrages comme nous l’avons vû, pourvoyant à tout ſans interrompre ſon repos, réglant les mouvemens de toute l’Europe ſans ſe mouvoir, agiſſant ſans relâche & toutefois ſans empreſſement : préſidant aux agitations du monde, & jouiſſant de ſa propre tranquillité. On eût dit qu’il ne penſoit qu’à ſe repoſer dans ces Palais enchantez, où l’art a mis toutes les graces de la nature. Cependant il mêloit ſes ſoins avec ſes divertiſſemens, & même en ſe délaſſant il effaçoit les mauvaiſes impreſſions qu’on avoit données de ſa puiſſance ; il retenoit ſes voiſins, tant par la crainte de ſes armes, que par l’admiration de ſes vertus ; il rompoit ces ligues qu’on croyoit éternelles, & il ôtoit l’alliance de tous les Princes à ceux qui n’avoient pas aſſez révéré la ſienne.
Mais lorſque la vengeance a été non ſeulement juſte, mais encore neceſſaire, avec quelle ardeur eſt-il allé partager les fatigues & les dangers mêmes de la guerre avec les moindres Officiers de ſes armées ? Quelques-uns ont crû que la ſageſſe étoit la vertu des Roi ; & que la valeur n’étoit que la vertu des particuliers ; que c’étoit un droit de la Roiauté de jouïr du fruit des victoires, & de laiſſer à d’autres la peine de vaincre ; qu’un Prince devoit être immobile dans le centre de ſon Empire, ſans commettre ſa reputation à la fortune des armes ; qu’il ſuffiſoit qu’il ſe reſervât le commandement & l’autorité, & qu’il fît mouvoir de loin tous les reſſorts de la guerre.
Nôtre Heros ne connoît pas cette timide politique. Pour affermir le repos de ſes peuples, il va combattre luy-même ceux qui le troublent. Il croit que c’eſt une juſtice qu’il doit à ſes ſujets que de leur montrer le chemin de l’honneur, de reconnoître leur valeur par luy-même, & de recompenſer le merite après en avoir été le témoin. Il ſçait que les yeux du Prince répandent je ne ſçay quelle influence de courage & d’ardeur dans ſes armées, & que ces grands corps ſont d’autant plus forts & plus agiſſans, qu’ils reçoivent de plus prés les impreſſions de leurs mouvemens & de leur force. Il connoît enfin que ce n’eſt pas tant la pompe & la majeſté qui fait les Rois, que la grandeur & la ſuprême vertu ; qu’il y a un honneur qu’ils ſe doivent à eux-mêmes, & qu’on ne ſçauroit jamais leur rendre, & que leur veritable gloire eſt celle qu’ils vont chercher juſques dans ſon principe par les travaux & par les difficultez qui l’environnent.
Que n’ay-je, MESSIEURS, la delicateſſe, la facilité, le tour d’eſprit de celuy de qui j’ay l’honneur de remplir la place, pour décrire les marches d’armées, les priſes des villes, les paſſages de rivieres, la rapidité des victoires de ce Conquerant, qui ſe partage & ſe multiplie en autant d’endroits qu’il a d’armées différentes, & qui parcourt les Provinces de ſes ennemis avec tant de viteſſe, qu’ils ne ſçavent preſque jamais où il eſt, & qu’ils ſçavent toujours qu’il vient de vaincre.
Que ne puis-je exprimer comme vous feriez, ce que ſon nom ſeul vient de faire ſur nos frontieres ! Les vaincus ſembloient avoir repris courage, ils oſoient attaquer nos places, eux qui n’avoient oſé défendre les leurs. Le Roy part. Au ſeul bruit de ſa marche les aſſiegeans tremblent comme s’ils étoient aſſiegez eux-mêmes. Ces deſſeins ſi infaillibles & ſi concertez, ces ſecours ſi puiſſans & ſi invincibles ſe diſſipent avec eux, & il ne leur reſte que la miſerable conſolation d’avoir montré, avec coup de foibleſſe, au moins un peu de temerité.
Mais j’éleve ma voix inſenſiblement, & je ſens qu’animé par vôtre preſence, par le ſujet de mon diſcours, par la majeſté de ce lieu, j’entreprens de dire foiblement ce que vous avez déjà dit, ou que vous direz avec tant de ſorce. C’eſt à vous, MESSIEURS, à faire les couronnes du vainqueur : je ne puis que ſemer quelques fleurs ſur la route de ſon triomphe. C’eſt à vous à tirer ces traits hardis qui le repreſentent, & qui luy donnent ſon air de grandeur ; je ne puis que mêler de foibles couleurs, & faire d’une main tremblante quelques copies de ces parfaits originaux. Mais ſi je ne ſuis pas aſſez heureux pour ſoûtenir l’honneur que me fait aujourd’huy cette ſçavante Compagnie, je puis dire que je ſens en moy quelque choſe qui n’eſt pas indigne d’elle, une veneration profonde pour tous ceux qui la compoſent, & un zele tres-ardent pour la gloire du plus grand Roy du monde qui la protége.
[1] Louis XIII Feu Mr. le Chancelier.