Discours de réception de Jacques-Bénigne Bossuet

Le 8 juin 1671

Jacques-Bénigne BOSSUET

Discours prononcé le 8 Juin 1671 par M. l'évêque de Condom, à préfent Evêque de Meaux, lorfqu'il fut reçû à la place de Mr. du Chaftelet.

 

Messieurs,

Je sens plus que jamais la difficulté de parler, aujourd’hui que je dois parler devant les maîtres de l’Art du bien dire, et dans une compagnie où l’on voit paroître avec un égal avantage l’érudition et la politesse. Ce qui augmente ma peine, c’est qu’ayant abrégé en ma faveur vos formes et vos délais ordinaires, vous me pressez d’autant plus à vous témoigner ma reconnoissance que vous vous êtes vous même pressés de me faire sentir les effets de vos bontés particulières ; si bien que m’ayant ôté par la grandeur de vos graces, le moyen d’en parler dignement, la facilité de les accorder me prive encore du secours que je pouvois espérer de la méditation et du temps. À la vérité, Messieurs, s’il s’agissoit seulement de vous exprimer les sentimens de mon cœur, il ne faudroit ni étude ni application pour s’acquitter de ce devoir ; mais si je me contentois de vous donner ces marques de reconnoissance, que la nature apprend à tous les hommes, sans exposer les raisons qui me font paroître ma réception, dans cette illustre compagnie, si avantageuse et si honorable, ne seroit-ce pas me rendre indigne d’entrer dans un corps si célèbre, et démentir en quelque sorte l’honneur que vous m’avez fait par votre choix ? Il faut donc vous dire, Messieurs, que je ne regarde pas seulement cette Académie comme une assemblée d’hommes savans que l’amour et la connoissance des belles-lettres unissent ensemble ; quand je remonte jusqu’à la source de votre institution, un si bel établissement élève plus haut mes pensées. Oui, Messieurs, c’est cette ardeur infatigable qui animoit le grand cardinal de Richelieu à porter au plus haut degré la gloire de la France ; c’est, dis-je, cette même ardeur qui lui inspira le dessein de former cette compagnie. En effet, s’il est véritable, comme disoit l’orateur romain, que la gloire consiste, ou bien à faire des actions qui soient dignes d’être écrites, ou bien à composer des écrits qui méritent d’être lus, ne falloit-il pas que ce génie incomparable joignît ces deux choses pour accomplir son ouvrage. C’est aussi ce qu’il a exécuté heureusement. Pendant que les François, animés de ses conseils vigoureux, méritoient par des exploits inouis, que les plumes les plus éloquentes publiassent leurs louanges, il prenoit soin d’assembler dans la ville capitale du Royaume l’élite des plus illustres écrivains de France pour en composer votre corps. Il entreprit de faire en sorte que la France fournît tout ensemble et la matière et la forme des plus excellens discours ; qu’elle fût en même temps docte et conquérante, qu’elle ajoutât l’empire des lettres à l’avantage glorieux qu’elle avoit toujours conservé, de commander par les armes, et certainement ces deux choses se fortifient et se soutiennent mutuellement. Comme les actions héroïques animent ceux qui écrivent, ceux-ci réciproquement vont remuer par le désir de la gloire ce qu’il y a de plus vif dans les grands courages, qui ne sont jamais plus capables de ces généreux efforts par lesquels l’homme est élevé au-dessus de ses propres forces, que lorsqu’ils sont touchés de cette belle espérance de laisser à leurs descendans, à leur maison, à l’état, des exemples toujours vivans de leur vertu, et des monuments éternels de leurs mémorables entreprises ; et quelles mains peuvent dresser ces monumens éternels, si ce n’est ces savantes mains qui impriment à leurs ouvrages ce caractère de perfection que le temps et la postérité respecte. C’est le plus grand effet de l’éloquence ; mais, l’éloquence est morte, toutes ses couleurs s’effacent, toutes ses graces s’évanouissent, si l’on ne s’applique avec soin à fixer en quelque sorte les langues et à les rendre durables ; car, comment peut-on confier des actions immortelles à des langues toujours incertaines et toujours changeantes ; et la nôtre en particulier pouvoit-elle promettre l’immortalité, elle dont nous voyons tous les jours passer les beautés, et qui devenoit barbare à la France même dans le cours de peu d’années . Quoi donc ! la langue Françoise ne devoit-elle jamais espérer de produire des écrits qui pussent plaire à nos descendans, et pour méditer des ouvrages immortels, falloit-il toujours emprunter le langage de Rome et d’Athènes ?

Qui ne voit qu’il falloit plutôt pour la gloire de la nation former la langue Françoise, afin qu’on vît prendre à nos discours un tour plus libre et plus vif dans une phrase qui nous fût plus naturelle, et qu’affranchis de la sujétion d’être toujours de foibles copies, nous puissions enfin aspirer à la gloire et à la beauté des originaux.

Vous avez été choisis, Messieurs, pour ce beau dessein, sous l’illustre protection de ce grand homme qui ne possède pas moins les règles de l’éloquence que de l’ordre de la justice, et qui préside depuis tant d’années aux conseils du Roi, autant par la supériorité de son génie que par l’autorité de sa charge. L’usage, je le confesse, est appellé avec raison le père des langues ; le droit de les établir, aussi bien que de les régler, n’a jamais été disputé à la multitude ; mais si cette liberté ne veut pas être contrainte, elle souffre toutefois d’être dirigée. Vous êtes, Messieurs, un conseil réglé et perpétuel, dont le crédit, établi sur l’approbation publique, peut réprimer les bizarreries de l’usage, et tempérer les déréglemens de cet empire trop populaire. C’est le fruit que nous espérons recevoir bientôt de cet ouvrage admirable que vous méditez ; je veux dire le trésor de la langue, si docte dans ses recherches, si judicieux dans ses remarques, si riche et si fertile dans ses expressions ; telle est donc l’institution de l’Académie, elle est née pour élever la langue Françoise à la perfection de la langue Grecque et de la langue Latine ; aussi a-t-on vu par vos ouvrages qu’on peut, en parlant François, joindre la délicatesse et la pureté Attique à la majesté Romaine. C’est ce qui fait que toute l’Europe apprend vos écrits, et quelque peine qu’ait l’Italie d’abandonner tout-à-fait l’empire, elle est prête à vous céder celui de la politesse et des sciences. Par vos travaux et par votre exemple, les véritables beautés du style se découvrent de plus en plus dans les ouvrages François, puisqu’on y voit la hardiesse qui convient à la liberté mêlée à la retenue, qui est l’effet du jugement et du choix. La licence est restreinte par les préceptes, et toutefois vous prenez garde qu’une trop scrupuleuse régularité, qu’une délicatesse trop molle n’éteigne le feu des esprits, et n’affoiblisse la vigueur du style. Ainsi, nous pouvons dire, Messieurs, que la justesse est devenue par vos soins le partage de notre Langue, qui ne peut plus rien endurer ni d’affecté ni de bas : si bien qu’étant sortie des jeux de l’enfance et de l’ardeur d’une jeunesse emportée, formée par l’expérience et réglée par le bon sens, elle semble avoir atteint la perfection qui donne la consistance. La réputation toujours fleurissante de vos écrits, et leur éclat toujours vif l’empêcheront de perdre ses graces, et nous pouvons espérer qu’elle vivra dans l’état où vous l’avez mise, autant que durera l’Empire françois et que la maison de Saint Louis présidera à toute l’Europe. Continuez donc, Messieurs, à employer une Langue si majestueuse à des sujets dignes d’elle. L’éloquence, vous le savez, ne se contente pas seulement de plaire ; soit que la parole retienne sa liberté naturelle dans l’étendue de la prose, soit que resserrée dans la mesure des vers, et plus libre encore d’une autre sorte, elle prenne un vol plus hardi dans la poésie, toujours est-il véritable que l’éloquence n’est inventée, ou plutôt qu’elle n’est inspirée d’en haut, que pour enflammer les hommes à la vertu ; et ce seroit, dit Saint Augustin, la rabaisser trop indignement, que de lui faire consumer ses forces dans le soin de rendre agréables des choses qui sont inutiles. Mais si vous voulez conserver au monde cette grande, cette sérieuse, cette véritable éloquence, résistez à une critique importune, qui tantôt flattant la paresse par une fausse apparence de facilité, tantôt faisant la docte et la curieuse par de bizarres rafinemens, ne laisseroit à la fin aucun lieu à l’Art, et nous feroit retomber dans la barbarie. Faites paroître à sa place une critique sévère, mais raisonnable, et travaillez sans relâche à vous surpasser tous les jours vous-mêmes, puisque telle est tout ensemble la grandeur et la foiblesse de l’esprit humain, que nous ne pouvons égaler nos propres idées, tant celui qui nous a formés a pris soin de marquer son infinité. Au milieu de nos défauts, un grand objet se présente pour soutenir la grandeur des pensées et la majesté du style. Un Roi a été donné à nos jours, que vous nous pouvez figurer en cent emplois glorieux et sous cent titres augustes ; grand dans la paix et dans la guerre, au dedans et au dehors, dans le particulier et dans le public, on l’admire, on le craint, on l’aime. De loin, il étonne, de près il attache ; industrieux par sa bonté à faire trouver mille secrets agrémens, dans un seul bienfait, d’un esprit vaste, pénétrant, réglé, il conçoit tout, il dit ce qu’il faut, il connoît et les affaires et les hommes, il les choisit, il les forme, il les applique dans le temps, il sait les renfermer dans leurs fonctions ; puissant, magnifique, juste, veut-il prendre ses résolutions, la droite raison est sa conseillère ; après il se soutient, il se suit lui-même, il faut que tout cède à sa fermeté et à sa vigueur invincible. Le voilà, Messieurs, ce digne sujet de vos discours et de vos chants héroïques. Le voyez-vous ce grand Roi dans ses nouvelles conquêtes, disputant aux Romains la gloire des grands travaux, comme il leur a disputé celle des grandes actions ? Des hauteurs orgueilleuses menaçoient ses places, elles s’abaissent en un moment à ses pieds, et sont prêtes à subir le joug qu’il impose. On élève des montagnes dans les remparts, on creuse des abîmes dans les fossés ; la terre ne se reconnoît plus elle-même, et change tous les jours de forme sous les mains de ses soldats, qui trouvent sous les yeux du Roi de nouvelles forces, et qui, en faisant les forteresses, s’animent à les défendre. Vous avez souvent admiré l’ordre de sa maison, considérez la discipline de ses troupes, où la licence n’est pas seulement connue, et qui ne sont plus redoutées que par l’ennemi. Ces choses sont merveilleuses, incroyables, inouies ; mais son génie, son cœur, sa fortune lui promettent je ne sais quoi de plus grand encore. De quelque côté qu’il se tourne, ses ennemis redoutent ses moindres démarches ; ils sentent sa force et son ascendant, et leur fierté affectée couvre mal leur crainte et leur désespoir. Finissons ; car où m’emporteroit l’ardeur qui me presse ? Il aime et les Savans et les Sciences ; c’est à elles, pour ainsi dire, qu’il a voulu confier le plus précieux dépôt de l’État ; il vaut qu’elles cultivent l’esprit le plus vif et le plus beau naturel du monde. Le Dauphin, cet aimable Prince, surmonte heureusement les premières difficultés des études ; et s’il n’est pas rebuté par les épines, quelle sera son ardeur quand il pourra cueillir les fleurs et les fruits ? On vous nourrit, Messieurs, un grand protecteur ; si nos vœux sont exaucés, si nos soins prospèrent, ce Prince ne sera pas seulement un jour le digne sujet de vos discours, il en connoîtra les beautés, il en aimera les douceurs, il en couronnera le mérite.