Réponse au discours de réception de Jean de La Fontaine

Le 2 mai 1684

Pierre CUREAU de LA CHAMBRE

Réponse de M. Cureau de La Chambre
au discours de M. Jean de La Fontaine

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mardi 2 mai 1684

     Monsieur,

L’Académie Françoise n’avait pas encore essuyé ses larmes sur la mort de la Reine, perte la plus sensible qu’elle pouvait jamais faire, puisqu’elle l’a partagée avec son Auguste protecteur ; qu’elle s’est vue presqu’aussitôt replongée dans une nouvelle affliction, en regrettant un Ministre qu’elle a toujours regardé comme son support et son appui.
Elle a encore été depuis frappée d’un coup bien funeste dans la personne du plus ancien de la Compagnie, sans compter qu’elle avait déjà changé ses lauriers en cyprès par le retranchement d’un de ses principaux Officiers que la mort lui a ravi.
Tellement que cette année a été pour elle une année de deuil et d’affliction par la triste et fatale conjoncture de tant de funérailles ; et elle ne ressentit jamais coup sur coup tant de surcharges de déplaisir et de douleur.
Jugez, Monsieur, combien elle doit être sensible à la joie qu’elle a de vous posséder après tant d’agitations et de tempêtes, puisque, vous lui faites quitter ses habits de deuil, et qu’elle commence à réparer ses pertes par une acquisition nouvelle, qui lui plaît d’autant plus, qu’elle en a fait tout d’un temps une autre très considérable, telle que la Compagnie doit souhaiter d’en faire toujours de pareilles et pour son utilité particulière, et pour l’attente du Public, à qui elle est comptable de son choix.
L’Académie reconnait en vous, Monsieur, un de ces excellents Ouvriers, un de ces fameux Artisans de la belle Gloire, qui la va soulager dans les travaux qu’elle a entrepris pour l’ornement de la France, et pour perpétuer la mémoire d’un Règne si fécond en merveilles.
Elle reconnait en vous un génie aisé, facile, plein de délicatesse et de naïveté, quelque chose d’original, et qui dans sa simplicité apparente et sous un air négligé, renferme de grands trésors et de grandes beautés.
Si ma profession ne m’avait point sevré de bonne heure des douceurs de la Poésie, si j’étais plus versé dans la lecture de vos Fables, j’en ferais ici des éloges proportionnés à leur mérite.
À vous dire le vrai, Monsieur, nous avions besoin d’un bon Sujet pour adoucir les amertumes d’une séparation aussi douloureuse à notre égard, qu’est celle de Monsieur Colbert, auquel vous succédez. Nous avions besoin de quelque illustre qui le remplaçât, pour nous aider à nous consoler de la perte d’un Confrère, dont la mémoire nous sera à jamais chère, dont les bontés ne s’effaceront jamais de nos cœurs.
Vous devez, Monsieur, l’oublier moins que personne : car je suis en droit de vous dire avec toute l’autorité que ma Charge me donne (Charge que le sort qui ne fut jamais plus aveugle m’a imposée bien loin de mes désirs, et qui convenait mieux à tout autre sans une Réception comme celle-ci). Vous devez, dis-je, Monsieur, vous souvenir sans cesse de celui dont vous occupez la place, pour remplir parfaitement vos devoirs, et pour satisfaire aux obligations que vous contractez indispensablement en prenant séance dans cette Assemblée, aujourd’hui que vous entrez en société avec nous.
Il a aimé passionnément les belles Lettres, il a aimé avec autant d’ardeur les beaux Arts, il a aimé le travail jusqu’à l’excès ; et il a rapporté ces trois choses à la gloire de son Prince. Il s’en est servi comme d’autant d’instruments et de moyens pour porter le nom de notre invincible Monarque à ce haut faîte de grandeur où nous l’admirons, et où nous le perdons si souvent de vue.
Ne sont-ce pas là, Messieurs, toutes les qualités requises dans un véritable Académicien François ? N’est-ce pas là tout notre emploi et toute l’occupation de notre vie.
Car si le travail en général distingue l’homme des animaux presque autant que la parole, puisqu’il est le seul qui travaille dans quelque vue particulière poussé par un autre motif que celui de la nécessité : travailler pour la gloire du Prince, consacrer uniquement toutes ses veilles à son honneur, ne se proposer point d’autre but que l’éternité de son nom, rapporter là toutes ses études ? Voilà l’âme et la vie de nos exercices. Voilà ce qui nous distingue de tous les autres gens de Lettres. Voilà ce qui nous met au dessus de l’envie. Voilà le comble de notre joie. Malheur à nous, si nous y manquons.
Ne comptez donc pour rien, Monsieur, tout ce que vous avez fait par le passé. Le Louvre vous inspirera de plus belles choses, de plus nobles et de plus grandes idées que n’aurait jamais fait le Parnasse. Songez jour et nuit que vous allez dorénavant travailler sous les yeux d’un Prince qui s’informera du progrès que vous ferez dans le chemin de la Vertu, et qui ne vous considèrera qu’autant que vous y aspirerez de la bonne sorte. Songez que ces mêmes paroles que vous venez de prononcer, et que nous insèrerons dans nos Registres, plus vous avez pris peine à les polir et à les choisir, plus elles vous condamneraient un jour, si vos actions se trouvaient contraires ; si vous ne preniez à tâche de joindre la pureté des mœurs et de la doctrine, la pureté du cœur et de l’esprit, à la pureté du style et du langage qui n’est rien, à le bien prendre, sans l’autre. Les Païens même en sont convenus.
Que si un grand Capitaine étranger disait il n’y a pas longtemps ; qu’il enviait le bonheur de la Noblesse Françoise accoutumée à combattre sous un Prince belliqueux, témoin oculaire, spectateur assidu de ses services : qu’il n’avait jamais pu arriver là, quelques Sièges qu’il eut faits, quelques batailles qu’il eut données : que c’était la seule chose qui manquait à sa fortune : et qu’il mourrait content, s’il lui était arrivé de mettre une seule fois l’épée à la main sous les yeux de son Maître : quelle plus glorieuse récompense peut jamais espérer un homme de Lettres, que d’être admis dans ce sacré Palais, sous la protection du plus grand Roi du monde, à l’ombre de ses palmes et de ses lauriers ?
Le voilà encore lui-même une autre fois en personne à la tête de ses armées, à la veille de faire de nouvelles moissons dans le champ de la Gloire. Pourrions-nous demeurer simples spectateurs ? Pourrions-nous languir dans une molle et lâche oisiveté, pendant que notre Chef, notre Père et notre Maître se montre toujours de plus en plus infatigable au travail, qu’il sacrifie son repos, qu’il consume ses plus florissantes années dans le rude et pénible métier de la Guerre pour le bien de son État, et pour assurer le repos de ses Peuples ?
Non, Messieurs, une négligence si criminelle ne nous sera jamais imputée. Rien de pareil n’est à craindre du Génie Académique, tout brûlant d’ardeur pour Sa Majesté, et qui ne respire qu’après les occasions de signaler son zèle.
Travaillons donc, Messieurs, à lui faire de nouvelles couronnes. Préparons-nous pour aller au devant de son Char. Soit qu’il revienne Vainqueur ou Pacifique, il sera toujours Triomphant. Le passé nous est un bon garant de l’avenir.
Toutes ses démarches, soit pour la Paix, soit pour la Guerre, se feront toujours dans un sentier éclatant et lumineux. Elles laisseront par tous les lieux de son passage une trace continuelle de splendeur et de lumière aussi durable que le chemin des Dieux de la Fable marqué dans le Ciel. Cette voie lactée, ce chemin brillant formé de l’amas et du concours de tant d’étoiles, fait le sujet ordinaire des observations des Astronomes ; et les voies de Louis le Grand toutes marquées d’un nombre infini de prodiges et de hauts faits, feront l’objet éternel des regards, des acclamations et des applaudissements de l’Académie Françoise.