Réponse au discours de réception de Toussaint Rose

Le 12 décembre 1675

François-Séraphin RÉGNIER-DESMARAIS

RÉPONSE de Mr. l’Abbé REGNIER, alors Directeur de l’Académie, aux Diſcours prononcez par Mr. Roſe & par Mr. de Cordemoy.

 

MESSIEURS,

LA perte de ceux à qui vous ſuccedez aujourd’huy eſt une des plus grandes & des plus ſenſibles que l’Académie ait jamais faites. Car pour parler premierement de celuy qu’elle a perdu le premier, elle poſſedoit en luy un homme d’un merite extraordinaire, que non ſeulement elle regardoit comme un parfait Académicien, mais qu’elle conſideroit comme un de ſes principaux Fondateurs ; un homme chez qui elle avoit commencé à voir le jour, entre les bras & dans la maiſon duquel elle avoit eſté élevée, & à qui par conſequent elle eſtoit en partie redevable de tous les avantages dont ſon établiſſement a eſté ſuivy.

Il eſt vray que comme l’eſtat où il eſtoit reduit depuis long-temps ne luy permettoit gueres d’aſſiſter à nos Aſſemblées, nous eſtions privez par-là du fruit que nous euſſions pû y recevoir par ſa preſence ; mais ce que nous perdions de cette ſorte ne le pouvions-nous pas retrouver tous les jours chez luy avec uſure ? C’eſt là que ſe communiquant à tout le monde malgre la violence & l’opiniaſtreté de ſes maux, il ſe concilioit l’eſtime & l’amitié de tout le monde par la douceur de ſes mœurs & de ſa converſation : Et c’eſt delà que chacun de nous pouvoit rapporter, non ſeulement de curieuſes remarques ſur les doutes de la Langue, & de judicieux avis ſur l’exactitude & ſur la pureté du ſtyle, mais de ſolides conſeils ſur les différentes rencontres de la vie, de grands exemples de probité, de ſageſſe, & de diſcretion, & de continuelles leçons de conſtance, & de fermeté.

Que ſi quelquefois ſes douleurs luy donnoient aſſez de relaſche pour luy laiſſer la liberté de venir à nos Conférences, quelle joye eſtoit la noſtre de l’y voir prendre ſa place, & quel empreſſement n’avions-nous point à luy en donner des marques ! Vous vous en ſouvenez tous, MESSIEURS ; mais vous ne vous en ſouvenez ſans doute qu’avec un ſenſible déplaiſir ; ſi vous ſongez que nous ne pouvons plus eſperer de l’y revoir, & que nous l’avons perdu pour toûjours.

Lors que nous avions le plus de beſoin de conſolation dans une ſi grande perte, elle a eſté ſuivie d’une autre qui nous a rejettez dans une nouvelle affliction. Je devois peut-eſtre, MESSIEURS, paſſer plus legerement ſur la premiere, & éviter de rappeller dans voſtre eſprit tous les ſujets que vous avez de la regretter. Que ſert-il de le diſſimuler ? Les lettres qui élevent au deſſus du commun des hommes ceux qui les cultivent comme vous ; n’empeſchent pas que dans les choſes qui vous touchent ſenſiblement, on ne doive vous ménager comme le commun des hommes, épargner en vous comme en eux la foibleſſe de la nature, & vous détourner les yeux de tout ce qui peut nourrir voſtre douleur.

C’eſt pourquoy je me garderay bien de vous rien dire de cette ſeconde perte ; & que ne puis-je meſme vous oſter en quelque ſorte le ſouvenir de l’une, & de l’autre ! Mais non, ce n’eſt pas à moy à taſcher de vous les faire oublier ; c’eſt à ceux que vous avez choiſis pour les réparer, & qui ont déja ſi bien répondu à voſtre choix par la politeſſe, & par l’éloquence de leurs Diſcours.

C’eſt donc à vous que je m’adreſſe, MESSIEURS, c’eſt à vous de faire en ſorte, que quelque grandes que ſoient nos pertes, nous ne nous appercevions pas d’avoir rien perdu ; & que ne pouvons-nous point nous promettre de tant de qualitez académiques que vous poſſedez l’un & l’autre ? Vous avez joint à cela l’uſage, & l’expérience du monde, ſans quoy l’eſprit non plus qu’un arbre planté à une mauvaiſe expoſition ne peut produire que des fruits de mauvais gouſt ; & c’eſt ſur toutes ces choſes enſemble que l’Académie fonde à bon droit l’eſperance de ſa conſolation.

Je pourrois m’étendre davantage ſur les ſujets qu’elle en a : Je pourrois parler de ces lettres ſi belles & ſi pures où le Prince du monde qui penſe, & qui s’exprime le mieux, trouve toûjours ſes penſées ſi bien priſes, & ſi heureuſement exprimées. Je pourrois parler de ces traitez de Phyſique où l’on apprend ſi bien à ſe connoiſtre ſoy-meſme, & à connoiſtre les autres ; & où l’on trouve toujours tant de force pour le raiſonnement, tant de pureté pour le ſtyle, & tant d’ordre, & de clarté pour la methode.

Que ne pourrois-je point dire enfin des divers talens que vous avez tous deux fait paroiſtre avec tant de ſuccés ; l’un dans le travail des grandes affaires, & dans le commerce difficile de la Cour ; l’autre dans la juſte défenſe des particuliers, & dans les actions éclatantes du barreau. Mais à preſent que vous ne faites qu’un meſme corps avec nous, je craindrois qu’il ne paruſt au public que ce fuſt nous louer nous-meſmes que de louer nos confreres ; & qu’ainſi quelque juſtes que fuirent les louanges que je vous donnerois, elles ne fuſſent ſoupçonnées de vanité & d’ambition de noſtre part.

Quoy qu’il en ſoit, vous remplirez ſans doute, MESSIEURS, l’attente de l’Académie. Vous allez participer à ſes fonctions, & vous avez tout ce qu’il faut, pour vous en bien acquitter : Vous participez dés à preſent à ſa reputation & à ſa gloire, & vous avez dequoy la bien ſouſtenir. Il n’y a qu’une ſeule choſe qu’elle ne ſe peut promettre de vous, qu’elle ne ſe peut promettre d’elle-meſme & qu’elle regarde cependant comme la principale & la plus eſſentielle de ſes obligations.

C’eſt de reſpondre à tant de graces dont la bonté du Roy l’a comblée, & d’y répondre comme le merite la grandeur de ſes bienfaits. Car à quoy ne nous engagent point ces liberalitez continuelles qu’il répand ſur nous & en général, & en particulier ; cet aſyle glorieux qu’il nous donne dans le plus ſuperbe Palais du monde; cette protection auguſte qui nous diſtingue de tout le reſte de ſes ſujets ? Et par quels effets de noſtre zele pouvons-nous jamais aſſez reconnoiſtre ces marques de ſa bienveillance, & de ſon eſtime ?

Nous pouvons à la venté faire des portraits de luy, qui ſoient l’étonnement, & l’inſtruction de tous les ſiecles, & de tous les Princes. Nous pouvons le dépeindre ſage, vaillant, liberal, & juſte; magnifique dans les dépenſes de la Paix, formidable dans les appareils de la Guerre, élevé dans ſes projets, impenetrable dans ſes deſſeins, ardent, & infatigable dans l’execution de ſes entrepriſes, intrepide dans les hazards, doux & humain dans la victoire, & toûjours plus grand en toutes choſes que ſa fortune & que ſa couronne.

Mais quelque beaux que puiſſent eſtre les portraits que nous ferons d’un ſi grand Prince, de combien ſeront-ils encore au deſſous de l’excellence de l’original ; & combien s’en faudra-t-il qu’ils ne ſoient aſſez noblement touchez pour luy reſſembler parfaitement ? Cette ſageſſe profonde avec laquelle il gouverne ; cet eſprit d’équité qui eſt toûjours le principe, & la regle de toutes ſes actions ; cette hauteur d’ame, qui l’eleve au deſſus de toutes choſes ; cette ſuperiorité de genie, qui luy donne un empire naturel ſur tout ce qui l’approche, tout cela ne ſurpaſſe-t-il pas infiniment toutes les peintures que nous en pourrons jamais faire ?

Que l’impoſſibilité d’y réuſſir ne nous rebute pas toutefois : ſi nous ne pouvons pas le repreſenter auſſi grand qu’il eſt, & que nous le concevons, nous pouvons du moins en donner une idée ſi noble & ſi haute, qu’il n’y ait rien d’aſſez grand dans toute l’hiſtoire, pour luy pouvoir eſtre comparé : Et ſi cela eſt, que tardons-nous davantage à nous aſſeurer par ce moyen cette immortalité où nous aſpirons ?

Car s’il eſt vray que nous enviſagions l’avenir comme un temps où nous prétendions quelque droit par nos écrits, quelle eſtime croyons-nous que la poſterité doive faire de ceux où elle verra une peinture noble & vive de ce grand Prince, avec quelle ardeur, avec quel empreſſement ne les recherchera-t-elle point ; & quelle gloire par conſequent ne pouvons-nous point nous promettre ?

Ce ne ſeront point ſeulement alors quelques gens oiſifs qu’une curioſité vague, ou la ſeule avidité de ſçavoir portera à lire nos Ouvrages. Les plus grands Rois & les plus grands Princes les auront continuellement devant les yeux pour y apprendre par ſon exemple, à gouvernement par eux-meſmes, à reprimer la licence, à rendre la vigueur & la majeſté aux Loix, à proteger la ſainteté des Autels, à faire fleurir les Arts & les Lettres, à reſtablir la diſcipline dans les armées, à recompenſer, à punir, à maintenir tous les ordres de l’Eſtat dans les bornes du devoir, à ſe renfermer toûjours eux-meſmes dans celles de la Raiſon : & ce qui eſt d’une ſi grande importance pour le ſalut des Empires, à ſe choiſir des miniſtres d’un zele ardent, d’un courage inébranlable, d’un travail ſans relaſche, & d’une capacité ſans bornes.

Vous, MONSIEUR, par qui ce grand Roy s’explique ſi ſouvent aux Rois, & aux Princes, & qui avez le bonheur de l’approcher de ſi prés, appliquez-vous à le faire connoiſtre aux autres, comme vous le connoiſſez vous-meſme. Songez que vous devez rendre compte à la poſterité des moindres choſes que vous aurez remarquées en luy, & que vous n’en ſçauriez laiſſer échaper aucune, ſans dérober aux hommes quelque exemple de douceur, de bonté, de modeſtie, ou de quelque autre vertu de la vie privée.

Et vous, M0NSIEUR, qui travaillez pour le jeune Prince à l’hiſtoire de la plus auguſte Monarchie du Monde, haſtez-vous d’achever voſtre travail. Quelques grandes actions & quelques grands évenemens que vous fourniſſent les Clovis, les Clotaires, les Charles, les Philippes, les Louïs, les François & les Henris, paſſez rapidement ſur tant de Regnes pour venir à celuy d’un Roy qui réunit en luy ſeul tout ce que ſes predéceſſeurs ont de plus grand. Quelle matiere pour un Hiſtorien que le regne du grand Louïs, quel modele pour le Fils que les vertus & la conduite du Père !