Réponse aux discours de réception de l’abbé Bignon et de M. de la Bruyère

Le 15 juin 1693

François CHARPENTIER

Réponse de Mr. CHARPENTIER, aux Difcours prononcez par Mr. l’Abbé Bignon, et Mr. de la Bruyere, le jour de leur Reception. 15 juin 1693.

 

Des anciens et des modernes

 

MONSIEUR[1],

 

Quoy que nos applaudissemens vous puissent faire connoistre combien nous avons esté touchez de vostre eloquence, je doute qu’ils soient suffisans pour vous découvrir tout ce que nous pensons du bonheur de l’Académie, quand elle s’allie à un Nom aussi celebre que le vostre, et qu’elle entre en partage de grandes et glorieuses esperances où le merite doit vous élever. Nous vivons dans un siecle où il n’est pas permis à une Vertu extraordinaire de demeurer dans une fortune mediocre ; Ce ne sera pas inutilement que vous possederez toute la Science qu’un homme puisse acquérir, sans en estre redevable à une vieillesse précipitée par les travaux assidus, et par les longues veilles. L’élevation et la facilité de vostre genie vous ont donné liberalement ce que les autres achetent aux dépens de leur repos et de leur santé. Mais que dis-je, MONSIEUR, de vostre genie, c’est celuy de vostre Maison d’aimer les belles Lettres, et d’y exceller. Vostre Illustre Père, après avoir esté long-temps l’Oracle du Parlement, est aujourd’huy l’un des Oracles du Sanctuaire du Prince, digne Fils et digne Successeur de Monsieur Bignon vôtre ayeul. Il faudroit estre tout-à-fait étranger dans la littérature, pour ne pas connoistre le grand Jerosme Bignon, ce célébre Avocat Général au Parlement de Paris, si fameux par sa Sagesse, par son intégrité, et par sa profonde Erudition. Ce fut dans un âge à peu prés pareil au vostre, qu’il publia ses excellentes Notes sur les Formules de Marculse, que tous les Sçavans de l’Europe leurent avec admiration. Il n’avoit que dix neuf ans lorsqu’il presenta au Roy Henri IV. son Traité de l’Excellence des Rois et du Royaume de France : et ce sage Monarque qui receut son present avec de grandes marques d’estime, luy commanda de voir Monseigneur le Dauphin, qui depuis a esté Louis XIII. jugeant que les entretiens d’un jeune homme qui estoit desja si éclairé, ne pouvoient estre que tres-utiles au Prince que Dieu destinoit à la premiere Couronne de l’Univers. Toute fa vie a dignement répondu à ces grands commencemens. Il ne luy falloit pas un moindre Theatre que le Parlement de Paris, pour mettre en évidence les merveilleux talens dont le Ciel l’avoit pourveu. Il fucceda en la Charge d’Avocat Général à Mr. Servin, qui s’y eftoit acquis un grand nom. Ce qui arriva en cette rencontre, fit bien voir en quelle confideration Mr. Bignon eftoit alors, MESSIEURS, du Clergé tenoient leur Assemblée à Paris, & ils pretendoient qu’un des Avocats Généraux devoit eftre tousjours Ecclefiaftique, pour avoir foin des interdis de l’Eglife dans une Place fi importante. Ils avoient à ce deffein préparé une Requefte pour prefenter à Sa Majefté ; mais ayant fceu que Mr. Bignon avoit efté pourveu de la Charge, ils n’en voulurent plus parler ; pleinement perfuadez de fa probité & de fon zele pour les droits de l’Eglife, dont il avoit donné tant de tefmoignages durant les cinq années qu’il avoit efté Avocat Général au Grand Confeil. On a remarqué encore qu’il fut receu dans cette autre Charge avec une circonftance tout-à-fait honorable. Sa Doctrine & fon Eloquence qui avoient merveilleufement éclaté lors qu’il avoit fuivi le Barreau, & plaidé pour les particuliers, furent caufe que Meffieurs du Grand Confeil le receurent fans examen, privilege que les Compagnies fuperieures accordent tres-rarement & jamais qu’à des perfonnes tres-diftinguées. L’éminence de fa nouvelle Dignité fembloit avoir augmenté fes forces. Que de pénétration dans les affaires ; Que de juftice dans fes decifions ; Que d’application à tous fes devoirs ! Peut-on donner de louanges à un homme qui a bien voulu pour faire du bien aux autres, fe devouer tout entier à un employ fi laborieux, tandis qu’il pouvoit jouïr en repos de fa propre vertu, qui eft affeurément l’eftat le plus proche de la fuprême félicité. Et de vray, MESSIEURS, quel homme a jamais eu plus de fujet que luy de fouhaiter de fe poffeder en paix ? Son efprit eftoit éclairé des lumieres de toutes les Sciences ; il avoit leu tous les beaux Auteurs de l’une & de l’autre Langue ; il n’y a point de parties de Mathématiques où il ne fuft tres-profond ; il eftoit mefme entré dans tous les fecrets de la Phyfique, au-delà de ce qu’on pourroit fe l’imaginer. Un de nos plus célébres Jurifconfultes[2], & que la voix publique met parmi nos Scaevoles & nos Papiniens, m’a dit qu’il avoit efté prefent à la premiere vifite que Mr. Defcartes, ce fameux Auteur d’une nouvelle fecte de Philofophie, rendit à Mr. Bignon. L’entrevuë des hommes extraordinaires eft tousjours accompagnée de circonftances memorables. Il m’a raconté que Mr. Bignon l’ayant receu avec beaucoup de civilité & d’eftime, ils entrerent en converfation fur ce nouveau fyftême de Mr. Defcartes, qu’il appeloit luy-mefme fon Roman de la Nature. Il fut eftonné que Mr. Bignon au milieu de fes affaires euft leu fes Ecrits avec tant d’attention ; mais quand il vit qu’il avoit penetré toutes les fubtilitez de fa Géometrie, qu’il jugeoit luy-mefme la partie de fes Ouvrages la plus difficile, il ne put diffimuler fa furprife, & avoua qu’il n’auroit jamais crû que perfonne euft pû fi bien comprendre fes penfées & s’en expliquer avec tant de netteté. Après cela, il eft inutile de parler de la vafte connoiffance qu’il avoit de l’Hiftoire ancienne, tant Profane qu’Ecclefiaftique ; de celle de nos derniers temps ; des interefts des Princes, de leurs Généalogies, de leurs Confederations ; des mœurs des Peuples, & de leur Jurifprudence ; car s’il fçavoit tant de chofes, qu’il auroit pû fe difpenfer d’apprendre, avec combien plus de foin s’eftoit-il appliqué à celles qu’il eftoit obligé de fçavoir ; c’eft pourquoi il n’avoit pas fon pareil quand il falloit traiter à fonds des matieres de la Religion, des immunitez de l’Eglife, des prerogatives de la Couronne, refoudre les difficultez du Droit Civil & Canonique, concilier les differentes difpofitions de nos Couflumes, & ramener toutes les queftions aux premiers principes d’équité, qui font les fondemens de toutes les Loix. C’eft en ces occafions qu’il fe faifoit un plaifir de répandre les trefors de fa fcience ; & que l’on pouvoit dire de luy felon l’expreffion de l’Écriture, [3]Qu’il n’avoit point travaillé pour luy feul, mais pour tous ceux qui recherchent la Verité. Il n’y a jamais eu deux opinions fur fon fujet, & le Grand Cardinal de Richelieu, dont le tefmoignage ne peut eftre allégué dans cette Compagnie qu’avec veneration, & ’il faut ainfi parler, avec une efpece de pieté, difoit, qu il n’avoit connu que trois Hommes d’un fçavoir exquis, & d`une érudition furprenante, & il mettoit Mr. Bignon dans ce Noble Triumvirat. Avec tant d’admirables qualitez, il en poffedoit encore une incomparablement plus rare ; c’eftoit une profonde Modeftie, qui luy donnoit des fentimens de foy-mefme, affez femblables à ceux du Divin Socrate, qui aprés avoir efté déclaré par l’Oracle d’Apollon le plus fçavant de tous les hommes, faifoit profeffion publique de ne rien fçavoir ; & c’eft à peu prés dans ces mefmes termes que Mr. Bignon s’eftoit expliqué dans une Lettre qu’il écrivit à Mr. de Marca, pour lors Archevefque de Thouloufe, & qui fe trouve imprimée dans les Prolegomenes de la feconde édition de Marcufe. Mais, dit-il, Monfieur, pour me renfermer dans le neant de mon ignorance, je vous diray, & le refte. Tant il eft vray que les amers du premier ordre font les moins enflées de leur merite, par ce qu’elles fe forment tousjours une idée de perfection où elles fe défient de pouvoir jamais parvenir. Mais que puis-je adjoufter, MESSIEURS, dans voftre efprit, à la reputation de ce grand Homme ? Il ne vous deviendra pas plus eftimable par fon Difcours, il me femble feulement qu’il vous doit devenir plus cher, & que quelques rayons de fa gloire vont rejaillir fur cette Compagnie, au moment que fon petit-Fils y vient prendre place. Il euft efté à foohaiter, MONSIEUR, que vous y fuffiez venu pluftoft, afin que nous euffions pû profiter de vos Lumieres, en compofant LE DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇOISE, qui vient d’eftre achevé. C’eft un Trefor ineftimable pour les Eftrangers & pour la France mefme. C’eft l’Ouvrage cheri de l’Académie, s’il n’eft point pluftoft vray de dire, que c’eft l’Ouvrage de la Liberalité, de la Magnificence, & de la Protection toute-puiffante que Louis LE GRAND, a accordée à cette Compagnie, qui a eu befoin de tous ces fecours pour conduire à fa perfection une entreprife fi difficile. SA MAJESTÉ l’a bien voulu penfer comme nous, puifqu’Elle ne s’eft point, laffée de nos retardements, & qu’Elle ne les a point imputez à noftre negligence. Veritablernent, il nous feroit tres-defavantageux fi l’on comparoit la rapidité des conqueftes de ce Monarque, à la lenteur de ce travail. Louis LE GRAND a conquis plus de Villes en fept ou huit ans, que nous n’avons expliqué de mots en cinquante. Nous reprochera-t-on de n’avoir pu le fuivre ? Nous eftoit-il permis de l’imiter ? On a dit d’un ancien Orateur qu’il avoit efté plus long-temps à compofer le Difcours qu’il fit pour exhorter les Grecs à entreprendre la guerre contre le Roy de Perfe, qu’Alexandre n’en avoit employé à conquérir les Eftats de ce Prince, qui occupoient la meilleure partie de l’Afie. Les alleures des Heros & celles des autres hommes ne fe reffemblent point. Les Heros paffent, foudroyent, ravagent ; ils volent pluftoft qu’ils ne marchent. Le commun des hommes vont pied à pied, c’eft affez pour eux qu’ils arrivent au but où ils s’eftoient propofez d’aller. Nous y voicy arrivez, MESSIEURS, malgré les malins augures de nos envieux, & c’eft fous l’incomparable regne de LOUIS LE GRAND, que la Langue Françoife fi long-temps & fi fauffement accusée d’eftre inconftante & douteufe, va devenir fixe & affeurée. Ce Dictionnaire qui va paroiftre en public en eft un Portrait fidelle, qui en confervera éternellement la beauté, & qui l’empefchera de changer & de périr. Il y a une certaine fatalité qui joint ordinairement enfemble l’excellence des Armes & celle des Lettres, & qui fait que la Langue des peuples eft dans fa plus haute fplendeur fous les regnes de leurs plus grands Rois. La Langue Grecque a efté dans fon plus vif éclat fous l’Empire d’Alexandre ; la Latine fous la Monarchie d’Augufte ; cela ne nous doit-il pas faire conjecturer que la Langue Françoise est parvenuë aujourd’huy au dernier degré de fa perfection, fous le regne de LOUIS LE GRAND, qui est l’Alexandre & l’Auguste de la France. Mais, MESSIEURS, cette conjecture ne devient-elle pas une verité, quand on confidere les precieux Ouvrages en tout genre de Littérature qui partent tous les jours de vos mains ; tant de Traitez de Morale, de Politique, de Philologie ; tant de Poëmes ingenieux, tant de fublimes Panegyriques, où l’Eloquence étalle toutes fes richeffes ?

L’agréable Satyre, MONSIEUR[4], que vous avez publiée depuis quelques années fur les mœurs de noftre fiecle, eft auffi un tefmoignage évident de l’excellence de noftre Langue. Vous noud donnez d’abord la traduction d’un Auteur célébre, qui nous a tracé une fidelle Image des vices & des vertus de l’Homme. Le ftyle de voftre verfion eft noble, facile, coulant, & répond bien aux graces de l’Auteur, que l’élegance de fon Difcours avoit fait furnommer le divin Parleur. On ne peut pas s’empefcher, MONSIEUR, de vous admirer l’un & l’autre, luy pour avoir fi bien reprefenté les inclinatins de la nature humaine, quoy qu’il ne foit pas l’Inventeur de cette manière de peindre, dont il avoit trouvé un fameux effay dans le fecond livre de la Rhetorique d’Ariftote ; Vous, MONSIEUR, pour avoir manié le mefme fujet d’une façon toute nouvelle, & pour avoir exprimé des Caracteres qui ne font point imitez des fiens. Il a traité la chofe d’un air plus Philofophique ; il n’a envifagé que l’Univerfel, vous eftes plus defcendu dans le particulier. Vous avez fait vos portraits d’après Nature ; luy n’a fait les fiens que fur une idée générale. Vos Portraits reffemblent à de certaines perfonnes, & fouvent on les devine ; les fiens ne reffemblent qu’à l’Homme. Cela eft caufe que fes Portraits reffembleront tousjours, mais il eft à craindre que les voftres ne perdent quelque chofe de ce vif & de ce brillant qu’on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer avec ceux fur qui vous les avez tirez. Cependant, MONSIEUR, il vous fera tousjours glorieux d’avoir attrapé fi parfaitement les graces de voftre modele, que vous laiffez à douter fi vous ne l’avez point furpaffé. C’eft ainfi qu’il falloit examiner la queftion qui s’eft émeuë depuis peu touchant les Anciens & les Modernes. Loin d’affecter une preference ambitieufe en faveur des Auteurs de noftre fiecle, il falloit fe contenter de les comparer avec les Auteurs des fiecles paffez, fuivant les regles d’une Critique defintereffée, & appuyée de toutes les qualitez neceffaires pour y réüffir ; je veux dire d’une érudition profonde, d’une parfaite connoiffance des Langues des Anciens, de leur hiftoire, de leur politique, de leurs mœurs, & de leur gouft. Ainfi, au lieu de s’amufer à chercher dans leurs plus fameux Poëtes, & dans leurs plus celebres Orateurs, des deffauts qui n’y font point, il falloit chercher la perfection où elle fe rencontre parmy les noftres, & en faire la comparaifon ; & peut-eftre auroit-on trouvé que les Anciens ne nous laiffent pas fi loin derriere eux, que quelques-uns fe l’imaginent. Car fans parler de mille inventions admirables qui ont efté defcouvertes depuis deux cens ans, & qui ont échappé à la curiofité des Anciens : A ne confiderer que les chofes qui nous environnent dans ce moment mefme, & qui nous frappent les yeux ; est-ce ce magnifique baftiment du Louvre n’eft pas auffi beau que leurs plus fuperbes baftimens ? Eft-ce que l’on n’entend pas prefentement l’Art militaire auffi bien qu’eux ? Eft-ce que les Sieges de Luxembourg, de Mons & de Namur, ne font pas auffi remarquables que ceux de Tyr, de Sagunte, ou de Carthage ? Pourquoy n’y auroit-il que l’Éloquence & que l’Art de bien efcrire où nous ferions leurs inférieurs ? C’eft peut-eftre parce que nous parlons une autre Langue que la leur ? Mais cette objection n’eft gueres à craindre, aprés que nous avons prouvé ailleurs[5], non feulement par raifonnement, mais par exemple, que noftre Langue peut donner aux Ouvrages de l’Efprit autant de force & de delicateffe que celle des Grecs ou des Romains. C’eft donc parce que nous concevons quelquefois les chofes d’une autre manière qu’eux, & que nous ne fuivons pas fervilement toutes les routes qu’ils nous ont tracées ; mais cette objection eft encore moins raifonnable, & jette quelque foupçon d’ignorance fur ceux qui s’en fervent, puifque les Maiftres mefmes de l’Eloquence ont enfeigné que la perfection de cet Art n’eft pas uniforme. Y a-t-il rien de fi different, difoit Ciceron, que Demofthene, Lyfias, Hyperide, Efchine ? Pourrez-vous attacher à l’un pluftoft qu’aux autres, puifqu’ils font tous éloquens ? Pourrez-vous vous attacher à tous, puifqu’ils font fi diffemblables ? O merveile de cet Art, s’écrie-t-il, où deux personnes peuvent eftre dans le fouverain degré de perfection fans fe reffembler. S’il eft donc vray, MESSIEURS, que le but de l’Éloquence foit de perfuader, de plaire, d’enlever l’efprit par le Difcours ; & s’il eft vray encore, comme on l’experimente tous les jours, que nos Orateurs font la mefme chofe, il eft inutile de revoquer en doute s’ils font éloquens, & plus inutile encore de difputer, s’ils le font plus ou moins que les Anciens. J’aimerois autant demander, fi la Mer eft auffi falée au-jourd’huy que du temps de la Republique Romaine. Si le Soleil eft auffi lumineux, fi les Aftres font auffi brillans. Après quoy il faudra mettre en queftion fi les refforts, qui fervent au mouvement des Globes celeftes ne fe font point ufez avec le temps, & fi la machine du monde ne menace point ruine. Il n’y a rien de nouveau fous le Soleil. Les Siecles fe fuivent & fe reffemblent. Il y a eu dans l’Antiquité des Siecles fteriles en grands Perfonnages. Avant la guerre de Troye, la Grece eftoit à demy barbare. Depuis Homere, le bel efprit y eft entré, & y a regné long-temps ; il eft paffé de-là en Italie, & s’y eft confervé jufqu’à la ruine de l’Empire Romain. Après cela, il y a eu des Siecles d’aneantiffement ; point de Scienccs, point de beaux Arts ; ce n’a efté que confufion & que tenebres. Les vertus en un autre temps ont repris le deffus, tout ce qui a donné de l’efclat à l’Antiquité Illuftre, s’eft reproduit parmy nous par une Refurrection miraculeufe. L’efprit humain s’eft réveillé de ce profond fommeil avec de nouvelles forces ; il a eu honte de fon affoupiffement ; il a efté chercher dans les bons Siecles des matieres dignes de fon imitation ; il les a trouvées ; il en a fenti la beauté, & a fouvent efté plus loin que ce qu’il vouloit fuivre. Il arrivera peut-eftre une autre revolution, où nous retomberons dans noftre premier néant ; où toutes les beautez qui nous charment s’évanouïront, où toutes les clartez qui nous environnent s’efteindront, & cette fuceffion de lumiere & d’obfcurité, image en grand de ce que la viciffitude du jour & de la nuit eft en petit, durera peut-eftre autant que le monde. Quoy qu’il en foit (car qui peut penetrer dans les abymes de la Providence divine ?) tandis que les belles Lettres fleuriffent en France avec tant d’efclat ; qu’elles font cultivées avec tant de fuccez ; qu’elles font aimées des Peuples, honorées des favorables regards du Prince, mocquons-nous de ce vain dégouft des adorateurs de l’Antiquité, qui ne font point encore contens de noftre Siecle, & qui luy preferent tousjours des Siecles évanouïs. D’ailleurs, foyons tousjours en garde contre l’injuftice d’une préoccupation contraire, qui tend à payer de mefpris ces fameux Anciens qui nous ont laiffé dans leurs Ouvrages une idée de perfection accomplie, & qui ont eu jufqu’icy tant d’admirateurs, que c’eft en quelque façon fe revolter contre le genre humain, que de fe revolter contre l’autorité qu’ils ont acquife à fi jufte titre. C’eft en gardant ce temperament entre les uns & les autres, qu’on peut mettre en parallele les Anciens, & les Modernes, & que ce qui auroit pû dégenerer en conteftations odieufes & pleines d’aigreur, fe peut tourner en Differtations agreables, utiles, & neceffaires. Car enfin, MESSIEURS, il nous importe de connoiftre par la comparaifon avec les temps les plus heureux, quelle eft la beauté du Siecle de LOUIS LE GRAND ; de ce Siecle où nous voyons par tout de la grandeur, de la nobleffe, de la vertu, un air de fuperiorité héroïque. Mais la marque la plus précife de noftre felicité, c’eft l’avantage que nous avons de poffeder ce grand Monarque, & de vivre fous fon regne. Il eft prefentement à la tefte de fes armées, pour affeurer le repos de la France, & achever d’enchaisner le demon qui s’oppose à la Paix de l’Univers ; qui pourra refifter à la justice de fss Armes ? Desja la Victoire se déclare pour luy. L’Allemagne tremblante, reconnoift la main qui l’a tant de fois foudroyée. La prife de Heidelberg n’est que le prélude de fes Conquestes. Commencez donc de bonne heure, MESSIEURS, à cueillir les Lauriers dont vous luy devez faire des Couronnes. Faites un amas de ce qu’il y a de précieux pour honorer la vertu d’un Heros. N’espargnez rien dans un fi juste devoir ; que n’attend-on point de la variété & de la magnificence de vos Concerts, quand vous entonnerez les Cantiques de fon Triomphe ?

 

[1] Monsieur l’Abbé Bignon.

[2] Mr. Ifali.

[3] Vide quoniam non foli mihi laboravi, fed omnibus exquirentibus Veritatem. Eccl. c.24, v.47.

[4] Monfieur de la Bruyere.

[5] Dans le Livre intitulé Deffenfe de la Langue Françoife pour l’infcription de l’Arc de Triomphe. Et dans les deux volumes de l’Excellence de la Langue Françoife. Cicero in Bruto.