Rapport sur les prix de vertu 1931

Le 17 décembre 1931

Georges LECOMTE

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. GEORGES LECOMTE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

le jeudi 17 décembre 1931

 

Messieurs,

C’est par la vertu que j’ai fait connaissance avec l’Académie française. Je ne veux pas dire qu’elle m’a fait l’honneur de m’élire pour les vertus que je voudrais avoir. Loin de moi cette prétention ! Mais, tout enfant, au lycée de ma ville natale, j’eus un professeur d’une grande bonté qui, sensible à l’héroïsme bienfaisant, nous lisait en classe quelques fragments du rapport académique annuel où le don de soi-même est à l’honneur. Je ne fus donc pas surpris lorsque, en pénétrant pour la première fois sous cette coupole, je découvris qu’on y siège devant un buste féminin sur le socle duquel est gravé le nom de la vertu.

En regardant cet aimable visage orné d’une inscription si flatteuse, n’éprouve-t-on pas beaucoup d’aise à constater que la vertu peut avoir des traits charmants ? C’est bien à tort qu’on se la représente triste, sévère et refrognée. Au contraire, plus elle est pure, plus elle a d’enjouement. L’expérience montre quelle bonne humeur les héroïnes de la charité apportent dans le soulagement des souffrances et des misères. A les voir, nous sentons que, illuminées de leur foi ou de leur idéal, elles possèdent la sereine gaieté de celles et de ceux qui, selon le mot d’un poète, ont l’habitude de « respirer le ciel ». Tout rigorisme maussade compromettrait, si c’était possible, le clair renom de la vertu. Et il risque de décourager les bonnes volontés qui s’effarouchent d’exigences trop sourcilleuses. N’est-ce pas ce que notre Montaigne a bien joliment écrit :

« J’ayme une sagesse gaye et civile et fuys l’aspreté des mœurs et l’austérité, ayant pour suspecte toute mine rébarbative. La vertu est qualité plaisante et gaye ».

Grâce à cette figure féminine où le mot « vertu » est inscrit, nous restons fidèles à l’antique tradition d’après laquelle la vertu était toujours symbolisée sous les traits d’une harmonieuse créature en blanche robe de lin, immaculée, aux plis chastes. On avait même soin de la placer sur un pesant piédestal pour donner une juste idée de sa résistance à toutes séductions. Elle s’offrait aux regards tantôt un laurier à la main, comme les triomphateurs, tantôt tenant la palme des martyrs. Un auteur ancien va même jusqu’à nous conter que, en un temps de corruption où la richesse et le vice exerçaient un despotisme arrogant, la vertu fut si maltraitée, en sa chair et ses atours, qu’elle n’osa plus comparaître devant Jupiter. Voilà une époque, n’est-ce pas, qui ne ressemble guère à la nôtre ?

Cette habitude séculaire de choisir la figure de la femme comme image de la vertu compense un peu l’étymologie trop exclusivement masculine de ce terme. Il dérive du mot « vir », comme si la vertu était la qualité et l’apanage des mâles. Quelle outrecuidance ! Il arrive souvent que les femmes s’indignent des lois qui leur sont imposées sans leur collaboration et qu’elles appellent sévèrement la « loi de l’homme ». Elles pourraient tout aussi bien, du moins pour ce mot, protester contre la langue française, qu’on dirait faite par l’homme tout seul, pour ses prérogatives et son prestige. Le « langage de l’homme », comme la « loi de l’homme » ! Mais sur ce point notre volonté de justice est impuissante.

Du moins avons-nous le devoir d’atténuer par une interprétation équitable ce que l’origine de ce terme a de prétentieusement exclusif, et de nous incliner avec un humble respect devant les trésors de la vertu féminine.

A notre dure époque nous l’avons encore parmi nous, la vertu en robe de lin à peu près telle que l’antiquité nous légua cette tradition sous le costume des religieuses qui passent, souriantes et secourables, au milieu des pires détresses. En ce qui concerne les laïques, quelles que soient les modes passagères, nous la trouvons pareille à elle-même, sous les vêtements les plus dissemblables. Nous l’avons connue drapée à l’antique ou élargie par des manches à gigot, svelte, souple et finement corsetée, ou alourdie de volumineux ornements. Pendant la guerre, nous la vîmes à l’œuvre avec de hautes bottines lacées et des jupes « cloches », puis, après la paix, avec des fourreaux, peut-être un peu courts et serrés très au-dessus d’adorables petits souliers. Voilà maintenant que, tout au moins le soir, elle recommence à s’ennoblir de longues robes à traîne. Mais peu importe la bizarrerie des costumes. Quel que soit l’habit, il n’altère pas la beauté des âmes charitables. Le dévouement féminin est resté aussi tendre et ingénieux qu’à l’époque de nos grand-mères. C’est l’éternelle vertu des femmes. Quels que soient les cataclysmes, les crises, les modes et les saisons, toujours elle refleurit. Saluons-la de toute notre gratitude émerveillée.

Etant bien établi que la bonté des femmes et leur esprit de sacrifice leur ont, depuis des millénaires, donné les plus beaux titres à ce royaume de la vertu, nous pouvons reconnaître que ce mot est fortement constitué. Avec une énergie expressive il donne à la vertu tout son sens. Et, à notre époque où trop d’égoïstes ricaneurs sont prêts à en sourire comme d’une faiblesse il rappelle ce qu’elle exige et comporte de vigueur.

Jamais il n’a été plus nécessaire de restituer à ce mot sa signification originale. Car malgré tant d’exemples qui devraient intimider leurs sarcasmes, trop nombreux sont nos contemporains pour lesquels il est synonyme de bonasserie touchante et ridicule.

Comme ceux-là jugent les hommes uniquement d’après la réussite et les gains, c’est-à-dire d’après leurs seules facultés d’arrivisme, la vertu n’est à leurs yeux qu’une noble duperie. Ils ne lui rendent hommage qu’avec une commisération narquoise. Sans doute, ne faudrait-il pas les pousser beaucoup pour obtenir l’aveu que, selon leurs idées, les gens, vertueux ne sont que des hommes et des femmes à tension et température très basses.

Le conquérant, parfois sans scrupules ni vergogne, leur apparaît seul comme un animal de sang chaud, aux nerfs résistants, aux muscles élastiques et vigoureux. Dans leur esprit d’hommes hallucinés par la richesse et le plaisir, la vertu ne serait donc qu’une affaire de thermomètre et le fâcheux indice d’une faible pression. Pour eux, pas d’autre critérium de la valeur que la fortune et le succès, quels que soient les moyens d’y parvenir. Ce n’est certes pas l’une des plus belles particularités de notre époque d’après-guerre, si intéressante cependant par sa curiosité intellectuelle. On feint d’être plein d’égards pour le travail créateur. On est en apparente coquetterie avec le talent. On a des politesses pour la vertu. N’empêche que, trop souvent, la valeur la plus respectée est la valeur marchande.

Or, loin d’être uni preuve de débilité, la vertu est proprement la force. N’est-ce pas le sens du mot latin virtus ?

D’ailleurs toutes les morales anciennes ont eu la même conception, puisque le stoïcisme, avec son « sustine » — c’est-à-dire raidis-toi pour tout supporter — et son « abstine » affranchis-toi le plus possible de la tyrannie des besoins — est, lui aussi, un magnifique appel à la force du caractère. Cette qualité qu’Épictète et Marc-Aurèle mirent au-dessus des antres, déterminait chez les stoïciens la plus rigide indifférence aux biens de ce monde.

Même la morale des épicuriens, si souvent tenue pour accommodante, loin de nous conseiller l’existence facile et de nous inciter aux médiocres ivresses, est au contraire une morale de la continence, c’est-à-dire de la force. Recherchant la plus grande somme de bonheur — comme du reste toutes les morales utilitaires — les épicuriens se firent une règle de renoncer aux plaisirs impurs et fugitifs, qui risquent d’avoir de fâcheuses conséquences, soit pour l’esprit, soit pour le corps. Et ils se complurent à une vie véritablement ascétique, celle d’où ne peut résulter aucun déboire. L’épicurisme rejoint ainsi le stoïcisme qui tous deux, forment les assises de la morale chrétienne.

La bonté, c’est-à-dire la constante pratique des vertus, exige plus que tout autre effort humain un caractère bien trempé et une infatigable persévérance.

Le premier hommage qu’on doive rendre à la vertu est donc de ne pas la confondre avec cette molle bienveillance qui s’étend à tout et à tous, avec le laisser-aller, résultant du scepticisme d’une perpétuelle et réciproque complaisance, de la faiblesse des caractères. La véritable bonté est, en faveur d’autrui, action choisie, voulue et réglée. La vertu aboutit souvent à l’héroïsme. Et tout héroïsme, quel qu’il soit — civil, militaire, charitable — a pour principe la vertu, parce qu’elle-même est à base de force.

Si grande qu’elle soit, pour ne pas perdre sa puissance et son besoin d’action, cette force doit être entretenue. Elle ne peut l’être que par l’enthousiasme, par l’élan de l’âme, la ferveur du sentiment, par la conviction profonde et la flamme de la raison, par la prière, si l’on est soutenu par la foi religieuse.

Qu’on soit épicurien ou stoïcien, philosophe ou scientiste, pas de force sans une croyance, claire ou obscure, consciente ou inconsciente, infuse ou réfléchie, à quelque chose qui nous dépasse : religion ou métaphysique, à une puissance morale qui anime l’univers. Pour les chrétiens et, avant eux les israélites, c’est le Dieu personnel. Le stoïcisme trouve son support dans l’idée de la Nature morale. La sérénité bouddhiste aperçoit Dieu dans tout ce qui s’offre à nos regards. Les plus incrédules des savants s’attachent à dégager de la science un idéal moral.

Chez ceux pour qui la vertu n’est plus la fleur vivace d’un tel idéal, alors le don de soi-même, l’esprit de sacrifice, la charité ne jaillissent plus que d’habitudes lointainement transmises de génération en génération. Et pour les peuples comme pour les individus, c’est encore très beau que la soudaine résurrection de cette force héréditaire, assoupie mais toujours vivante au cœur d’une famille ou d’une race et qui, sous le coup de quelque indignation, dans un sursaut, se ranime. Les hommes de notre temps n’ont-ils pas senti, un jour, les larmes aux yeux, la grandeur et l’émotion de ce réveil ?

Mais, prenons-y garde la sève risque de s’appauvrir peu à peu. Les habitudes les plus enracinées s’étiolent et se perdent. A la longue l’idéalisme meurt lorsqu’on ne le cultive pas. Ln jour peut venir où, après une suprême éclosion dans une atmosphère d’orage ou d’allégresse, les belles fleurs de la charité, du dévouement aux hommes, à la Patrie, aux idées, ne repousseront plus sur les rameaux desséchés. C’est ce que, dans un pareil sentiment d’inquiétude, l’un des nôtres, M. Etienne Lamy, à l’âme délicate et noble, appelait mélancoliquement « les Fleurs coupées ».

Si nos contemporains ne veulent pas être privés d’une si grande force, que du plus en plus ils s’attachent à vivre, comme les sages de tous les temps, par l’esprit et par le cœur. Heureux ceux qui comprennent ! Heureux ceux qui aiment !

Messieurs, les hommes qui ont médité sur la vertu, se sont toujours ingéniés à la définir. Ce fut même l’une des constantes préoccupations des philosophes anciens. Les moralistes de nos siècles classiques ont eu le même souci. Pour Socrate la vertu était uniquement la science du bien. Il considère que toute faute a pour cause l’erreur. Donc, à ses yeux, pas de méchanceté ni de bassesse volontaires. Et la vertu s’enseigne comme la science. Avant de trouver cette idée dans l’histoire de la pensée antique, déjà nous nous en étions émus à la lecture de certaines grandes œuvres du XIXe siècle. C’est la philosophie même de Victor Hugo. Avec quels accents pathétiques ne nous répète-t-il pas que l’ignorance engendre le crime ?

Et voici que Platon, sans méconnaître, tel que le discerna Socrate son maître, le rôle de l’intelligence et de la science dans la vertu, y voit surtout une harmonie. Harmonie de l’esprit, du cœur et du caractère. Harmonie de tout homme avec la société. Harmonie de chaque individu et de l’humanité avec l’Univers. Harmonie de l’Univers avec Dieu. Mais, cette idée, il me semble que nous la connaissons par des œuvres célèbres d’hier ! J’en appelle à tous les lamartiniens et en particulier à M. le secrétaire perpétuel, grand‑prêtre de ce culte. C’est celle qui inspira les Harmonies de Lamartine et tant d’autres vers du même poète qui ne sont pas dans cet exaltant recueil.

Pragmatique bien des siècles avant la formation de ce mot, Aristote s’attache surtout à l’exercice de la vertu. Il y voit plus une habitude qu’une science. Il rejoint ainsi, dans notre mémoire, Bossuet qui a dit : « La vertu est une habitude de vivre selon la raison », et notre contemporain, le Docteur Le Bon, dont c’était l’une des doctrines familières. Pour Aristote, la vertu est avant tout la constante répétition des actes vertueux. Rappelons-nous son mot fameux : « Un acte vertueux ne fait pas plus la vertu que l’hirondelle ne fait le printemps ». Après quoi, il ajoute que le propre de la vertu est de savoir s’exercer entre les extrêmes. Encore une vieille connaissance que cette théorie ! N’est-ce pas la formule de notre Pascal, son célèbre « Entre Deux » ?

Cette conception toute modérée de la vertu se transmet, à travers les siècles, de la Grèce à Rome, d’Horace à Molière, qui, dans le Misanthrope nous dit :

La parfaite raison fuit toute extrémité
Et veut que l’on soit sage avec sobriété.

N’en déplaise à tant d’autorités littéraires, on a le droit de s’insurger contre le séculaire précepte « in medio stat virtus » enseigné sous tant de formes. C’est même un devoir lorsque, comme votre rapporteur annuel des prix de vertu, on vient de se plonger, durant plusieurs semaines, dans une centaine de dossiers où rayonne la flamme de la charité et du dévouement.

S’ils avaient été des tièdes, des prudents, des circonspects, s’ils s’étaient impassiblement attachés à se tenir dans le juste milieu, ces hommes et ces femmes, dont le courage et la hardiesse nous émerveillent, auraient-ils accompli tant d’actes de bonté, fondé tant d’œuvres bienfaisantes qui, au début, pouvaient sembler téméraires à bien des gens raisonnables ?

C’est seulement parce qu’ils ont cru d’une ardente foi, c’est parce qu’ils ont aimé d’un cœur généreux et sans réserve, c’est parce qu’ils furent les apôtres et les soldats héroïques de leur idée, les passionnés serviteurs de Dieu et des hommes, qu’ils se donnèrent jusqu’à l’oubli d’eux-mêmes, qu’ils se sont risqués à des créations parfois déconseillées par le bon sens. Comme l’art, comme tout ce qui a de la grandeur et de la beauté comme tout ce qui bouleverse l’imagination et le cœur des hommes la vertu est un excès. Un magnifique et bienfaisant excès !

Qu’est-ce donc que la vertu ? Pensant au plus immédiat, certains esprits se borneraient volontiers à une signification un peu restreinte, bien que déjà magnifique : la pudeur virginale, avec son charme d’églantier et la noble fidélité de la femme, qui est comme un don perpétuellement renouvelé à l’époux de son choix. Ce sont en effet, reconnaissons-le, qualités fort importantes pour le bonheur conjugal ! Mais si, à l’intérieur des foyers, elles épargnent certaines disgrâces comiques et fâcheuses, au dehors elles ne soulagent point de misères. Cette vertu, certes très précieuse, peut fort bien ne s’accompagner d’aucune autre, et même, par une idée un peu arrogante de sa valeur, avoir en retour beaucoup d’exigences. C’est ce qu’exprimait avec finesse une mère avisée du XVIIIe siècle, Mme de Saint-Lambert, lorsque, donnant par lettre à sa fille, récemment mariée, certains conseils, elle lui écrivait : « Cette vertu ne regarde que vous (peut-être aurait-elle pu ajouter « et votre mari » ?) Il y a des femmes qui n’en connaissent point d’autres et qui se persuadent que cette vertu les acquitte de tous les devoirs de la Société. Elles se croient le droit de manquer à tout le reste et d’être impunément orgueilleuses et médisantes. Anne de Bretagne, princesse impérieuse et superbe, faisait payer bien cher sa vertu à Louis XII. Ma fille, ne faites point payer la vôtre ! »

La vertu se résumerait-elle en l’accomplissement strict et même empressé des devoirs ? Ainsi le jugeait Cicéron. Et, dans sa « Cité de Dieu », saint Augustin nous dit que la plupart des anciens pensaient de même. Pourtant, malgré tant d’avis intimidants, il me semble que ce n’est point assez. La conscience universelle nous fait sentir qu’à l’idée de vertu s’attachent des mérites plus difficiles. Peut-on dire, comme Voltaire l’a écrit dans son « Dictionnaire philosophique », qu’elle consiste à faire le bien ? Voilà une explication meilleure, mais très insuffisante encore. Que de gens participent indolemment à la lutte contre le mal sans y mettre leur cœur sans rien sacrifier de leurs commodités et de leurs plaisirs !

Non. La vertu a plus d’émouvante beauté. C’est l’élan, c’est la flamme. C’est le frisson de pitié et d’amour qui vous jette à l’action secourable. C’est la foi ou l’humaine tendresse qui, souvent contre la raison pratique, vous met au service de la douleur et de la misère, vous impose privations et fatigues, vous fait accepter tous les risques pour des œuvres de sauvetage ou de relèvement, pour la défense d’une idée, pour le salut de la Patrie. La Vertu est essentiellement le don de soi. C’est dans cet esprit-là qu’Alfred de Vigny nous a légué ce beau vers :

Sacrifice, ô toi seul peut-être es la vertu !

Alors s’offrent à notre analyse les interprétations plus ou moins pessimistes qui diminuent la beauté de ce don merveilleux.

Sans doute ne s’étonne-t-on point de voir La Rochefoucauld en suspecter les mobiles. Sa méfiance corrosive ne manque pas d’en déprécier la valeur. Entre autres griefs, il lui reproche des arrière pensées d’ostentation. « La Vertu, nous dit-il, n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie ». Mais on est plus surpris d’entendre Vauvenargues parler de son utilité. Comment a-t-il pu écrire : « L’utilité de la vertu est si manifeste que les méchants la pratiquent par intérêt ». On éprouve un malaise à découvrir en ce noble moraliste un précurseur du richissime personnage qui, pour exhorter ses enfants à la charité, leur répétait avec componction : « Ne manquez pas de faire l’aumône aux pauvres, car personne ne peut savoir s’ils ne deviendront pas riches un jour ! » Ce n’est sans doute qu’une amusante légende pour dessin d’humoriste. Peut-être la devons-nous à notre grand Forain.

Puis voici qu’on entend grincer l’amer sarcasme des grognons qui semblent vouloir dépoétiser la vertu de ses plus beaux mérites et en faire l’apanage des seuls favoris de la fortune. Chamfort ricane : « Malheureusement, déclare ce moraliste à l’eau-forte, il y a des vertus qu’on ne peut exercer que quand on est riche ». Inique pour tant de gens modestes qui trouvent le moyen d’être secourables avec des ressources très restreintes, cette phrase malencontreuse peut paraître une justification pour la sécheresse et l’inertie de ceux qui prétextent leur sort médiocre pour s’abstenir de toute charité. Ils y sont du reste encouragés par un vers de Boileau, doublement plat, par l’idée plus encore que par la forme :

La Vertu sans argent est un meuble inutile.

On ne connait guère de pensée plus attristante. Par bonheur, le « Grand Siècle » et Boileau lui-même nous ont légué, dans un style meilleur, de plus vivifiants conseils !

Sans la moindre arrière-pensée d’une riposte, le philosophe Joubert fit plus tard à ces désespérantes paroles cette réponse que L’on médite avec émotion : « Le plaisir de donner est nécessaire au vrai bonheur. Mais le plus pauvre peut l’avoir ».

Et surtout, par des milliers d’actes poignants, la bonté si ingénieuse, si courageuse des pauvres gens proteste contre ces affirmations injustes et délétères. Même dans la gêne et jusqu’en la pauvreté, la vertu rayonne. Sans un sou elle agit. A défaut d’argent, que de malheureux donnent leur temps, leurs forces, leurs soins. ! Surtout ils donnent leur cœur. Et il n’y a pas de plus bienfaisante richesse. Dans le monde du travail que d’élans méritoires ! Quelque vieux parent reste-t-il dénué et seul ?) Ses proches l’adoptent comme un enfant abandonné. La mort laisse-t-elle autour d’eux, dans leur famille ou à un foyer d’ami, des orphelins ? D’un geste simple, des ouvriers les recueillent, leur font une place à table et se privent pour qu’ils ne sanglotent pas sans gîte ni tendresse. Ils les élèvent avec leurs petits. Combien de fois ceux qui connaissent les misères et les générosités de la vie populaire, ont-ils vu comme une émouvante illustration du poème de Victor Hugo « Les pauvres Gens » ! Vous vous en souvenez :

Femme, va les chercher. S’ils se sont réveillés,
Ils
doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C’est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte.
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous.
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.

Ainsi parlent chez nous des centaines d’hommes et de femmes ne possédant d’autre trésor qu’un grand cœur.

Enfin peut-on ne pas entendre l’insinuation la plus pernicieuse et la plus grave à notre époque farouchement utilitaire et réaliste : « La vertu ne rapporte rien » Ou mieux, selon le langage du « elle ne paie pas » ? Nul reproche qui puisse la faire paraître plus dérisoire ! Déjà, ironique ou révolté, Juvénal avait écrit : « Probitas laudatur et alget », dont je risque cette traduction libre : « On couvre de fleurs la vertu, mais on la laisse crever de faim ».

Ou bien, avec moins d’expressive concision, on se borne à prétendre que la vertu ne reçoit pas sa récompense. Plus subtil et modéré en ses ironies, Renan constata simplement, au début de son discours sur le sujet qui nous occupe : « Une fois par an, la vertu est récompensée ». Cette phrase célèbre, depuis qu’elle fut prononcée, a fait beaucoup sourire. Pourquoi n’avouerais-je pas qu’elle m’amusa comme tout le monde ? Par bonheur elle n’est pas conforme à la réalité. Si elle l’était, au lieu de divertir, elle ferait plutôt pleurer.

La vertu n’a pas besoin de récompense. Elle la porte en soi. Sénèque l’a dit avant nous : « Gratuita virtus. Virtutis proemium ipsa virtus ». Quelle jeunesse d’âme elle garde à celles, à ceux qui la pratiquent avec ferveur ! Le perpétuel don d’eux-mêmes leur vaut une allègre sérénité. La vertu est force. Mais aussi la vertu est joie.

Pour en être sûr, chacun de nous n’a qu’à se rappeler la quiétude d’esprit et de cœur dont il a connu l’enchantement au soir d’un jour où il a pu se dévouer. Mieux encore, afin de sentir le calme bonheur que donne l’exercice de la vertu, interrogez le regard des femmes et des hommes qui en font la règle de leur vie. Il est en général d’une candeur extasiée. Et même on trouve comme un reflet de cette illumination dans les yeux de ceux qui, non contents de faire par eux-mêmes le plus de bien possible, se penchent vers les actes charitables accomplis par d’autres, afin que leur mérite soit aidé et honoré. J’ai le privilège de connaître quelques-uns de ces hommes. Il en est — je les peinerais en disant où — dont le doux regard pensif et souriant révèle la bonté toujours en action et l’heureux émerveillement en face des trésors de tendresse et de courage qu’ils rencontrent. Quelle leçon de vie et de bonheur ils nous donnent !

Puisque, une fois l’an, nous avons l’occasion d’un beau voyage à travers les émouvants spectacles de l’humanité qui se dévoue, faisons-le avec des âmes recueillies. On m’assure qu’il existe des navires dont la carène, partiellement construite en verre, permet de voir, très au-dessous des agitations tumultueuses de la surface, les secrètes richesses de la mer. Tandis que là-haut, les vagues déferlent et s’entrechoquent, que maints débris se heurtent au creux des tourbillons, dans le calme et le silence des profondeurs on a l’enivrement de découvrir, sous la plus douce des lumières, parmi des végétations féeriques, des fleurs marines qui se ternissent dès leur surgissement hors de l’eau. Loin des bouleversements et des laideurs, tentons une plongée analogue. Certes les vertus que nous allons voir à l’œuvre ne redoutent pas la clarté et les grands souffles. Au jour elles gardent leur beauté. Elles paraissent même plus admirables lorsqu’on les arrache de l’ombre où elles se complaisent. Pour les découvrir, il faut aller les chercher.

Il est presque toujours nécessaire — tant elles se dissimulent — qu’on nous les signale. Alors ce sont des pétitions touchantes où d’humbles signatures, maladroitement tracées, alternent avec des noms fameux. Autour des actes de vertu, qui s’imposent à l’admiration de toutes les consciences, l’union sacrée s’établit. Plus de doctrines, plus de partis rivaux. L’instituteur signe à côté du prêtre, l’ouvrier près du châtelain. C’est la première récompense d’un tel examen. Dans chacune de ces feuilles on sent battre le cœur de tous les braves gens d’un village ou d’un faubourg de cité. A ces laboureurs, vignerons, artisans, employés, commerçants modestes, qui se joignent aux représentants des vieilles familles et aux chefs d’industrie, merci de nous si bien montrer l’éternel visage de la France honnête, tendre, humaine, sensible à tout généreux effort vers le bien !

Quels dévouements, quels sacrifices nous signalent ces touchantes requêtes et ces signatures souvent malhabiles Cultivateurs très modestes, les époux Bon, de Chapelle-Voland (Jura) ont six enfants, dont quatre au-dessous de treize ans. Ce qui ne les empêche pas d’héberger sous leur toit les deux grand-mères de ces petits. A ce beau foyer les gestes secourables ne sont-ils pas une habitude puisque, pendant la guerre, Mme Bon avait déjà recueilli deux neveux, orphelins de mère, dont les pères se battaient sur le front ? — Née maladive dans une famille pauvre. Mlle Mougenot gagne durement sa vie en des besogne, mal payées, soigne sa mère et son père impotents : puis devenue presque aveugle, elle se prodigue, pendant une épidémie meurtrière, au chevet des contagieux abandonnés. Dévouement qu’atteste tout son village de la Haute-Saône. — Aînée de plusieurs filles dans une famille de neuf enfants, Mlle Aurélie Paterne, aujourd’hui en religion sœur Aurélie, s’est consacrée à leur éducation. Cette tâche, qui lui apprit le renoncement, éveilla en elle la vocation religieuse. Maintenant septuagénaire, voilà cinquante ans que, en premier lieu à Maure, ensuite à Junhac (Cantal), elle se dévoue au soulagement des malades. Désormais appuyée sur deux bâtons en toutes saisons, par tous les temps, elle va les secourir. — Paralysée des deux jambes, c’est actuellement dans une petite voiture, après s’être longtemps étayée de deux cannes, que Mlle Moutin, à Pas-en-Artois, visite et soigne les affligés, s’occupe des orphelins et les catéchise avec bonté.

Parmi les dossiers des domestiques particulièrement dévoués, j’en ouvre quelques-uns qui vous toucheront comme ils m’ont ému. A Brando (Corse), voilà 37 ans que Mlle Joséphine Mintare est dans la même famille. Depuis 1914, elle la sert sans gages, afin de lui rendre moins douloureux des revers de fortune. — A Paris, Mlle Eugénie Tremlet continue avec désintéressement ses bons offices auprès de personnes chez qui elle fut placée il y a un demi-siècle, et, à Reims, sous les obus, elle a soigné les enfants et petits-enfants réfugiés au fond des caves, alors qu’elle était libre de partir pour le sûr abri de son village natal. — Peut-on ne pas se sentir attiré par la bonté de Mlle Elise Arnaud qui à Nantes, reste gratuitement près de sa maîtresse aujourd’hui ruinée, percluse, presque aveugle, endolorie par la mort de tous les siens, et même travaille au dehors. Comme femme de charge ou brodeuse, pour permettre à la vieille darne de vivre et de mourir dans la maison où elle la sert depuis trente ans ?

Voici maintenant, choisis entre vingt autres cas analogues, quelques exemples de dévouement familial :

Mlle Pagès qui, à Mende, aurait pu se marier, ne se créa pas de foyer pour entourer de soins la vieillesse de ses parents infirmes. Après leur mort elle fit preuve de la même tendresse secourable auprès de son frère, sculpteur sur bois qui travaillait avec amour, mais sans grands profits, pour les églises de sa région. Puis, lorsqu’il meurt lui aussi, elle donne ses forces et son temps pour essayer de prolonger la vie précaire de sa sœur, veuve d’un décorateur de chapelles. Les ressources nécessaires à ces cures, inefficaces hélas ! elle les tire d’un petit atelier de modiste. Touchante famille d’artisans provinciaux !

Dès ses quatorze ans, Jean Cyprien, d’Arzens-le-Randon (Lozère), travaille pour aider ses parents à nourrir ses frères et ses sœurs plus jeunes. Excessifs pour son âge, ses efforts le rendent boiteux. Plus tard il se marie. Sa femme et lui élèvent jusqu’à 15 ans les orphelins d’une de leurs cousines. En mêne temps, ils donnent la vie à neuf enfants. Bientôt le dixième va naître. Et comme leur cœur ne se résigne pas à la solitude misérable et triste des vieillards de la famille, à toutes ces charges ils ajoutent celle d’un vieux grand-père invalide, qu’ils logent chez eux et nourrissent.

Agée de 28 ans, Mlle Marie Raffard d’Amilly (Loiret) se consacre et se sacrifie depuis son enfance à sa famille. Elle avait dix ans lorsque sa mère devint folle. Dès ce moment, c’est elle qui s’occupe des soins ménagers pour son père et ses trois frères. Deux d’entre eux tombent sur les champs de bataille. En 1920, une congestion abat le père. Elle fait vivre tous les siens en cultivant un coin de terre avec l’aide de son plus jeune frère sourd-muet. Son père étant mort en 1930, elle reste seule avec cet infirme et sa mère inconsciente. Pas d’autre joie que de gagner leur pain à force d’exténuant travail.

Orphelins depuis cinq ans, Eugénie et Lucie Petitjean à Branges (Saône-et-Loire) font vivre, sur la maigre récolte qu’ils tirent de tout petits champs, une sœur et un frère aînés qu’immobilise la paralysie. Ils ont nourri jusqu’à sa mort un autre frère semblablement terrassé. Ils se sustentent juste assez pour avoir la force de continuer leur travail et, nous écrit avec compassion le narrateur bourguignon de leurs prouesses : « Ils n’ont jamais d’autre boisson que l’eau du puits ». Ce qui, en pays bourguignon, est tenu pour la pire calamité !

Par l’enjouement et la bonne humeur que Marthe Foin garde à travers les tourments, elle mériterait d’être bourguignonne, cette humble parisienne de la rue du Château-des-Rentiers — ô ironie des mots — qui consacre sa jeunesse, depuis que sa mère n’est plus à soigner son père, qu’emporta la tuberculose ses cinq frères et sœurs, travaille pour faire manger les moins âgés et trouve le moyen de tenir sa maison en une propreté parfaite.

Je veux vous faire entendre aussi l’anxieuse et tendre question que se pose à elle-même Mlle Madeleine Bossard, orpheline de mère seule désormais pour tenir la maison paternelle lorsque, au milieu de ses frères et sœurs plus petits, elle se trouve soudain embarrassée pour une décision à prendre : « Qu’est-ce que ferait ma maman ? » se demande-t-elle. Et avec courage elle suit le conseil que son cœur croit recevoir de la chère disparue.

Pour clore ce chapitre du dévouement familial, voici l’admirable énergie d’un prêtre. Né dans un milieu où, par le maléfice de certaines tares, le sens moral était oblitéré, il commença par se sauver lui-même. D’abord il eut le courage de s’instruire tout seul en lisant, la nuit, après des journées de dur travail, les livres qu’il pouvait se procurer. Puis, malgré les moqueries, les injures et les coups, parvenu à une haute vie spirituelle, il compléta ses études, fut ordonné prêtre et s’offrit pour l’apostolat des missionnaires. Mais, après la mort prématurée de son père et de sa mère, victimes de pernicieuses habitudes, il pensa que son premier secours devait être pour ses dix frères et sœurs dont il est l’aîné. Se résignant, lui qui rêvait d’héroïques missions, à l’existence plus paisible d’un simple curé de campagne il s’est appliqué à éveiller la conscience et le sentiment de tous les devoirs en ces êtres qui vivaient hors la loi morale, à régulariser des situations pittoresquement ou tragiquement embrouillées, à guérir les âmes déjà contaminées de leurs enfants, nés d’unions hasardeuses.

Le courage quotidien des pères et mères de familles nombreuses mérite également notre salut. La magnifique fondation de M. et Mme Cognacq-Jay nous permet d’honorer et de soutenir ces vaillants.

J’ai plaisir à vous citer en exemple deux ou trois de ces grandes familles. Voici celle des époux Chevillard, d’Angers. Parti simple soldat dès les premiers jours d’août 1914, le père, ouvrier doreur, blessé cinq fois, honoré de trois citations, a fini la guerre avec les galons de lieutenant et la croix de la Légion d’honneur. Très laborieux, d’une haute moralité, il a pu ouvrir un atelier d’orfèvrerie et de dorure. Onze enfants, qui vivent de son travail, animent son beau foyer.

Ecoutez maintenant l’histoire des époux Dubocage, de Luzoir (Aisne). Le père est issu d’une famille qui comptait vingt et un enfants. Il y en avait treize chez les parents de la mère. Avec ces antécédents magnifiques, comment voulez-vous que, en s’unissant, ils n’en aient pas eu treize à leur tour ? Ce qui augmente singulièrement les mérites du courageux père, c’est que, grand mutilé avec la médaille militaire, il est amputé de la jambe droite et travaille aux champs comme s’il était fort de ses quatre membres. Imaginons aussi ce que, du matin au soir, en un pareil foyer, doit faire cette mère de famille dont on ne parle pas.

Pénétrez un instant avec moi dans l’intérieur de M. et Mme Adam à Toul. Dix enfants. A la guerre, non seulement le père perdit presque entièrement la vue et eut un doigt emporté, mais il reste ankylosé de plusieurs autres. Et maintenant malgré tous les soins, la cécité est devenue complète. Pour vivre il fait des brosses. Héros dans cette paix pour lui sans lumière, comme il le fut sur les champs de bataille, il est merveilleux de courage et de résignation. Grâce aussi à la mère, dont nous devons nous représenter l’incessant labeur, la maison est bien tenue. L’ordre et la propreté y règnent en même temps que la mutuelle affection et le bon accord. Quel regret pour moi — car j’ai éprouvé des émotions dont je vous prive — de ne pouvoir vous ouvrir encore quelques-uns de ces beaux dossiers !

J’aurais un remords si j’achevais ce trop rapide coup d’œil aux exemples de dévouement individuel, sans vous citer certaines œuvres de charité entreprises par des missionnaires, des religieuses ou des laïques admirables d’initiative, de ténacité, de courage.

Missionnaire au Japon depuis 1873, le R. P. Drouart de Lezey avait 70 ans, lorsque Mgr l’archevêque de Tokio lui demanda, comme un nouveau service à l’humanité dolente, de prendre la direction d’une léproserie à Koyama. Le Père Drouart de Lezey n’ignorait pas que ses prédécesseurs sont morts de cet affreux mal. Pourtant il n’hésita point à accepter. Et hier encore, à 81 ans — hélas ! il vient de mourir — par l’élan de sa foi religieuse, par dévouement à la France et par pitié pour la détresse humaine, il continuait à diriger cet hôpital de lépreux. — Par le bien qu’il fait en Mandchourie depuis 1895, l’abbé Roubin, prêtre des Missions étrangères de Paris, inspire là-bas l’amour de l’Évangile et de la France. Au milieu des steppes couvertes de hautes herbes et de broussailles, où seuls, de loin en loin, quelques sauvages, surgissant des grandes forêts du Nord, apparaissaient à la poursuite du cerf ou de l’antilope, il mit en culture, sur les bords d’une rivière, une vaste étendue de friches. En cette région infestée de brigands, à force d’énergie et de persévérance — et au prix de quelles angoisses : — dès que le gouvernement chinois tenta de la fertiliser il créa une petite ville, close de murs. Dans cette « chrétienté », six mille personnes s’abritent sous la croix et l’étendard aux trois couleurs de notre pays.

Maintenant, Messieurs, voici le champ immense et fécond des belles œuvres collectives. Dans le domaine des choses pratiques il est souvent question de ménager, au cœur des grandes villes, des « espaces libres » pour permettre aux citadins trop reclus, de respirer, de s’ébattre, de regarder le ciel. Dans le domaine de l’esprit, au milieu des harassantes fièvres du monde moderne, on a un pareil besoin « d’espaces libres » pour la pensée et pour le cœur. Saluons donc avec gratitude l’émouvante floraison d’œuvres de bienfaisance qui sont comme les « espaces libres » de la charité.

Déjà, ici même il fut éloquemment parlé de la Société centrale de sauvetage, à l’héroïque bienfaisance de laquelle nous rendons hommage avec joie. En nous arrêtant à cette belle œuvre présidée par l’amiral Lacaze, après l’avoir été par l’amiral Touchard et aussi à la Famille du Marin, que nous encourageons cette année, comment — si près encore des catastrophes récentes sur la côte bretonne — ne pas avoir une pensée pour les trop nombreux enfants que ces naufrages privent de leur père, et comment ne pas saluer les maisons peur l’éducation d’autres orphelins, auxquelles vont nos prix ?

A leur refuge de la rue Bouret, dans l’un des plus pauvres quartiers du dix-neuvième arrondissement, quelques sœurs de. Saint-Vincent de Paul hospitalisent cinquante fillettes sans mère que les visites aux malheureux leur révèlent. Elles les sauvent de la rue leur apprennent un métier, en fait des femmes honnêtes et laborieuses. C’est également la noble tâche qu’accomplissent avec de très heureux résultats, les Franciscaines de la rue de la Santé pour cent « petites filles pauvres ».

Comme si, à Orléans, le souvenir de Jeanne d’Arc inspirait particulièrement les cœurs, cette ville nous offre les plus touchants exemples de bonté active. L’an passé, l’Académie française honora l’affable dévouement des « Petites sœurs dominicaines garde-malades des pauvres » qui ont leur maison mère en cette ville. Diligentes, elles vont quotidiennement au chevet des malades les plus misérables, mettre en action leur belle devise « charité gratuite et gracieuse ». Dans les pires taudis elles apportent tant de doux réconfort qu’on croit voir entrer avec elles la lumière et l’espoir. Aussi, témoin de leur souriante abnégation, le peuple de Paris et des villes où elles soignent de leurs mains tant de plaies, salue-t-il avec une respectueuse gratitude les voiles de ces saintes femmes. Aujourd’hui, dans cette même cité d’Orléans, nous avons le plaisir de participer tant soit peu à l’agrandissement de l’œuvre centenaire du Bon Pasteur qui, à partir de 1875 seulement — date du premier recensement — a secouru, préservé ou relevé 5.500 jeunes filles. Et c’est avec justice que nous soutenons un très utile effort en donnant un prix à la Crèche libre, fondée par les Sœurs de la Sagesse d’Orléans, qui, depuis 85 ans garde et nourrit les enfants des ouvrières pendant leur travail et s’ouvre à elles pour leur permettre de venir allaiter leurs bébés.

Ceux-là du moins possèdent encore leur mère. Le soir venu, ils ont le bonheur de retrouver leurs soins et leurs caresses. Mais les pauvres petits, sans père ni mère, que deviendraient-ils s’ils n’étaient recueillis par des maisons où on les prépare à la vie ? C’est le cas de l’œuvre des Orphelins d’Auteuil où, sous la direction vigilante du Père Brottier des centaines d’enfants pauvres, qui, abandonnés, pourraient se pervertir, et qui au contraire reçoivent une éducation morale, un complément d’instruction primaire, et la richesse la dignité, la sécurité, la force d’un métier. Voilà 65 ans qu’un tel bienfait social se poursuit. Et nous nous réjouissons à la pensée que, un peu grâce à nous, le Père Brottier aura moins souvent la tristesse de répondre « pas de place » aux orphelins lui demandant asile pour devenir des hommes.

A présent, Messieurs, écoutez, sous les voûtes de Saint‑Bénigne à Dijon, la maîtrise de cette cathédrale. Ce sont des orphelins qui chantent. Ils unissent leurs voix à celles d’enfants nés le plus souvent de familles très modestes. Sous la direction ardente, vivante et précise de Mgr Moissenet qui, en 1895, alors simple abbé, créa cette maîtrise, se groupent actuellement 148 jeunes chanteurs. Depuis sa fondation, ils ont été précédés par 900 autres, à qui, selon leurs aptitudes, il donna ou fit donner une instruction solide, leur permettant d’accéder à de plus hautes études, de s’élever à un rang honorable, ou tout au moins de bien gagner leur vie. Car cet éminent maître de chapelle estime avec justice que, en récompense de leur chant, on ne doit rien négliger pour préparer leur avenir social. Les méthodes auxquelles on les soumet pour l’éducation de leurs voix sont non moins bonnes pour celle de leur esprit et de leur caractère.

On leur inspire le goût du travail et de l’art. On leur forme une conscience exigeante et on les habitue à la satisfaire. On leur donne le sentiment de la beauté. Leur pensée s’ennoblit par le chant religieux, qui est comme une fervente prière et une sereine élévation de l’âme. C’est une délectation spirituelle que la musique si purement modulée par de jeunes voix dont l’élan rafraîchit le cœur. Mgr Moissenet ayant consacré ses ressources personnelles à sa maîtrise, qui est célèbre parmi tous les musiciens du monde, vous avez voulu donner l’exemple nécessaire pour que pareils chants, d’une admirable perfection, ne cessent pas d’émouvoir les hommes et d’exprimer avec magnificence leurs sentiments les plus profonds.

D’autres enfants trouvent l’abri, l’éducation, les soins, la vie morale, l’apprentissage d’un métier, à l’Orphelinat protestant agricole de Saverdun (Ariège). Trente années il eut à sa tête M. et Mme Groussard qui, avec délicatesse, y firent preuve du dévouement le plus efficace. Depuis la mort de son mari, Mme Groussard continue, seule et très courageusement, la tâche commune. Elle est « la mère adoptive » de plusieurs centaines d’enfants et de jeunes gens qui lui donnent ce titre comme un témoignage d’affectueuse reconnaissance.

Les œuvres de protection, d’assistance et de relèvement, pour les hommes et les femmes, particulièrement pour les jeunes filles et les filles-mères, ont toujours eu votre attention la plus sympathique. C’est ainsi que, cette année, vous soutenez le Patronage des Libérés qui, depuis 60 ans a préservé de la vie mauvaise et dangereuse près de cent mille condamnés pour une première faute, risquant d’être jetés vers le crime par la misère et la farouche solitude au sortir de la prison, et encore par leur décourageante impuissance à retrouver du travail honnête. Vous encouragez aussi Notre-Dame de la Miséricorde à Vitry, la Maison Sainte-Rose à Saint-Quentin, le Lien Social à Paris, le Foyer de l’Enfance de la Samaritaine, le Groupement féminin des otages, rue Haxo, qui accomplit une œuvre de bonté et d’amour à l’endroit même où en la haine fit rage, et enfin, la Solidarité Catholique. C’est une des filiales les plus actives de la Société Saint-Vincent de Paul qui, depuis un siècle bientôt, soulage tant de détresses. Complétant l’œuvre des visites aux malades dans les hôpitaux, que vous avez aidée il y a deux ans, elle ne perd pas de vue ces convalescents privés de famille, parfois sans amis, les soutient, leur cherche et leur trouve du travail, surtout lorsque leurs misères physiques les rendent impropres à leur ancien métier. Vraiment animée du zèle charitable de M. Vincent, la Solidarité Catholique adapte son effort aux difficultés de la vie moderne, aux besoins actuels des travailleurs. Elle est un très pratique office de placement, un centre d’institutions de prévoyance, une caisse d’économies pour le paiement du loyer ou l’installation des jeunes ménages. Sur dix mille personnes que, en ces dernières années, elle put réussir à pourvoir d’emplois, sept cents sont devenus ses adhérents actifs et fidèles. Pour la servir, elle a des cœurs dévoués, ardents à faire le bien.

Parmi les refuges où religieuses et laïques donnent leurs soins aux enfants, aux malades, aux affligés dans la détresse, vous avez tenu à particulièrement encourager l’Asile Dauverre de Mexico. Fille d’un capitaine de vaisseau sans fortune, venue à Mexico pour y enseigner le français, Mlle Louise Dauverre a. suivant sa touchante expression, « réalisé le rêve de toute sa vie » en fondant cet abri où elle soigne les plus déshérités des malades, les femmes incurables, les cancéreuses, celles dont les plaies répugnantes inspirent le dégoût, le douloureux rebut des hôpitaux. Mlle Dauverre, qui a jeté dans cette œuvre ses économies de 25 ans de travail, et les dix infirmières bénévoles qui l’aident gratuitement, accomplissent par charité ce que personne ne ferait pour de l’argent. Et lorsque, bien avant la fin de chaque mois, les ressources sont épuisées, ces admirables femmes vont quêter de porte en porte pour le soulagement de leurs pauvres débris humains. Comment l’Académie n’aurait-elle pas aussi un regard pour le périodique du P. Sanson « Revivre » ? S’adressant à tous ceux qui souffrent, il veut leur rendre le goût de la vie en leur suggérant les moyens d’utiliser ce qui leur reste de forces et les méditations inspirées par la douleur.

Notre appui ne fait pas défaut aux patronages actifs, aux dispensaires très fréquentés, aux colonies de vacances qui ragaillardissent des centaines d’enfants. C’est ainsi que nous encourageons dans la banlieue mal lotie, les œuvres sociales de la Paroisse de Drancy et celles de Malakoff, créées par la Sœur Beauvois, de l’ordre de Saint-Vincent de Paul, au, centre d’une population ouvrière, pour y appliquer à son profit les préceptes de l’Evangile. Là, quelle douceur s’épand autour des huttes et des masures, à travers les préjugés et les violences ! A Drancy, dont les 450 habitants d’après 1870 sont devenus plus de 40.000, entassés dans un chaos de maisonnettes construites à la hâte, l’abbé Victor Canet, que les témoins de sa bienfaisance et de son apostolat nomment « le Saint Christophe de la banlieue » a multiplié les institutions pratiques et secourables pouvant conjurer ou guérir la souffrance, revigorer les êtres débiles, entretenir la flamme de l’esprit et de la conscience.

Parmi les colonies de vacances et les écoles rurales où l’on fortifie l’enfance abandonnée, il n’est pas un ensemble d’œuvres mieux organisées que l’École de Saint-Michelen-Préziac (Morbihan) dont le fondateur est M. Guillet. Les religieux qui la dirigent réussissent à transformer en hommes solides et laborieux les fils de tuberculeux et d’alcooliques, les enfants délaissés et chétifs qu’on leur amène. Ils leur enseignent les bonnes méthodes agricoles, leur donnent le goût et l’habitude de la campagne où, le plus souvent, leur destin se fixe.

Si dans tous les pays de France, il existait des œuvres aussi bien conçues et menées que l’Ouvroir Sainte-Thérèse, à Saint-Denis-le-Ferment (Eure), la campagne se dépeuplerait moins. Dans certains villages où l’on trouve trop de maisons vides, aux toits effondrés, aux fenêtres tristement béantes, on n’aurait pas aussi souvent l’occasion de redire la sentence prononcée par l’Ange d’Ephèse : « Tu parais vivante, mais tu es morte ».

Messieurs, lorsqu’il y a juste cinquante ans, apparurent en France les premiers uniformes de l’Armée du Salut, le peuple de nos grandes villes fut un peu surpris. Tout d’abord il se montra sceptique, méfiant et frondeur. Le chapeau dit cabriolet » et les vêtements, invariablement bleus, aux âmes simples des dames et des jeunes filles de l’Armée du Salut heurtèrent ses idées sur les modes féminines. S’il s’arrêtait une minute autour des chants accompagnés par l’orgue portative, il souriait, goguenard. Mais, brave et habitué aux efforts difficiles, le peuple français aime le courage, la persévérance, la crânerie sous les quolibets. Il admira la calme opiniâtreté de ces jeunes femmes qui ne disaient que des paroles généreuses.

Puis il apprend, l’homme de la rue, que, tout en s’adressant aux âmes, les officiers et les soldats de cette armée font beaucoup de bien, qu’à leur haute valeur morale s’ajoute une excellente œuvre pratique. Ils abritent d’humbles travailleurs en des chambres ou dortoirs peu coûteux. Ils les nourrissent à bon compte. Ils leur donnent l’illusion d’un foyer. Ils soignent physiquement et soutiennent moralement. Ils consolent et conseillent. Toutes les nuits, ils vont offrir assistance aux pires déchets humains.

Alors, petit à petit, la suspicion est devenue confiance. Les regards et les propos moqueurs se sont changés en un cordial respect. Le peuple se dit que, sous leurs uniformes dont on ne s’étonne plus, ces femmes et ces hommes, vivant avec une ferveur désintéressée selon l’Evangile, ont sauvé des centaines d’existences, préservé du vice et de la faute des milliers de jeunes filles, permis à des milliers d’hommes — ouvriers, employés, artistes, étudiants et professeurs pauvres — une vie digne en attendant des jours meilleurs. Il connaît ce « palais de la femme » où 800 jeunes filles — employées de bureau et de commerce, dactylographes, petites fonctionnaires — prennent, à des prix modiques, des repas sains et convenablement préparés occupent de très propres chambrettes, auxquelles leurs bibelots et souvenirs donnent un caractère personnel. Il a entendu parler de ce « palais de l’homme », où, tous les jours, couchent et mangent, en des conditions analogues, 500 travailleurs de toutes professions, de « l’asile flottant » qui, en face de l’Institut, à l’autre bout du Pont des Arts, recueille tous les soirs, pour le gîte et la nourriture, 150 hôtes encore plus dénués, de « l’hôtellerie populaire » avec ses 230 lits, des maisons d’accueil pour les filles-mères, et de relèvement pour les jeunes filles dont la misère et l’abandon firent des égarées. Il en est de même dans la plupart des grandes villes de France. C’est une œuvre magnifique. Elle mérite l’unanime gratitude.

Dans le bouleversement actuel des situations sociales, combien de ces jeunes filles, vivant avec peine de leur travail et contraintes de recourir aux moins coûteux des abris décents, appartiennent à la classe moyenne, si éprouvée depuis la guerre ! Une œuvre s’est fondée pour la défendre, « L’Assistance privée à la classe moyenne ». Notre confrère, M. Maurice Donnay, est à sa tête. Il la préside avec esprit et en souriant. Telle est sa manière. Mais ce célèbre sourire s’accompagne de la tendresse, un peu narquoise et voilée, que l’on sent dans toute son œuvre. Il sourit en faisant le bien, comme pour ne pas pleurer des misères cachées et dignes dont il a la confidence. Et sans doute est-ce en souriant, avec une gêne timide, que pour contenir son émotion il vient en aide à ses touchantes protégées. Ainsi réalise-t-il excellemment la délicate formule de cette œuvre : « Nous ne faisons pas la charité nous aidons les familles en amis ».

Comme on a raison de vouloir préserver et maintenir la classe moyenne ! Si dur que soit aujourd’hui son sort, elle reste l’une des forces et l’un des charmes de la France. Quelle pépinière de vertus discrètes, de dévouements qui se dissimulent ! On y trouve les plus jolies élégances du cœur et de l’esprit, le désir de culture, une louable aspiration vers la beauté. Que de privations pour élever les enfants ! Que de sacrifices, non pas pour « paraître », mais pour sauver les apparences !

Charitable malgré sa situation désormais précaire, la « classe moyenne » a toujours appliqué et, dans la mesure de ses ressources restreintes, elle continue à mettre en pratique la forte parole de Descartes : « Chaque homme est obligé de procurer autant qu’il est en lui le bien des autres ; et c’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne ». Elle a donné beaucoup de son cœur. Donnons-lui beaucoup du nôtre.

Jamais peut-être la bonté ne fut plus nécessaire que dans le monde d’aujourd’hui. Forcené, il est implacable. Son rigoureux mécanisme asservit tristement les êtres. Le chant des sirènes qui retentit à notre époque est sans séduction. Pour les hommes meurtris dans cet engrenage, l’assistance bureaucratique est impuissante à panser les souffrances du dedans. Elle ignore les paroles et les soins qui consolent les âmes endolories.

Dans ce monde sans tendresse, il y a un grandissant besoin de commisération et de douceur.

Plus que jamais méditons, pour nous en inspirer, la belle parole du Père Gratry : « Est-ce que l’amour n’est pas toute la morale et toute la loi ? »

Notre fine et noble civilisation ne se fera respecter que si elle reste fidèle à un idéal généreusement humain.

La vertu est force. La vertu est joie, avons-nous dit. Mais plus encore la vertu est amour !

Il y a dans Pascal une pensée qui, entre toutes, rayonne. Chacun la connaît. Est-ce une raison pour ne pas la faire entendre ? Les prières viennent de loin, et pourtant on les répète. Les cantiques aussi sont connus, et néanmoins on les chante. Redisons-la donc comme un cantique, comme une prière, comme l’hymne du pays spirituel qui est le nôtre. Car il n’en est aucune qui exprime mieux notre sentiment profond. Elle est si magnifique, cette phrase, son ample rythme s’accorde si noblement avec la grandeur de l’idée, qu’on ne peut sans émotion la relire. Ecoutez-la : « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien. — Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. »

Messieurs, le Monde ne peut être sauvé que par l’Amour.