L’Académie et la défense de la langue française

Le 25 octobre 1934

Abel HERMANT

L’ACADÉMIE ET LA DÉFENSE DE LA LANGUE FRANÇAISE

PAR

M. ABEL HERMANT
Délégué de l’Académie française

Séance publique annuelle des Cinq Académies

Le jeudi 25 octobre 1934

 

Messieurs,

Durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, qui, en dépit des almanachs et des astronomes, a commencé en 1815 pour finir en 1914 à la veille de la guerre, peu de mots ont été plus à la mode que le substantif « tradition ». Une certaine négligence, involontaire ou habile, que l’on mettait à le définir, autorisait les partis contraires à le revendiquer. Il suffisait de la direction d’intention pour en modifier ou en diversifier le sens, et cela d’autant plus facilement qu’il était moins déterminé. On ne savait pas exactement ce que tradition voulait dire, mais on affectait de ne prononcer ce nom redoutable qu’en baissant un peu la voix et avec un accent de piété.

Il. mc semble qu’on le prononce maintenant avec plus de tiédeur ou de distraction. Comme il faut qu’il y ait des scandales, il faut que les modes changent : c’est la loi du « mouvant » et la condition même de la vie. Ne nous frappons pas, et surtout ne philosophons pas pour si peu de chose ; mais observons qu’il n’est plus en France que deux institutions séculaires qui se fassent honneur d’être traditionnelles : c’est la Comédie-Française et l’Académie française. J’ai fait passer devant la Comédie, sans égard au décret de Messidor, mais pour obéir à la tradition de politesse qui veut que la personne qui parle cède le pas à la personne dont elle parle. Également traditionnelles toutes les deux, la Comédie et l’Académie me semblent prendre le terme qui nous occupe dans des acceptions diamétralement opposées.

Il y a d’abord une différence essentielle d’orthographe. L’Académie, qui lui confère le t majuscule, et ne l’emploie qu’avec l’article défini, en fait une sorte d’entité : la Comédie se contente du petit t, de l’article indéfini et emploie le plus souvent tradition au pluriel. Ce que dans la maison de Molière on appelle les traditions, ce sont de certaines façons d’interpréter les rôles classiques pour des raisons que la raison ne connaît pas et que justifient seuls les précédents.

Le respect servile et l’observance aveugle des précédents sont la négation même de la vie, qui ne saurait être qu’une création et, si je puis dire, une nouveauté continue ; mais on peut aussi concevoir une tradition créatrice, qui s’adapte perpétuellement sans jamais se renoncer, et qui ne sait pas sans doute où elle va, mais qui n’oublie jamais d’où elle vient. Je crois, Messieurs, que c’est notre manière, aussi féconde que sage, d’entendre, de pratiquer la tradition ; et nous ne l’appliquons nulle part aussi judicieusement que dans l’exercice de ce protectorat du français qui nous a été concédé par le grand Cardinal voilà trois cents ans.

Quoi que des malintentionnés prétendent, c’est bien là l’essentiel de notre mission ; et sans méconnaître l’utilité des services que nous pouvons rendre comme personnes interposées, soit à la Vertu en général, soit plus particulièrement à celle d’entre les vertus qui veut que l’homme croisse et multiplie, nous ne devons pas oublier que selon l’article 21 de nos statuts, « la principale fonction de l’Académie est de travailler avec tout le soin et toute la diligence possible, à donner des règles certaines à notre langue à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ».

Et c’est ici qu’apparaît, Messieurs, en même temps que la fidélité, la souplesse de notre esprit de tradition. Ces règles certaines, n’y a-t-il pas longtemps déjà que nos confrères de l’âge héroïque les ont données à la langue, et que servirait-il de les ressasser ? N’a-t-on pas, bien avant nous pris soin d’épurer notre vocabulaire ? N’a-t-on pas rendu notre langue éloquente et, ce qui vaut mieux, capable de traiter les arts et les sciences, et — ce qui est bien utile — si nette, si ingénue que lorsqu’on veut bien l’employer pour rédiger les instruments diplomatiques, elle donne, comme on dit vulgairement, bien du fil à retordre aux chercheurs de petite bête el aux interprètes de mauvaise foi ?

Tout cela est fait, bien fait et n’est plus à faire : il s’agit désormais de maintenir, bien entendu sans fixer, car les classiques eux-mêmes nous ont mis en garde contre cette décevante et pernicieuse chimère. Il s’agit de défendre la langue française, et en la défendant, Messieurs, l’Académie croit encore obéir littéralement à l’article 21 de ses statuts, mais comme il convient d’obéir en 1934 à ce qui a été édicté en 1634.

Ici, Messieurs, se pose une question de politique. On ne conteste guère que la langue française ait le plus urgent besoin d’être défendue ; mais n’y a-t-il pas quelque imprudence à en faire l’aveu publiquement ? Ce doute me rappelle une réplique assez féroce d’un de nos défunts confrères des Beaux-Arts, de qui les légendes n’étaient pas moins admirables que les dessins, et qui ne se gênait pas pour faire aussi des légendes dans sa conversation privée. Un directeur de journal, qui n’était pas du tout méchant homme, mais que ni la médisance ni surtout la moquerie du Boulevard n’épargnaient, lui dit un jour :

— Forain, c’est mal ; il paraît que vous ne cessez pas de m’attaquer, dans le monde.

— Moi ? répondit Forain, une main sur son cœur — la gauche — et avec son sourire de côté, je ne cesse pas de vous défendre.

Que va-t-on penser de notre pauvre langue française si nous ne cessons pas de la défendre ?

Courons au plus pressé et défendons-la sans nous soucier du qu’en dira-t-on. Nous ne nous flattons pas. Je pense, de supprimer le mal rien qu’en faisant mine de ne pas l’apercevoir. Tout le monde parle — d’ailleurs un peu à tort et à travers — de la crise du français : elle serait bien la seule crise de laquelle on ne parlerait pas. Ne perdons pas notre temps à de maladroites habiletés, et voyons d’abord à reconnaître les positions de l’ennemi.

C’est uniquement un ennemi de l’intérieur. Les étrangers lettrés qui savent réellement le français (je n’entends pas ceux qui l’ont appris à l’école Berlitz) le parlent et l’écrivent plus purement que nous, et avec plus d’élégance ; ils nous font même parfois l’injurieux honneur de le parler et de l’écrire avec plus de naturel et avec cette respectueuse familiarité que notre langue maternelle devrait espérer plutôt de nous.

Il est aussi de mode, ce mois-ci, de faire des comparaisons, pour nous désobligeantes, entre le français dégénéré que nous parlons et le français d’origine que parlent encore outre-mer d’anciens frères au cœur fidèle, mais politiquement détachés de la mère-patrie. Leur langage est savoureux, mais ce ne sont là que de touchantes curiosités, et notre langue a besoin d’autres remèdes que de la transfusion d’archaïsmes même pittoresques et rapportés du Canada.

Quels sont donc ces ennemis de l’intérieur ? Ce sont d’abord, à l’avant-garde, tous les maladroits amis de la langue française. Traitons-les avec indulgence, avec ménagement, car leurs intentions sont excellentes ; mais ils se flattent en ces matières d’une sorte d’infaillibilité due à leur seule naissance, confirmée par les souvenirs de leurs études, qui sont devenus à la longue un peu vagues, et l’on ne saurait croire tout le mal qu’ils peuvent faire sans le vouloir à la langue française quand ils se mêlent, eux aussi, de la défendre.

Eh bien, va-t-on me dire, ce ne sont là que des ignorants qui s’ignorent. Pourquoi donc en faites-vous une mention particulière et les détachez-vous du gros des ignorants, qui sont évidemment les plus à craindre de ceux que vous appelez les ennemis de l’intérieur ?

Messieurs, c’est qu’il y a ici une nuance ou, si vous préférez, un abîme, que Platon lui-même n’avait pas vu s’entr’ouvrir sous ses pas. Peut-être aussi ne s’est-il creusé que de nos jours : c’est le progrès.

Je ne doute pas que le divin auteur de Phèdre et de la République ne nous soit familier. Vous vous souvenez qu’il a défini les différents degrés, si je puis dire : les différentes valeurs de l’ignorance. La plus redoutable était à ses yeux celle des égarés qui, ne sachant pas, croient qu’ils savent. Il ne prévoyait pas l’ignorance du plus récent modèle, dont la devise est : ne pas savoir, savoir qu’on ne sait pas, et se targuer de son ignorance, prétendre que c’est elle qui doit avoir le dernier mot et à qui la connaissance doit céder le pas.

Je serais surpris que cette doctrine extravagante eût, Messieurs de l’Académie des sciences, le moindre succès dans vos laboratoires ; mais si elle apprête à rire aux physiciens, elle prend sa revanche dans les jardins de la grammaire, où elle s’épanouit insolemment.

Elle se résume en cette formule d’une fatuité ingénue que les ennemis de la langue française jettent au visage de ses défenseurs en toute occasion :

« A qui en avez-vous avec votre purisme et votre grammaire ? La parole ayant été donnée à l’homme pour se faire entendre, qu’importe la façon de tourner ce qu’on veut dire, pourvu que l’on soit compris ?

Je me garderai bien, Messieurs, de m’inscrire en faux contre cette proposition. Je m’empresserai au contraire de reconnaître qu’elle est sans réplique. Vous me permettrez seulement d’ajouter qu’il est impossible de faire comprendre ce qu’on veut dire, à moins de le traduire en termes propres et en phrases articulées selon une syntaxe qui épouse tous les mouvements de la pensée. Je ne fais point, d’ailleurs, difficulté de reconnaître encore qu’à certains esprits élémentaires ni un vocabulaire nuancé ni une syntaxe compliquée ne sont bien utiles et que, pour se communiquer à leurs pareils, peut-être leur suffirait-il des onomatopées primitives.

Après les ignorants arrogants et satisfaits, Messieurs, voici venir les snobs. Ils forment deux groupes extrêmes, à peu près d’égale importance, dont les programmes de snobisme sont exactement opposés. Cela ne les empêche pas de se coaliser à toute occasion pour accabler leur malheureuse victime ; c’est la langue française que je veux dire : je ne fais pas ici de politique, je parle toujours de grammaire.

Il y a le parti des snobs qui ne peuvent pas parler comme tout le monde et dire simplement Il pleut quand ils veulent dire qu’il pleut. Et il y a ceux qui craignent si fort d’avoir l’air de n’avoir pas oublié leur rudiment, qu’ils remplacent, dans leur conversation familière, le français par une sorte de petit nègre : les verbes n’ont plus qu’une personne pour le singulier, une autre pour le pluriel — et encore — Ils ont le moins possible de modes. Le subjonctif notamment, et non seulement l’imparfait, mais le présent est renvoyé au musée des antiques.

Ce groupe de snobs est le plus nuisible, parce qu’il corrompt la jeunesse. « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille » disait une vieille chanson du temps que la mode voulait que l’on fût vertueux et sensible. La musique de cet air eut une vogue si grande que l’on en modifia les paroles, et cela devint Veillons au salut de l’Empire. Veillons, Messieurs, au salut de la langue française, mais méfions-nous du sein de la famille, où on l’apprenait jadis, où on la désapprend aujourd’hui.

Je me souviens — et cela ne me rajeunit pas — du temps où, à la table bourgeoise, le père, voire le grand-père, qui avaient fait leurs humanités, reprenaient l’enfant qui manquait à parler, non pas Vaugelas, mais Noël et Chapsal ou Lhomond, en racontant ses petites histoires de collège. Que les temps sont changés ! Non seulement, si le jeune écolier fait les fautes les plus grossières, son père, son grand-père et même son arrière-grand-père ne sont plus assez lettrés pour s’en apercevoir ; mais ils dressent tous l’oreille s’il témoigne la moindre velléité de serrer sa pensée de près et d’en soigner l’expression. Ils chuchotent entre eux : « Ce gamin est bien poseur, il faudrait le corriger de sa prétention. » Et c’est ainsi que le petit nègre dont je vous parlais tout à l’heure devient le français officiel des familles, qui devraient être les gardiennes du bon usage.

Quant aux autres snobs, qui ne peuvent pas parler comme tout le monde, ils gâtent le vocabulaire en substituant aux termes de bon aloi des à peu près de synonymes, dont nous ririons si nous avions encore le sentiment du ridicule. Nous semblons malheureusement l’avoir perdu.

Ce n’est pas moi qui vous apprendrai que ces mots vulgaires, augmenter, développer, agrandir, sont près de tomber en désuétude et qu’on se donne les airs d’un homme d’autrefois, si l’on ne prend soin de les remplacer dans le discours par intensifier. Quant au contraire de développer, qui est réduire à sa plus simple expression, cela devient minimiser. Minimiser est bien joli, mais c’est, d’ailleurs comme intensifier, un mot d’allure technique : me permettrai-je de rappeler à mes contemporains que jadis le vocabulaire de la bonne compagnie était un cercle fermé, que les mots de métier n’y étaient pas reçus, et qu’ils feraient mieux de les laisser au vestiaire, lorsque, en sortant de leur usine ou de leur bureau, ils s’improvisent gens du monde, de cinq à huit.

Malheureusement ce sont, au rebours, les véritables gens du monde qui adoptent ce langage, apparemment pour donner à croire qu’ils ont, eux aussi, une usine et un bureau. Et c’est ainsi que le français des garages devient peu à peu celui de la compagnie qui s’intitule bonne.

Il s’enrichit de tout un bric-à-brac de termes que lui fournissent libéralement les sciences les plus diverses, et jusqu’à l’histoire des religions. Et c’est ainsi que, par exemple, le mot sanscrit avatar, qui ne saurait signifier proprement que la descente d’un dieu sur la terre, en particulier l’une des dix incarnations de Vishnou, désigne maintenant, dans la conversation courante, d’une façon plus distinguée, soit une aventure survenue en cours de route, soit quelque fâcheuse avarie de moteur.

Avatar est un des meilleurs spécimens du jargon à la mode ; je pourrais cependant vous en citer bien d’autres qui sont presque aussi beaux. Je pourrais vous en citer jusqu’à demain. Mais vous ne me le pardonneriez pas. Abrégeons. Et pour emprunter le langage des hommes d’action, montrons que nous aussi, nous savons avoir, au besoin, le sens des réalités.

Ce n’est pas tout d’avoir reconnu les positions de l’ennemi et déclaré que l’Académie française doit défendre la langue française contre ces gens-là : quels sont ses pouvoirs et ses moyens d’action. Hélas ! messieurs, il servirait peu de dissimuler qu’ils sont précaires ou incertains, et que le rôle d’une compagnie telle que la nôtre, en ces matières qui pourtant sont bien de notre ressort, demeure assez mal défini.

Notre principe est de nous référer à l’Usage. Ce n’est pas nous qui avons proclamé ses droits souverains, ce n’est pas Vaugelas : c’est Horace, bien des siècles avant, l’institution de l’Académie, qui ne compte elle-même que trois siècles d’âge :

... Usus,

Quem penes arbitrium est et jus et norma loquendi.

Vaugelas, qui n’écrivait le nom de l’Usage qu’avec une déférente majuscule, a été bien obligé cependant de reconnaître et d’avouer que ce maître tout-puissant du langage, qui fait quelques petites choses par raison, en fait plus encore sans raison, et beaucoup trop contre raison. L’on s’est de plus avisé qu’à ne point du tout vouloir limiter le droit de l’usage, on risquait de reconnaître de facto et de jure les faits grammaticaux les plus désolants, le Je vous cause de l’homme dans la rue, et l’avatar de la chauffeuse du meilleur monde. C’est alors que l’on a imaginé la subtile distinction du bon et du mauvais usage, et que l’Académie, qui un instant ne s’était flattée d’être que « le greffier de l’usage », s’est heureusement ressouvenue qu’elle avait sur lui un droit de regard, qui n’est pas ordinairement l’affaire des greffiers.

Tout cela est fait pour étonner profondément les personnes qui ne connaissent d’autres valeurs en ce monde que celles qui se mesurent ou se chiffrent. L’idée de qualité leur étant étrangère, voire inintelligible. Elles comprennent bien ce que c’est qu’un usage, qui est un fait, mais elles ne sauraient comprendre qu’un usage soit mauvais ou bon : il est ou il n’est pas.

Je m’attends que, non sans ironie, elles me demandent ce qui nous aide à discerner la qualité bonne ou mauvaise de l’usage, et il est probable que je mettrai le comble à leur étonnement quand je leur répondrai que c’est notre goût. Elles hausseront les épaules, moi aussi, et nous serons quittes. Mais peut-on espérer que l’Académie impose son goût ?

On n’y compte guère, et par exemple, dans la dispute ardente, un peu comique, qui s’est élevée récemment à propos du genre des noms de navires, elle s’est abstenue de déclarer son opinion, que d’ailleurs on ne lui demandait pas. Il y avait, en effet, de grandes chances pour que son avis ne fût pas écouté, ou même pour que l’on en prît aussitôt le contre-pied ; car, en ces sortes de débats, l’esprit de contradiction va jusqu’à la fureur. Et donner un conseil, qui n’est pas sollicité, lorsque l’on sait d’avance qu’il ne sera pas suivi, peut sembler, c’est bien le cas de le dire, un peu trop académique.

Je crois cependant que, pour le principe, notre Compagnie pourrait, sans illusion, donner aux ennemis de la langue française quelques avertissements, mais, pour l’application, s’en fier plutôt à l’action directe de certains francs-tireurs qui ne craignent pas les coups et qui se plaisent à aimer le français dangereusement.