Radiophonie et culture intellectuelle

Le 25 octobre 1938

Georges DUHAMEL

RADIOPHONIE ET CULTURE INTELLECTUELLE

PAR

M. GEORGES DUHAMEL
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

Le mardi 25 octobre 1938

 

Messieurs,

Ce n’est pas dans les moments de l’enthousiasme et du triomphe que les civilisations éprouvent le besoin de s’interroger sur leurs œuvres et leurs desseins, c’est surtout quand le doute ou l’angoisse commencent de les tourmenter. Il est difficile de parler aux malades, sinon de leurs maux et des remèdes qu’on entend y appliquer. Les sociétés humaines et particulièrement les sociétés européennes vivent aujourd’hui dans la fièvre et l’appréhension. Je ne crois pas inopportun de les convier à l’examen attentif de leur régime vital et, par exemple, de leur système de culture intellectuelle.

Au regard de nos pères, un tel examen eût passé pour le sacrilège. Les hommes du XIXe siècle avaient si haute confiance dans les effets de leur savoir qu’ils ne souffraient ni la discussion ni même la tiédeur. De nos jours encore, l’observateur qui prétend exercer une critique impartiale sur les comportements et les destinées de la civilisation scientifique s’expose à la dérision. J’ai toujours, de bon cœur, affronté la dérision, et ce ne sont pas les événements de l’heure qui me détourneront de l’affronter encore si tel m’apparaît le devoir. L’idée que l’avenir, acceptant tout fait accompli, sanctifiant tout succès temporel, pourrait juger mon inquiétude ou vaine ou ingénue rie saurait m’empêcher ni d’éprouver cette inquiétude et ni de la manifester. Sauf peut-être pendant les époques d’exaltation délirante, au XIXsiècle, presque tous les hommes chargés d’une responsabilité morale ont, avec sang-froid, considéré les faits nouveaux et se sont efforcés d’en mesurer la conséquence.

Montesquieu, dans les Lettres persanes, s’exprime ainsi, par le truchement d’un de ses personnages : « Tu sais que, depuis l’invention de la poudre, il n’y a plus de places imprenables ; c’est à dire, Usbek, qu’il n’y a plus d’asile sur la terre contre l’injustice et la violence.

« Je tremble toujours qu’on ne parvienne, à la fin, à découvrir quelque secret qui fournira une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières. »

Une crainte exprimée avec tant de clairvoyance ne diminue certes pas Montesquieu dans mon jugement et ne me fait point sourire. Il m’apparaît que cet observateur intelligent et perspicace a mis les hommes en garde contre les entraînements, contre les dangers de leur propre génie. Toute invention nouvelle, au fur et à mesure que se développent ses applications, détermine, dans l’esprit des multitudes, l’étonnement, l’admiration, l’orgueil. Je pense que le philosophe doit se refuser à ces émotions enivrantes et mettre toute son intelligence, tout son discernement à mesurer, à censurer les résultats que chaque découverte détermine dans l’ordre temporel comme dans l’ordre spirituel.

Je ne prendrai qu’un exemple, il est de grande signification. La radiophonie, que je vais, pour entériner la pratique populaire, appeler tout uniment la radio, est une très surprenante, une très merveilleuse découverte. Il suffit d’ouvrir l’œil et l’oreille pour constater que cette découverte a, dès maintenant, bouleversé la vie des hommes. Malgré le caractère réversible de toutes les découvertes scientifiques, la radio devrait, être, pour les sociétés humaines, une pure source de bienfaits et ce sont les bienfaits qui, dès l’abord, ont été sensibles aux foules. Nul ne les met en question. Où le débat se complique, c’est quand des zélateurs enflammés vont proclamant que la radio doit contribuer puissamment à la culture intellectuelle des multitudes, faciliter et parfaire le travail des magisters, élever, améliorer, comme disent les idéologues, le niveau moral de l’espèce.

Il est tout à fait, possible que la radio modifie de façon plus ou moins notable notre système de culture. Le sens de cette modification n’est point encore affirmé. Des hommes instruits et vigilants s’efforcent d’exercer, sur le phénomène, une surveillance dont il n’y a pas lieu jusqu’ici de mettre en doute l’efficacité. Leur fonction même incline ces hommes à mesurer chaque jour la gravité de certains problèmes dont j’aimerais, messieurs, de vous entretenir quelques instants.

L’opinion commune attribue à la radio des rôles multiples qui sont d’information, d’éducation et de divertissement. C’est sur la valeur proprement éducatrice que vous me permettrez de m’arrêter d’abord.

Les auditeurs lettrés, dès qu’ils écoutent la radio, sont indisposés non seulement par l’extrême confusion des éléments de connaissance répandus au gré des ondes, mais encore par la faible quantité de substance intellectuelle vraiment nutritive qui se trouve diluée dans ce torrent de bruit.

Cette misère de la radio tient d’abord au caractère continu des émissions sonores. Pendant dix-huit heures sur vingt-quatre, avec des interruptions négligeables, la plupart des postes diffusent dans l’espace de la musique, des conférences, de la poésie, du théâtre, etc... On a calculé que, pour les seuls postes de l’État, les émissions dites dramatiques réclamaient, pendant une année, de mille trois cents à mille cinq cents pièces. En choisissant les ouvrages dans un répertoire très large qui va de l’antiquité jusqu’à l’époque moderne, on a vite épuisé la liste des chefs-d’œuvre. Si l’on redoute — et l’on a tort — de reprendre plus souvent les ouvrages de premier ordre, force est donc d’admettre au programme non seulement les auteurs du second, du troisième et du quatrième rayon, comme dirait Émile Henriot, mais beaucoup d’autres encore. La bibliothèque universelle est assurément riche, mais certaines œuvres, considérées comme des curiosités littéraires, et qui pourraient captiver les auditeurs lettrés, demeurent sans tirait pour la majeure partie d’un public dont le caractère principal est l’hétérogénéité. La radio doit, en outre, avec le concours d’auteurs nouveaux, faire des expériences en vue de créer un genre littéraire qui lui serait propre et qui n’en est encore qu’aux balbutiements.

Pour ingénieux que se montre l’éclectisme, il trouvera toujours des mécontents. Or la radio craint beaucoup les mécontents. La radio vit et meurt d’une continuelle surenchère. Il s’agit d’obtenir et de gagner la faveur d’un public distrait, capricieux, requis de toutes parts. On n’imagine pas qu’il soit possible de se faire écouter, dans ce tumulte forain, sans recourir parfois aux stratagèmes de la démagogie intellectuelle.

Les conférences documentaires, scientifiques, philosophiques ou littéraires ont fait l’objet, ces temps derniers, d’un réel effort constructif. Il n’est pas toujours facile d’obtenir le concours des écrivains en renom, parce qu’ils souhaitent avec raison, pour leurs travaux, la consécration typographique, d’une part, et que, d’autre part, ils n’acceptent pas sans déplaisir l’idée d’un déplacement personnel et d’une indemnité trop souvent inférieure à celle que reçoivent les simples interprètes. Les savants et les philosophes, moins sollicités que les écrivains, acceptent plus volontiers de prendre part à cette grande tentative éducatrice et il faut les en louer. Ils sont malheureusement soumis à de fâcheuses limitations dans le temps. J’entends bien que la sagesse conseille de ne pas décourager les auditeurs épars en leur administrant de longs discours sur des sujets ardus. Toutefois la crainte de lasser le public peut conduire à faire un médiocre usage d’une collaboration entre toutes précieuse, celle des savants. La tendance actuelle est aux conférences très courtes et cette tendance va s’exagérant. On donne parfois moins d’un quart d’heure à des hommes de grand mérite pour exposer les questions les plus complexes et les plus délicates.

Charles Nicolle me disait, quand il fut nommé professeur au Collège de France, qu’un savant de sa sorte ne faisait pas, dans toute une année, assez de travaux originaux pour alimenter un cours de vingt ou trente leçons et qu’il lui faudrait ou se choisir des collaborateurs — ce qu’il résolut —ou se livrer aux développements, à l’érudition. Or Charles Nicolle fut un des découvreurs les plus féconds de notre époque.

Si nous tenons compte d’une confidence aussi loyale, nous sommes obligés de craindre que la radio, qui ne peut s’égarer dans le détail des notions techniques- trop sourcilleuses et qui désire se cantonner dans la vulgarisation des généralités, risque d’épuiser très vite ses collaborateurs scientifiques. Des savants de la plus haute valeur ont fait merveille dans ce genre, nouveau pour eux, en exposant, pendant une causerie de quinze ou vingt minutes, l’essentiel de leur pensée, l’essentiel d’une vie entière de travail. A ce régime ils seraient vite hors d’haleine. Si la radio veut tirer profit d’un concours si généreux et si souhaitable, il convient qu’elle accorde aux savants, aux philosophes, aux lettrés, lorsqu’elle les appelle à sa tribune, une grande liberté dans le choix des sujets et de larges commodités horaires. Il convient que, voulant instruire son public, elle ne l’abuse pas sur le point essentiel, à savoir que toute instruction exige un effort, une peine, un travail d’attention, de réflexion, de jugement et de raisonnement. Le premier devoir de l’éducateur est de ne pas marquer du mépris à ceux qu’il se propose d’élever.

Pour faciliter les recherches des auditeurs résolus à un tel effort, on avait pensé, naguère, rassembler dans un même poste émetteur toutes les conférences ayant un caractère sérieusement éducatif. Des raisons techniques ont milité contre ce projet : chaque poste dessert un domaine géographique assez précis et l’on ne peut condamner tous les auditeurs d’une même région à un traitement radiophonique uniforme qui ne serait pas toujours le traitement de leur élection.

Comme la médecine, la pédagogie ne saurait, sans imprudence, dédaigner les bénéfices éventuels de l’empirisme. On a donc fait de persévérantes tentatives pour introduire la radiophonie dans notre système scolaire. Ces tentatives sont loin d’être heureuses. La plupart des pédagogues attachés à leur profession ne voient dans les expériences de cette nature qu’une perte de temps, une occasion de distraction et de désordre, enfin, pour les maîtres ordinaires, une sensible diminution de prestige et d’autorité. La radiophonie scolaire est dès maintenant jugée. Nous ne la regretterons pas.

Les difficultés d’organisation de la radiophonie ne seront jamais résolues de manière satisfaisante si les conseils des spécialistes, institués pour l’examen de ces difficultés, ne se trouvent pourvus d’une autorité comparable à celle dont disposent depuis longtemps les conseils directeurs de nos universités. Les sections du conseil supérieur de la radiophonie d’État ont actuellement voix consultative, ce qui est insuffisant. Dans l’exercice de leur difficile fonction, elles doivent non seulement être soustraites à toutes les pressions de l’extérieur, mais encore jouir de pouvoirs étendus et compter sur la docilité des organismes exécutifs.

A ce prix seulement la radio pourra jouer un rôle dans l’éducation nationale et, tout d’abord, lutter avec quelque chance de succès contre ses défauts constitutionnels. Ces défauts sont fort grands et je ne laisse jamais de les signaler aux observateurs de nos mœurs. En attendant qu’elle devienne un instrument de culture, ce que je ne juge pas impossible, la radio semble exercer une influence défavorable et même démoralisante sur les habitudes intellectuelles du public moyen.

Il m’est apparu de bonne heure que la radio éloignait maintes personnes des exercices, ou, mieux, des travaux de la lecture en absorbant d’abord une part de leurs loisirs et en leur faisant ensuite, petit à petit, perdre l’habitude et même le sens d’un travail cérébral actif. La radio donne trop souvent aux âmes simples le sentiment que l’esprit peut très bien s’appliquer utilement à deux objets en même temps, ce qui n’est pas vrai. Loin de contribuer à la culture véritable, la radio répand le goût des notions superficielles, facilement acquises et vite oubliées. Elle risque ainsi de confirmer la forme d’intelligence dite intelligence primaire, au moment même où, dans notre pays, les réformateurs de l’enseignement s’efforcent d’ouvrir à l’intelligence primaire les plus belles chances d’élargissement et d’évasion.

A l’expression de cette inquiétude, on a parfois répondu que la radio s’ajouterait, sans les supplanter, à nos autres modes d’information et de connaissance, que les signes écrits n’étaient pas mis en péril par l’usage des ondes sonores, au contraire, et que la radio servirait le livre au lieu de l’humilier. J’en étais à méditer sur ces vues optimistes quand s’est produit un petit événement auquel on aurait tort de dénier toute importance. La presse française, justement préoccupée de son destin, a demandé que les informations tirées des journaux et diffusées au moyen des ondes fussent considérablement diminuées dans leur ampleur et dans leur nombre. La presse a obtenu pleine satisfaction. Tout me porte à croire que le livre dans cette affaire, est moins bien armé que la presse pour la résistance, mais non moins gravement menacé. Comme le débat n’est pas clos, je me permets de répéter qu’on ne saurait, sans péril, laisser tomber dans l’indifférence ou le décrit un système de culture éprouvé pendant des siècles et lui préférer un procédé nouveau dont les résultats éloignés nous sont encore forcément inconnus.

La valeur de la radio comme source de plaisir mériterait une étude approfondie. L’objection relative à la continuité, objection que j’ai présentée en examinant la valeur éducatrice de la radiophonie, garde toute sa pertinence dans cette nouvelle phase du procès. Il n’est aucun plaisir qui puisse durer plusieurs heures par jour. Pour les âmes simples, la radio cesse presque tout de suite d’être un plaisir et devient un besoin. Je connais des infirmes qui passent leur existence à la chambre. La radio leur fut d’abord un allégement magnifique. La satiété est venue, qui ne peut pas ne point venir. La musique elle-même, en qui nous goûtons une consolation si puissante, succombe assez vite à l’abus. Si l’usage intempérant de la radio devait, après avoir corrompu le silence, nous gâter certains de nos refuges, ce serait un fort grand malheur.

Il me reste, Messieurs, pour compléter cet exposé beaucoup trop succinct, à parler de la radio considérée comme instrument d’information. La valeur de la radio semble ici tout à fait indiscutable. Encore faut-il le dire et le répéter : la radio n’est qu’un truchement. Elle demeure au service des passions humaines, des plus viles comme des plus nobles. Elle vaut ce que valent les hommes qui l’utilisent. Si les hommes se trompent, si les hommes mentent, la radio se trompe et ment. Comme elle va vite et loin, ses mensonges sont redoutables.

On a fondé, naguère, de grands espoirs sur l’apparente liberté de la radio, qui semble susceptible de franchir toutes les frontières et de maintenir, entre les peuples, une communication suprême en dépit des puissances tyranniques. C’était un espoir fallacieux : la radio n’a pas libéré les peuples, au contraire. Elle contribue maintenant à les abasourdir, à les isoler, à les maintenir dans l’ignorance et dans la servitude. En plusieurs pays d’Europe, notamment, la radio se trouve sans concurrence aux mains des factions ambitieuses qui détiennent le pouvoir. Elle n’est plus même un instrument d’information, mais une machine de combat qui transmet des ordres et contraint les esprits. Dans ces conditions, elle ne contribue point à libérer le citoyen; elle contribue à l’opprimer. Elle travaille fâcheusement contre la grandeur et la dignité de l’homme.

Vous le voyez, Messieurs, toutes ces considérations nous ramènent à l’ordre moral et c’est dans l’ordre moral seul que peut consister le progrès véritable.

Comme nous voyagions ensemble en Orient, mon cher ami Charles Nicolle, qui fut votre confrère et dont j’ai déjà prononcé le nom, me raconta l’histoire d’un roi des temps légendaires. Ce monarque reçut, un jour, la visite d’un étranger qui prétendait avoir inventé des signes au moyen desquels il se vantait d’inscrire, soit dans la pierre, soit dans le bronze, les actes, les paroles et jusqu’aux pensées des hommes. Le roi réfléchit pendant une nuit tout entière, puis il fit prudemment reconduire l’inventeur jusqu’à la frontière du royaume.

Une nuit de’réflexion, c’est quand même trop peu dans une conjoncture aussi notable. Les inventeurs nous proposent chaque jour des méthodes ou des appareils que nous aurions parfois grand tort de refuser et que d’ailleurs il n’est pas en notre pouvoir de refuser. Mais il est toujours en notre pouvoir, il est même de notre devoir d’examiner avec sang-froid les effets proches ou lointains des inventions qui sont en train de bouleverser la face du monde et, sans nous laisser éblouir, d’en faire, avec modération, une persévérante critique.