RÉCEPTION DE L’ACADÉMIE ROYALE DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE FRANÇAISES DE BELGIQUE
Le 23 novembre 1937
DISCOURS
DE
M. ÉMILE MALE
CHANCELIER DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Prononcé au dîner offert à l’Académie belge
Chers Confrères,
L’Académie française vous remercie de cet élan de sympathie si spontané qui vous a amené auprès de nous. Vous avez voulu nous donner un témoignage de votre affection et nous faire entendre que nos pensées et nos cœurs étaient à l’unisson. Comment n’en être pas touché, et comment vous remercier autrement qu’en vous disant tout ce que votre pays est pour nous ?
J’ai vu la Belgique à vingt ans, à un âge où l’on sait peu, mais où l’on devine beaucoup. Je n’imaginais pas qu’un peuple pût s’exprimer lui-même dans l’art avec tant de puissance et tant de clarté. Vos magnifiques hôtels de ville, vos hauts beffrois me montraient une race pleine d’une fierté toute prête à devenir de l’héroïsme. Je découvrais que des artisans, des cardeurs de laine avaient eu, autant que des princes, le sentiment de la grandeur. Je fus étonné quand j’appris que l’immense monument d’Ypres qui ressemble, à la fois, à un gigantesque palais et à une haute cathédrale, était l’entrepôt des laines de Flandre et la halle des métiers. Le travail apparaissait là non comme une servitude dont il faut s’affranchir, mais comme une noblesse. Je sentais chez ce peuple une énergie indomptable et, trente ans après, je vis bien que je ne m’étais pas trompé, le jour où le roi des Belges, qui incarnait la nation, refusa le passage à l’Allemagne. Minute dont votre histoire et la nôtre garderont un souvenir éternel.
Mais il me semblait découvrir autre chose encore dans vos Flandres. A côté de l’énergie virile, j’entrevoyais la douceur, la tendresse, la profondeur de la vie morale. Bruges, avec sa mystique chapelle du Saint-Sang, son hôpital Saint-Jean enfermant ce joyau : la châsse de sainte Ursule, avec ses canaux et son silence, était une ville comme je n’en avais jamais vu, comme je ne croyais pas qu’il pût y en avoir : une ville conforme à l’âme.
Ce double génie des Flandres, je le vis résumé, à Gand, dans le merveilleux retable de l’Agneau. Van Eyck me sembla être le plus grand des ouvriers flamands. Quand il peint une étoffe, on dirait qu’il la tisse une seconde fois. Quand il peint la couronne du Père Éternel, il martèle les fleurons, il enchâsse les pierres précieuses avec autant de patience que l’orfèvre lui-même. Quand il peint un visage, il n’en oublie aucune ride. Mais cette réalité apparaît, on ne sait comment, toute pénétrée d’esprit. La prairie où s’avance les bienheureux est pleine de fleurs qu’un botaniste pourrait nommer, et cependant ce radieux paysage, que baigne la lumière d’un ciel pur, semble celui d’un autre monde, d’un monde purifié, où nos erreurs et nos fautes n’ont plus d’accès.
Tel est ce grand homme où les Flandres peuvent se reconnaître. Il donne d’aussi bons conseils aux écrivains qu’aux artistes, puisqu’il leur enseigne à représenter la réalité illuminée par l’âme. C’est de cette vérité-là que les hommes sont avides aujourd’hui ; c’est celle qu’ils attendent de ceux qui écrivent chez vous et chez nous.
Je ne savais pas alors jusqu’à quel point votre art s’était mêlé au nôtre : Je n’ai appris que plus tard qu’il y avait toujours eu entre nous une collaboration fraternelle. Nous vous avons enseigné notre art du XIIIe siècle, mais vous nous avez appris votre art du XVe. Ces échanges n’ont jamais cessé. Rubens nous a conquis plusieurs fois. Ce peintre souverain, qui est un de vos champions devant le monde, nous a souvent réchauffés de sa flamme.
Je suis venu à plusieurs reprises chez vous, et toujours avec un nouveau plaisir ; mais, pendant ces dernières années, je n’eus pas besoin de revoir la Belgique, car je la retrouvais avec toutes ses qualités à Rome, où je vivais. Vous avez là une colonie qui vous fait honneur. J’y ai connu vos ambassadeurs si accueillants, si cultivés ; vos jeunes érudits, qui cherchent dans les archives du Vatican les documents de votre histoire ; vos grands historiens, Franz Cumont, Henri Pirenne. Chez ces Belges de Rome, il me semblait retrouver des compatriotes, tant il y a entre nous d’affinités intellectuelles, de pensées communes, -de confiance. Les conférences créées à Rome par Son Altesse Royale la princesse de Piémont font rayonner à la fois la Belgique et le français. En Italie, le français et les livres écrits en français ont l’audience de toute la société cultivée. Il en est ainsi dans toute l’Europe et dans une bonne partie du monde. Songeons aux devoirs attachés à ce privilège. Il faut avoir vécu à l’étranger pour savoir qu’écrire un livre en français est une chose grave, car nous avons des juges au delà de nos frontières. Quelle conscience, quel respect de la vérité et quel respect de la langue ne devons-nous pas exiger de nous-mêmes !
Cette langue, qui est la vôtre, vous l’aimez autant que nous. Vous aimez ce français dont huit siècles ont fait la plus délicate des œuvres d’art, ces mots polis par les générations. Vous voulez, comme nous, maintenir cet admirable héritage, dont nous sommes, un instant, dépositaires, pour le transmettre intact à nos descendants.
Notre œuvre est commune, et vous l’avez si bien senti que vous avez fait à des Français et à des Françaises de grand talent l’honneur de les associer à votre Académie. Il y a entre nous des liens durables, aussi sommes-nous sûrs de rester unis dans la paix comme nous l’avons été dans la guerre.
Je vous invite, Messieurs, à lever vos verres en l’honneur de Sa Majesté le roi des Belges et en l’honneur de Sa Majesté la reine Elisabeth.