Discours du Chancelier de l’Institut de France
Monsieur Gabriel de BROGLIE
Séance solennelle de proclamation
des Grands Prix des Fondations de l’Institut de France
Mercredi 13 juin 2007
Il m’est particulièrement agréable, en qualité de Chancelier de l’Institut, qu’en l’espace de trois années seulement, la proclamation des Grands Prix des Fondations soit devenue une nouvelle et significative tradition de l’Institut. J’aime le mot de « proclamation », car il est nécessaire en effet, une fois l’an, de faire savoir haut et fort la générosité des donateurs et l’excellence des lauréats.
Nous voilà réunis pour rendre hommage aux hommes et aux femmes plus conscients que d’autres de l’ardente obligation, incombant à tout citoyen, d’œuvrer pour le renforcement des liens qui nous permettent de vivre ensemble, par le don et par l’échange. Je salue du même élan les mécènes, qui s’acquittent de ce devoir en donnant le fruit de leurs ressources, et les lauréats qui, en acceptant ce don, leur permet d’agir plus avant, et à tous, je veux dire notre admiration et notre reconnaissance.
Notre admiration car les travaux préparatoires de sélection des lauréats, menés au sein des Fondations de l’Institut, nous révèlent des hommes et des femmes d’exception, qui se consacrent aux autres, par leurs recherches et par leur don de soi.
Notre reconnaissance car c’est l’honneur de l’Institut que d’avoir été choisi pour abriter ces Fondations, de permettre à celles-ci d’être le bras armé de votre extraordinaire générosité. Et l’on voit bien que ce superflu dont vous vous privez devient vite, pour vous-mêmes comme pour les bénéficiaires, l’essentiel. J’aimerais citer notre confrère de l’Académie des Sciences morales et Politiques Jean Starobinski, dans son bel essai sur l’art et le don de 1994, intitulé Largesse.
« Il y a des vocations sincères », écrit Jean Starobinski, « des êtres prêts à donner de leur temps, leurs ressources, […] sans la moindre ostentation, en toute simplicité et bonté. On a scrupule aujourd’hui à prononcer des termes anciens, tels que libéralité et charité : ils ne cessent pourtant pas de désigner de hautes vertus, dont la disparition effective serait un désastre ».
Quel bel hommage rendu à vous tous, Messieurs et Mesdames les mécènes !
Il me semble juste de souligner comment, sous l’égide de ces donateurs, s’écrivent au sein de l’Institut de France de nouvelles pages de l’histoire du mécénat.
Si, aux Etats-Unis, le mécénat passe pour plus légitime que la subvention étatique, la France, elle, est encore frileuse et conserve une vision étroite et fiscaliste de cette forme de redistribution pourtant très efficace. Ce qui importe aujourd’hui, c’est que le mouvement ait été lancé et que le mécénat ait repris sa place dans notre économie marchande, comme dans notre vision globale de la société. C’est pour cela que l’Institut, dans la voie tracée vigoureusement par Monsieur Pierre Messmer, est choisi pour servir de creuset aux projets de mécénat scientifique, culturel ou humanitaire. Car le cadre, l’expertise, la rigueur et le prestige qu’il propose, offrent, témoignages et expérience à l’appui, ce que recherchent les mécènes du XXIe siècle.
Des fondations se créent chaque année, avec cet incomparable lien de confiance entre l’Institut et les mécènes. Nous en sommes chaque jour honorés ; remplir ce devoir scrupuleusement est une façon de vous exprimer notre gratitude et notre reconnaissance, au nom de la société toute entière.
L’Histoire nous apprend, de la vie des grands mécènes, qu’il faut prendre soin de son bien et ne pas négliger sa fortune, car il faut la mettre au service d’autrui. Sous l’Antiquité, la fortune personnelle des meilleurs citoyens est considérée comme une possession sur laquelle la communauté toute entière a des droits et dont le patricien n’est que l’administrateur provisoire.
Il s’agit de cet évergétisme, cher au Professeur Paul Veyne, qui caractérise les libéralités privées faites au public. Entendons par « évergétisme », l’étymologie même de l’expression grecque : « Faire du bien à la Cité ».
C’est bien ce qui nous intéresse aujourd’hui : l’évergétisme antique, dont le ressort était la vertu, prolongé d’ailleurs sous la Renaissance et dans toutes les sociétés vraiment aristocratiques, s’est mué en un mécénat libre et spontané. Le mécénat tel qu’il est aujourd’hui conçu par les donateurs ne se réduit pas à un simple financement. L’aide apportée trouve un prolongement concret dans les opérations et recherches financées, dont le rayonnement éclaire la vie des hommes. C’est toujours de vertu qu’il s’agit, en effet. Qui plus est, le mécénat que pratiquent les fondations abritées à l’Institut est plus qu’un mécénat. En donnant de l’argent dans un but déterminé et approuvé, le mécène vise au delà. Il déborde l’action confiée à l’Institut et recherche d’autres objectifs.
Le mécénat ainsi créé témoigne d’une volonté d’exemplarité dans laquelle s’illustrent des vertus nouvelles et originales.
Il s’agit de vertus de redistribution, de pérennité, de mobilisation, d’entraînement et d’innovation.
L’Institut expérimente tous les jours l’action de mécènes engagés dans une démarche de redistribution librement choisie. On sait que pendant des siècles, le mécénat a déterminé les conditions de production et de communication des œuvres d’art, mais ce modèle a évolué, il s’est étendu aux sciences et à l’aide humanitaire. Le mécénat est un échange, où le don est compensé par ce qui n’a pas de prix, ce qui ne peut être chiffré : une œuvre d’art, une découverte scientifique, des vies sauvées, physiquement mais aussi moralement. Si la sagesse populaire dit : « Qui du sien donne, Dieu lui redonne », c’est que le bien se diffuse et revient en pluie sur son auteur, membre de la communauté humaine. Le bien crée ou favorise le bien.
Les fondations possèdent d’abord une vertu de pérennité d’une vie ou d’une action. Belle façon de faire muer une tradition familiale, l’attachement à une figure marquante et aimée, en une œuvre se perpétuant pour le plus grand bien de la société.
Les actions récompensées ou soutenues par les Fondations témoignent pour certaines d’une vertu de mobilisation.
En premier lieu, une fondation est parfois conçue pour mobiliser toute une famille autour d’une valeur commune ; c’est le cas de plusieurs importantes Fondations dont certaines sont hautement représentées aujourd’hui et que je salue.
Sait-on jamais vraiment ce qu’il faut de générosité, d’oubli de soi, de confiance en la vie et d’amour des siens pour transformer un moment fort ou dramatique de la vie familiale pour en faire une œuvre d’espérance et de foi en l’avenir ? L’Institut a le privilège de côtoyer ces personnalités, connues ou inconnues du grand public, et peut témoigner de leur engagement et de leur désintéressement.
Lorsque le mécène est un chef d’entreprise important, il aspire à mobiliser ses cadres autour d’un projet. Cette mobilisation conduira les dirigeants de telle grande société à donner de leur temps et à apporter leurs compétences à un domaine d’activité différent de leur formation d’origine. Ou bien les compétences et les connaissances qui existent au sein d’un grand groupe profiteront aux pays en voie de développement ou favoriseront un réseau de savoirs scientifiques au niveau international.
Le mécénat tel qu’il se réalise au sein des fondations de l’Institut pourra aussi être doté d’une vertu d’entraînement.
Il précède la reconnaissance publique de valeurs individuelles. Ainsi tel lauréat d’un prix scientifique vient-il d’être nommé ministre de l’Enseignement, de la culture et des sciences de son pays. Tel autre a été distingué ici pour des recherches dont le thème a été couronné du Prix Nobel de physique et de médecine l’année suivante.
Le mécénat des fondations dévoile également des vertus d’innovation, pour tenter de satisfaire des besoins auxquels la société ne répond pas ou pas encore. A titre d’exemple :
- dans le domaine humanitaire, prendre en compte la dimension d’insertion et non plus seulement celle d’assistance.
- dans le domaine médical, lutter contre la douleur et pour l’amélioration des soins palliatifs, domaine où notre société manque gravement de repères
- dans le domaine de la formation, aider aux transferts de savoir et à la création de centres de formation dans des pays en voie de développement.
- dans le domaine de l’éducation, chercher à améliorer les liens sociaux au bénéfice des jeunes défavorisés
- dans le domaine de l’art, faire de l’expression artistique un fondement du lien social dans des lieux publics où elle n’avait pas sa place jusqu’ici.
*
* *
Le mécénat est une redistribution qui dépasse le simple échange et bénéficie à l’ensemble de la société. Il repose sur une confiance dans l’homme et sa liberté de choisir. Il renforce la société civile. La société en effet sait souvent mieux que l’Etat ce qui lui convient, et entre la redistribution par l’impôt et celle par le mécénat privé, la seconde est parfois plus proche des réalités et combien plus gratifiante !
De nos jours, « Les dons véritables » constate Jean Starobinski, « n’achètent aucune allégeance et ne servent aucune vanité : ils doivent être gratuits, subordonnés à la justice et à une "grande fin ". La solidarité, qui fait de discrétion vertu, ne prend pas forme de cérémonial mémorable. Les lieux "pittoresques" qui avaient été autrefois le théâtre de la largesse et de la charité n’ont plus cette fonction dans la civilisation d’aujourd’hui ».
L’Institut peut s’enorgueillir d’avoir donné une vie nouvelle à la tradition des lieux de largesse. Dans un esprit de responsabilité, de retenue et conscients du privilège d’œuvrer au bien commun, je suis heureux que soient réunis sous cette vénérable Coupole, pour leur rendre honneur, les bienfaiteurs et les lauréats, héros modestes et modernes de notre aventure humaine. Qu’ils en soient tous remerciés.