Funérailles de M. Joseph Bertrand

Le 6 avril 1900

Jules LEMAÎTRE

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. JOSEPH BERTRAND

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADEMIE DES SCIENCES

Le Vendredi 6 avril 1900

DISCOURS

DE

M. JULES LEMAÎTRE

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

L’Académie française vient de perdre, en M. Joseph Bertrand, un de ses membres les plus illustres, un de ceux dont la renommée était européenne.

La partie la plus considérable de ses travaux échappe à notre compétence, ou du moins à la mienne. Mathématicien, il avait été un enfant prodige, d’une précocité de génie qui se rencontre quelquefois dans les mathématiques et dans la musique, et qu’on ne voit point dans la littérature. Il avait soutenu ces merveilleux commencements ; et, dans un ordre de spéculation accessible à un petit nombre de cerveaux, il était considéré, par tout le monde savant, comme un maitre, et un créateur.

Voilà, nous les profanes, tout ce que nous en savons. Nous savons qu’il y a une science des nombres, dont nous avons été à peine capables de balbutier les premiers éléments ; que quelques privilégiés seulement y peuvent faire des découvertes qui les ravissent, qui les font vivre dans une espèce de rêve dont le délice nous est inconnu, et d’où, cependant, sortent quelquefois des inventions pratiques qui transforment l’industrie humaine et profitent à l’humanité tout entière. Il y a dans la gloire de ces hommes un mystère qui la rend plus sacrée. On les voit un peu du même œil que les Égyptiens voyaient les prêtres d’Isis. Le monde entier, le peuple et, les lettrés qui, là-dessus, sont aussi ignorants que le peuple, les vénère sans rien comprendre à ce qu’ils font. Nous les sentons bienfaisants et lointains.

Et nous les sentons heureux d’une autre façon que nous. L’imagination des nombres et de leurs relations, portée au degré où elle devient du génie, doit faire, aux rares mortels qui en sont doués, une vie intellectuelle notablement différente de la nôtre. On devine qu’ils sont des poètes à leur manière, qu’ils jouent avec les nombres comme les poètes de la parole écrite jouent avec les images concrètes. Le inonde des nombres et des formes géométriques qu’ils peuvent traduire est sans doute un infini aussi émouvant que, l’univers des formes sensibles. Or celui-ci n’est point fermé aux mathématiciens, mais l’accès de lent, univers nous est interdit. N’avons-nous donc pas quelque raison de croire que, si la vie est le songe d’une ombre, leur songe est plus complet que le nôtre et que l’enchantement en est double ?...

Par bonheur pour nous. M. Joseph Bertrand était de la lignée de ces savants de France, les Pascal, les Buffon, les Laplace, les Claude Bernard, qui furent d’excellents écrivains. Il communiquait avec nous et il nous appartenait par ses études sur Pascal, sur d’Alembert, et par ses discours académiques. Il y montrait un esprit original et hardi et qui se plaisait aux saillies brusques plutôt qu’aux développements suivis et réguliers.

On m’a assuré que c’était aussi sa marque dans ses travaux de mathématiques ; que ce qui le distinguait, même lit, c’était un génie curieux, alerte, soudain dans ses démarches, imprévu dans ses solutions, admirable par une sorte de subtilité intuitive et rapide.

L’homme était charmant. Les traces d’un accident célèbre avaient achevé de lui faire un visage pittoresque, un visage de vieux savant de conte familier. Il était la joie de nos discussions par une humeur piquante et par ce qu’il y avait d’inattendu dans les .jugements de ce très libre esprit : le tout enveloppé d’une bonhomie souriante et d’une vraie bonté. Inattendus aussi, les trésors de sa vaste mémoire. Sa conversation était pleine de surprises.

Dans sa vie familiale, inaugurée il y a cinquante-six ans par une aventure quelque peu romanesque, sa bonhomie tendre et gaie répandait comme une cordiale poésie. C’était un père et un grand-père adorable. Tous ses amis vous citeront des traits de sa bonté, de son désintéressement, de sa charité délicate. Peu d’hommes ont fait autant de bien aux autres hommes.

Quand il s’agira de son génie scientifique, nous en croirons sur parole et bien volontiers ses confrères de l’Académie des Sciences et les cinq ou six mathématiciens, peut-être, qui sont ses pairs en Europe. Mais quand nous parlerons du charme savoureux de son esprit et de la générosité de son cœur, nous n’aurons qu’à nous souvenir.