INSTITUT DE FRANCE
ACADÉMIE FRANÇAISE
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 29 NOVEMBRE 1906
RAPPORT
DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE
SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1906
MESSIEURS,
Dans les fonctions que l’Académie Française m’a confiées, il y a deux moments pénibles. Le premier, quand je reçois la liste complète des ouvrages adressés à nos concours : il est bien naturel, s’il y en a près de 500, comme cette année, que j’éprouve une sorte d’effroi en songeant que nous allons avoir à les lire, à les juger, à les classer. L’autre est celui où, après que le travail des commissions est fini, je me trouve en présence des ouvrages qu’elles ont distingués, et qu’il me faut vous faire connaître leur jugement et vous en exposer les raisons. Malgré les suppressions auxquelles le nombre des lauréats me condamne, la liste sera longue, et je crains bien qu’elle ne risque de lasser votre attention. Je dois donc commencer, comme tous les ans, par vous faire d’avance mes excuses de l’épreuve que je vais imposer à votre patience.
J’entre en matière en vous parlant du vénérable prix d’éloquence, le plus ancien de ceux que décerne l’Académie. Le sujet proposé pour cette année était un discours sur Alfred de Vigny. Les concurrents ont été nombreux, ce qui montre bien qu’ils trouvaient le sujet à leur goût et l’on n’a pas de peine à le comprendre. Vigny est à la fois très célèbre et assez mal connu ; on le vanté plus qu’on ne le lit, si bien que même dans ceux de ses ouvrages dont on a le plus parlé un esprit curieux peut faire des découvertes. Il y a de plus, dans sa vie, une singularité, bien faite pour nous surprendre et nous attirer. On sait qu’après s’être acquis une belle réputation, tout d’un coup, en pleine force, en plein succès, il cessa de publier ; mais il ne cessa pas d’écrire, et les pièces qu’il a composées, pendant ses trente années de recueillement et de retraite, sont peut-être ses meilleures. J’ajoute enfin que quoiqu’il ait eu deux floraisons, l’une au début de sa carrière, à côté de Lamartine et de Victor Hugo, l’autre après sa mort, il a laissé peu d’ouvrages ; ce qui n’est pas pour lui nuire, si, comme on l’a dit, c’est un grand avantage pour un écrivain de pouvoir se présenter à la postérité en tenant toute son œuvre dans sa main. Un discours sur Vigny était donc un sujet attrayant, et il n’y a pas lieu d’être étonné du nombre de bons travaux que nous avons reçus. Deux nous ont paru l’emporter sans contestation sur les autres, et après avoir hésité entre eux quelque temps, nous nous sommes mis d’accord en les couronnant ensemble. Les auteurs, MM. Maurice Masson et Firmin Roz, sont jeunes tous les deux et appartiennent à l’enseignement public. Pour le fond des idées et même dans la suite du développement ils se ressemblent. Ils nous montrent le même Vigny, accomplissant la même évolution du pessimisme à la pitié, de la pitié à l’espérance, et finissant par une confiance entière dans l’avenir de l’humanité. Chez M. Masson, il y a plus de souffle et d’éclat ; plus de psychologie et de profondeur chez M. Firmin Roz ; la forme du premier est plus oratoire ; le style de l’autre est plus personnel. Les trop courts fragments qu’on va vous lire de tous les deux suffiront, je l’espère, à vous donner une idée de leur travail.
Le prix Archon-Despérouses, qui est réservé à la poésie, n’a pas été moins disputé qu’à l’ordinaire. Nous avons reçu 98 recueils de vers éclos dans l’année. La Commission, qui avait la charge de les lire, en a remarqué quatre, qui lui ont paru révéler un sérieux talent poétique et mériter une récompense. « Les Partances de M. Auguste Dupouy, nous a-t-elle dit, contiennent de petits poèmes artistement composés, marines, paysages, souvenirs d’amour, où abondent d’excellents vers pittoresques, où l’on constate une sensibilité pénétrante, une pensée déjà mûre, d’heureuses trouvailles d’images et d’expressions. L’ingénuité de l’émotion, la spontanéité de l’essor lyrique, la souplesse du vers, telles sont les qualités qui nous ont déterminés à placer en première ligne le recueil de M. Dupouy. — Il y a aussi beaucoup d’art et un vif sentiment de la nature dans la Maison des Glycines de M. Émile Despax. Le poète trouve des notes émues pour chanter les souvenirs du pays natal ; il excelle aussi à composer de petits poèmes antiques, où il y a un ressouvenir savoureux des idylles de Théocrite et des épigrammes de l’anthologie grecque. Peut-être est-il plus original que M. Dupouy, mais son art est plus tendu, sa pensée plus obscure. Chez lui, le courant poétique coule avec plus d’effort et moins de limpidité. — Les Haltes sereines de M. Georges Druilhet donnent l’impression d’un crépuscule discrètement éclairé par les lueurs d’un soleil couchant d’automne. Le vers est souple, travaillé sans être pénible. Dans quelques-uns de ses poèmes, il y a de beaux départs lyriques dont l’envolée, malheureusement, tombe trop vite. — Enfin, le volume de M. Amédée Prouvost, Sonates au clair de lune, contient de jolies pièces, d’un charme délicat, d’une inspiration familiale et tendre. Le vers est aisé, noble, ferme et d’un mouvement poétique souvent heureux. » L’Académie a partagé le prix entre ces quatre poètes ; elle y a même ajouté, quoique ce ne soit pas son habitude, quatre mentions honorables. Il lui a paru que le nombre des concurrents et la force du concours justifiaient cette exception.
Nous ne serions guère généreux envers la poésie, si nous nous contentions de lui accorder le prix Archon-Despérouses ; heureusement, elle a trouvé quelque place dans d’autres concours. Le prix Toirac, qui se donne à la meilleure comédie jouée dans l’année au Théâtre-Français, a été décerné au Don Quichotte de M. Jean Richepin. C’est un drame en vers, et en vers comme Richepin sait les faire. — M. François Fabié, auquel nous attribuons le prix Née, est le fils d’un humble cultivateur du Rouergue, qui apprit à lire sur les bancs d’une école de village et dirige aujourd’hui l’une des plus importantes maisons d’éducation de Paris, l’École Colbert. Il jouit d’une haute estime dans le monde universitaire, où l’on n’a pas oublié qu’il y a quelques années, à l’époque où l’on donnait sans scrupule des prix à la jeunesse, quand nous n’avions pas encore atteint le haut degré de vertu, qui fait que nos jeunes gens, pour travailler, n’ont plus besoin de récompenses, dans une distribution du concours général, il fit le discours d’usage en vers excellents, qui furent très applaudis. Car avant tout, M. Fabié est un poète. Tous les loisirs que lui ont laissés ses devoirs de professeur et d’administrateur, il les a consacrés à son œuvre poétique, qui est considérable. Bien que sa profession l’ait retenu dans les villes, il est resté paysan dans l’âme. Il aime d’abord sa terre natale ; il a chanté avec une émotion profonde l’âpre beauté de son cher Rouergue ; c’est ce qui fait l’originalité de son œuvre. Aujourd’hui il n’est plus jeune, et, au moment où l’âge de la retraite arrive pour lui, l’Académie est heureuse de couronner à la fois un pur et fin talent, et toute une vie de travail et d’honneur.
Je pourrais ranger aussi parmi les poètes un autre de nos lauréats de cette année, M. Bergerat. Il a publié des volumes de vers, et dernièrement encore il donnait au Théâtre-Français une fantaisie poétique agréablement tournée. Mais sa maîtrise est ailleurs : c’est avant tout un journaliste. Il est entré jeune dans cette arène, ou, comme il le dit volontiers, dans cette galère et s’y est fait du premier coup une bonne place. Dès ses débuts, l’Académie remarqua, comme le public, le talent qu’il avait « de piquer la curiosité des lecteurs, d’égayer les idées les plus sérieuses d’une teinte de bouffonnerie, de jeter des paradoxes d’épiderme sur un fond de bon sens, d’être prêt à toute heure et d’avoir de l’esprit sur tous les sujets ». Elle sut gré surtout à ce journaliste de ne jamais cesser d’être un lettré, de se piquer toujours, malgré les improvisations auxquelles son impitoyable métier le condamne, d’écrire dans une langue pure et ferme, et elle tint à le récompenser du bon exemple qu’il donnait à ses confrères. Depuis ce moment douze années sont passées, des années qui comptent double dans le journalisme, M. Bergerat est resté à son poste de combat ; il a continué courageusement son travail obstiné, sans rien attendre que de la littérature, qui n’est pas toujours généreuse même à ses plus fidèles serviteurs. L’Académie a tenu à lui donner un nouveau témoignage de son estime et lui décerne le prix Estrade-Delcros, l’un des plus importants dont elle dispose.
Les romans tiennent une grande place dans la littérature contemporaine ; d’ordinaire ils abondent au concours Montyon, qui paraît leur mieux convenir que les autres. Cette année la commission n’en a retenu qu’un petit nombre ; mais l’Académie a trouvé un autre moyen de mettre des romanciers sur ses listes. Elle leur donne quelques-uns de ces prix qu’elle décerne directement, sans qu’ils aient été sollicités. Tout d’abord elle a songé à M. Édouard Rod, qui, étranger d’origine, est devenu nôtre par la part considérable qu’il a prise au mouvement littéraire français. Il n’a cessé de produire, depuis plus de vingt ans, dans le roman, la critique, l’essai moral et historique, toujours et partout avec une parfaite dignité, une scrupuleuse surveillance du fond et de la forme de ses écrits. Plusieurs de ses romans ont eu une légitime fortune, en particulier La vie privée de Michel Teyssier, peinture vigoureuse de mœurs politiques, Le ménage du pasteur Naudier, étude psychologique et sociale de la société protestante, où Balzac eût reconnu un de ses meilleurs disciples ; en dernier lieu, L’indocile, qui met en scène les troubles et les conflits religieux des jeunes âmes d’aujourd’hui. L’Académie a pensé qu’elle ne pouvait mieux faire que de lui attribuer le prix Vitet, qui, d’après les termes mêmes de l’illustre testateur, doit être décerné « dans l’intérêt des lettres ». — M. Boylesve, qui partage le prix Botta avec M. Georges Vicaire, est aussi un romancier de talent. Observateur très fin, écrivain personnel, il mêle à beaucoup d’esprit de l’ironie, de la fantaisie, et, à l’occasion, un enjoûment délicat et discret. Enfin M. Dhaleine nous fait connaître la vie et l’œuvre d’Hawthorne, un grand romancier américain, qui est à peu près ignoré chez nous. Cette monographie est particulièrement intéressante par les détails qu’elle nous donne sur la Nouvelle-Angleterre dans la première moitié du XIXe siècle. L’auteur y étudie avec une rare pénétration philosophique l’influence des idées germaniques sur le petit monde intellectuel de Boston. C’est un mouvement parallèle à celui qui a produit en Angleterre Coleridge et Carlyle et que Taine a exposé avec tant d’éloquence dans son essai sur L’idéalisme anglais.
Ce n’est pas sans quelque inquiétude que je me permets de parler d’ouvrages qui traitent de questions philosophiques, et surtout de celui de M. Victor Delbos sur Kant, mais les savants que j’ai consultés, pour éclairer mon incompétence, affirment que jamais peut-être la philosophie pratique du grand philosophe allemand, qu’on sacrifie trop souvent à son œuvre critique, n’avait été étudiée avec autant d’ampleur et d’impartialité. Chez nous, disent-ils, on en est souvent resté au Kant d’Henri Heine, qui, ayant renversé Dieu, la morale et la liberté, les rétablit de peur de chagriner son domestique. M. Delbos a entrepris de démontrer qu’au contraire, dans son système, tout se lie et se tient, que les tempéraments qu’il a paru apporter à sa doctrine ne sont pas des concessions à l’opinion publique, ou la survivance de vieilles idées dont il n’a pas su se dégager, mais qu’il y est arrivé par des raisonnements rigoureux ; qu’enfin sa philosophie, considérée non dans telle ou telle de ses parties niais dans son ensemble, nous montre un des esprits les plus étroitement rationalistes qui aient été.
Le livre de M. Paul Gaultier, sur Le rire et la caricature, se laisse plus facilement aborder, quoiqu’il soit beaucoup plus sérieux que son titre ne le ferait croire. Il contient cieux parties : la première étudie les différents genres de la caricature contemporaine dans leurs principaux représentants, la caricature d’art avec Daumier, la caricature réaliste avec Gavarni, la caricature pessimiste avec Forain. II en fait ressortir l’importance et montre que les historiens de l’avenir, s’ils veulent saisir un peuple dans sa vie de tous les jours, y trouveront des renseignements que les documents officiels ne leur fourniraient pas. Cette partie nous justifie d’avoir donné à M. Gaultier le prix Charles Blanc. Il y en a une autre, à laquelle je renvoie, faute de pouvoir ici l’analyser comme il conviendrait. M. Gaultier se demande comment il se fait que cette peinture des travers, des ridicules, des vices, cette représentation des difformités humaines, dont la laideur morale ou physique est le principe, qui devrait nous affliger, nous fait rire, et pourquoi ce qui, dans l’intention de l’auteur, est le plus souvent un cri de colère, produit un accès de gaîté. M. Gaultier poursuit la solution de ce problème moral dans de fines études de psychologie vivante, qui ont cet intérêt particulier que chacun peut les faire sur lui- même. Son livre est, de ceux où se plaisent surtout les esprits curieux parce qu’ils suggèrent encore plus d’idées qu’ils n’en expriment.
Je m’excuse de n’avoir guère insisté sur la philosophie. Et pourtant je vais être encore plus rapide à propos de quelques livres d’économie politique qui se sont un peu égarés chez nous et qui auraient été mieux à leur place chez nos confrères des Sciences morales. C’est le prix Fabien qui les attire ; il nous a servi cette année à récompenser de bons ouvrages, comme l’Histoire du commerce de M. Noël, Les chemins de fer coloniaux en Afrique de M. de Renty, et d’autres encore, Nous aurions pu ranger dans le même groupe les Excursions à travers les métiers de M. Pierre Calmettes. C’est un livre utile, qui nous apprend comment se fabriquent les vêtements que nous portons, les meubles qui parent nos appartements, les livres de nos bibliothèques et tout ce qui sert à notre vie ordinaire. Le plus souvent on ne le sait pas, ou on le sait mal. Ce n’est pas que nous ne soyons pas curieux, mais nous le sommes en général des choses éloignées : celles qui nous touchent de plus près, et qui sont par conséquent les plus importantes à connaître, nous laissent plus indifférents. Quoique le livre de M. Calmettes paraisse s’adresser plus directement à la jeunesse, il convient à tous les âges ; et, dans ces excursions où l’auteur propose aux jeunes gens de les conduire, les pères feront bien d’accompagner leurs enfants : ils trouveront à y apprendre.
L’histoire, à laquelle j’arrive, nous retiendra, comme toujours, plus longtemps. Comme toujours, aussi, ne pouvant la loger tout entière dans les concours Gobert et Thérouanne, qui lui appartiennent en propre, nous l’avons répartie entre tous les autres ; il nous faut maintenant l’aller reprendre un peu partout pour la présenter dans son ensemble.
Nous décernons le prix Gobert au général Bonnal pour son grand travail intitulé : L’esprit de la guerre moderne : Ce choix pourra causer quelque surprise, et nous-mêmes, nous ne nous sommes pas décidés du premier coup. Ce n’est pas qu’on ait jamais eu le moindre doute sur le mérite et l’importance de ses études militaires. On sait que sa réputation, qui est grande chez nous, ne l’est pas moins à l’étranger ; comme on lit en France von der Goltz, en Allemagne on lit Bonnal. Ce qui nous faisait hésiter, c’était la crainte de n’être pas assez fidèles au programme du concours. Le baron Gobert a voulu que le prix fût accordé « au morceau le plus éloquent d’histoire de France ». Or, il faut bien avouer que le général Bonnal, dans ses ouvrages, ne s’est pas mis en frais d’éloquence ; et il a bien fait : il les aurait gâtés, s’il avait trop cherché à les embellir. Mais faut-il prendre ici le mot d’éloquence dans son sens le plus étroit, et ne convient-il pas de chercher plutôt ce que le baron Gobert a voulu dire, que ce qu’il a dit ? Souvenons-nous qu’il a fait à l’Académie des Inscriptions la même libéralité qu’à l’Académie Française et qu’il tenait beaucoup à ce que chacune d’elles donnât le prix d’après la direction de ses études particulières. N’a-t-il pas, dans le programme qu’il a tracé, un peu forcé les termes, pour mieux marquer la différence ? Quand il disait, par exemple, que l’Académie des Inscriptions devait choisir le travail le plus savant et le plus profond, faudrait-il en conclure que celui de l’Académie française ne devait être ni profond, ni savant ? J’ai toujours soupçonné que cet homme avisé, en s’exprimant comme il l’a fait, a voulu simplement nous préserver de ce qu’on nous sert trop souvent aujourd’hui sous le nom d’œuvre historique, qui consiste surtout en un amas de documents mal digérés, dont beaucoup n’ont d’autre intérêt que d’être inédits, et qui n’avaient pas été publiés parce qu’ils ne méritaient pas de l’être. Les livres du général Bonnal contiennent vingt ans de notre histoire nationale ; il les a composés à la gloire du plus grand génie militaire de la France et du monde ; il y explique ses manœuvres mieux qu’on ne l’avait encore fait, et non seulement on y trouve les mouvements des colonnes sur le terrain, mais on y suit la marche des idées dans le cerveau de l’empereur L’auteur montre comment les plans s’ébauchent, se combattent, se fixent, et, selon les incidents du combat, se modifient jusqu’au moment décisif ; aussi a-t-il eu raison de mettre comme sous-titre à ses volumes Étude sur la psychologie militaire de Napoléon. Exposer des idées nouvelles et personnelles sur des questions importantes, dont on peut tirer de grandes leçons, dire clairement ce qu’on pense, de façon à convaincre ceux qui vous écoutent oui qui vous lisent, traiter le sujet qu’on a choisi dans des proportions justes et avec le style qui lui convient, c’est précisément ce que les -contemporains de Descartes appelaient de l’éloquence. Et si c’est le sujet lui-même qui paraît être de ceux qui sont étrangers à l’Académie française, je rappellerai qu’en 1786, elle a ouvert ses rangs au comte de Guibert, à qui certainement il ne nuisait pas d’être le protégé des Encyclopédistes et l’ami de Mlle de Lespinasse, mais dont la candidature s’appuyait surtout sur un traité de tactique militaire dont raffolaient tous les jeunes officiers de notre armée. On nous dit que ce choix fut très approuvé du publie. Il nous approuvera aussi, je l’espère, d’avoir donné au programme du prix Gobert une interprétation assez large pour nous permettre de récompenser une œuvre de talent et de grande importance.
Dans l’ouvrage de M. Louis Madelin, qui a obtenu le second prix Gobert, il s’agit encore de Napoléon. — Décidément, on n’est pas près de l’expulser de l’histoire. — M. Madelin s’est cantonné dans un coin de la grande épopée ; il se contente de nous faire connaître de quelle façon l’Empire a gouverné pendant cinq ans une de ces grandes villes de l’Europe qu’il s’était annexées. Petit sujet en apparence ; mais cette ville était Rome et Napoléon y tenait plus qu’à toutes les autres. Cependant il n’a pas réussi, malgré ses efforts, à la franciser et à la napoléoniser, comme il le voulait ; et M. Madelin nous en dit les raisons dans un volume de plus de 700 pages, qui peut paraître long avant qu’on en ait entamé la lecture, mais qui semble court, quand on l’a finie. L’œuvre est très sérieuse, quoiqu’elle affecte par moment de paraître légère. C’est un tort : quand on écrit l’histoire comme M. Madelin, on ne doit pas craindre d’ennuyer le public. Ce qu’on y trouve surtout, avec des récits piquants, des descriptions de mœurs et de caractères, c’est le tableau de l’incroyable activité que déploya l’administration française, de ce qu’elle a fait en ces cinq ans et du souvenir qu’elle a laissé d’elle dans ce pays où jusque-là nous étions détestés. Je ne saurais exprimer le plaisir et la fierté qu’on éprouve, quand on parcourt aujourd’hui les promenades qui couvrent le Pincio, qu’on visite les fouilles faites autour des temples, au Colisée, dans le Forum, et qui nous ont rendu l’ancienne Rome, d’entendre dire que ce sont les Français qui ont commencé tous ces travaux.
Le grand nombre des concurrents et le mérite de leurs ouvrages, nous ont amenés à multiplier les prix dans le concours Thérouanne. Je signalerai seulement le livre de M. Pérouse sur le cardinal Louis Aleman, qui présida le concile de Bâle, à la fin du grand schisme, et celui du capitaine Mahon sur les armées du Directoire. C’est le début d’un grand travail où M. Mahon se propose de traiter des opérations militaires qui ont eu lieu entre les premières campagnes d’Italie et Marengo, pendant que Bonaparte était occupé à l’expédition d’Égypte. On sait qu’elles ne furent pas toujours heureuses ; cependant M. Mahon croit qu’il importe qu’elles soient racontées en grand détail. Ceux qui ne sont pas du métier penseront peut-être que ce détail est un peu minutieux et qu’il y a quelque inconvénient à vider aussi libéralement les cartons des archives. Que deviendra l’histoire de France, quand les moindres incidents auront été étudiés avec cette abondance ? Où logera-t-on, grand Dieu ! les bibliothèques de l’avenir ?
Je ne doute pas que vous n’ayez remarqué le grand nombre d’officiers de notre armée qui figurent cette année dans nos listes. Vous venez de voir que nous avons décerné à l’un d’eux le prix Gobert ; les autres — il y en a encore une dizaine — nous ont adressé des travaux distingués. Il en est parmi eux qui ont tenu à se pourvoir de titres universitaires. M. Picard, dont nous avons couronné un livre sur Bonaparte et Moreau, M. Azan l’auteur de Sidi Brahim, sont docteurs ès lettres de l’Université de Paris. L’affaire de Sidi-Brahim est un de ces désastres qui valent des victoires. Elle a été souvent racontée ; M. Azan a voulu qu’elle fût étudiée à fond, en dehors de toute légende. Il n’hésite pas à relever les fautes commises ; il fait la part des responsabilités encourues ; mais il insiste aussi sur les beaux exemples qui furent donnés. Surtout il a trouvé moyen de nous faire bien connaître, par des témoignages certains, tous ceux qui prirent part à la lutte, non seulement le colonel Montagnac, avec sa bravoure gasconne ou le capitaine Dutertre, qui mourut comme Régulus, mais les soldats même, de simples soldats de deuxième classe, quand il a pu se procurer quelque renseignement sur eux ; et par là se trouve réparée cette injustice des récits de bataille qui indignait déjà le vieux Caton, dans lesquels l’intérêt se concentre sur les chefs, et où des milliers de pauvres gens, dont le nom ne sera jamais prononcé, meurent obscurément pour la gloire d’un seul. Le livre de M. Azan, fait sur les meilleurs documents, écrit d’un style ferme, simple, militaire, est un de ceux qu’on n’éprouvera pas le besoin de refaire.
Le dernier carnet de route du colonel Klobb, tué en Afrique il y a sept ans, en faisant plus que son devoir, vient d’être publié par sa veuve, qui ne veut pas qu’on oublie la mort admirable de son mari. Le livre est intéressant ; il donne l’idée d’une noble nature, douce et ferme à la fois, et nous étions prêts à le mettre sur nos listes, lorsqu’un scrupule nous est venu. C’est une règle chez nous, et assez ancienne, qu’en général nous ne couronnions pas un ouvrage, après la mort de celui qui l’a composé. La règle est sage : l’Académie a craint les embarras où elle pourrait être engagée pour chercher à qui la récompense doit être remise, quand l’auteur n’est plus là pour la recevoir. Cette année même nous la maintenons avec regret pour les lettres de Mme Delzant, qui sont d’une plume si fine et d’une âme si droite, et pour les souvenirs si curieux du général Faverot de Kerbrech. Mais en présence du Carnet de route du colonel Klobb notre rigueur a fléchi. Nous venions de lire le récit officiel de sa mort, qu’on a eu soin de transcrire aux dernières pages du volume ; nous avions vu comment, arrivé en face de la mission Voulet, qui s’était révoltée et qu’il était chargé de poursuivre, après avoir pris ses dernières dispositions et ordonné à ceux qui l’accompagnaient de ne pas répondre au feu d’ennemis, qui étaient des compatriotes, Il s’avança au-devant des balles, en se contentant, pour toute défense, de faire élever devant lui le drapeau tricolore. Et c’est précisément cette tin héroïque, si digne par elle seule d’une récompense, qui servirait de raison pour ne pas le récompenser ! Ce serait une injustice absurde, et dût-on nous accuser d’inconséquence, nous ne nous sommés pas résignés à la commettre.
À côté de ces récits militaires, écrits par des officiers et qui sont un enseignement du patriotisme par l’exemple, l’Académie a placé le livre d’un instituteur qui est animé du même esprit, et par une route différente arrive au même but. Nous sommes tous affligés et humiliés de la campagne qui se fait aujourd’hui chez nous contre l’idée de la patrie. Il y a donc des gens qui ne veulent pas qu’on l’aime, et qui défendent de la servir ! Il est vrai qu’ils ont soin de se couvrir de prétextes honorables et d’afficher de beaux sentiments, ils invoquent l’amour de la paix ; mais un homme d’esprit, qui est aussi un fin politique, leur a très justement répondu : « Il ne suffit pas de bêler la paix pour l’avoir », il faut pouvoir la conquérir et se tenir prêt à la conserver. Dans cette lutte misérable contre le patriotisme, ce ne sont peut-être pas les plus violents qui me semblent les plus dangereux. J’ai peine à croire que ceux qui conseillent sans ménagement aux vaincus de se mettre dans les mains des victorieux, et de victorieux insatiables, que les Français qui osent dire que le spectacle de la France périssant victime de sa folle générosité les remplirait d’admiration parviennent à faire beaucoup de prosélytes, il faut redouter plutôt les timides, — disons les lâches, — ceux qui restent neutres dans un conflit d’où dépendent les destinées de la France, qui ferment les yeux quand il faudrait les ouvrir, qui se taisent quand ils devraient parler. Aussi avons-nous été particulièrement frappés du livre d’un homme de cœur, qui dit ouvertement cc qu’il pense, sans se préoccuper des colères qu’il va soulever, qui non seulement signale le danger mais nous indique où il se trouve. Il craint que l’école primaire n’abandonne les traditions de Duruy et de Jules Ferry, qu’elle ne se défende pas comme elle le devrait contre des doctrines coupables ; il lui rappelle que c’est son devoir de nous faire des citoyens qui aiment leur patrie, et que ce devoir est devenu plus rigoureux depuis qu’on a fait le vide autour d’elle et qu’elle n’a presque plus de concurrents. Ce courage, si rare de nos jours, nous a paru mériter une récompense, et voilà pourquoi nous avons mis sur notre liste, et à un bon rang, le livre sur La crise du patriotisme à l’école de M. Bocquillon.
Ne soyez pas trop surpris que nous nous occupions ainsi de ce qu’on appelle les questions du jour. Ce n’est pas que nous mettions aucun empressement à les aller chercher ; elles viennent à notre rencontre. Comme elles passionnent l’opinion, qu’on en parle et qu’on en écrit, les ouvrages où elles sont discutées arrivent naturellement à nos concours et s’imposent à notre jugement. Il n’y pas jusqu’au féminisme dont vous ne trouverez quelque trace dans notre liste. Nous avons couronné l’ouvrage de M. Joran, où il est fort malmené, et celui de M. Turmann, qui lui est moins sévère. Quant à nous, notre manière de résoudre la question est fort simple : nous sommes très heureux de donner un prix au livre d’une femme lorsqu’il mérite de l’obtenir. C’est encore un livre d’actualité que L’esprit du temps de M. Michel Salomon, où il a tracé un tableau sommaire de notre société au début de ce siècle, il l’a fait avec intelligence et probité. Son livre, écrit dans une bonne langue, témoigne d’un grand labeur et d’une large culture d’esprit. M. Jacques Bardoux ayant vu apparaître dans l’Angleterre de nos jours, principalement pendant la guerre sud-africaine, un type nouveau, celui de l’Anglais impérialiste, belliqueux, conquérant, entreprend de rechercher les causes et de noter les phases de l’évolution d’où ce type est sorti. Il nous montre à quoi elle a abouti et quelles peuvent en être les conséquences. L’Essai d’une psychologie de l’Angleterre contemporaine est une œuvre considérable, originale et fait honneur à celui qui l’a conçue et menée à tin. Avec les Questions diplomatiques de M. André Tardieu, nous nous rapprochons encore davantage du temps présent. C’est d’hier, quelquefois même c’est d’aujourd’hui qu’il nous entretient. L’Académie a d’abord hésité à s’aventurer avec lui dans ces affaires encore brûlantes ou mal éteintes ; mais il en parle avec tant de compétence et d’autorité, il y est si à son aise que nous avons fini par le suivre, presque sans le vouloir. Je ne parlerai pas, vous le comprenez, des sujets qu’il traite : je me contenterai de louer chez lui, en même temps que la clarté et la netteté qu’il apporte dans l’exposition des faits, cette science sans pédantisme, cette fierté sans arrogance, cette fermeté sans raideur, enfin ce ton de bonne compagnie, dont se fait honneur la diplomatie française.
Vous pensez bien que la question religieuse, qui tient aujourd’hui tant de place dans les préoccupations du public, n’est pas absente non plus de nos concours. Nous avons un prix, le prix Juteau-Duvigneaux, qui lui est spécialement affecté. Nous le donnons cette année à un ouvrage qui concerne la Rénovation catholique en Angleterre, vers le milieu du siècle dernier. Ce mouvement étonnant, inattendu, dont un homme d’État a dit qu’il a remué tous les pays anglo-saxons, a mis surtout en lumière deux grands personnages. L’un, le cardinal Manning nous a été présenté, il y a quelques années, par M. de Pressensé, dans un ouvrage remarquable qu’animait une sympathie profonde pour le fougueux ultramontain, le défenseur passionné de l’infaillibilité papale. L’autre, le cardinal Newman, d’un esprit plus large, plus libéral, plus indépendant, vient d’être l’objet d’une étude excellente de M. l’abbé H. Brémont. Il a voulu faire, nous dit-il, un simple essai de biographie psychologique ; dans l’œuvre, il a cherché l’homme. On l’y trouve aisément, non pas que Newman soit un de ces écrivains qui posent devant eux-mêmes, qui se regardent agir, ou même s’exercent à éprouver des émotions pour avoir le plaisir de les dépeindre. Mais il était ainsi fait qu’il ne comprenait ceux avec lesquels il se trouvait en rapport que par lui, qu’il se voyait en eux quand il les regardait, et que, sans le savoir, il se peint dans le portrait qu’il fait des autres. C’est ce qu’a très bien vu M. Brémont, et en se servant de Newman lui-même, il recompose cette âme délicate, compliquée, avec une finesse d’observation, une connaissance du cœur humain, que Renan attribuait volontiers à ceux qui ont fréquenté de bonne heure la théologie. Il faut lire ce livre si l’on veut connaître à fond un des hommes qui tiendront une grande place dans l’histoire religieuse du XIXe siècle.
Nous avons couronné aussi un ouvrage de M. Valérien Groffier intitulé : Héros trop oubliés de nos épopées coloniales. Ces héros sont les religieux des divers ordres qui ont précédé ou suivi de près nos explorateurs, nos soldats, dans tous les pays où la France s’est établie, et les ont aidés à en faire la conquête pacifique. Si, comme M. Groffier paraît le craindre, ils sont un peu oubliés, ce n’est pas la faute de l’Académie. Elle a pris soin tous les ans de signaler à l’attention publique, en les récompensant, des récits d’expéditions lointaines, où figurent, à côté de nos vaillants marins, de très dévoués et très courageux missionnaires, et cette année encore vous en trouverez un certain nombre sur notre liste. Parmi les récompenses que nous avons décernées à cette occasion, il y en a une qui pourra d’abord vous étonner : elle s’adresse à une institution qui ne paraît avoir aucun rapport avec l’Académie, au Touring-Club. Je dois vous dire la raison que nous avons eue de la lui attribuer. Vous savez que les Français ont eu longtemps la réputation de ne pas aimer à sortir de chez eux. Le goût des voyages nous est venu avec la facilité des communications, et il augmente à mesure que les transports se font plus rapides et moins coûteux. La Suisse et l’Italie ne nous suffisent plus, et il nous faut aller au moins jusqu’au Pôle pour nous distraire. Mais voici que tout d’un coup des inventions nouvelles nous ramènent chez nous. Nos vieilles routes royales, qui depuis cinquante ans étaient désertes, se repeuplent d’automobiles et de bicyclettes. Nous revenons au passé ; encore quelque temps et nous reverrons peut-être quelque chose de ces spectacles qui égayaient notre enfance, ces rassemblements de bons bourgeois qui se formaient devant les auberges de petite ville, pour voir passer la diligence. Le Touring-Club, qui s’est fait remarquer par ses initiatives intéressantes, aide à ce mouvement. Il a eu notamment l’idée de publier une collection de tout ce que la France, l’Algérie, la Tunisie possèdent de sites pittoresques, de monuments curieux, avec des notices bien faites et de merveilleuses photographies qui donnent au plus casanier une irrésistible envie de les aller voir. Ainsi donc, après avoir parcouru les pays les plus lointains, nous sommes en train de découvrir la France. Cette grande publication des sites et des monuments français, dont trente-trois volumes ont paru, qui a coûté au Touring-Club des sommes considérables et qu’il distribue libéralement aux bibliothèques et aux écoles, n’y sera certainement pas inutile, et nous avons jugé qu’elle méritait d’être encouragée.
Il ne me reste plus qu’à parler des ouvrages qui concernent l’histoire de notre littérature. Ils ne sont pas nombreux cette année, mais quelques-uns présentent beaucoup d’intérêt ou d’agrément. La série s’ouvre par un travail sérieux, sévère, L’enseignement des lettres classiques d’Ausone à Alcuin, par M. Roger. C’est, d’abord l’histoire fort triste d’une décadence. Dans ce chemin par lequel nous conduit M. Roger, à mesure qu’on avance, l’ombre s’épaissit, il arrive même un moment où dans la Gaule, que la culture romaine avait si profondément pénétrée, l’obscurité paraît complète. Heureusement les lettres avaient trouvé un asile dans des pays qui furent les dernières conquêtes de Rome ; elles se cachaient chez les Anglo-Saxons, en Irlande, dans quelques monastères lointains. Delà, des moines qu’il nous faut bénir les ont ramenées chez nous. M. Roger nous montre que ce retour n’eut rien d’un triomphe. Elles nous reviennent humbles, le front bas, e servantes de la théologie ». Mais qu’importe ? Au fond de ces études arides où elles s’emprisonnent, l’esprit antique est vivant, il poursuit lentement son œuvre, et, le temps venu, il reparaîtra au jour. Avec Alcuin et Charlemagne la Renaissance a commencé, et le livre de M. Roger, où il n’est question que du latin, se trouve être une introduction naturelle à l’histoire des lettres françaises.
Pour le moyen âge, nous n’avons que deux thèses fort savantes : Le Troubadour Guiraut Riquier de M. Joseph Anglade et L’originalité de Gottfried de Strasbourg dans son poème de « Tristan et solde », par M. Piquet. Le Théâtre celte de M. Anatole Le Braz, discute et résout tout d’abord une question délicate. Renan, dans le beau portrait qu’il a tracé de l’âme celte, ne voulait pas qu’elle fût propre au drame, même le plus sérieux ; quant au génie comique, il le croyait tellement étranger à cette race plaintive, résignée, féminine, que trouvant en lui un fond d’ironie et des élans de gaîté, il les attribuait, comme on sait, à l’intervention de quelque Gascon nomade, qui se serait glissé parmi ses aïeux. Au contraire, M. Le Braz n’hésite pas à reconnaître aux Celtes des aptitudes dramatiques ; il en trouve des traces dans les vieilles épopées de l’Irlande ; il rappelle qu’il a existé un théâtre véritable chez les Gallois et en Cornouailles jusqu’au moment où les prédicateurs méthodistes l’ont détruit pour le remplacer. Mais c’est chez nous, dans notre Bretagne, que le théâtre celte a surtout fleuri, et il y a duré presque jusqu’à nos jours. C’est donc là que M. Le Braz étudié. Il a passé des années à courir le pays pour retrouver ce qui pouvait rester des pièces qu’on y jouait, il a recueilli dans les campagnes armoricaines les souvenirs que la mémoire du peuple a pu garder de ces représentations d’autrefois, il a vécu dans la familiarité des derniers acteurs qui les avaient jouées. De tout ce long travail, le premier résultat a été une déception cruelle. Il y a chez M. Le Braz à la fois un poète et un savant. Le poète en abordant l’étude d’un théâtre populaire et national comptait bien y faire d’heureuses rencontres ; il se réjouissait d’avance d’y trouver des types inconnus, des créations nouvelles « un art qui ne fa pas un artifice » ; or, il s’aperçut bien vite que ces pièces qu’il déchiffrait péniblement sur des manuscrits peu lisibles, n’étaient que des traductions de nos Mystères, tels qu’on les jouait en France, dans les grandes villes, à l’issue des vêpres. Ce n’était donc pas véritablement, comme il l’espérait, un théâtre celte qu’il avait découvert. À la vérité, il lui restait la ressource de ne pas montrer tout à fait les choses comme elles étaient. Avec quelques détails bien choisis, habilement groupés, quelques interprétations adroites, il pouvait essayer de donner à ces emprunts un air d’originalité. D’autres l’ont fait sans scrupule, et ne s’en sont pas trop mal trouvés. Mais, comme je viens de le dire, M. Le Braz est un savant en même temps qu’un poète : il a dit la vérité tout entière ; il a franchement reconnu que, parti à la recherche d’un théâtre national, « il n’avait embrassé qu’une ombre ». Il faut lui savoir gré de sa sincérité et nous applaudir que la déception qu’il a éprouvée, et qui a dû être amère à un « Celte impénitent » comme il s’appelle lui-même, ne l’ait pas détourné d’achever les études qu’il avait entreprises. Il en est résulté un livre d’une érudition solide, d’une bonne foi touchante, qu’anime un souffle de poésie et où l’intérêt est soutenu à toutes les pages par l’amour passionné du pays natal.
Pour des temps plus voisins de nous, la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe, nous avons deux bons ouvrages, dont le sujet est analogue, le titre presque semblable : Mme de Charrière et ses amis, par M. Philippe Godet : Mme Récamier et ses amis, par M. Herriot. Sainte-Beuve a prétendu, dans un moment d’humeur, que les femmes ne devraient pas avoir de biographie : Est-ce que la vie d’une femme se raconte ? » Heureusement il s’est donné lui-même de nombreux démentis ; il a souvent raconté des vies de femmes et d’une manière charmante. Il est même un des premiers qui aient apporté aux récits de ce genre cette exactitude minutieuse qu’on n’accordait autrefois qu’aux travaux d’érudition. Il vérifie les dates, il contrôle les anecdotes, il discute la valeur des témoignages, il recueille les moindres billets, il évoque les souvenirs les plus fugitifs. En cela, MM. Herriot et Godet font profession d’être ses disciples, et le meilleur éloge qu’on puisse faire d’eux, c’est qu’il ne les eût pas désavoués.
M. Herriot, pour nous parler de Mme Récamier, avait grand besoin de consulter toutes sortes de documents publics ou inédits. Il lui fallait résoudre des questions très délicates ; celle-ci d’abord : comment peut-on s’expliquer l’attrait qu’elle exerçait autour d’elle et le rôle important qu’elle a joué ? Je ne sais si, comme le prétend Mme de Boigne, elle était la plus jolie femme de l’Europe. C’est une affirmation qu’on peut contrôler : nous avons d’elle des portraits qui sont l’œuvre de maîtres illustres, et qui nous éclairent sur sa beauté. Mais quand on nous dit qu’elle possédait un charme auquel on ne résistait pas, nous sommes plus embarrassés. Le charme, qui est surtout un certain reflet de l’esprit et de l’âme sur la figure, se devine plus qu’il ne se voit. Les meilleurs peintres n’arrivent pas toujours à le saisir. Quand la personne a disparu, nous n’avons qu’une manière d’être renseignés, et c’est celle qu’emploie M. Herriot. Il nous fait voir qu’elle a séduit à peu près tous ceux que les circonstances ont rapprochés d’elle : des jeunes gens et des vieillards, des financiers et des princes, des gens de lettres et de grands seigneurs, des fous et des sages. Benjamin Constant, pour ne parler que de lui, la jugeait d’abord assez mal. Il parle d’elle d’une façon fort irrévérencieuse dans ses lettres à Barante, qu’on vient de publier. Il trouve que les années ne lui apportent « ni une ride, ni une idée de plus ». Il l’accuse d’être coquette et prude à la fois, « en sorte qu’elle n’avait ni le calme de ses vertus, ni le plaisir de ses fautes » ; et pourtant quelques années plus tard, quand il la vit de plus près, il tomba sous le joug Comme les autres, et peut-être plus que les autres. Ce que nous voyons encore très bien chez M. Herriot, c’est que ce charme était tout personnel, qu’il ne tenait ni à sa fortune, ni à ses relations, ni à son crédit. Après avoir décrit les fêtes somptueuses qu’elle donnait dans ce château de Clichy, où tout Paris s’entassait, il nous montre qu’elle ne fut pas moins entourée, quand la ruine de son mari la força de vivre plus simplement, et qu’elle n’avait plus de fêtes à offrir. Il venait chez elle, dans la modeste maison où elle s’était retirée, tant de grands personnages de l’ancienne et de la nouvelle France, et même tant de hauts dignitaires du régime nouveau, que Napoléon, un peu piqué, ne put s’empêcher de dire un jour : « Depuis quand le conseil se chez Mme Récamier ? » Les gens de lettres, à commencer par La Harpe et jusqu’à Chateaubriand, y furent aussi fort nombreux. M. Herriot, qui est un peu de la maison, les y a souvent rencontrés ; il les a vus dans l’intimité et peut nous les dépeindre comme ils étaient. C’est ainsi que la biographie d’une femme est devenue l’occasion d’une étude sur notre littérature, dans une des périodes les plus curieuses de son histoire.
Avec Mme de Charrière, l’intérêt est un peu différent ; il n’est pas moindre. Il s’agit toujours de la société française ; seulement elle est vue du dehors. Nous ne sommes plus à Paris ; mais de loin comme de près, de la Hollande ou de la Suisse, c’est toujours sur Paris qu’on a les yeux. M. Philippe Godet n’a rien négligé pour connaître à fond Mme°de Charrière, et, après vingt ans de labeur acharné, il nous apporte sur elle une étude que j’appellerais définitive, si l’on était jamais sûr de savoir tous les secrets de la vie d’une femme. Il s’est complu dans son œuvre ; il lui est arrivé, comme à Cousin, de se laisser séduire par celle dont il raconte la vie, et il l’avoue ingénument, « dût-on accueillir cet aveu avec une sorte de compassion souriante ». Peut-être trouvera-t-on quelques longueurs dans son ouvrage ; mais comment voulez-vous, quand il a découvert d’elle une lettre qu’on ne connaissait pas, qu’il ait le courage d’en rien supprimer ? il faut lui savoir gré de ne pas s’être laissé trop aveugler par sa passion dans le jugement qu’il porte sur elle. Il la montre sans complaisance, avec son bon sens amer, sa morale hésitante, sa manière triste et découragée de juger la vie et les hommes et cet éternel « à quoi bon ? » qu’elle oppose aux conseils qu’on lui donne, aux résolutions qu’on lui suggère. En somme, ce qui a séduit, en elle M. Philippe Godet, c’est dus son esprit que son cœur. Il n’a pas résisté à cette façon d’écrire si simple, si ferme, si raisonnable, et en même temps si fine et si pénétrante. Comment s’est- il fait qu’une femme du monde ait pu dire si naturellement, sans effort, sans recherche, ce qu’elle sent et ce qu’elle pense, dans une langue qui n’est pas la sienne ? Elle nous l’apprend elle-même, dans un passage de ses œuvres, où elle parle de la Révocation et des effets qu’elle a produits, auxquels assurément Louis XIV ne songeait guère. Elle nous montre les réfugiés bien accueillis dans les pays du. Nord, entrés dans l’intimité, des familles, où ils apportaient les habitudes de la vie française, et se faisant surtout les instituteurs des enfants. « Grâce à eux, nous dit-elle, les jeunes Hollandais et Allemands apprennent La Fontaine par cœur dès qu’ils savent parler ; les lettres de Mme de Sévigné sont entre les mains de toutes les Allemandes, de toutes les Hollandaises, de toutes les femmes de Suisse un peu bien élevées, et le règne de Louis XIV leur est bien plus connu qu’aucune partie de l’histoire de leur propre pays. » Cette première éducation qu’elle a reçue explique les qualités particulières qui nous frappent dans ses romans et dans ses lettres. Elle a lu plus tard sans doute Voltaire et Rousseau ; mais elle n’a jamais oublié La Fontaine et Mme de Sévigné. Voilà pourquoi la langue dont elle se sert n’est pas tout à fait celle qu’on parlait alors à Paris, langue à la fois prétentieuse et vulgaire, où la trivialité se mêle trop souvent à l’emphase. Elle en a bien le sentiment, et, avec sa clairvoyance ordinaire, elle signale, chez les écrivains des dernières années du siècle, les défauts dont elle s’est préservée. Ce qui augmente notre surprise, quand nous la lisons, c’est qu’elle n’est pas une exception dans le monde où elle vit. Les gens qu’elle fréquente ou qui lui écrivent, de quelque pays qu’ils viennent, sont, comme elle, au courant de notre littérature, imitent nos écrivains, vivent de nos idées, et parlent avec aisance notre langue ; si bien que nous sommes tentés de leur dire à tous le mot que lui adresse un de ses correspondants : « La France est la patrie de votre esprit. »
Vous ne serez pas surpris, Messieurs, que nous éprouvions quelque fierté au souvenir de cet empire pacifique que la France a longtemps exercé sur l’Europe lettrée. Vous comprendrez aussi que nous soyons heureux de voir que ces anciennes traditions ne se sont pas tout à fait perdues, qu’il se trouve encore à l’étranger, dans une élite d’esprits distingués, bien des gens qui n’ont pas désappris l’usage de notre langue, et qui font une place à nos écrivains à côté des leurs. L’Académie, qui leur en est reconnaissante, a pris l’habitude d’ouvrir la liste de ses lauréats aux auteurs des bons ouvrages écrits en français hors de la France. Elle l’a fait cette année comme les précédentes, et c’est par une mention rapide de ces ouvrages que je terminerai ce trop long rapport. J’ai déjà parlé de M. Rod et de M. Philippe Godet : ils appartiennent tous les deux à la Suisse française ; c’est donc leur langue qu’ils parlent en parlant la nôtre ; remarquons seulement qu’ils la parlent très bien l’un et l’autre et font honneur à la fois aux deux pays. M. Émile Horn, qui est Hongrois, adresse à nos concours un bon travail sur François Rakoczky II, le fidèle allié de Louis XIV, un héros national, qui a laissé un grand souvenir dans son pays, et dont le chant de guerre y fait encore vibrer tous les cœurs, comme la voix même de la patrie. M. Pompiliu Éliade est un Roumain, et un élève de notre École normale ; il étudie l’Histoire de l’esprit public en Roumanie et nous en envoie le premier volume qui nous montre comment la Moldavie et la Valachie, deux provinces turques arrachées au joug ottoman, se sont ouvertes peu à peu à la civilisation occidentale. C’est l’histoire du réveil d’un peuple, l’une des plus importantes qu’on puisse écrire. M. Morton Fullerton, un journaliste américain, a trouvé le même agrément à parcourir certaines provinces de la France que nous éprouvons à visiter les pays étrangers. C’est un aimable compagnon de route, avec lequel il fait bon voyager. Enfin, il nous arrive de fort loin — d’Haïti — deux volumes qui nous ont causé beaucoup de plaisir et un peu de surprise. C’est une Anthologie des auteurs haïtiens, publiée à Port-au-Prince, à l’occasion du centenaire de l’indépendance nationale. Qui se serait douté que dans la République noire, déchirée de tant de discordes, agitée de tant d’orages, qui jusqu’ici a si peu connu le repos, il se trouvait tant de personnes, magistrats, professeurs, journalistes, que rien n’a pu décourager de cultiver les lettres ? Ils ont des poètes en grand nombre, qui chantent les beautés de leur pays, les exploits de leurs pères à la conquête de leur liberté, et les chantent en vers sonores et brillants. Ils ont des historiens, des romanciers, des orateurs, dont l’Anthologie nous cite de nombreux fragments, qui se lisent avec beaucoup d’intérêt. Vous comprenez bien que ce qui nous touche le plus c’est de voir que ce pays, qui s’est séparé de nous depuis un long siècle, garde toujours le goût de notre littérature, qu’il lit nos auteurs et les imite, cultive notre langue, et pour qu’on ne perde pas l’habitude de la bien parler, envoie autant qu’il le peut ses enfants à nos écoles. Voilà pourquoi nous avons tenu à couronner les auteurs de l’Anthologie Haïtienne. C’est comme un salut lointain que nous leur adressons pour être restés fidèles à la culture française. Nous les remercions de nous avoir donné une fois de plus la joie de savoir que dans aucun des pays où a passé la France, elle n’est oubliée.