INSTITUT DE FRANCE
ACADÉMIE FRANÇAISE
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 21 NOVEMBRE 1907
RAPPORT
DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE
SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1907
MESSIEURS,
Dans le nombre considérable des prix que décerne tous les ans l’Académie Française, il n’y en a qu’un dont le sujet soit choisi par elle, et imposé à tous les concurrents ; encore cherche-t-elle à leur rendre cette gêne aussi légère que possible, surtout quand il s’agit d’un prix de poésie. Dans les premiers temps, ce sujet ne variait guère : c’était, presque toujours, le panégyrique du Roi : on célébrait ses hauts faits, on chantait toutes ses vertus, l’une après l’autre ; et, pendant près d’un demi-siècle, elles suffirent à la reconnaissance de l’Académie. Cependant, tout s’épuise à la longue. Elle s’en aperçut bien, quand elle fut réduite, pour trouver du nouveau, à proposer aux poètes l’éloge de la magnificence et de la sûreté des grands chemins, ou la perfection de la police pendant le règne de Louis XIV. Comme les sujets de ce genre ne paraissaient pas très propres à inspirer la poésie, elle en chercha d’autres ; et même, pour mettre tout le monde à l’aise, elle finit par décider « qu’elle accepterait toute sorte de poèmes d’environ cent vers alexandrins, au choix des auteurs ». Aussitôt les poèmes abondèrent, et ce fut la grande époque des concours académiques. C’est là qu’ont fait leurs premières armes presque tous les poètes distingués de la fin du XVIIIe siècle, Chamfort, Lemierre, Thomas, qui remporta la même année le prix d’éloquence et celui de poésie, La Harpe, qui fut lauréat deux années de suite et, la troisième, obtint à la fois le prix et l’accessit.
Il y a pourtant quelque danger à laisser aux concurrents une liberté entière dans le choix de leurs sujets. Comme presque tous les jeunes gens possèdent dans leur tiroir quelques vers qui ne demandent qu’à en sortir, l’Académie risque d’être inondée d’un déluge d’essais, d’ébauches, de pièces plus ou moins bien venues. Aussi cette année, pour limiter un peu la production, sans que l’inspiration en fût gênée, elle avait mis au concours « un poème sur un fait important de notre histoire nationale. » Il faut bien croire que le sujet n’était pas mal choisi, puisque nous avons reçu 108 manuscrits, dont plusieurs se font remarquer par des qualités sérieuses. Celui qui nous a le plus frappés est l’œuvre de M. Gauthier Ferrières. C’est une lettre d’un jeune gentilhomme qui raconte à son père, un vieux soldat, la bataille de Denain, à laquelle il vient d’assister, et qui a sauvé la France envahie. L’idée est ingénieuse, le récit bien composé et vivant, les vers, en général, d’une bonne facture. Une part, dans le prix, a été faite à un poème sur Jeanne d’Arc, qui contient quelques beaux élans lyriques, et qui est signé du nom de Jac André. On va vous lire la première pièce tout entière, et des passages de la seconde. Vous trouverez, dans les deux, les accents d’un patriotisme jeune et sincère. Par le temps qui court, pour les vieilles gens comme nous, c’est un régal précieux et rare.
Le prix Archon-Despérouses n’a pas été moins disputé qu’à l’ordinaire. 83 volumes de vers, parus dans l’année, nous ont été adressés, parmi lesquels la Commission déclare qu’il ne lui a pas été facile de faire un choix. Elle s’est décidée pour l’Instant éternel, de Mme Hélène Picard, qui lui a paru l’emporter sur les autres par la spontanéité et l’abondance de son lyrisme. « D’abord, nous dit le Rapporteur, ce n’est point un recueil de morceaux divers, artificiellement rapprochés ; on y trouve unité de sujet, et composition, en somme, harmonieuse. C’est un poème d’amour, ou plutôt, c’est le poème de l’amour écrit par une femme de beaucoup de sensibilité et d’imagination. Certes, une critique un peu stricte y trouverait bien des choses à reprendre : de la surabondance, des à peu près, parfois quelque obscurité, de la monotonie, et aussi de la bizarrerie dans les images. Mais, avec cela, il apparaît à chaque instant que l’auteur est vraiment, je dirai même profondément poète ; poète, par un mélange de passion ardente et d’ingénuité, par un sentiment très vif, très direct, et partout présent de la nature et de la vie universelle, parfois par un romantisme retrouvé, et qui paraît plus sincère que l’ancien. » L’éloge est grand, et, ce qui en fait le prix, il est d’un maître. À côté de MmeHélène Picard, on a placé MM. Sylvain de Saulnay, Ch. Derennes, Pierre Courtois, Ed. Beaufils. À cette liste respectable de lauréats on a cru devoir ajouter, à cause du nombre et du mérite des concurrents, quatre mentions honorables ; enfin on m’a chargé de vous dire que quelques autres, notamment MM. Robert Vallery-Radot et Maurice Levaillant, auraient paru très dignes d’une récompense, s’ils n’avaient semblé avoir pour système de s’affranchir des règles traditionnelles de la poésie française. L’Académie n’est pas de sa nature hostile aux innovations, mais il lui est bien permis de croire que les poètes n’ont pas un besoin pressant d’autres libertés que celles qui ont suffi à Lamartine, à Vigny, à Musset, à Victor Hugo, à Leconte de Lisle, pour produire leurs chefs-d’œuvre.
Il est remarquable que le nombre des gens qui publient des volumes de vers et qui les présentent à nos concours augmente tous les ans. Ils ont vraiment quelque mérite à ne pas se décourager. Non seulement le public est froid à la poésie, mais même chez nous, à l’Académie Française, la porte ne lui est qu’entr’ouverte. Nous n’avons à l’ordinaire qu’un prix qui lui soit réservé, et un prix d’une assez médiocre valeur. Heureusement, il s’est trouvé quelques poètes, qui ne sont pas des milliardaires américains, mais qui se souviennent des misères de leurs premières années, et qui tiennent à les épargner, autant qu’ils le peuvent, à leurs jeunes confrères. Sully Prudhomme avait donné l’exemple ; Coppée vient de le suivre. Il a pris sur ses petites économies, péniblement amassées, de quoi fonder un prix de mille francs, qui sera décerné tous les deux ans de préférence à un poète qui débute. Nous le donnons, pour la première fois, à un jeune Officier de notre armée coloniale, M. Alfred Droin, qui, dans un ouvrage intitulé La Jonque victorieuse, a décrit avec un grand charme, et en vers faits de main d’artiste, ses sensations d’un voyage en mer et d’un séjour dans les pays féeriques de l’Extrême-Orient.
Un livre que nous pouvons rattacher encore à la littérature poétique est celui que M. Achille Millien publie sous ce titre : Chants et Chansons. M. Millien est un poète dont nous avons déjà couronné les œuvres. Cette fois, ce ne sont pas des vers à lui qu’il nous apporte, ou du moins, ils ne lui appartiennent que par la peine qu’il s’est donnée pour les découvrir et les conserver. Il a la passion des chants populaires. Son plus grand plaisir, depuis sa jeunesse, est de courir son pays natal, le Nivernais, d’entrer chez les paysans, de faire chanter aux vieilles gens les chansons qui égayaient autrefois la table de famille, de demander aux fileuses, s’il en reste, de lui redire les refrains qu’elles entendaient dans leur jeunesse. Il les reproduit pieusement, avec leurs variantes, comme s’il s’agissait d’un texte classique, et amène avec lui un musicien qui en note les airs ; il en a réuni ainsi plus de trois mille, qui n’existent plus que dans ses recueils. La dernière fois que j’ai vu Theuriet, affaibli déjà par la mort prochaine, il se ranima pour me parler du service que nous rendait M. Millien, en nous conservant les débris d’une littérature qui s’en va, et me chargea de demander pour lui à l’Académie une récompense qu’elle est très heureuse de lui accorder.
Quelque intérêt que nous offrent les vers, j’ai hâte d’en venir à la prose : elle nous retiendra longtemps ; car il faut bien qu’avant de commencer je vous avoue, au risque de vous causer quelque effroi, que le nombre de nos lauréats est plus considérable encore que l’an dernier ; il approche de la centaine. C’est donc un devoir plus rigoureux que jamais pour moi de me restreindre, de ne parler que de quelques-uns et d’en parler le plus brièvement que je pourrai. Je puis le faire sans inconvénient pour les ouvrages d’imagination qui jouissent d’une grande popularité, pour les œuvres dramatiques par exemple ; surtout quand elles ont été jouées devant les foules rassemblées, comme la Mort de Carthage de M. Grandmougin, ou pour les romans, dont il suffit de rappeler le titre, et qui se présentent aussitôt à l’esprit de tous. Les romans, connue à l’ordinaire, nous sont venus en abondance, nous en avons distingué plusieurs, aux concours Montyon, Jouy, Jules Favre : la Servante de Mme Edgy, l’Offensive de Mme Albérich Chabrol, l’Irréductible force de M. Georges Lechartier et d’autres encore. L’Académie a décerné le prix Lambert à un romancier, M. de Nions ; à M. Vanderem et à Mme Marcelle Tinayre, le prix Née et le prix Vitet. « M. Fernand Vanderem, nous a dit celui de nos confrères qui nous recommandait sa candidature, est un esprit tout à fait original et rare. Rare est bien le mot qui convient, car il écrit peu, et quand il a quelque chose à dire. L’année 1907 aura été tout à fait heureuse pour lui. La Comédie-Française a représenté Les Fresnay, comédie de la plus pénétrante ironie, et il a publié la Victime, qui est une œuvre solide et vivante. » Quant à Mme Marcelle Tinayre, il y a sept ans, nous avions couronné son roman d’Hellé. Depuis, son talent n’a fait que croître, elle a publié la Maison du péché, la Vie amoureuse de François Barbazange, la Rebelle. Elle a montré qu’elle sait concevoir un caractère, composer un récit, écrire d’un style viril, avec des finesses de femme. La place éminente qu’elle s’est faite si rapidement dans notre littérature montre une fois de plus que, comme je le disais il y a quelques années, à propos d’une de ses émules, il n’y a pas chez nous de privilège pour un sexe, et qu’une femme qui a du talent n’a pas besoin de se mettre en révolte, de former des ligues, de s’armer en guerre contre la société pour obtenir la renommée quand elle la mérite.
À propos de l’histoire des littératures, j’aurai à vous rendre compte d’un assez grand nombre de bons ouvrages, et d’abord d’un livre qui effleure le sujet tout entier ; c’est celui que M. Henri Mazel a intitulé : Ce qu’il faut lire dans sa vie. Entendez bien : ce qu’il faut lire, c’est-à-dire ce qu’un honnête homme, comme on disait au XVIIe siècle, doit connaître avant de mourir. Auguste Comte a pris la peine de composer pour ses disciples une bibliothèque positiviste qui contient 130 ouvrages de choix ; sir John Lubbock se contente de 100 qu’il proclame indispensables. M. Mazel est plus exigeant, il a un tel appétit de lecture qu’il finit par demander qu’on connaisse tout ou à peu près, les grands écrivains étrangers et les nôtres, les chefs-d’œuvre du passé et les curiosités d’aujourd’hui, même les symbolistes et les décadents ; les philosophes anciens, les Pères de l’Église, les Védas, l’Avesta, le Koran, etc. N’est-ce pas demander un peu trop, et ne doit-on pas craindre de décourager les plus intrépides ? Dans tous les cas, c’est une raison de plus de lire avec soin le livre de M. Mazel : on y trouvera un aperçu de In littérature universelle, et ceux qui sont décidés à se borner, et à ne prendre dans ce qu’il leur recommande que ce qui leur convient, pourront, après l’avoir lu, le faire en connaissance de cause.
Le plus ancien des auteurs français dont il soit question sur nos listes est Montaigne. On a beaucoup écrit sur lui sans épuiser le sujet ; quoiqu’il se mette volontiers en scène, on ne le connaît pas tout à fait. Outre qu’il est ondoyant de sa nature, il n’a pas eu le temps de dire son dernier mot. Jusqu’à la fin, il corrigea ses Essais et la mort le surprit ajoutant des pensées nouvelles et de nouvelles citations sur les bonnes feuilles de la dernière édition qu’il en avait donnée. L’exemplaire qui les renferme appartient à la bibliothèque de Bordeaux, dont il est une des curiosités. Peu de villes, chez nous, ont autant que Bordeaux le souci de leurs traditions et la fierté de leurs gloires ; elle a la chance de posséder une université qui rappelle la grande école du IVe siècle, illustrée par Ausone et où étudia saint Paulin, elle y a fondé une chaire destinée à conserver les souvenirs de son passé. Elle a confié à l’un de ses professeurs la mission de recueillir les inscriptions qui lui restent des Romains et d’écrire son histoire. Elle vient de se décider à nous donner une reproduction aussi exacte que possible du manuscrit de Montaigne. Ce n’est pas seulement un témoignage de reconnaissance qu’elle donne à celui qui l’a bien administrée comme magistrat et qui l’illustre comme écrivain : c’est un service qu’elle rend aux lettres françaises. Le manuscrit de Bordeaux nous fait vivre plus près de Montaigne, il nous initie aux hésitations, aux tâtonnements de sa pensée, il nous le montre pour ainsi dire travaillant sous nos yeux. Sans doute il a dans les mains les auteurs latins et grecs, il les lit avec passion, niais il ne se contente pas de les reproduire servilement. « Ils sont pour lui, nous dit-il, comme un miroir où il se regarde et se reconnaît. » Une anecdote piquante de Plutarque le fait souvenir d’un incident de sa jeunesse, une belle sentence de Sénèque ranime en lui tout un trésor intérieur d’anciennes réflexions. Il serait donc injuste de dire qu’il copie les anciens ; il les interprète par lui-même, il s’associe à eux, il joint leur personnalité à la sienne ; et de cette collaboration où chacun donne et reçoit, une littérature est sortie qui, malgré les imitations dont elle se nourrit, n’en est pas moins originale et vivante. C’est, à ce qu’il me semble, ce qui apparaîtra clairement dans l’édition qui se prépare. L’œuvre est en bonnes mains ; M. Strowski, qui en est chargé, connaît bien Montaigne et le XVIe siècle ; il pousse le travail avec vigueur et le premier volume en vient de paraître. Brunetière, qui portait un vif intérêt à l’auteur et à l’ouvrage, a pu, de son lit de mort, en saluer l’apparition. Il lui a consacré quelques-unes de ces belles pages par lesquelles il cherchait à se consoler d’avoir été exilé de l’enseignement public par ces prétendus amis de la liberté, qui ne souffrent plus la liberté des autres.
Les études sur la littérature du XVIIe siècle ne sont représentées dans nos concours que par un très petit nombre de travaux, parmi lesquels je dois signaler celui de M. Martinenche intitulé : Molière et le théâtre espagnol. Il y a certainement dans Molière des imitations de l’Espagne, et M. Martinenche a bien eu raison de les indiquer. Seulement il reconnaît lui-même qu’il n’est pas bien sûr que ce soient, des imitations directes ; peut-être Molière les a-t-il prises, non pas à la source même, mais chez ceux qui en avaient déjà profité, dans les farces italiennes, chez Scarron ou Cyrano de Bergerac. Même pour don Juan, on n’a pas la preuve que Molière soit remonté jusqu’à Tirso de Molina. D’ailleurs la question de limitation n’a pas pour lui d’importance, il prend son bien où il le trouve, sans scrupule, car en le prenant il se l’approprie et, y met sa marque. M. Martinenche a bien raison de nous dire, à la fin de son livre : « Quand on joue une tragédie de notre grand Corneille, on y croit voir parfois flotter le panache espagnol. Qui donc s’aviserait, quand on joue du Molière, de lui trouver une allure ou une couleur castillane ? » C’est la vérité même.
Le XVIIIe siècle nous fournit trois ouvrages importants qui ont cet avantage de le résumer presque entièrement pour nous. Dans celui où M. Roustan étudie les Philosophes et la société française, il s’agit d’établir la part véritable qu’ils ont eue à la Révolution. On a voulu de nos jours la restreindre ; M. Roustan pense qu’on avait tort, et il me paraît difficile de n’être pas de son opinion. Dans tous les cas, elle tient d’eux le caractère particulier qu’elle a pris et qui a fait son originalité. Si elle avait éclaté en 1753, comme l’annonçait d’Argenson, avant qu’ils n’eussent achevé leur œuvre, elle aurait eu certainement pour la Fiance de grands résultats, mais il est douteux qu’elle eût remué le monde. Elle doit aux principes qu’ils ont proclamés et qui étaient de mise partout, de n’être pas un mouvement local, cantonné dans un seul pays, mais, sous des formes diverses et avec des effets différents, de s’être étendu à tous. M. Roustan, dans son livre, nous conduit successivement à tous les étages de la société de cette époque pour nous montrer la place que les philosophes y tenaient. À la fin, ils y étaient les maîtres. Les preuves qu’il se plaît à nous en donner sont nombreuses, trop nombreuses peint-être : il y en a dont on serait tenté de contester la solidité. Le XVIIIe siècle est l’un de ceux où l’on a le plus abusé de l’esprit. Un contemporain disait qu’on .y vivait en état d’épigramme perpétuelle .contre son prochain ; aussi faut-il se garder d’attacher trop d’importance à ces malices qu’on ne savait pas retenir et de se servir sans hésitation de ces légèretés de salon ou de ces propos de café pour juger un homme ou une époque. Ce qui ressort principalement du travail de M. Roustan, c’est la complaisance ou plutôt la complicité que les philosophes trouvaient alors partout, même dans les milieux qui devaient leur être le plus hostiles. On est surpris de voir que presque toujours leurs ennemis naturels se font par quelque côté leurs collaborateurs. Les parlements condamnent leurs ouvrages et les brûlent au pied de l’escalier du Palais ; mais comme, en même temps, ils sont jansénistes, ils n’hésitent pas à faire campagne avec eux contre les Jésuites ; en revanche, Maupeou se osa des arguments de Voltaire contre les parlements, quand il les supprime. Les grands seigneurs, les abbés, les magistrats, les financiers, les gens qui avaient tout à perdre la ruine de l’ancien régime, fournissaient des souscripteurs à l’Encyclopédie qui le démolissait. Les philosophes avaient un parti même à la Cour, et l’on vit des maîtresses du Roi les couvrir de leur protection. M. Roustan s’en émerveille et il leur en sait beaucoup de gré. Ne va-t-il pas même un peu trop loin, lorsqu’il nous demande notre reconnaissance entière pour Mme de Pompadour et voudrait qu’on lui pardonnât tout, parce qu’elle a servi la vérité ? — La vérité veut-elle être servie de toutes les façons et par tout le monde ?
Les deux ouvrages dont il me reste à parler pour achever ce qui concerne le XVIIIe siècle, sont le Fontenelle de M. Maigron et le Voltaire de M. Lanson. Un embarras se présente, quand on veut parler de Fontenelle. Il réunissait deux personnages différents : un bel esprit et un savant. Doit-on, dans une étude qu’on fait sur lui, les séparer l’un de l’autre, sous prétexte qu’ils ne se ressemblent pas et les traiter à part ? M. Maigron l’a fait, et je ne crois pas qu’il ait eu raison. Pourquoi commencer par les œuvres légères pour passer de là aux sérieuses, comme si elles représentaient des époques diverses de sa vie ? Nous savons qu’il les composait en même temps ; il passait des unes aux autres et se reposait des Pastorales par les Entretiens sur la pluralité des mondes, et des Lettres galantes par l’Histoire des oracles. Ce mélange même est un des caractères de son talent, et il faut le respecter quand on veut montrer l’homme comme il était. De ces deux genres de travaux, peut-être celui qui nous semble le plus futile lui paraissait-il le plus important. Il est bien possible qu’il comptât plus pour sa gloire sur ses petits vers que sur ses recherches scientifiques. C’était une grande erreur. Rien ne subsiste plus de ses tragédies et de ses églogues ; pour dire toute ma pensée, je trouve que M. Maigron perd un peu son temps à s’en occuper, et qu’il pourrait même s’épargner la peine de tourner ses vers en ridicule. Il suffisait, pour prouver que ce versificateur applaudi ne fut jamais un poète, de rappeler qu’étudiant les origines de la poésie, il avait supposé qu’elle ne fut d’abord qu’un simple moyen de mnémotechnie.
M. Lanson n’est pas un inconnu pour l’Académie. Il y a dix ans elle couronnait un ouvrage de lui sur La Chaussée et la Comédie larmoyante. Ce début nous promettait un écrivain d’avenir ; la promesse a été tenue. Depuis, M. Lanson s’est fait un nom dans l’enseignement et dans les lettres ; il a publié des ouvrages qu’on ait distingués, notamment une Histoire de la littérature française ; il vient de donner à la Collection des grands écrivains français une biographie de Voltaire. Ce n’est pas seulement un bon ouvrage, c’est un véritable tour de force. Songez qu’il s’agissait de faire tenir en 220 pages la vie de l’homme le plus remuant qui ait existé, qui pendant 83 ans a mis la main aux affaires du monde entier. M. Lanson trouve le moyen de ne rien omettre d’essentiel dans un sujet si touffu ; par des analyses rapides ; lumineuses, où rien d’important ne manque, il nous met au courant de l’œuvre immense d’un auteur qui ne s’est jamais reposé d’écrire ; il étudie non seulement le poète, le romancier, l’historien, mais le politique et le philosophe ; il aborde les problèmes les plus délicats, il discute les questions les plus irritantes sans soulever de tempêtes. Dans un sujet si souvent traité et par des plumes illustres, il met sa note personnelle, en sorte que ce petit livre garde une bonne place parmi les plus grands el que les gens les mieux renseignés ne perdront pas leur temps à le lire. Il faut souhaiter qu’il nous rende le goût de Voltaire que nous avons un peu perdu. Le contact de ce grand esprit, fait de lumière et de bon sens, qui ne se nourrit pas d’illusions et voit l’homme comme il est, peut nous être aujourd’hui très salutaire. Que de reconnaissance ne lui devrions-nous pas s’il nous désabusait de cet optimisme extravagant que nous avons hérité de Jean-Jacques. C’est le principe de toutes les révolutions, car il nous encourage à marcher en aveugles devant nous, sans défiance, presque sans précautions, en nous persuadant que nous pouvons le faire sans danger.
Entre le XVIIIe siècle qui finit et les premières années du romantisme, il n’y a guère de plus grand écrivain chez nous que Joseph de Maistre, et, parmi les écrits qu’il nous a laissés, je ne crois pas qu’aucun ait eu plus de retentissement et d’influence que ‘son livre sur le Pape. Il était bon qu’on l’étudiât de nouveau et à fond. M. Latreille l’a fait avec un rare talent. Je ne puis le suivre dans son récit minutieux de la manière dont le livre a été composé, ni dans l’exposition des idées que de Maistre y développe. Ce sont des questions théologiques de la plus grande importance, mais quelquefois subtiles et obscures, que M. Latreille a su rendre claires et même attrayantes. Il a raconté la lutte qui s’est livrée autour d’elles pendant plus d’un demi-siècle, jusqu’au jour où le concile du Vatican en a fait des dogmes. Tous ceux qui voudront connaître l’histoire religieuse de notre temps ne pourront se dispenser de lire son excellent livre.
À côté de l’histoire de notre littérature, il était naturel que l’Académie fît une place à celle des autres pays. Les ouvrages où l’on s’en occupe sont tous les jours plus nombreux. Nous devons nous rendre le témoignage que, depuis quelques années, la connaissance des langues étrangères qu’autrefois l’on apprenait si peu et l’on enseignait si mal, a pris plus d’importance dans nos écoles. En même temps les lettrés, les gens du inonde deviennent plus curieux de connaître les grands écrivains des pays voisins. On les traduit, on les critique, on les imite. Nous avons un prix de traduction, le prix Langlois, qui est malheureusement assez maigre, et ne suffit pas à récompenser tous ceux qui en seraient dignes. Nous l’avons partagé entre deux bons ouvrages : d’abord la traduction des contes de Canterbury de Chaucer ; c’est l’œuvre d’une société studieuse qui s’est fondée autour de la Sorbonne, sous la direction de M. Legouis, professeur de l’Université. Elle est pleine de zèle et mérite d’être encouragée. L’autre ouvrage, qui a été traduit par Mme Dieulafoy, nous vient de l’Espagne ; il a pour auteur le frère Louis de Léon, de l’ordre des Ermites de Saint-Augustin et s’appelle l’Épouse parfaite. C’est un livre aimable et sensé, tout parfumé d’images gracieuses, qu’égaient à tout moment des citations antiques, où se mêlent, sans se gêner, le cloître et l’école, la Renaissance et l’esprit chrétien. L’auteur est un mystique raisonnable, qui ne veut pas qu’on essaye de gagner le ciel en négligeant les obligations de la vie de famille, qui recommande à la femme d’être douce à ses serviteurs, tendre pour son mari, pas trop sévère pour son enfant, de peur qu’il ne se décourage, « que les ailes du cœur ne lui tombent ». Mme Dieulafoy a traduit d’une plume alerte et fine ce livre qu’on a grand’peine à croire sorti d’un couvent espagnol du XVIe siècle, et en a fait l’un des meilleurs ouvrages de dévotion qu’on puisse mettre dans les mains d’une femme du monde.
L’ouvrage de M. Maurice Muret sur la littérature italienne d’aujourd’hui pose un problème intéressant. Dans ces dernières années, deux nations, nos voisines, l’Allemagne et l’Italie, ont conquis leur unité et pris dans le monde une grande place. Leur prospérité matérielle s’est merveilleusement accrue ; elles sont riches, elles sont puissantes. Quels ont été les effets de cette fortune nouvelle pour les choses de l’esprit ? À cet essor politique, industriel, financier, un progrès littéraire a-t-il répondu, comme on pouvait le croire ? En ce qui concerne l’Allemagne, la réponse paraît aisée. On nous dit que cet ancien pays de l’idéal est entièrement livré à la fièvre des affaires. La patrie de Goethe et de Kant, séduite par le merveilleux spectacle du développement de son commerce et de l’accroissement de sa richesse, semble se moins intéresser à la littérature et aux arts. L’Italie au moins essaye de résister ; elle se souvient de ce qu’elle a été au temps de la Renaissance et ne se résigne pas à cesser de l’être. Elle a des poètes, des historiens, des romanciers, qu’elle encourage et dont elle est fière. Quel jugement devons‑nous porter sur eux ? Adressons-nous pour le savoir à M. Muret. Dans son livre si judicieux, si bien renseigné, il s’est chargé de nous l’apprendre.
M. Haumant nous entretient de la Russie, il l’étudie dans l’un de ses plus illustres écrivains, Ivan Tourguénieff. C’était un sujet délicat. Tourguénieff a beaucoup vécu chez nous. Je me souviens de l’avoir souvent rencontré chez Gaston- Paris, dans ces réunions du dimanche, où fréquentaient tant d’hommes illustres de l’Europe, savants et lettrés. Quoiqu’il prît la parole assez volontiers, surtout quand il se savait écouté par Taine et Renan, et qu’il s’exprimât en français d’une façon irréprochable, on ne voyait pas clairement le fond de sa pensée. Passionnément Russe, il ne cessait pas de railler ses compatriotes ; les deux pays qu’il aimait le plus, en dehors du sien, les seuls où il pouvait vivre, l’Allemagne et la France, étaient ceux qu’il malmenait le plus volontiers. M. Haumant, qui n’a pas pu connaître Tourguénieff personnellement, l’a cherché dans ses écrits et y a trouvé les mêmes contradictions que nous remarquions dans ses entretiens. C’est toujours l’éternel mécontent que frappent surtout les imperfections des hommes et les mauvais côtés des choses, qui voit avec une clairvoyance impitoyable les défauts des gens qu’il aime le mieux. C’est un révolutionnaire qui semble avoir peur des révolutions, un apôtre du progrès, qui au fond n’y croit guère, un ami de l’humanité qui est fort tenté de regarder l’homme comme irrémédiablement mauvais. M. Haumant a essayé de lire dans cette âme compliquée ; il l’a fait avec beaucoup de finesse et de talent, et, s’il n’en a pas dissipé toutes les obscurités, c’est qu’il reste presque toujours quelque énigme à déchiffrer dans ce qui nous vient de la Russie.
Nous arrivons enfin à l’histoire. Notre tâche serait assez légère, si nous n’avions à nous occuper que des prix Thérouanne et Gobert, qui lui sont spécialement réservés ; mais, comme il arrive tous les ans, l’histoire a fourni tant d’ouvrages importants qu’il a fallu leur trouver des places dans d’autres concours ; ils ont reçu l’hospitalité à Montyon, à Bordin, un peu partout. Nous devons les y aller reprendre, en quelque endroit qu’ils se trouvent, et dire quelques mots des plus importants.
Voici d’abord un ouvrage qu’on pourrait appeler international, quoiqu’il nous intéresse plus directement que les autres pays. C’est une histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des cantons suisses, par M. Edouard Rott. Pendant des siècles, la Suisse a été l’un des champs de bataille de l’Europe. On avait intérêt à la ménager, quand on convoitait ; elle en tenait la clé et pouvait ouvrir ou fermer les passages des Alpes. C’est ce qui explique l’intimité que la France, qui a toujours eu les yeux sur la Savoie et le Milanais, entretint avec elle, depuis Charles VII jusqu’à Louis XVI. Les traces qui restent de ces longs rapports ont donc une importance particulière pour l’histoire des deux peuples et pour celle aussi des nations voisines. M. Rott, qui les a soigneusement recueillies et qui les publie, sous les auspices et aux frais des archives fédérales Suisses, pense que la publication formera neuf gros volumes, dont trois ont paru. Le troisième entame L’affaire de la Valteline, cette petite et obscure vallée, qui occupa pendant tant d’années la politique de Richelieu. C’est un travail de même nature, simple, exact, sévère, que celui de M. Gigon à propos de la Révolte de la Gabelle en Guienne au XVe siècle ; il est fait sur des documents en partie inédits et nous montre à quel degré de misère on était souvent réduit dans ce que nous appelons le bon vieux temps. Quoique le livre de M. Rodocanachi, La femme italienne à la Renaissance, soit d’un caractère tout à fait différent, c’est de l’histoire, aussi ; il témoigne de sérieuses études, d’une connaissance profonde du temps qu’il veut dépeindre. À sa manière, c’est un travail très documenté, comme on dit aujourd’hui, seulement l’auteur a pris surtout les documents dans les correspondances de l’époque, les mémoires, les récits galants et spirituels, et il a choisi volontiers les plus amusants ; mais est-il absolument nécessaire qu’ils soient ennuyeux pour être vrais ? Quant aux sources, elles ne sont pas indiquées seulement au bas des pages, avec des abréviations et des chiffres, d’un air rébarbatif, mais elles s’étalent en face dans de belles photographies, qui reproduisent les chefs-d’œuvre de l’art italien, en sorte que ce que nous racontent d’un côté Pétrarque, Boccace, Castiglione, de l’autre, Titien ou Véronèse nous le mettent sous les yeux, et que la fête est ainsi complète.
La géographie ne se sépare pas de l’histoire. Nous avons pris l’habitude de récompenser tous les ans le récit de quelques voyages dont profitera la science ou la patrie. Vous en trouverez plusieurs sur nos listes ; je tiens à signaler particulièrement celui qui a pour titre : À travers l’Hindo-Kush. Le prince d’Orléans-Bragance, qui visitait l’Inde, s’était promis de retourner en Europe par terre, en passant par le centre de l’Asie. Le voyage était long, pénible, dangereux, mais de nature à tenter un homme jeune et hardi, qui trouvait près de lui de beaux exemples de courage. Il s’agissait d’aller des vallées riantes du Cachemire jusqu’aux déserts du Turkestan russe, de traverser des pays dont quelques-uns étaient mal connus, où les racés, les religions, les langues changent à chaque tournant de route, de passer de l’extrême froid à l’extrême chaleur, de suivre d’interminables couloirs de neige, de franchir des cols de 5 000 mètres d’altitude, de côtoyer l’Himalaya à l’endroit où sa hauteur est presque deux fois celle du Mont-Blanc, d’atteindre ce qu’on appelle le Toit du monde, où les trois plus grands empires de la terre, l’Inde anglaise, la Chine, la Russie, se rejoignent, se touchent, et peut-être se combattront demain. Le voyage achevé, le prince a repris ses notes et nous le raconte simplement, sans autre souci que d’y mettre, comme dit son cousin Henri d’Orléans, dont il suit les traces, « toute son âme de voyageur ».
Les Français sont-ils un peuple colonisateur ? on le nie ordinairement, et, pour le nier, on s’appuie sur l’histoire qui semble bien en effet nous être contraire. Mais voici un livre remarquable, où la question est reprise, et où l’histoire interrogée avec plus de soin et d’impartialité semble nous fournir une solution différente. M. Salone étudie la colonisation de la Nouvelle-France, et il y trouve des raisons pour répondre à ceux qui voudraient prouver que nous ne fonderons jamais de colonies durables. On prétend que nous sommes irrémédiablement casaniers et qu’on ne peut pas arracher le Français de chez lui. M. Salone montre que, dès le commencement du XVIe siècle, aux premières nouvelles des conquêtes du Portugal et de l’Espagne, nous nous mettons en route pour prendre notre part du monde qu’en vient de découvrir. On nous accuse de manquer de persévérance dans nos entreprises, de nous décourager au premier échec ; il rappelle que nos débuts au Canada ne furent pas heureux et qu’il nous a fallu un long siècle d’efforts persistants, pour nous y établir. On nous reproche d’être les esclaves de nos habitudes, de ne pouvoir nous faire à des pays et à des usages qui sont nouveaux pour nous ; et là, au contraire, dès la troisième génération nous sommes acclimatés ; nous nous accoutumons à nous vêtir comme les habitants, nous voyageons dans leurs canots d’écorce, nous vivons de leur vie ; enfin nous y fondons une race qui survit à notre domination, que les victorieux ne parviennent pas à entamer, qui conserve, malgré les années, ses traditions, sa foi, sa langue, et jusqu’à l’accent particulier des provinces d’où elle est sortie, une race courageuse, énergique, honnête, qui ne le cède en rien aux premiers colons si vantés de la Nouvelle-Angleterre. « Les Anglo-Saxons, nous dit M. Salone, excellent dans l’art de la réclame ; aussi bien que leurs marchandises, ils savent faire valoir leurs hommes. Ils sont parvenus à imposer au monde une admiration qui ne rencontre pas de contradicteurs pour les vertus publiques et privées des Puritains débarqués du May Flower qui ont mérité à leurs compatriotes l’empire de l’Amérique du Nord. » Il se demande si ces Fathers Pilgrims tant célébrés n’ont pas accaparé une gloire qu’en bonne justice ils devraient partager avec les compagnons de Champlain et de Maisonneuve, et si même une comparaison entre les uns et les autres poussée un peu loin ne tournerait pas à l’avantage des pères de la nation canadienne.
Le livre de M. Salone vient à son heure. — Nous avons repris, depuis quelque temps, le goût des entreprises coloniales. Dans les efforts que nous faisons pour fonder des établissements qui soient cette fois durables, le Canada doit nous servir d’encouragement et d’exemple ; il nous montre que nous pouvons y réussir, et comment nous réussirons. L’exemple ne sera pas perdu ; nous avons des raisons de le croire. Parmi les livres que nous couronnons il y en a un du commandant Ferry qui s’occupe de nos possessions de l’Afrique centrale. C’est un monde qu’on ignorait à peu près il y a un demi-siècle et dont la découverte et l’occupation, qui ont passé presque inaperçues de noire temps, produiront peut-être à nos successeurs, le même effet que celle de l’Amérique. Il est remarquable que les moyens dont nous nous servons pour le conquérir sont ceux mêmes que recommandait Champlain quand il s’établit dans la Nouvelle-France. Tandis que les Espagnols, les Portugais, les Anglais n’hésitaient pas à refouler, à asservir, à exterminer les indigènes, il veut qu’on les traite avec douceur, qu’on essaye de s’en faire des amis, de les civiliser, « estimant qu’ils ne sont point tant sauvages qu’avec le temps ils ne puissent être rendus polis », et même allant jusqu’à espérer qu’avec la connaissance de la langue française « ils concevront un cœur et un courage français ». C’est notre honneur d’appliquer partout cette politique humaine, qui est aussi une politique sage. Le commandant Ferry montre qu’en Afrique nous n’en avons pas d’autre. Nous y empêchons la traite, nous y avons détruit la puissance de ces abominables tyrans nègres qui la ravageaient. Partout où nos colonnes passent, elles apportent avec elles la paix, la justice, la civilisation ; elles sont suivies par des médecins qui installent des hôpitaux, des sœurs de charité qui soignent les malades, des Pères blancs qui instruisent les petits enfants. Espérons que ces efforts ne seront pas perdus, et que, quoi qu’il arrive, il restera des traces du passage de la France à travers le Soudan et le Sahara, comme il en reste encore de son séjour sur les rives du Saint-Laurent.
Je voudrais pouvoir m’étendre à mon gré sur les prix Gobert et Berger, dont il me reste à parler, et qui sont les plus importants que nous décernions cette année. Malheureusement, ils viennent un peu tard, et le temps que j’ai donné aux autres me force d’être plus court pour eux. Le second des deux prix Gobert est accordé au travail de M. le capitaine Dupuy, bibliothécaire à la section historique du Ministère de la Guerre. M. Dupuy y raconte la campagne de 1793 à l’armée du Nord. Le Rapporteur nous dit de ce livre qu’il n’est pas un simple recueil de documents, mais un ouvrage fait sur les documents : ce n’est pas la même chose. Le premier prix, ou, comme on dit d’ordinaire, le grand prix Gobert est décerné au Paris sous Napoléon de M. Lanzac de Laborie. Ce choix a paru surprendre quelques personnes. Ce n’est pas, assurément, parce que le sujet se rattache à l’épopée napoléonienne. Plus que jamais, Napoléon est devenu de nos jours le grand attrait de l’histoire ; on ne cesse de s’occuper de l’homme, du politique, du capitaine, on l’étudie à la tête de ses troupes, parmi les siens, dans le gouvernement de ses États. De ce côté, M. Lanzac de Laborie a jugé qu’il n’y avait plus grand’chose à faire ; il n’a pas voulu mettre le pied dans un domaine que d’autres s’étaient approprié. Mais pendant que les Français faisaient si grand bruit dans le monde et qu’ils remportaient ces victoires que d’illustres historiens nous racontent, quelle était la vie de ceux qui restaient en France, leur vie de tous les jours, sociale, économique, morale ? On avait peu de souci de la connaître, tant l’attention était attirée par les événements du dehors. M. de Laborie a entrepris de nous ramener chez nous ; il tâche d’oublier Austerlitz et Iéna, et comme il ne peut pas courir toute la France, il s’enferme dans Paris ; mais sur ce terrain plus restreint il’ ne veut rien omettre, il faut que son étude sur la vie qu’on mène à Paris soit complète. Il se met donc à la suite du Parisien dans la rue, ne nous fait grâce d’aucun des spectacles qu’il y rencontre, décrit l’aspect des quartiers qu’il traverse, s’arrête à regarder les boutiques, l’accompagne dans les magasins où il entre. Il monte avec lui dans sa maison, il la visite, il en dépeint le mobilier, il s’assied à sa table, il assiste à ces dîners qui durent quelquefois cinq heures, et, si c’est un repas de famille, il écoute chanter, au dessert, quelque chanson légère dont tout le monde reprend en chœur le refrain. Ce qui donne à ces tableaux d’une vie vulgaire un prix particulier, c’est qu’on se trouve au lendemain d’une Révolution qui a tout bouleversé et qu’il s’agit de tout remettre en équilibre, qu’on veut voir comment les éléments qui restent d’un monde qui disparaît s’accommoderont d’idées différentes et ce qui sortira du mélange. Quand on songe que c’est une société nouvelle qui se fonde, les plus petits détails prennent une certaine grandeur. Enfin nous ne devons pas oublier de placer derrière ces minuties, pour les relever, la grande figure qui éclaire toute l’époque. Dans quelque pays du monde où l’entraînent ses entreprises hasardeuses, Napoléon a toujours l’œil sur Paris. Au milieu des soucis les plus graves il trouve le temps de s’en occuper. Entre cieux batailles, il règle les affaires du Théâtre-Français, il écrit à son architecte Fontaine au sujet de l’Arc de triomphe, il discute le plan de ce magnifique palais du roi de Rome qu’il rêvait de bâtir sur les hauteurs de Chaillot, il arrête avec Frochot les détails d’une fête, il cherche à savoir de Maret si ces Jacobins qu’il a couverts d’un habit de cour pour la circonstance se sont bien comportés pendant quelque cérémonie. On sent, quand on lit sa correspondance, que les incidents de cette vie journalière rentraient dans le plan de la société bien ordonnée qu’il imaginait de construire, et par là on comprend qu’ils puissent mériter d’avoir aussi une place dans l’histoire de son règne.
Le prix Berger appartient à l’Institut entier et chacune des Académies le décerne à son tour à une œuvre concernant la ville de Paris. Comme il est très considérable, nous avons cru pouvoir le partager. Une part a été attribuée à M. Barron qui précédemment s’était fait connaître par un voyage autour de Paris et un Paris pittoresque et qui vient de nous donner Paris de 1800 à 1900, c’est-à-dire l’histoire de tout un siècle. M. Georges Cain avait deux titres à obtenir une autre part : il est conservateur du Musée municipal qui, du nom de l’hôtel célèbre où on l’a logé, est appelé Musée Carnavalet. C’est une de nos curiosités, et les étrangers, qui viennent nous voir en plus grand nombre que jamais, ne manquent pas de le visiter. Les prédécesseurs de M. Georges Cain, et lui-même, l’on abondamment pourvu de plans, de tableaux, de gravures, de pierres commémoratives, de souvenirs de tous les temps, grandes époques de la royauté, grandes journées de la Révolution, tragédies de la Terreur, bulletins de victoire de l’Empire. Mais Carnavalet est un musée jeune ; il ne s’agit pas seulement de le conserver, il est nécessaire de l’accroître, et M. Georges Cain en est fort préoccupé. Il ne peut donc pas rester enfermé dans la maison de Mme de Sévigné ; il faut qu’il en sorte et aille chercher un peu partout ce qu’il pourra rapporter chez lui. Ces promenades qui l’enchantent, il les a racontées en plusieurs volumes. Je signalerai surtout celui qu’il appelle Coins de Paris, qui est précédé d’une charmante et très longue préface de Sardou. Quand Sardou parle de Paris, il lui est difficile d’être court ; tout ce qu’il en sait lui échappe à la fois. La postérité aura quelque peine à comprendre comment l’homme qui a tant couru Paris et le connaît si bien, est le même qui a trouvé le temps d’être le plus fécond de nos auteurs dramatiques, et je suppose qu’il se trouvera quelque savant qui soutiendra par des arguments irréfutables qu’il existait à la même époque cieux Sardou, l’un qui ne quittait pas son cabinet pour écrire ses pièces, l’autre qui passait ses journées à flâner par les rues. Les livres de M. Georges Cain ont cc caractère d’être simples et sobres. On voit bien que ceux pour lesquels il les écrit ne sont pas des affamés de science ; ce sont des gens éclairés, qui tiennent à. ne pas ignorer tout à fait ce qui s’est passé dans les lieux qu’ils habitent, mais dont la curiosité est assez vite satisfaite. S’il ne leur en dit pas davantage, c’est qu’ils n’en demandent pas plus long ; il les sert à leur convenance. Sachons-lui gré de l’exactitude et de l’intérêt des renseignements qu’il leur donne ; félicitons-le surtout de n’être pas de ceux qui se font un devoir de ne rien trouver qui leur convienne dans ce qui s’est fait de nos jours, qui ne permettent pas qu’on sacrifie un pan de vieille muraille aux commodités de la vie ; qui regardent comme un crime qu’au prix de quelques démolitions nécessaires on ait fait à une ville qui ne peut pas s’en passer quelques rues plus droites et plus larges. Je crois bien qu’au fond, il est de l’avis de cet illustre étranger, — un archéologue pourtant, — à qui l’un de ses savants amis faisait sans fin les honneurs des anciens quartiers « Il est bien intéressant, lui répondit-il, de connaître le vieux Paris ; mais, qu’il est agréable d’habiter le nouveau ! » Cet archéologue était un sage.
La plus grande partie du prix Berger (dix mille francs sur quinze mille) a été réservée pour M. Maurice Tourneux. Le nom de M. Tourneux est connu de tous ceux qui étudient la littérature du XVIIIe siècle. Il leur a rendu d’éminents services par les éditions qu’il a données des écrivains de ce temps, surtout par celle de la correspondance de Grimm. Son ouvrage sur Diderot et Catherine II a été couronné par l’Académie. L’éloge de l’homme n’est pas plus à faire que celui du savant. « On sait, nous dit notre Rapporteur, avec quelle modestie, quelle noblesse, quelle droiture il a mené sa vie. » Il nous donne aujourd’hui, en quatre gros volailles, la Bibliographie de l’histoire de Paris pendant la Révolution. Le titre du livre n’indique pas d’une façon suffisante l’intérêt qu’il y faut chercher. Ce n’est pas une simple nomenclature, un répertoire de librairie. C’est une œuvre conçue sur un plan irréprochable, et, après de lentes préparations, poursuivie pendant vingt ans avec une admirable ténacité ; c’est une merveille de conscience, de méthode, de dévouement, où se retrouve la mention de tout ce qui a été imprimé sur les événements, les institutions, les personnages de la Révolution à Paris, où chaque pièce (il y en a 26 262) est indiquée, décrite, avec la mention de la bibliothèque publique ou privée qui en possède un exemplaire. Les ouvrages de cc genre sont de ceux qu’en général on consulte plus qu’on ne les lit. Si pourtant on s’avise de feuilleter celui-ci, je crois bien qu’on ne le fermera pas tout de suite. Dès le début, on est pris d’un intérêt passionnant. Nous sommes au moment où les bats Généraux vont se réunir. « C’est par milliers, dit au historien, que les pamphlets poussent sur les pavés de la rue. » Rien qu’a, lire les litres de ces petites feuilles, qui, la plupart du temps, ne sont pas signées, nous comprenons que la Révolution est faite dans les esprits, nous pouvons presque deviner ce qu’elle sera ; et dans la suite, à chaque événement qui se produit, quel débordement de brochures, qui nous font suivre jour par jour les mouvements de l’opinion ! En même temps que les arrêtés de la Commune, les adresses des Sections et des Districts ; les délibérations des Clubs, nous y trouvons des affiches de simples citoyens, des inconnus pour la plupart, de petites gens, demi-lettrés, habitués des tribunes de l’Assemblée ou des réunions publiques, qui ne peuvent se tenir de dire leur avis sur les personnes et sur les choses. Nous voyons enfin grandir la Presse, cette puissance nouvelle, qui, du premier coup, devient souveraine ; et ces centaines de journaux qui naissent, qui meurent, qui recommencent, qui, dans leur existence d’un jour, luttent entre eux de mensonges, d’injures, de violences. Quand nous lisons les titres qu’ils prennent pour amorcer le public et les grossièretés qu’ils échangent, il nous semble que nous les entendons crier par les rues ; nous croyons voir la populace qui s’attroupe, qui les acclame, et qui s’arrache l’Ami du Peuple ou le Père Duchêne : c’est vraiment la Révolution qui nous passe devant les yeux.
Au moment de prendre congé de son œuvre, M. Tourneux reconnaît qu’il a été soutenu, encouragé dans sa tâche par le sentiment que la peine qu’il prenait ne serait pas perdue. Il nous dit que pendant qu’il recueillait, qu’il juxtaposait ces nombreux matériaux, il se plaisait à penser que quelqu’un viendrait tôt ou tard pour en tirer parti. Cette histoire de la Révolution, tant de fois entamée, et qui reste à faire, elle se fera certainement un jour ; et, quel qu’en soit l’auteur, M. Tourneux a bien raison de croire qu’il aura le droit de réclamer sa part de l’ouvrage, « comme le maçon suppute le nombre des sacs de plâtre et des moellons qu’il a fournis à la maison nouvellement sortie de terre. »
Qu’il me soit permis d’ajouter que l’Académie aussi pourra se féliciter d’avoir distingué ce beau travail, dont profiteront les historiens de l’avenir, et qui honorera la science française.