LES VIEUX LIVRES
PAR
M. JULES LEMAITRE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Lu dans la séance publique annuelle des Cinq Académies
du mercredi 21 octobre 1905
Messieurs,
Il me semble que tous les collectionneurs, — à moins que l’objet de leur manie ne soit décidément absurde, — sont respectables à quelque degré. Ils combattent et retardent, sur un point, l’universelle et inévitable destruction. Ils sauvent et conservent du passé, et du passé choisi.
Mais j’estime que, parmi eux, celui qui s’attache aux vieux livres est particulièrement bien inspiré. Car il ne conserve pas seulement, comme les autres collectionneurs, un objet d’art (c’est ici la reliure qui, si elle est belle, est œuvre de l’esprit autant que de la main) : il conserve encore ce qui fut, par la lettre imprimée, l’expression directe de l’esprit. Il lui arrive même, par l’heureuse réunion de ces trois choses : vieille reliure armoriée, texte important, provenance illustre, de posséder et de sauvegarder des fragments d’histoire triplement vivante.
Il y a quelques années, passa dans une vente l’exemplaire, aux armes de Richelieu et annoté par lui, des Sentiments de l’Académie sur le Cid ; une autre fois, ce fut l’exemplaire d’Esther offert par Racine à Mmede Maintenon, avec dédicace autographe. Oh ! ne dites pas : « Qu’est-ce que cela nous fait ? » Quelle âme bien située et, par conséquent, respectueuse de l’Académie, quelle âme amoureuse de Racine et intéressée par la jolie aventure de Saint-Cyr resterait froide devant ces deux livres, en songeant à qui ils ont appartenu, par qui ils ont été offerts, par qui ils ont été feuilletés, et quelle main, se posant sur leurs pages, conduisit la plume d’oie dont ils ont entendu le petit cri et senti l’égratignure, il y a deux cent soixante-dix et deux cent vingt ans ?
Mais ce sont là joyaux exceptionnels pour amateurs opulents. Il est des trésors plus accessibles et qui ont encore leur charme : par exemple, un bon vieux livre classique, contemporain de l’auteur, en bonne condition, avec de bonnes marges et reliures du temps, — en maroquin s’il se peut.
Certes, je ne dis pas de mal des splendides reliures d’aujourd’hui. Elles sont extrêmement ingénieuses. Ce sont parfois de vrais petits tableaux en mosaïque. On y met des lis, des iris, des chardons, des profils de femmes et des têtes de morts. L’exécution est plus parfaite qu’elle ne fut jamais. Même quand le décor ne consiste qu’en filets, fers ou plaques, cela est d’une netteté, d’une exactitude à laquelle les doreurs de jadis n’atteignaient point.
Mais, le dirai-je ? une des choses qui me touchent dans les beaux dessins des antiques reliures, c’est que jamais ils ne sont d’une géométrie irréprochable : toujours quelque tremblement ou quelque hésitation des lignes nous rappelle et nous rend présente la main vivante et mobile de l’ouvrier qui les exécuta. Joignez que le temps assourdit délicieusement les ors et qu’il donne aux peaux, surtout aux rouges et aux vertes, des tons d’une douceur, d’une richesse, d’une somptuosité à demi éteinte, d’un fondu et, si je puis dire, d’une onction que nul artifice ne saurait imiter.
Et ce n’est pas tout : le contenu de ces vieux livres semble bien meilleur que dans une réimpression moderne. Je songe surtout, ici, à certains textes du second rang, qui sont curieux, qui ont jadis paru beaux, qui ont encore leur prix, mais dont la lecture, dans une édition d’aujourd’hui, est tout de même un peu laborieuse. Eh bien, lisez-les dans un volume, sur du papier et dans des caractères qui leur soient contemporains, la lecture vous en deviendra facile. Ce sera comme si l’aspect et le toucher du vieux livre vous inclinait à l’état d’esprit des ancêtres pour qui ces moralités et ces histoires furent écrites. Les locutions aujourd’hui vieillies vous surprendront moins, et vous entrerez plus aisément dans le genre d’affectation ou de pédantisme propre au temps où ce bouquin vénérable fut imprimé. J’irai plus loin : je crois que les grands écrivains eux-mêmes gagnent à être lus dans une édition de leur âge.
Que sera-ce dans la première édition, dans l’édition originale !
Ici, un homme sensé pourra dire : « Je comprends que l’on recherche les vieilles reliures au même titre que les vieilles assiettes. Avec les vieilles reliures, d’ailleurs, on fait de très jolis sous-mains... Mais qu’est-ce qu’une édition originale a de si excitant ? En quoi la première édition d’un ouvrage classique diffère-t-elle de la deuxième et des suivantes, sinon par une date sur le titre ? Et cette différence justifie-t-elle des écarts de prix qui vont communément à quelques centaines d’écus ?
Ah ! Messieurs, que voilà des propos superficiels ! J’espère pour vous que, si vous aviez entre les mains l’édition originale du Cid, d’Andromaque ou de l’École des Femmes, vous sentiriez bien autrement. À coup sûr, vous entreriez en méditation et vous vous diriez :
— Ainsi, les caractères imprimés sur ce papier jauni sont les premiers, — les premiers ! — qui aient traduit aux yeux tel chef-d’œuvre du génie humain. Ils sont les premiers où Corneille, Racine, Molière aient reconnu leur pensée devenue visible, et, détachée d’eux-mêmes. Auparavant, ces œuvres n’existaient que sur des feuilles manuscrites disparues et sous le front de leurs auteurs. J’en tiens dans mes mains la première expression matérielle, publique et durable. J’assiste, pour ainsi parler, à leur naissance, qui fut un moment auguste de l’histoire littéraire.
Ah ! ces vieux feuillets sont pleins de vie... La veille, on ne les connaissait pas... Un jour, ils ont paru tout à coup, sous leur modeste et solide habit de veau ou de vélin, dans la boutique de Barbin, au Signe de la Croix, ou de Ribou, à l’Image Saint-Louis, sur le perron de la Sainte-Chapelle. Tel bourgeois plein de prud’homie, tel gentilhomme ou telle dame, — habillés comme on les voit encore aujourd’hui dans les pièces du répertoire, — ont aperçu à l’étalage le volume tout neuf et l’ont acheté trente sols. Mme de Sévigné peut-être ou Mme de Lafayette l’a fait demander par son laquais, ou bien, passant par là, est descendue de sa chaise ou de son carrosse, et après avoir échangé avec Barbin quelques phrases obligeantes, elle a acheté elle-même son exemplaire, — un exemplaire pareil à celui que je tiens, celui-là même peut-être, — et, remontée dans sa voiture, elle s’est mise à le feuilleter, en attendant la fin d’un de ces embarras de rues décrits par M. Despréaux...
Mais, Messieurs, à une âme véritablement éprise, l’édition originale vulgaire ne suffit encore pas. Jadis, vous le savez, l’impression d’un ouvrage, même de proportions modiques, durait généralement de longs mois. On n’était pas pressé. Les ouvriers imprimeurs étaient, pour la plupart, assez ignorants. En outre, les auteurs n’étaient pas très attentifs à la correction de leurs épreuves, ou même s’en remettaient à leur libraire. On tirait d’abord quelques exemplaires. L’auteur y jetait les yeux, et y découvrait des fautes, qu’il faisait corriger clans le reste du tirage.
Vous direz : « Ces exemplaires corrigés valaient donc mieux, et ce sont ceux-là qu’il faut avoir. » Et vous répéterez de faciles railleries sur l’amateur qui achète à prix d’or, quand il peut le rencontrer, l’exemplaire avant les cartons « l’exemplaire avec la faute ».
Messieurs, la manie de cet amateur n’est peut-être pas si absurde. Il se dit que trouver et tenir l’exemplaire fautif, qui est vraiment le premier, c’est faire une petite conquête de plus sur le passé, puisque c’est se rapprocher encore un peu de l’heure émouvante où la pensée de l’auteur s’est exprimée pour la première fois par des signes typographiques.
Et je ne parle point des cas où des corrections et des suppressions importantes et significatives ont été faites en cours de tirage, si bien que les exemplaires tirés d’abord sont réellement beaucoup plus intéressants que les autres, — comme il est arrivé, par exemple, pour les Pensées de Pascal ou pour le Don Juan de Molière. Ici, mon amateur d’exemplaires avant les cartons n’a presque plus besoin d’être justifié.
Mais l’homme sensé reprendra : « Ces textes primitifs et complets, vous les trouverez à moins de frais dans quelque édition moderne. Vos plaisirs, en somme, sont plaisirs de pure imagination. »
Assurément ; mais vous m’accorderez qu’ils sont innocents, et qu’ils ont même leur noblesse. Ils impliquent certains sentiments ou certaines dispositions fort louables : respect, curiosité, don de sympathie. Et, si ce sont plaisirs d’imagination, celui qui se les crée est donc, lui aussi, à son rang, un modeste inventeur de voluptés, une manière de poète.
Et enfin, à supposer que sa manie s’amortisse un jour, il ne sera jamais complètement déçu, s’il prend la peine de lire ce qu’il a collectionné. Ces bouquins, qu’il recherchait principalement à cause de leur date ou de leur habit, ce sont des livres dont le texte vaut par lui-même : et ainsi la collection rare pourra bien être, par surcroît, la plus substantielle des bibliothèques.
Je ne veux pas donner dans ce paradoxe banal, que les derniers venus n’ont rien trouvé de nouveau, et que tout a été dit depuis qu’il y a des hommes. Il est toujours vrai que tout a été dit : mais ce n’est jamais tout à fait vrai. Il est possible que plusieurs écrivains du XIXe siècle aient été d’une intelligence plus souple et plus étendue que les classiques, et il est possible que certains autres aient eu une sensibilité plus affinée. Je crois, en tout cas, qu’ils ont singulièrement développé, enrichi et nuancé le contenu des livres d’autrefois... Mais il demeure fort probable qu’avec Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, avec Rabelais, Montaigne, Descartes, Pascal, Bossuet, La Bruyère, on a déjà toutes les remarques essentielles sur la nature humaine, sur l’homme religieux, l’homme politique, l’homme social. Et il faut avouer que ces réflexions, ces observations, ces peintures, même ces lieux communs, ayant rencontré là, pour la première fois, une expression à peu près parfaite, gardent une fleur, une saveur, une plénitude, une grâce ou une force qu’on n’a guère retrouvées depuis. Il n’est donc pas déshonorant de s’en contenter, et il est, au surplus, délicieux d’y revenir par le plus long, j’entends après avoir joui des enrichissements ajoutés par les âges récents à ce trésor primitif et essentiel.
Et alors c’est une volupté complète de goûter, dans les dessins et les tons de la reliure que tant de mains ont maniée et polie, dans la couleur et le grain du papier, dans la date du privilège du roi, dans la forme des caractères typographiques, dans les sentiments ou les pensées que ces caractères expriment aux yeux, dans le tour même et l’accent de ces pensées et de ces sentiments. — et dans tout cela à la fois, — le charme mystérieux du passé.
(Je sais bien que le passé seul existe. Ce que nous appelons le présent, c’est du passé plus proche. Mais, naturellement, c’est du passé un peu lointain que je veux parler.)
Charme puissant sur les âmes désabusées et lasses. C’est là qu’on trouve le repos. Il n’y a d’ailleurs que le passé dont nous puissions nous former des images un peu précises et consistantes. Même quand on rêve l’avenir, c’est avec du passé qu’on le construit comme on peut. En réalité, l’avenir n’est que ténèbres et épouvante. Toutes les fois que j’essaye de me figurer ce que sera le monde dans cent ans, dans mille ans, j’éprouve un malaise horrible, une rage de ne pas savoir, un désespoir d’être né trop tôt, une terreur devant l’inconnu. Que si, ne pouvant prévoir l’avenir, on veut seulement le rêver, l’esprit demeure impuissant et stérile. Toutes les utopies, toutes les descriptions d’Arcadies, de Salentes et d’Eldorados, même les plus récentes, n’ont rien du tout d’enivrant, tant nous sommes impropres même à imaginer le bonheur.
Mais rêver dans le passé, — non pas en historien présomptueux et pour le repétrir selon les passions et les sottises du présent, — rêver dans le passé pour rien, pour le plaisir, cela est charmant, et cela est aisé. Loin de se dérober, le passé, lui, s’offre à nous de lui-même : car il est notre tout, et c’est de lui que nous sommes faits. Rêver dans le passé, — surtout dans le passé de la France, — c’est réveiller tous les hommes que nous portons en nous, c’est prolonger notre vie en arrière, par delà le berceau ; c’est jouir de sentir à tout notre être des racines si profondes, et d’avoir tant vécu déjà avant de voir la lumière.
N’objectez pas les abominations qui se peuvent rencontrer parmi cette suavité du passé. Elles ont sur celles du présent un avantage : c’est qu’elles ne sont plus. À moins de le vouloir, on ne hait pas dans le passé, puisqu’on est libre de n’y voir que les choses qui furent belles et touchantes, et de les considérer uniquement sous l’aspect où elles l’ont été... (Et c’est pour cela, par exemple, qu’on voit des personnes fort irréligieuses collectionner les tableaux pieux des primitifs, les meubles de sacristie et les objets de sainteté d’autrefois.)
Bref, dans le passé on choisit, dans le présent on ne choisit pas : on est bien obligé de le subir tout entier et comme il est... Ah ! quel refuge, quel merveilleux alibi, à certaines heures, de vivre avec les morts et avec leurs œuvres, — en choisissant les uns et les autres !
Et maintenant, Messieurs, ne me reprochez pas d’être un prophète du passé et, par là, d’énerver vos précieuses vigueurs. Le sentiment que j’exprime n’est pas très contagieux et ne met rien en péril. Soyez tranquilles, il y aura toujours assez d’hommes pour habiter le présent et s’y installer énergiquement, et pour s’emparer de l’avenir et en affirmer la magnificence. Et c’est ce qui m’a permis de m’abandonner sans scrupule à cette songerie sur le passé dormant, sur le passé endormeur.