FUNÉRAILLES DE M. ALBERT BESNARD
Le samedi 8 décembre 1934
DISCOURS
DE
M GEORGES LECOMTE
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Mesdames, Messieurs,
Le magnifique coloriste, le grand dessinateur que fut Albert Besnard, était aussi un poète. Si éclatantes que soient ses qualités et sa science techniques, c’est le don de poésie qui, ayant son service l’un des plus complets et fastueux talents de peintre, caractérise le mieux l’œuvre de ce puissant artiste et la pare d’une très haute noblesse.
Le corps humain, les visages et leurs expressions, les gestes et les attitudes, la nature, les ciels, les fleurs, les arbres et leurs frémissants feuillages, les féeries de la lumière, les montagnes et l’ample manteau des forêts qui revêt harmonieusement leur forme, les eaux transparentes et calmes où s’inscrivent en reflets subtils, avec le vol léger des nuages qui passent, les lignes et les couleurs des rives, Albert Besnard les a scrupuleusement et passionnément étudiés, en grand artiste épris de vérité.
Ennemi des formules glacées que l’on ressasse au lieu de regarder pieusement la vie, il connaissait trop bien l’art de tous les pays et de toutes les époques pour ne pas savoir que, loin de la nature et de l’humanité, on ne crée rien de durable.
Mais de tout ce réel, étudié avec tant de soin et de scrupules, Albert Besnard ne se servait que pour le transposer aussitôt en beauté. Ces horizons, ces calmes miroirs d’eau, observés par lui d’un œil émerveillé, fin et patient, il les peuplait de vivantes figures non moins attentivement scrutées. Avec quel goût, avec quelle science de l’harmonie et de l’expression il combinait l’architecture du paysage avec les souples arabesques de ses personnages, de leurs mouvements et de leurs gestes !
Doué d’une imagination ardente et féconde en même temps que des plus précieuses qualités du dessinateur et du peintre, Albert Besnard, aussi savant que sensible — et il le fut magnifiquement jusqu’au bout — apparaît dans notre art français comme l’un des plus vigoureux constructeurs de grandes œuvres dont s’enorgueillit son histoire.
A une époque où bien des fois certains des peintres les plus originaux et les plus éblouissants se contentaient de « morceaux » et n’appliquaient la subtilité de leur vision qu’à des « fragments » baignés de la lumière la plus nuancée et la plus fine, l’un des hauts mérites d’Albert Besnard est d’avoir eu l’audace et le courage d’utiliser les mêmes dons, la même acuité de regard, et une sensibilité aussi vive, pour la réalisation de vastes œuvres, puissamment construites, animées d’un monde de belles figures où, avec beaucoup d’intelligence, mais par les seules ressources de son génie plastique, par d’harmonieux mouvements de belles formes, il évoque noblement, en très grand peintre, des idées.
Ce don de la sereine poésie et des solides constructions, cette connaissance de l’Histoire, de la Mythologie, de l’Art des siècles et de la Littérature, cette ouverture et cette curiosité de l’esprit qui permirent à Albert Besnard d’exprimer par le dessin et la couleur jusqu’aux complexités d’une doctrine philosophique très moderne, ont parfois empêché certains adeptes du beau « morceau » aimé pour lui-même, et bien peint, de reconnaître que Besnard, capable de le dessiner et de le peindre aussi bien qu’eux, et de représenter des êtres en mouvement, avait en outre l’art de mettre toutes ces richesses en œuvre pour de nobles architectures baignées de poésie et de rêve.
L’Académie française ne s’y est pas trompée. Elle a reconnu en lui l’un des illustres peintres qui, dans un sentiment et un esprit tout modernes, continuent les grandes traditions de l’Art le plus élevé. Sous sa science elle a discerné sa puissante originalité et son goût. Il y a juste dix ans que, fidèle à l’habitacle séculaire de s’ouvrir à tous les hommes qui, dans les divers domaines de la pensée et de l’action, représentent avec le plus d’éclat la grandeur de leur temps, elle fit à Besnard un large geste d’accueil.
Même, s’il n’avait rien écrit, elle l’aurait élu pour sa seule gloire de grand peintre, pour toute la Beauté que, bien inspiré, il ajouta au splendide trésor artistique de notre pays, pour le prestige de son œuvre et de son nom à l’étranger.
Mais elle a trop senti le charme de certaines pages ducs à la plume d’Albert Besnard, leurs vives couleurs, la justesse et la vigueur de son trait, pour ne pas rendre hommage à ses mérites d’écrivain. Pouvait-elle oublier l’exquise évocation d’Isadora Duncan dansant, pour une fête en l’honneur du très grand sculpteur Rodin, sous les feuillages irradiés du bois de Meudon ? Merveille de grâce qui a toute la poésie d’une toile de Corot ! Comment ne se serait-elle pas rappelé les adorables descriptions, si fines, si délicates, du beau livre d’Albert Besnard, l’Homme en rose, où il nous fait voir l’Inde avec une palette aussi riche et nuancée que, le pinceau à la main, il la représenta ? Ses souvenirs de Rome et maintes études qu’il publia sur l’Art prouvaient que ce fin causeur, aux aperçus si pénétrants sur les hommes, les livres et l’art, possédait le don de décrire littérairement, en une forme expressive et bien à lui, les figures, les paysages, les aspects et spectacles du monde qu’il apercevait. Certaines de ses pages sont des tableaux de maître. Et la conversation de ce grand peintre si discret qui, timide malgré sa majesté, sa gloire et son âge, ne parlait qu’à mi-voix, était, dans sa finesse, un enchantement.
Pendant plus de quarante ans, j’ai eu le privilège d’être l’un des familiers de la maison de ce peintre illustre où rayonnait l’intelligence d’une femme d’élite qui, très belle, était elle-même une artiste et, tout en continuant son œuvre personnelle de sculpteur, était, par l’esprit du moins, la collaboratrice de son mari. Ensemble ils pensaient, sentaient, discutaient les tableaux qu’Albert Besnard a peints. Pendant plus de quarante ans ce beau foyer, si accueillant à ma jeunesse, a eu des rapports d’intimité avec le mien. Cette mort aggrave douloureusement ma solitude.
Deux heures avant la minute où, — majestueux dans la souffrance comme il le fut toujours dans la vie et comme nous l’avons vu dans la mort — Albert Besnard s’est doucement éteint, j’étais une dernière fois près de lui. A son souffle haletant je sentais qu’il ne tarderait, pas à mourir. Et je voyais bien que, avec sa lucidité habituelle, il se savait perdu. S’il ne pouvait, plus guère parler, il entendait et comprenait tout.
N’osant plus me permettre des paroles d’espoir et de confiance qui ne l’auraient pas trompé, j’eus soudain l’idée, pour distraire et ennoblir son agonie, pour y faire rayonner une suprême fierté et, qui sait ? peut-être un suprême bonheur, d’évoquer par de pauvres mots, aussi simplement mais aussi bien que possible, la beauté de ses plus importantes œuvres. J’essayai de lui parler comme parlera l’avenir et de faire entrevoir à ce grand créateur le jugement des générations futures.
Il me prit, la main et, son beau regard gris tendrement fixé sur le mien, il m’écouta. A mesure que j’évoquais les rondes de beaux corps en des ciels d’apothéose, les figures des légendaires poètes contemplant les drames et les comédies du monde, les âges de la vie évoqués par lui avec tant de grandeur, la convalescence et la joie succédant, par la vertu des plantes qui guérissent, à la maladie et à l’angoisse, — puis le symbole d’espoir et de consolation qu’il a pieusement inscrit au-dessus de la souffrance humaine, et enfin la vie renaissant, de la mort, — la pression renouvelée de sa main se faisait, encore plus amicale et son regard plus affectueux.
En ces minutes-là, j’ai eu le sentiment d’apporter à Albert Besnard, au nom de tous ceux qui l’admirent et lui sont reconnaissants de la Beauté dont il fit cadeau à la France, un suprême hommage que, dans sa pleine lucidité, il a entendu et qui l’a ému.
— Tout cela est bien loin ! murmura-t-il alors avec une gravité mélancolique.
Non, mon cher grand Besnard — pour employer une dernière fois l’appellation dont depuis quarante ans j’avais l’habitude de vous saluer — la Beauté que créa votre génie reste présente et elle rayonnera toujours. Tous les honneurs que vous avez très justement reçus de vos contemporains — nul ne les a mérités mieux que vous — s’effacent devant la mort. Et demain peut-être ils seront oubliés.
Mais votre œuvre radieuse, si fortement conçue, sentie, dessinée et peinte, si riche de signification, demeure.
Nous ne la regarderons jamais sans voir en même temps, au-dessus de vos belles arabesques de lignes et de vos vibrantes harmonies de couleurs, votre puissant visage au regard calme, aigu et fin, votre port majestueux, la noblesse et l’élégance de vos gestes, votre courtoisie du grand seigneur de l’Art que vous avez été et que vous resterez dans l’Histoire.