Congrès du régionalisme
À LILLE
le vendredi 30 juin 1939
ALLOCUTION
DE
M. ABEL BONNARD
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Messieurs,
Je suis particulièrement heureux d’inaugurer ici un congrès d’écrivains régionalistes, parce que je pense que jamais les idées vraies et magnifiques que ce mot de régionalisme, pauvre et laid comme tous les mots en isme, contient comme un coffret de carton rempli de joyaux, n’ont été plus utiles du plus nécessaires à notre France: Il ne s’agit pas en effet, pour nous, en ce moment dramatique où chacun des pays du monde, sommé par le Destin, doit se définir de nouveau, de discuter des théories comme nous n’avons que trop fait : il s’agit de retrouver des sources de vie. La France ne redeviendra réellement plus forte crue lorsque chaque Français sera redevenu plus vivant. Or, cette vie, nous devons la rechercher moins encore par nos branches que par nos racines, moins par les parties extrêmes de notre personne, où elle se dissipe en opinions et en paroles, que par les parties profondes où elle s’implante dans une terre et dans un passé. C’est parce que ces vérités commencent à être, chez nous, senties de tous, qu’on se met enfin à rendre l’estime qu’on leur doit à ces paysans qu’une société de bavards avait méprisés et en qui nous reconnaissons les hommes fondamentaux, les Caryatides qui portent sur leurs épaules le palais de la France. Dans un monde où partout les influences ne s’exercent que pour détruire les traditions, où mille forces tendent à désagréger les hommes en individus, ce qui importe le plus, pour chacun de nous, c’est de ne pas devenir un homme quelconque. Nous devons travailler à maintenir, dans toutes les régions de notre pays, l’homme de noblesse qui est d’abord un homme de saveur. La noblesse ne consiste pas seulement à avoir des ancêtres illustres, mais, aussi bien, à en avoir d’obscurs, et si l’on pouvait montrer à un artisan, à un paysan ou bien à un ouvrier de notre pays, toute la suite de ceux dont il sort, on découvrirait des âmes éblouissantes dans cette lignée sans gloire. Il est un mot qui a toujours eu dans le langage français une sonorité prolongée, tant ce qu’il exprime répond à une disposition particulière de notre génie : c’est le mot de qualité, avec ceux qui en dérivent : un homme de qualité, autrefois, c’était un gentilhomme, et l’on sait tout ce que représente, pour un ouvrier, le titre d’ouvrier qualifié. C’est dans ce sens que je dirai que le Français de qualité, le Français qualifié, c’est celui qui n’est pas un Français flottant, un Français de nulle part, mais l’homme d’une terre et d’une province. Celui-là n’a pas une âme d’enfant trouvé, et tandis que l’individu, amoindri et dénaturé, est vain de soi-même en méprisant ses ancêtres, lui, au contraire, est modeste pour soi et orgueilleux de ses pères. Il a des traditions, des usages, des fêtes, des façons de parler et un accent de terroir qui sont la marque qu’il met sur le langage français. Il peut avoir des enfants parce qu’il a des aïeux. Il emporte avec lui deux petits trésors que les bonnes gens de son pays lui ont remis discrètement, l’un, de proverbes, pour toutes les occasions de la vie où il est nécessaire d’être sage, l’autre, de chansons, pour les moments où il est permis d’être un peu fou. Le Français qualifié, c’est celui qui saisit la France en un point précis et qui est conduit à l’amour qu’il a pour son pays par l’amitié qu’il a pour un certain paysage. Ce paysage n’a pas besoin d’une beauté insigne pour le charmer jusqu’au fond du cœur. Une rivière et une route y entrelacent leurs détours, une colline y arrondit son épaule, un petit clocher y pique le ciel, quelques fleurs simples s’ouvrent sur un talus comme des yeux qu’étonne le monde, et il n’y manque même pas cet enclos sacré où l’on croit, de loin, apercevoir des blancheurs de voiles, qui sont en réalité des blancheurs de tombes, de sorte que le lieu où tous les corps arrivent semblent le port d’où partent toutes les âmes. Cet homme qui n’est pas un Français quelconque, parce qu’il est un Français de quelque part, sa terre le tient par tout l’être physique et moral, par le goût de certains vins, de certains gâteaux et de certains plats, aussi bien que par la noblesse de certains édifices et par l’éclat de ces fêtes traditionnelles pu les paysannes apparaissent dans des robes aussi magnifiques que celles des reines et aussi délicates que celles des fées. Voilà ce qui nourrit l’être humain dans sa substance et dans sa verdeur. Le Français qui n’a point de petite patrie est comme un homme qui verrait la France sans la toucher. Sans doute, quelle différence il y a, si nous les comparons dans leurs apparences, entre ces villes prodigieuses qui, chaque soir, se couvrent d’une énorme joaillerie de lumières multicolores, et ces humbles villages qui, chaque jour, laissent la douceur et même l’angoisse du crépuscule arriver jusqu’à leurs faibles lampes. Pourtant, ce sont ces villes éblouissantes qui défont les hommes, et ce sont ces villages obscurs qui les font et qui les conservent. Mais, entre ces deux extrêmes, il faudrait placer toutes ces petites villes de France, d’une figure si bien dessinée, qui siègent, comme des dames, dans un paysage si humain et si agréable qu’il n’est pas loin de ressembler à un salon, et, parmi elles, ces galantes et magnifiques capitales provinciales que je ne veux point nommer, car je ne pourrais alors résister à la tentation de les décrire, et cela n’en finirait pas, mais qu’il serait et si beau et si profitable à notre pays de ragaillardir et de ranimer. Villes, villages, édifices, paysages, tout cela chante, mais un chant que beaucoup de Français n’entendent plus. C’est ici, Messieurs les écrivains régionalistes, que votre rôle est si beau : vous devez rapprendre à ces Français ce qu’ils sont : vous les rendez de nouveau sensibles à l’auguste douceur de leur passé, et en le faisant parvenir jusqu’à eux, vous les rétablissez dans leur dignité. Dans le fracas mince et criard de la vie moderne, la littérature régionale, quand elle est tout ce qu’elle peut être, rend un son de cloche. Entre les romanciers-naturalistes, qui ne saisissent que la plus épaisse partie du réel, et les écrivains romanesques, dont les fictions sont vaines, vous êtes les poètes du vrai et les réalistes de la profondeur. C’est vous qui empêchez le présent d’être pauvre, en l’appuyant au passé, c’est vous qui ramenez de grands fantômes dans la vie de tous les jours, et qui rattachez des légendes aux flammes et aux fumées du foyer, c’est vous qui, dans les provinces où vous résidez, apprenez à ceux qui vous entourent à rester des hommes pleins d’une richesse obscure, au lieu de devenir des individus d’une indigence arrogante. Je lisais dernièrement le livre grave et charmant de M. Henri Pourrat, Ceux d’Auvergne. Si j’avais eu l’honneur de naître Auvergnat, comme cet ouvrage m’aurait donné envie de le rester et même de le redevenir, pour rejoindre par l’approfondissement de moi-même tontes les vertus des miens ! Certes, le talent de l’auteur est grand, mais ce talent ne nous enchanterait pas autant, s’il n’était nourri par une âme. Ce livre ne gagnerait pas si bien notre adhésion, s’il ne nous rappelait toutes les vérités qui ne passent pas. Nous comprenons que ces paysans et ces vieilles femmes qu’il nous peint si bien représentent humblement des valeurs augustes et dédaignant alors le clinquant de l’individu, nous concevons que la grandeur d’un peuple résulte d’une multitude d’hommes modestes, comme son éclat est fait d’une infinité de mérites obscurs.
Mais, dira-t-on, tous ceux des Français qui, déjà, sans qu’il y ait de leur faute, sont séparés d’un fonds nourricier, et sans aucune attache avec un lieu précis de la France, que peut-on faire d’eux et faire pour eux ? C’est ici que le rôle des écrivains régionalistes grandit. Comme ils tendent à maintenir sur leur sol ceux qui y vivent encore, ils peuvent rappeler vers les champs les hommes des villes. Je sais que cela semble impossible. Je sais que, dans toutes les sociétés vieillissantes, les villes grossissent monstrueusement aux dépens des campagnes qu’elles appauvrissent. Mais je sais aussi quels résultats étonnants on a obtenus, dans le repeuplement des campagnes, par des efforts concertés et persévérants, au Canada en particulier. Je crois que nous vivons en un temps où les gouvernements peuvent oser beaucoup de choses pour le bien public, pourvu qu’ils exercent leur audace selon une sagesse expérimentale et non pas selon les absurdités ou les atrocités d’un système. Je pense combien d’habitants des villes énormes n’y vivent que par force et en prisonniers: ils suivent une rue aride en rêvant d’un chemin ombragé et, sensibles à la caresse de la saison, même quand elle ne se manifeste que par la finesse de la lumière, ils songent aux lieux rustiques où elle serait chargée de mille délices. Rien n’est plus frappant que le spectacle des foules qui s’échappent au moment des vacances : ce n’est point là le départ gai et léger de gens qui vont prendre du bon temps, mais plutôt une espèce de fuite torrentielle, et l’on sent chez ceux qui se pressent ainsi dans les gares le besoin violent et presque désespéré de retrouver un aliment nécessaire, de rentrer dans une harmonie hors de laquelle la vie humaine se détraque. Ainsi, au moment même où la campagne perd l’humble pouvoir de retenir ceux qui y vivent, elle reprend le pouvoir magique de fasciner les citadins. Pour ces chétifs enfants des faubourgs, dont les grands-pères étaient paysans, et dont les pères sont ouvriers, elle redevient un royaume de féerie, où les ruisseaux sont en diamants, et les herbes en émeraudes. Qu’on ramène aux champs, pour leurs vacances, ces hommes et ces enfants, qu’ils puissent aimer leur patrie parce qu’ils auront connu sa beauté et qu’elle les aura pressés sur sa poitrine splendide, c’est ce qui se doit tout d’abord. Mais peut-être certains d’entre eux garderont-ils de ce bref éblouissement le désir de revenir vivre tout à fait dans cette campagne qui ne peut paraître merveilleuse que pour quelques jours, mais qu’on peut trouver belle tout le long de l’an. Ce serait déjà beaucoup, si les citadins se choisissaient une petite patrie, en prenant l’habitude de revenir toujours passer leurs vacances dans les mêmes lieux, et goûtaient ainsi, dans un coin de terre retrouvé tous les ans, ces plaisirs de fidélité qui, lorsqu’il s’agit des pays comme lorsqu’il s’agit des personnes, sont moins vifs peut-être, mais plus fins et plus profonds que ceux du libertinage. Là aussi je crois que la littérature régionaliste peut beaucoup, pour rendre de nouveau les hommes des villes, dans le sang desquels dorment des ancêtres qu’on peut réveiller, sensibles à une poésie qui ne les atteignait plus. Un grand progrès sera accompli, quand le ricanement idiot du citadin, devant une fête traditionnelle, sera remplacé par un sentiment de respect, de piété et même d’envie, car c’est bien à l’homme qui n’est plus capable que de gestes incohérents à envier celui que des rites vénérables relient encore à une vie profonde.
Un dernier mot. Il y a, je crois, dans cet auditoire, des hommes de plusieurs pays de l’Europe. Nous les accueillons tous avec le même cœur. Ce qui rapproche vraiment des hommes, ce n’est pas d’être pareils par la même uniformité insipide, c’est, au contraire, d’être parents sans être pareils. Ceux qui ont gardé, fût-ce dans des pays très éloignés les uns des autres, l’amour de leur sol et le culte de leurs pères, se correspondent trop bien pour ne pas se comprendre, et se comprennent trop bien pour ne pas sympathiser. L’homme qui est prêt à défendre jusqu’à la mort sa propre terre est en même temps celui qui est le moins disposé à convoiter la terre d’autrui. L’homme pacifique, c’est l’homme enraciné. Ce qui rend les paysans doublement admirables, c’est qu’étant, dans les guerres, les meilleurs soldats, ils sont en même temps les hommes qui ont, le plus d’aversion pour la guerre. Jouissons donc de l’esprit d’amitié qui règne dans une réunion comme celle-ci, et tandis que tant de cris s’élèvent d’ailleurs, écoutons ici toutes les provinces de France et les différents pays de l’Europe se parler avec un murmure aussi doux que celui des différents arbres, quand un souffle du ciel anime ces fils d’une terre.