Réception de l'Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique

Le 23 novembre 1937

Gabriel HANOTAUX

RÉCEPTION DE L’ACADÉMIE ROYALE DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE FRANÇAISES DE BELGIQUE

Le 23 novembre 1937

DISCOURS

DE

M. GABRIEL HANOTAUX
DÉLÉGUÉ DELACADÉMIE FRANÇAISE

 

Monsieur l’Ambassadeur,
Chers Confrères,

Comment quatre-vingts ans d’amitié, de gratitude personnelle pour la Belgique, pourraient-elles ne pas exprimer comme il convient, s’adressant à vous, la joie que j’éprouve à saluer, dans notre Paris, la présence de l’Académie royale de la Langue française en Belgique ?

Le premier pain que j’ai mangé, c’était du pain belge. Né sur la frontière, à Beaurevoir-en-Cambrésis, la tolérance douanière mutuelle permettait aux boulangers belges de venir jusqu’à nous et, dans la maison paternelle, le pain, les allumettes et le charbon étaient belges.

J’allais dire « les parentés étaient belges », car, en fait, une partie de ma famille avait émigré dans les Flandres à la fin du XVIIe siècle et, si l’une des branches était rentrée, l’autre était restée. Il y a encore des Hanoteau en Belgique ; ils sont nos parents.

Au lycée de Saint-Quentin, où j’ai fait mes études, beaucoup de mes camarades étaient belges. Et, toute ma longue vie diplomatique s’est consacrée à entretenir les amitiés franco-belges et à en goûter la douceur.

Cela n’en finirait pas de tout rappeler. Mais oublierai-je les bontés dont m’ont honoré le roi Léopold, le roi Albert, le cardinal Mercier ? Comment oublierai-je l’accueil que j’ai reçu, en Belgique quand, chef de la mission chargée de négocier les affaires du Congo et de créer le lien indestructible, qui, en ce moment même, nous unit pour la défense de nos colonies africaines, j’ai reçu de la société belge un accueil si touchant, si émouvant et dont le souvenir est gravé dans mon cœur. Les Mérode, les d’Outremont, les Lambermont, les Lovenjoul, les Bernaert, les Carton de Viart, les Beyens, les Thys, les Laubépin, les Gaiffier d’Hestroy ont eu, pour le représentant de la France, des prévenances, des attentions, des indulgences qui fleuriront à jamais dans ma mémoire. Comment la France oublierait-elle ces communications du roi Albert faites à M. Jules Cambon à la veille de la guerre ? Et comment notre âme se détacherait-elle des heures terribles de la Grande Guerre et de la victoire commune ?

J’ai vu, dans l’église de La Panne, la reine Elisabeth agenouillée et priant pour les soldats alliés, dans une telle tension de l’esprit et du cœur que nous en versions des larmes ! Le roi Albert ! Il est monté sur le sommet le plus élevé au pays des chansons de geste, et la catastrophe a décidé de cette haute vie à la minute même où elle était le plus près du ciel. Son fils est salué par le respect universel et l’amour de ses peuples dont il est le guide vigilant et prévoyant.

Pardonnez, Messieurs ; mais quand, chez les vieillards, le cœur parle, il déborde.

L’âge m’a désigné pour vous accueillir. Il fallait près d’un siècle de fidélité pour répondre à votre jeune et si belle fidélité.

C’est donc la langue française qui nous réunit. La Belgique qui, dans sa vie particulière et indépendante, est si précieuse à l’Europe, n’est-elle pas l’œuvre et comme la fille de l’Europe même ? Les eaux et les terres du continent ont coulé vers elle pour la former ; l’honneur de l’histoire se porte vers elle pour la maintenir.

La Belgique, comme tous les pays, a ses sentiments propres, son expression particulière, ses traditions d’origine, son idéal. Cela nous le comprenons très bien.

Mais nous comprenons aussi que la mission de notre langue est de garder les contacts avec l’Universel ; et c’est en cela que nous sommes si heureux de vous voir au milieu de nous aujourd’hui ; c’est pourquoi nous vous avons priés d’assister à l’une de nos séances consacrée à la rédaction du Dictionnaire.

Les nécessités de la langue française lui imposent le devoir de s’enrichir et de s’assouplir sans cesse. Plus nos mots embrasseront de pensées, mieux nous serons compris et plus nous nous entrelacerons de confiance et d’amitié.

Quand le cardinal de Richelieu, grand homme d’État et grand chrétien, fonda l’Académie française, il visait à une sorte d’unité de la raison et des sentiments dans le monde, comme il visait à l’unité politique et morale de la France. On a mal compris son génie si singulier, parfois si tendre dans sa mâle beauté. Une parole de lui plane au-dessus de toute son action et en indique le but. Il disait : « Il est certain que l’amour ne connaît pas de difficultés. »

De vous à nous, ce but a été atteint, cette conception s’est réalisée, le sentiment s’est prononcé. Ne désespérons pas qu’il ne finisse par gagner toutes les rives de ces mers du Nord d’où tant de grandeurs se sont répandues dans le monde, d’où l’Angleterre sème à pleines mains la civilisation, au carrefour des grandes navigations, des grandes inventions et des grandes missions.

Sur la terre où est né Godefroy de Bouillon, où est mort Juan de Lépante, qui porte, sur ses antiques collines, la forêt d’Ardenne, d’où sont venus nos Carolingiens, et où le cheval de Bayard frappait du pied sur le bouclier des Quatre fils Aymon, en ce château d’Ardenne où le futur roi Albert m’a gardé trois jours à la chasse aux daims et aux loups, et où j’ai respiré l’atmosphère de la poésie sylvestre et chevaleresque, là, dans vos Belgiques, les grands dépôts se sont accumulés, les grands espoirs sont convoqués.

Et la langue française, bourrée de toute cette poésie, vous attendait, vous ses tenants, pour recueillir ces belles chansons que vous traduisez en accords splendides et en actes. Le Pierre l’Hermite d’une nouvelle croisade ou le Mirabeau d’une révolution pacifique naîtra, qui sait, de ces rencontres. Que votre visite en soit l’heureux présage !

Messieurs, le Paris de l’Exposition vous accueille. La France des devoirs universels vous tend les bras. A l’heure où nous sommes, nos deux peuples, nos deux braves peuples du travail, de l’épargne, de la constance et de la foi, sont unis pour porter à bout de bras, au-dessus des flots tumultueux, le salut de cette civilisation qu’une haute destinée leur confia.

Ayons-en le profond sentiment : les pires heures sont passées. Les passions de la guerre, la chaîne du travail rigide, la difficulté des richesses, l’exigence de la vie, la concurrence des peuples jeunes, les imprudences de la publicité, tout s’organise et s’apaise. La tempête ne peut pas toujours durer.

Mais, pour que le monde jouisse des heures plus douces qu’il attend, il faut que les pensées soient justes, les paroles claires, la langue pure.

C’est à cela que s’emploient nos Académies, missionnaires de la paix parce qu’elles n’ont qu’un seul objet, un grand rêve : qu’on se comprenne, qu’on s’entende !

Prenez place sur nos fauteuils, — qui sont de simples chaises ; travaillez avec nous à cette juste compréhension et à cet apaisement mutuel ; compulsez aussi nos dossiers pour les prix de vertus, pour les familles nombreuses, pour les efforts intellectuels les plus variés ; voyez auprès de vous, autour de la table au tapis vert, sous l’effigie du cardinal de Richelieu, nos maréchaux, nos chefs, nos savants, nos hommes d’État, nos orateurs, tous apprenant, de nos écrivains, le langage de la sincérité, de l’émotion et de l’action.

Soyez des nôtres, ne fut-ce que pour aider, par ces quelques minutes de votre présence, à l’éclosion des années de labeur pacifique entre tous les peuples et de ces grandes espérances.

Sous-vos auspices, il naît, ici, quelque chose de grand. Avec vous, on dirait que c’est le monde lui-même qui est accueilli dans cette étroite enceinte où s’est réuni, pour vous recevoir, le concert des plus hautes traditions françaises.