Célébration du 250e anniversaire de la mort de Robert Cavelier de la Salle, à la Nouvelle-Orléans

Le 28 mars 1937

André CHEVRILLON

Célébration du 250e anniversaire de la mort
de Robert Cavelier de la Salle

A LA NOUVELLE-ORLÉANS
Le dimanche 28 mars 1937

 

DISCOURS

DE

M. ANDRÉ CHEVRILLON
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Si l’Académie française a tenu à se faire représenter aux cérémonies qui commémorent deux héros de l’ancienne Nouvelle France, c’est qu’elle n’est pas uniquement un corps littéraire. Elle a une autre signification, dont témoignent et son nom et le soin qu’elle a toujours eu de s’associer des hommes qui, sans être des écrivains de métier, ont illustré notre pays.

À ce titre, un Cavelier de la Salle aurait dû figurer parmi ses membres, mais ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on a commencé de comprendre toute la grandeur de son œuvre, et ce sont des historiens américains qui lui ont rendu le plus fervent hommage. L’épopée française, dans le Nouveau-Monde, Francis Parkman l’a racontée en plus de dix volumes. Demi-aveugle, puis aveugle tout à fait, il suivait dans les forêts, les prairies, et le long des rivières les traces de nos missionnaires et de nos explorateurs. Sa passion les ressuscitait. « Quelle vision », dit-il « se lève devant nous ! Un continent immense, des forêts, des steppes, des montagnes dont rien n’avait jamais dérangé le silence, des lacs dont l’horizon se confond au ciel, des fleuves enveloppés de pays inconnus... » Et avec quelle admiration un autre historien américain, M. John Finley, a évoqué ceux qui portèrent au cœur de l’Amérique du Nord la Croix et les Fleurs de Lis ! « Des gentilshommes, dit-il, nourris de littérature antique, des prêtres pâlis dans les cloîtres, et qui ont passé dans ce monde sauvage le midi et le soir de leur vie, gouverné avec douceur, paternellement, les hordes des Peaux-Rouges, affronté avec sérénité les formes les plus effroyables de la mort ». Et il ajoute : « Cet immense domaine que ces Français ont ouvert à la civilisation, la France ne le perdrait tout à fait que si elle oubliait. » Elle n’oublie pas, et c’est pour célébrer la mémoire de ces audacieux découvreurs que nous sommes venus de l’autre côté de l’Océan nous réunir avec vous dans la capitale maritime du vaste pays qui fut notre Louisiane, où se perpétue dans la liberté et la paix de la grande République américaine une population de race française, et qui elle non plus n’a pas oublié.

Notre Mission s’est placée sous le vocable de Cavelier de la Salle qui périt si tragiquement, il y a 250 ans, près de cet estuaire du Mississipi dont il avait ouvert le chemin depuis le Canada, au prix de quels efforts, infatigablement répétés par une volonté toujours tendue vers le même but. C’est son admirable figure, sa vie héroïque et son œuvre que je voudrais essayer d’évoquer.

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Mais peut-on parler de La Salle sans rien dire de ceux qui l’avaient précédé, les premiers pionniers de la France américaine ? Cartier en 1534 avait exploré le golfe du Saint-Laurent. Revenant, l’année suivante, et puis encore en 1536 et 1541 il avait dépassé la falaise de Québec et le site de Montréal. En 1604, de Monts et Pontrincourt établissaient les premiers postes de l’Acadie. Dans le premier tiers du XVIIe siècle, Champlain, que Parkman compare au Père Enée, fondateur d’une nation prédestinée, commençait la création de Québec, amenait et appelait des missionnaires, des artisans, des laboureurs, et gouvernait la naissante colonie du Canada. En 1615, par l’Ottawa, il était arrivé au Lac Huron. Quatre ans avant sa mort, traçant une carte de la Nouvelle France, il indiquait, par delà, l’existence d’une autre immense nappe. Une ligne droite, à l’Ouest, marquait la fin du monde connu. Peut-être a-t-il su dans sa dernière année que Nicolet avait trouvé, au nord du lac Dauphin, ou Michigan, une rivière qui n’en venait pas et coulait vers le sud-ouest. C’était le Wisconsin. Nicolet était entré dans le bassin du fleuve mystérieux que les Indiens appelaient la Grande Eau. Champlain a pu croire que c’était la mer. En 1654, deux coureurs de bois, Radisson et Groseiller ont peut-être vu le Mississipi, car Radisson dans une relation assez obscure, parle d’une rivière à deux branches, dont l’une s’en va dans la direction de Mexico.

Cependant nos Religieux — Récollets, puis Jésuites — s’enfonçaient dans l’ouest, portant l’Évangile à des tribus sauvages dont ils savaient la férocité, — et quelques-uns, Jogues, Brébeuf, Garnier, Lallemand, Bressani, furent des martyrs. Le plus admirable peut-être fut le Père Jogues. Pris par les Iroquois, attaché au poteau de torture entre trois Hurons suppliciés avec lui comme les deux larrons à côté de la Croix du Christ, le corps à demi brûlé, déchiqueté par les couteaux, il réussit à les baptiser avec les gouttes de pluie restées sur un épi de maïs que ses bourreaux lui avaient jeté par dérision. Geste sublime d’une charité chrétienne plus forte que les pires souffrances.

C’est en suivant leurs fidèles, les Hurons, chassés par les Iroquois, que les Jésuites établirent leurs missions dans les régions avancées de l’Ouest, à Saint-Joseph, à Saint-Ignace, à Pointe-Saint-Esprit, à Pointe-Sainte-Marie, à Saint-François-Xavier. Ils touchaient au versant oriental du Mississipi. Ils avaient trouvé ces voies de portage qui permettent de passer en quelques lieues du bassin des Grands Lacs à celui dont les eaux vont se perdre dans le golfe du Mexique.

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Le Père Marquette était l’un d’eux. Il exerçait son ministère à Pointe-Saint-Esprit, à l’extrémité occidentale du Lac Supérieur, quand ses Hurons, fuyant une attaque iroquoise, l’entraînèrent, en 1671, à Michillimackinac. Il y fonda la Mission de Saint-Ignace. Mais, à son zèle apostolique, ce petit troupeau d’âmes déjà converties ne suffisait pas. Voué à la Sainte Vierge, il l’avait suppliée de lui obtenir la grâce d’évangéliser ces peuplades inconnues du Mississipi, dont il avait entendu parler par des coureurs venus de l’Illinois. Son vœu fut exaucé. Un jour, à Michillimackinac, l’explorateur Louis Joliet lui apporta l’ordre signé du Gouverneur et de l’Intendant Talon, confirmé par le Supérieur des Jésuites canadiens, de se joindre à lui, pour gagner et descendre la Grande Rivière par laquelle Talon disait possible, à moins de trois cents lieues de là, d’atteindre à la Mer Vermeille, dont la Tartarie formait l’autre bord.

Ils partirent le 17 mai 1673 — six ans avant la première expédition de la Salle vers le Mississipi. Quelle odyssée que cette navigation ! La galère d’Ulysse est un puissant navire en comparaison de leurs deux canots de quinze pieds, si frêles, faits de maintes écorces de bouleaux. Pour vivre, ils n’ont qu’une provision de maïs et de pemmican ; pour bagages, une boussole, un astrolabe, des outils, le Crucifix du Père et ce qui lui faut pour dire la Messe. C’est ainsi, pacifiquement, sans autre guerre qu’avec les Iroquois, ce peuple de proie, que les Français ont étendu leur Empire jusqu’au golfe du Mexique et, au siècle suivant, jusqu’en vue des Montagnes Rocheuses.

De Michillimackinac, les deux voyageurs ont gagné la longue baie des Puants, la petite rivière des Renards, et, faisant portage, posé leurs barques dans le Wisconsin. Ils le descendent entre des forêts, des arbres chargés de vignes sauvages, des prairies peuplées d’élans et de chevreuils. Le 17 juin 1673, une grande eau transversale leur apparaît. C’était le Mississipi. Ils s’y laissent glisser, et pendant des jours, portés par le courant, ils traversent des étendues dont les bisons semblent les seuls maîtres. Ce n’est qu’au bout de soixante lieues qu’ils voient sur la berge boueuse des empreintes de pas humains. Débarquant, ils les suivent, traversent une forêt, et arrivent aux villages d’un clan d’Illinois, dont le Sachem, qui avait entendu parler des Français des Grands Lacs, les accueillit comme des envoyés du Grand Esprit. « Toi qui le connais, dit-il au Père, entre en paix dans nos cabanes, et apprends-nous à le connaître. C’est toi qui lui parles et entends sa parole. » Autour de ces villages s’étendaient des champs de maïs, des bocages, des « prairies émaillées de fleurs ». La relation qu’a faite Marquette de cette scène a pu contribuer, comme, plus tard, les descriptions de l’heureuse Otaïti, à la légende des innocents sauvages, des hommes de la nature, dont, on commençait à rêver en France. Mais, à côté des pacifiques Illinois, il y avait les féroces Iroquois, comme, non loin de Tahiti, les cannibales et coupeurs de têtes des Iles Fidji.

Ils descendirent jusqu’au 33e parallèle, au confluent de l’Arkansas, où les indiens leur apprirent qu’ils n’étaient plus qu’à dix journées de l’estuaire du fleuve. Il était clair que le Mississipi finissait dans le golfe du Mexique, non comme on l’avait cru dans la mer de Californie. C’était le point qu’il s’agissait de fixer. Et comme on leur disait qu’en aval, les Natchez, armés de fusils par des Européens qui n’étaient pas loin, interdisaient le bas de la Grande Rivière, craignant d’être pris, de tomber aux mains des Espagnols, et que le fruit de leur expédition ne fût perdu, ils reprirent le chemin des Lacs. Ils avaient découvert cette grande vallée centrale de l’Amérique du Nord, dont Tocqueville a dit qu’elle était la plus magnifique demeure que Dieu ait préparée à l’homme, une vallée six fois grande comme la France, aujourd’hui la contrée la plus riche du monde en blé, en pétrole, en coton, où vivent soixante millions d’hommes, et dont les statisticiens prévoient qu’elle pourra un jour en nourrir deux cent cinquante millions.

Épuisé, malade, Marquette dut s’arrêter à la Baie des Puants. À peine convalescent, en octobre 1674, il reprend la route du Sud pour aller évangéliser les Illinois, dont il avait remonté la rivière en revenant du Mississipi, et qui lui avaient fait promettre son retour. Mais repris par son mal, il est obligé d’hiverner près de la Rivière de l’Ail, la Rivière de Chicago, où il avait passé, l’année précédente, avec Joliet, — premiers Européens sur le site où bruit aujourd’hui une cité de trois millions d’âmes. Ce n’est qu’en avril qu’il arrive à la grande bourgade illinoise. Le Jeudi-Saint, devant cinq cents chefs entourés de leurs guerriers, il enseigne le Christ, et célèbre la Messe. Mais il est miné par la dysenterie, et, quand il les quitte, il sait que sa fin est proche. Le 15 mai, au bord du Michigan, il meurt, couché sur la terre, le visage illuminé par une divine vision, et les yeux fixés dans l’extase.

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Il avait nommé le Mississipi la Rivière de l’Immaculée-Conception. Trait significatif, Cavelier de la Salle qui descendit le fleuve jusqu’à la mer changea ce nom pour celui de Colbert. Marquette était un mystique, un Saint dont toute la vie fut dirigée par cette idée : étendre l’Empire du Christ. C’est en missionnaire, pour chercher de nouveaux champs d’évangélisation, qu’il avait suivi Joliet, l’initiateur de l’entreprise. « Si je n’avais sauvé qu’une seule âme, disait-il, au retour de son grand voyage, en pensant à un enfant indien qu’il avait baptisé, je jugerais que toutes mes fatigues sont bien payées. » Cavelier était un homme d’action et un moderne ; l’idée qui le possédait était de l’ordre pratique : élargir l’empire colonial de la France ; c’était un explorateur de l’espèce de nos Monteil et de nos Brazza, plus admirable encore parce qu’il ne disposait pas de leurs moyens. Par son énergie, sa constance à recommencer toujours, à travers une suite incroyable de défaites, à silencieusement persévérer à l’encontre de haines et de perfidies qui sont à l’origine de presque tous ses malheurs, Cavelier de la Salle est un des héros de notre histoire. Il n’en est pas dont la vie et l’action aient fait plus d’honneur à notre race. Aucun n’a mieux montré ce que peut l’énergie française.

Né à Rouen, en 1643, concitoyen et contemporain du grand Corneille, fils d’un riche marchand qui vivait plus en noble qu’en bourgeois, il reçut toute la culture de son temps : il fut le type de « l’honnête homme », au plein sens qu’a le mot au XVIIe siècle. Au collège des Jésuites, il montra un grand goût pour les mathématiques et les sciences naturelles. Son sérieux, son intelligence, sa haute tenue morale ont été attestés par ses maîtres ; « il n’a jamais donné lieu au moindre soupçon de péché véniel », a dit son Supérieur. Sous ses calmes et froides apparences, se concentrait une âme fière, ardente, indépendante. Très jeune, ayant prononcé ses premiers vœux, il enseigna. Mais à la vie réglementée des disciples de Loyola, à leur consigne d’obéissance passive — perinde ac cadaver — il se pliait difficilement. Cette âme était faite pour entreprendre. À vingt-quatre ans, il quittait l’habit religieux. On parlait beaucoup du Canada dans la famille. Un de ses frères était prêtre sulpicien à Montréal ; son père, membre de la Compagnie des Cent Associés. Au printemps de 1667, il s’embarqua pour Québec. Il semble bien qu’il aspirait déjà à découvrir en Amérique le chemin de la mer par où le commerce français pourrait atteindre à la Chine.

Il gagna tout de suite Montréal, centre des Sulpiciens, qui en avaient la seigneurie. Ce n’était encore, sur le Saint-Laurent, qu’une brève ligne de pignons dominés par la grande maison du Séminaire, l’Hôtel-Dieu et par le Fort qui la défendait contre les Iroquois, toujours à l’affût dans la campagne environnante. Les Ecclésiastiques lui offrirent un petit fief, à trois ou quatre lieues à l’ouest, au dessus des rapides et du lac Saint-Louis. En fait, ils le chargeaient de tenir, sur le côté le plus exposé de la ville, un avant-poste contre les incessantes agressions de ces terribles sauvages. C’est le domaine qu’on appela plus tard ironiquement la Chine, quand on sut que La Salle, partant de là, prétendait trouver la route de l’Asie.

Il y fit œuvre de seigneur féodal, protégeant ses colons, organisant la défense, fondant un village qu’il entoura de palissades. Mais son rêve allait bien plus loin ; en vue des explorations qu’il méditait, il apprenait plusieurs dialectes indiens. Ses papiers de famille qu’a étudiés Parkman, disent que, dès 68, il s’aventura dans le Nord, pour en revenir convaincu qu’il n’y avait rien à chercher dans cette direction. Un jour, raconte l’historien américain, des coureurs indiens lui parlèrent d’un grand fleuve dans le Sud, et qui se jetait dans une mer si lointaine qu’il fallait huit ou neuf mois pour l’atteindre. Là dessus, son imagination s’enflamma. Il courut à Québec. Il savait se faire écouter, et obtint du Gouverneur, M. de Courcelles, des lettres patentes qui autorisaient l’entreprise, mais elle se ferait à ses frais. Il vendit son domaine, et en tira ce qu’il fallait pour une longue expédition : des vivres, quatre canots et une compagnie de quatorze hommes.

Messieurs, il nous faut aller vite. Disons seulement qu’avec deux Sulpiciens que le Séminaire envoyait dans le Nord des Grands Lacs, il atteignit l’Ontario, puis l’embouchure du Niagara dont il entendit sans la voir la grondante cataracte, et que malade, mais non pas en danger, il persuada aux deux prêtres, qui gênaient ses recherches, de continuer leur route. Que fit-il pendant les deux années qui suivirent ? nous n’en savons rien de précis, mais d’une Histoire de Monsieur de la Salle, dont l’auteur le vit à Paris en 1674, on peut inférer qu’après avoir passé à Onondaga, et au Sud du Lac Erié, il parvint à l’une des branches de l’Ohio, et la suivit jusqu’à Louisville. Qu’il ait découvert ce fleuve avant Joliet, Joliet lui-même, son émule, en a témoigné. Une carte de 1674 qu’il a laissée porte ces mots au dessous du tracé de cc fleuve : « Route du Sieur de la Salle pour aller dans le Mexique ». Une autre, du même, confirme cette indication. « Rivière Ohio par où le Sieur de la Salle est descendu ». Notons que ses hommes l’ayant abandonné comme il approchait du Mississipi, il dut revenir seul à travers trois cents lieues de forêts de brousse, de marais et de peuplades sauvages. Un tel voyage n’était pour lui qu’un premier pas vers le but qu’il s’était fixé, — une simple reconnaissance. Il n’en dit presque rien. La Salle agissait et ne se vantait pas.

En 1671, il reparaît, toujours explorant, passant du Lac Erié à celui des Hurons, puis au Michigan, puis, deux années avant Marquette, à la rivière de l’Illinois, découvrant ainsi la route qu’il reprendra trois fois pour arriver huit ans plus tard au Mississipi et à la mer — la Mer du Mexique, comme les renseignements qu’il a recueillis des Indiens l’en ont maintenant convaincu.

Au printemps de 1673, il est à Québec, où il soumet ses projets au nouveau Gouverneur Général, Buade de Frontenac, un homme de son espèce, énergique, entreprenant, de décision rapide. Avant tout, il faut construire, à l’entrée du lac Ontario, un Fort, point d’appui, pour La Salle, à la grande expédition qu’il médite ; point d’arrêt, pour Frontenac, au libre passage des fourrures venues du Nord, et qui lui en assurera le monopole. Les deux hommes s’entendent vite. La Salle est envoyé à Onondaga, chez les Iroquois, avec qui on est alors en paix, pour les préparer à cette occupation, et les inviter à une réunion au Nord du Lac où le Gouverneur leur parlera. Celui-ci part de Montréal avec une force imposante : quatre cents hommes, cent vingt canots, deux chalands armés, que la troupe remorque à travers les rapides. Vers le 10 juillet, la flotille arrive au Lac, y avance en ordre de bataille, et rencontre bientôt les pirogues des chefs iroquois. Leur nation, disent-ils à Frontenac, les attend à Cataraqui c’est le lieu où La Salle les a convoqués, le point même que, sur une carte envoyée au Gouverneur, il a indiqué comme le meilleur site pour le Fort. Le 17, a lieu le grand colloque — les Français debout, habits bleus et rouges, chapeaux à plumes ; les Indiens accroupis à terre et fumant gravement leurs calumets. Frontenac leur parle leur langage imagé ; il leur adresse des paroles d’amitié, mais d’autres aussi, faites pour leur inspirer le respect de la puissance française. Ils ont entendu parler des canons, et ils en voient deux sur les chalands. Et devant eux, on creuse des douves, on travaille à des palissades.

La vaste conception de La Salle comprenait toute une chaîne de postes, du Canada au Golfe du Mexique. Or déjà le Gouverneur, en construisant hors des limites reconnues du Canada, et sans en référer au Roi, le Fort qui portait son nom, avait dépassé ses pouvoirs. Il était très combattu dans la colonie. Le nouvel intendant Duchesneau, les Jésuites, puissants à la Cour, lui étaient hostiles. Des lettres, des mémoires adressés à Colbert l’accusaient — il le savait — d’abus d’autorité, de désobéissance aux ordres du Souverain, et, La Salle avec lui, de trafics illicites. Contre cette incessante intrigue, la correspondance ne servant à rien, il lui fallait un homme, et sur place. La Salle était le sien. Il en connaissait l’intelligence, l’entregent, le pouvoir de parole. En novembre 1673, muni d’une lettre qui le recommande au grand Ministre comme « l’homme le plus capable de toutes sortes d’entreprises et de découvertes », La Salle part pour la France.

Cet homme qui avait couru les forêts de l’Illinois et de l’Ohio en Indien, vêtu de peaux de daim, chaussé de mocassins, imaginons-le maintenant en perruque et jabot, de dentelle, dans l’antichambre de Colbert qui, le traitant de fou, lui a fermé sa porte. Mais il insiste, réussit à le voir, et très vite le conquiert. A-t-il paru à la Cour de Saint-Germain ? Tout au moins le Roi lui a octroyé des lettres de noblesse, la seigneurie de Cataraqui, le gouvernement du Fort. La Salle se charge d’en rembourser la dépense, de le parfaire en pierre, d’y entretenir une garnison, de faire venir des « habitants », d’organiser un commerce de pelleterie profitable au Revenu de la Couronne.

Deux années sont employées à ces tâches, mais pour cet audacieux, le Fort Frontenac n’est, qu’un point de départ. Il s’agit maintenant d’assurer par d’autres postes la route du Mississipi ; pour cela de trouver de l’argent, surtout d’obtenir l’assentiment du Ministre et du Roi, à qui, en 1674, il n’a pas révélé toute l’étendue de son dessein. Le succès était douteux ; Louis XIV venait de refuser à Joliet l’octroi des terres que celui-ci avait découvertes pour la raison qu’il fallait d’abord peupler le Canada. De nouveau, en 1677, la Salle est à Paris. De nouveau, la force convaincante de sa parole, la clarté de ses vues, l’impression que produit sa personne, emportent les résistances. Accompagné du Chevalier de Tonty, qui sera son meilleur lieutenant, il revient, muni de toutes les autorisations et de fonds avancés par de riches parents qui savent ce qu’est maintenant son crédit.

Dès son retour, il se met à l’œuvre. Construction d’un blockhaus sur le Niagara, au-dessus de la cataracte, et en même temps, d’un navire de cinquante tonneaux, Le Griffon, qui doit surveiller les Lacs, et qui portera sept canons, est lancé.

Mais le brigantin qui amenait de Montréal les vivres et le matériel s’est perdu dans les rapides. Il lui faut revenir à Frontenac pour s’équiper à nouveau : quatre-vingts lieues à pied, dans la neige, à travers un pays infesté d’Iroquois. Chez lui, un autre coup l’attend. À l’instigation d’une faction qui ne lui pardonne pas sa haute situation et la gêne apportée au libre commerce des fourrures par la création du Fort, ses créanciers ont saisi toutes ses propriétés du Saint-Laurent. Il est ruiné. Mais il n’abandonne rien de ses projets. Jusqu’à la fin, cette âme aura la grande vertu stoïque qu’a définie Milton : « l’indomptable volonté de ne pas céder ».

Au début du mois d’août — nous sommes en79 — il est revenu au Niagara, et il s’embarque sur le Griffon. Il traverse le lac Erié dans sa longueur, passe dans le chenal de Détroit, et par tempête déchaînée, entre dans les eaux furieuses du lac des Hurons. À cinq cents kilomètres dans le Nord, il atterrit à Michillimackinac, et renvoie son navire chargé de pelleteries dont le produit doit subvenir aux frais de l’expédition. On ne reverra jamais le Griffon. Lui-même, avec quatorze hommes et quatre canots, se met en route pour la grande aventure.

En ce moment, il s’agit d’atteindre la rivière Saint-Joseph, au sud-est du Michigan, où, par la côte orientale, Tonty doit le rejoindre. Nouvelles tempêtes ; il faut chercher des abris sur la rive, tirer les bateaux à travers les brisants. Les Indiens menacent, les vivres manquent, on se nourrit de fruits sauvages. Enfin, on aborde à l’embouchure du Saint-Joseph où le Griffon devrait être. A-t-il sombré sous les coups de vent ? La Salle cache son inquiétude. Les hommes grondent, et non seulement il les dompte, mais il leur fait construire une maison forte, et qui sera le Fort Miami. Avec un retard de vingt jours, Tonty arrive enfin de Michillimackinac. En route alors, pour le lieu de portage, la prairie près de Chicago où ont passé Joliet et Marquette, et qui mène à la rivière de l’Illinois.

Messieurs, le temps me manque pour suivre les péripéties de ce voyage : La Salle aventuré seul, en reconnaissance, et perdu pendant plusieurs jours dans les bois ; le grand bourg des Illinois, où l’on comptait se ravitailler, désert, car pour les Indiens c’est le temps des chasses ; la rivière barrée par les pirogues d’une horde qui campe sur les deux rives, et qu’un émissaire indigène de certains Français a persuadés qu’il allait soulever contre eux les Iroquois, mais comme toujours, quand il parle aux Indiens, il les apaise. C’est en vain qu’ils essayent de le retenir par de terrifiantes descriptions de tribus féroces et de monstres qui peuplent le Mississipi. Alors, la fuite de six de ses hommes, première désertion qui le frappe au cœur, et que suit une tentative pour l’empoisonner. Mais rien ne le fait plier. Il sait maintenant que le Griffon est perdu, qu’il lui faudra de nouveau revenir en arrière jusqu’à ses lointaines bases, jusqu’à Frontenac, jusqu’à Montréal — quelles distances ! — pour y chercher les ressources nécessaires à la reprise de l’expédition. Au-dessous de Péoria, il élève un nouveau Fort qu’il appelle d’un nom symbolique : Crèvecœur, et il envoie l’un de ses compagnons, le Père Hennepin, reconnaître le bas cours de l’Illinois. Le 2 mars enfin, laissant Tonty à la tête du poste, il repart pour les Lacs et le Canada.

Cette fois, c’est quatre cent cinquante lieues à franchir. La rivière qu’il remonte est couverte de glaçons qui, poussés par le violent courant, heurtent à tous moments ses canots, — plus haut, si complètement prise qu’il faut s’ouvrir un chenal à coups de hache, puis munir les barques de patins et les traîner ; finalement les abandonner et se lancer, raquettes aux pieds, bagage au dos, à travers la brousse et la prairie. Ailleurs, ce sont, de vastes marais qui, le jour dégèlent au soleil de mars ; pendant une semaine, ils avancent dans l’eau jusqu’aux genoux. Plus loin, des maquis dont les épines leur déchirent la figure, des rivières à traverser sur des radeaux qu’ils fabriquent en abattant des arbres. Tout cela, sous la neige ou la pluie, passant les nuits dans la boue ou le verglas, et il faut faire le guet contre les surprises possibles des Iroquois. Il en survient des bandes, et La Salle va seul au devant d’eux, palabre et, chaque fois, se tire d’affaire. Trois de ses hommes, épuisés, sont tombés malades ; mais il est maintenant à la Rivière des Hurons, et il en laisse deux qui regagneront en canot Michillimackinac. À Détroit, deux autres sont pris de fièvre, et l’un crache le sang ; il n’en a plus qu’un de valide pour l’aider à construire une embarcation, et pagayer avec lui jusqu’au Niagara. Là, au Fort Conti, non seulement on lui confirme que le Griffon a sombré, mais il apprend qu’un navire de France, portant une cargaison à son nom, s’est perdu sur les roches à l’entrée du Saint-Laurent. Il continue sa route, et, le 6 mai, plus de deux mois après son départ de Crèvecœur, il est enfin chez lui, à Frontenac.

Va-t-il s’y arrêter, se refaire un peu de ce terrible voyage ? Non, cet homme est de fer. De Frontenac, où il a su sa ruine achevée par les malversations de ses agents, et la perte de plusieurs de ses canots chargés de ses marchandises, il va tout droit à Montréal, — trois semaines de marche encore — et là, au centre des intrigues dirigées contre lui, tels sont, malgré tout, son ascendant, sa puissance à communiquer sa foi qu’il parvient encore à trouver des prêteurs et de quoi équiper une seconde expédition.

Hélas ! ce rayon de bonheur est bref. Jusqu’à la fin ce sera le sort de La Salle ; chaque fois que la fortune le laisse se relever, c’est pour le frapper plus durement. Revenu à Frontenac, il reçoit une néfaste lettre de Tonty. Ce loyal serviteur est à son poste, au Fort Saint-Louis que, suivant, les instructions de son chef, il a construit pour la défense des Illinois sur un rocher qui domine leur capitale. Mais Crèvecœur est en ruine. Presque tous les hommes ont déserté après avoir pillé les magasins, jeté à la rivière tout ce qu’ils ne pouvaient emporter. D’autres nouvelles arrivent : passant à Saint-Joseph, là aussi, ils ont saccagé le Fort, mais huit d’entre eux ont été vus sur le lac Ontario. La Salle sait où les attendre. Posté avec huit fidèles à un coude étroit de la rivière, il voit deux de leurs canots approcher, les menace de ses fusils et s’empare des traîtres qu’il ramène et emprisonne à Frontenac. Quelques heures plus tard, du même poste de guet, il découvre le troisième canot qui suivait, et comme les bandits ouvrent le feu, deux sont abattus, et il se saisit des trois autres. Telle est l’immédiate réaction de son énergie.

Deux années d’héroïques efforts n’avaient abouti qu’à des malheurs. La Salle reste impassible. « Nul regard humain, dit Parkman, ne pouvait pénétrer les profondeurs de cette nature hautaine et réservée ». Tout étant, à recommencer, simplement La Salle recommence.

Parti de Frontenac, le 10 août 1680, en novembre il est sur l’Illinois. Il approche de Crèvecœur quand un spectacle d’épouvante le saisit. Le grand village des Illinois est en cendres ; rien n’en reste que des perches calcinées ; la terre est un charnier ; des loups et des corbeaux se disputent des morceaux de cadavres. Un peu plus bas, dans un campement abandonné, il trouve pire : sous des poteaux de supplice, des restes de victimes — hommes, femmes, enfants brûlés vifs. Au Fort, c’est la désolation ; tout est dévasté, détruit par les déserteurs, et ils ont signé leur forfait, laissant cette inscription : « Nous sommes tous sauvages ». Plus une âme. Qu’est devenu Tonty ? Pour essayer de le savoir, et peut-être des féroces Iroquois eux-mêmes, La Salle, dévoré d’inquiétude, descend toute la rivière, et il n’a que quatre hommes avec lui. Solitude partout. Il va jusqu’au Mississipi ; enfin ses yeux voient le grand fleuve dont il a tant rêvé. Il pourrait — ses compagnons le lui proposent — continuer, dépasser les lieux atteints par Marquette, se donner, sans plus attendre, le bonheur et la gloire de porter jusqu’à la mer le drapeau de son Roi. Pour ce chef, le premier devoir est envers son lieutenant et les quelques fidèles qui, tant qu’ils ont pu — il n’en doute pas — ont tenu contre les hordes iroquoises.

Il les a cherchés partout sur le chemin qui le ramène au Michigan. Mais une autre tâche s’impose : l’œuvre à laquelle il a voué sa vie est vaine si la route du Mississipi reste exposée aux incursions des Iroquois. Il entreprend de la leur barrer en organisant contre eux une confédération des tribus. À cette fin, tout l’hiver qu’il passe à Saint-Joseph dans le pays des Miamis, il l’emploie en négociations avec eux, avec des colonies d’Indiens de l’est et de l’Ohio qui ont fui jusque-là les Anglais et leurs Iroquois. Et ce n’est pas tout : à travers des plaines de neige dont l’éblouissement le rend aveugle pendant trois jours, il va chercher au nord du Michigan, d’autres peuplades qu’il réussit à enrôler. Revenant, il trouve un grand village miami dominé par une petite bande de la tribu rapace devant qui tremblent les autres peuples indiens. Ils s’y sont posés en maîtres ; ils ont parlé des Français avec le dernier mépris. Il va droit à eux, les interpelle, les défie, lui présent, de répéter leurs insolents propos. Intimidés, confondus, ils se taisent, et dans la nuit suivante, s’esquivent du village. Sur les Miamis, dit Parkman, l’effet fut prodigieux : ils avaient vu La Salle, à la tête de dix Français, imposer à ces arrogants visiteurs le respect qu’eux-mêmes, avec leurs centaines de guerriers, étaient si loin de leur inspirer.

Le lendemain, devant une grande assemblée de Miamis, La Salle parle. Le difficile, c’est de les amener à l’alliance avec les Illinois qui sont pour eux de vieux ennemis. Il les assure de la protection du Roi de France, ami de la paix, et dont la puissance est redoutée de toutes les nations du monde ; « il les exhorte à se joindre à leurs voisins pour la défense, car si les Iroquois détruisaient les Illinois, c’est eux, les Miamis qu’ils détruiraient ensuite. La Salle, dit la Relation laissée par un de ses fidèles ([1]), était le plus grand orateur de l’Amérique septentrionale ». La réponse des chefs ne se fit pas attendre : « L’Illinois, dirent-ils, est notre frère, puisqu’il est le fils de notre père. Nous vous faisons maître de nos castors, de nos terres, de nos Forts et de nos esprits. Nous ne savions pas le bonheur d’être les enfants du Grand Roi... »

Telles sont les bases que La Salle entend donner à son œuvre. Trois mois de diplomatie pour amener les tribus à l’union contre l’ennemi commun, ce n’était, pour lui qu’une nouvelle préparation. Il lui restait maintenant à tout reprendre une troisième fois, et pour cela, à rentrer au Canada. Quelle route encore : quatre grands lacs à traverser dans leur longueur !

Passant à Michillinackinac, il a le bonheur d’y retrouver le chevalier Tonty, miraculeusement revenu de Crèvecœur et du grand village des Illinois qu’il a héroïquement défendu, allant, comme il l’a vu souvent faire à son chef, jusqu’à s’avancer seul au milieu des agresseurs, qui, poussant leur cri de guerre, l’ont frappé d’un coup de couteau et ont fait le geste de le scalper.

Les deux hommes se racontent leurs tragiques aventures. Le Père Membré qui assistait à cette rencontre, nous dit que La Salle parlait de ses désastres avec tranquillité, bonne humeur, comme de simples incidents de voyage. « Tout autre, ajoute le Père, se serait avoué vaincu, mais je l’ai vu, avec une fermeté, une constance sans pareilles, plus déterminé que jamais à continuer et à mener jusqu’au bout son entreprise. »

À la rame, et à quatre cents lieues de là, La Salle gagne Frontenac, d’où il descend à Montréal. Là, aidé par le Gouverneur ; il se refait une troupe, et dans l’été de 1681, ayant écrit son testament, il repart avec Tonty, « résolu, dit l’auteur de la Relation, d’achever au plus tard au printemps son entreprise, ou de périr en y travaillant. »

 

Il nous faut passer vite encore sur ce voyage de près de mille lieues. Jusqu’au bas de l’Illinois, c’est la route que nous connaissons, et les mêmes difficultés, les mêmes péripéties s’y répètent. Encore des palabres avec les tribus pour les amener à la Confédération défensive ; encore des plaines à traverser clans la neige. Alors la descente du Mississipi, l’entrée dans les régions tièdes, la végétation qui change ; au-dessous de l’Arkansas, des peuplades comme ces Français n’en ont jamais vu, gouvernées par des Caciques, et qui ont des maisons de briques, de vraies villes, des temples surmontés de dômes — les Taensas, les Natchez, inquiets, à la vue des Faces Pâles, et inquiétants d’abord. « Mais, dit Membré, le sieur de La Salle, dont la mine, les manières avenantes, le tact, l’adresse inspirent l’amour et le respect, produisait bientôt sur leurs cœurs un si heureux effet qu’ils ne savaient plus comment assez bien nous traiter. »

Les premiers alligators ont fait leur apparition, et voici que l’eau prend un goût de sel. Le 6 avril, ils voient le fleuve élargi se diviser en trois branches. Le Chef s’engage dans celle de l’ouest, Tonty et d’Autray dans les deux autres et bientôt la mer, une mer enflammée et déserte, se déploie devant eux. Le 9, ils sont tous ensemble, environnés d’Indiens, au pied d’une colonne tout de suite élevée, et qui porte cette inscription : Louis le Grand, Roy de France et de Navarre, règne : le 9 avril 1682. Alors le chant du Vexilla, et puis du Te Deum est entonné ; le Domine Salvum fac Regem ponctué d’une salve de mousqueterie. Après quoi, un notaire — oui, un notaire que La Salle avait pris soin d’amener de Frontenac, et qui avait apporté son habit noir, transcrivit les paroles prononcées par La Salle.

Cette pièce, signée de tous les Français présents, était en forme protocolaire le procès-verbal de la prise de possession du sol. « De par le très haut, très puissant, très invincible et victorieux Louis le Grand, par la grâce de Dieu roy de France et de Navarre, quatorzième de nom, ce jourd’huy, 9 avril 1682, je, en vertu de la commission que je tiens en main, prêt à la faire voir à qui il pourrait appartenir, ay pris et prend possession, au nom de Sa Majesté et du successeur de sa couronne, de ce pays de la Louisiane. »

Ce que signifiait ce mot : la Louisiane, écrit, ce jour-là, pour la première fois, la suite du texte le définit largement : « Toutes les mers, ports, provinces, tous les peuples, nations, cités, villages, mines, pêcheries, du dit pays ainsi que le long du fleuve Colbert ou Mississipi, et toutes les rivières qui s’y déchargent, depuis ses sources jusqu’à son embouchure dans le Golfe du Mexique. » C’était, des Montagnes Rocheuses aux Alleghanis, la plus grande partie du territoire actuel des États-Unis.

 

Il pouvait croire qu’il avait enfin forcé la Fortune. Elle lui réservait un coup terrible. Le Gouverneur Buade de Frontenac avait été rappelé ; celui qui lui succédait, Lefebvre de la Barre, vieillard imbécile, était tombé tout de suite sous la coupe de la faction dont l’hostilité contre le grand explorateur n’avait jamais désarmé. Sur le chemin du retour, au Fort Saint-Louis de l’Illinois, La Salle apprend ce changement. Il écrit à La Barre, lui exposant les besoins de cette place sous laquelle vingt mille Indiens rassemblés comptent sur la protection française. Du portage de Chicago, il le supplie d’aider à maintenir la confédération des tribus dont l’une, celle des Miamis, attaquée par l’éternel ennemi, a déjà pris la fuite. Ces lettres, La Barre les transmet au ministre, qui n’est plus Colbert mais Seignelay, mais en y ajoutant un rapport, où la découverte de La Salle est traitée d’imposture, et lui-même accusé de vouloir se créer au loin, hors de tout contrôle, un royaume indépendant. Cependant, tout ravitaillement lui est refusé, et la plupart de ses hommes, apprenant sa disgrâce se débandent, emportant ses pelleteries, sa dernière ressource, et quand il arrive à Frontenac, c’est pour apprendre qu’un autre est en possession du Fort ; et déjà sur la route il a rencontré l’officier chargé par La Barre de prendre à Saint-Louis la place de Tonty. Au Canada, La Salle n’est plus rien, mais il n’abandonne rien ; il gagne Québec, et résolu d’aller jusqu’au Roi, il s’embarque pour la France.

À Paris, à Saint-Germain, il semblait condamné d’avance. Louis XIV avait écouté La Barre : « Je suis convaincu, lui avait-il déjà répondu, que la découverte du sieur de La Salle est inutile, que de telles entreprises ne tendent qu’à débaucher les habitants et diminuer le revenu. » Et pourtant, à Versailles, le miracle opéré déjà deux fois par la présence de l’homme se répète. Aussitôt qu’on le voit, qu’on l’entend, les préventions tombent. Il rappelle que le grand Colbert jugeait de la dernière importance pour le service du Roi un établissement sur le Golfe du Mexique, qu’à cette fin, il a parcouru, en cinq ans, plus de cinq mille lieues, et sacrifié toute sa fortune. II décrit la grandeur et la fertilité de la Louisiane, il insiste sur l’utilité d’une place forte, d’où lui-même, si on lui donne un vaisseau, 200 hommes avec leurs armes et leur solde pour un an, s’emparera facilement de pays riches en métaux précieux, et qui ne sont tenus que par de faibles postes espagnols. C’est l’idée qui séduit le plus le Roi-Soleil. À La Salle, tout est accordé, et plus qu’il ne demandait : quatre navires, dont deux vaisseaux de ligne pour le convoyer, des soldats, une troupe de futurs colons, des ouvriers, des missionnaires. De plus, avec une forte réprimande, l’ordre est envoyé à La Barre de lui restituer tous ses biens confisqués.

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Messieurs, à ce triomphe succède la catastrophe. Ce serait attrister cette réunion que de suivre de près la suprême lutte du héros contre un Destin qui, nous le savons, va le briser. La fin de La Salle est une agonie qui dura deux ans, agonie au sens premier du mot, qui signifie combat, car ce fut un combat de tous les jours, de toutes les heures, et il finit par y périr, et de quelle mort !

Vous trouverez dans le grand livre de Parkman tout le détail de cette longue et confuse tragédie. Je la résume en quelques mots. Pour commencer, la malveillance de Beaujeu, commandant des navires, malveillance excitée peut-être — La Salle en fut convaincu — par ceux qui depuis si longtemps le poursuivaient de leurs haines. Puis, dans le Golfe, bien qu’il manifestât son inquiétude en voyant « la côte toujours gagner au sud », les bouches du Mississipi manquées, et tout son monde laissé avec lui (février 1685) sur la côte du Texas, — Beaujeu, non seulement se refusant à rechercher l’estuaire, sous prétexte qu’il est à court de vivres, et qu’il lui faut regagner les Antilles, mais refusant à La Salle l’artillerie emportée pour l’établissement d’un poste solide. Ajoutez la perte de ses deux flûtes : d’abord, presque tout de suite, par une fausse manœuvre bien suspecte, celle de l’Aimable, qui porte les autres armes, les outils, les approvisionnements, la pharmacie. Alors, la famine, les morts successives de tant d’infortunés qui l’ont suivi, et qu’il a rassemblés dans un fortin improvisé ; son courage, quand l’angoisse étreint son cœur, à feindre le calme, à garder (je cite le récit, d’un rescapé) « cette égalité d’humeur qui relevait les espérances les plus abattues » ; ses raids successifs à travers des étendues de roseaux, de marais, à la recherche du fleuve, sa résolution désespérée de monter avec quelques hommes jusqu’au Canada pour en ramener du secours ; son dernier départ du Fort, où il fit, dit un autre des survivants, « une harangue pleine d’éloquence, de cet air engageant qui lui était si naturel, et dont la colonie fut touchée jusqu’aux larmes ». Enfin, le 17 mars 1687, près de la Rivière du Malheur, son assassinat dans la brousse par deux mutins qui, terrorisant les deux témoins, les empêchent de lui donner une sépulture, insultent, son corps, le dépouillent et le laissent, nu aux loups et, aux vautours. Mais celui que les autres regardaient comme seul capable de les sauver, l’homme de toutes les ressources, « notre ange tutélaire », dira l’un d’eux, sera vite vengé, et les deux criminels vont tomber à leur tour sous les balles. Détournons-nous de ces horreurs.

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Rien n’avait jamais arrêté La Salle. Les marches de plusieurs mois, répétées d’année en année, et par des hivers glacés, dans les immensités sauvages ; les maladies, l’hostilité des Iroquois, les conjurations de ses ennemis, les désertions, des revers tels que, chaque fois, tout ce qu’il avait accompli jusque-là était anéanti, — il avait résisté à tout. Il a fallu les coups de fusils de deux traîtres embusqués pour l’abattre.

Il avait la plus haute de toutes les vertus, la vertu par excellence, virtus, l’énergie spirituelle qui commande toutes les autres, car elle se traduit non seulement par l’audace et la grandeur des entreprises, la promptitude de la décision, la continuité du vouloir, la sérénité dans le malheur et sous les plus lourdes responsabilités, mais encore par la vigueur de l’attention, la certitude de la mémoire, la précision et le rapide agencement des idées, d’où naît la réaction efficace devant l’obstacle et le danger. Nietzsche a dit que souvent un grand homme n’est pas tout à fait un homme. Il songeait à des artistes, à des poètes dont l’œuvre nous émeut, traduisant les inquiétudes, les langueurs, les frissons d’âmes instables et mal adaptées à la vie. Cavelier de La Salle est le type accompli de l’âme saine et virile. Un tel homme ajoute à notre idée de l’énergie humaine.

De toutes ses supériorités, il dominait naturellement, et c’est pourquoi il a pu passer pour un dominateur, et ce reproche, quelques-uns de ses biographes l’ont répété. L’un de ses officiers, après avoir dit — je cite ses expressions — « sa fermeté, son courage, ses grandes connaissances dans les arts et les sciences, qui le rendaient capable de tout, son travail infatigable », ajoute que « ces belles qualités étaient balancées par des manières trop hautaines et sa dureté envers ceux qui lui étaient soumis. » Si La Salle les menait impérieusement, c’est qu’une impérieuse idée le menait. Il exigeait d’eux ce qu’il exigeait de lui-même. Mais l’idée leur manquait, qui l’insensibilisait aux pires épreuves, et pour se faire suivre d’une troupe, en partie composée d’aventuriers toujours prêts à quitter l’aventure quand elle ne tournait pas à leur profit, il n’y avait que l’autorité du Chef qui impose, tantôt par l’énergie de sa parole, tantôt par sa réserve impénétrable. Et si, trop souvent, ses hommes l’ont abandonné, lui ne les abandonnait pas. Le jour où sur la côte du Texas, le navire qui portait ses ressources s’engageait sur les bas fonds d’une rivière sablonneuse, il avait vu de loin le danger. Il aurait pu revenir à la rive et le signaler, mais un des siens venait d’être capturé par les Indiens ; il courait pour essayer de le sauver et il continua sa course. On a dit qu’il ne savait pas se faire aimer, mais Membré, qui l’a connu de près, a écrit qu’il « inspirait l’amour », et comme Tonty l’a aimé ! Jusqu’au bas du Mississipi, avec quelle patience, quelle inquiétude cet admirable Tonty l’a recherché, comme La Salle, après la ruine de Crèvecoeur et l’invasion iroquoise de l’Illinois, avait tenté, jusque chez les Iroquois, de le retrouver. Sous d’imperturbables apparences, La Salle cachait un cœur très humain. Ces malheureux qu’il laissait derrière lui au Texas, quand il essayait de remonter jusqu’au Canada pour leur chercher des secours, nous avons vu qu’ils pleuraient quand il les a quittés.

Si Tonty s’était donné à lui, comme le disciple à son maître, c’est qu’il l’avait reconnu — ce sont ses propres paroles — pour « l’un des plus grands hommes de son époque ». Tous les historiens de la Nouvelle France — et plus hautement que les nôtres, les Américains, — ont rendu le même témoignage à celui que l’un d’eux a nommé le Prince des explorateurs français ([2]). « Pour la force du vouloir, a écrit Bancroft, pour l’étendue des conceptions, pour la variété des connaissances et la rapide adaptation à l’imprévu, pour la grandeur de l’âme qui se résigne à la volonté de Dieu et pourtant fait face à tous les obstacles, pour l’énergie de la résolution et la foi qui maintient toujours, malgré tout, l’espérance, aucun de ses compatriotes ne l’a surpassé. » Un autre, James Hosmer, va plus loin quand il dit « n’est pas de plus grand exemple de rude virilité, d’invincible constance dans le dessein, de mépris de la souffrance et du danger. L’hommage de Parkman atteint au lyrisme. « Assailli d’ennemis, il les dépassait, dit-il, comme le roi d’Israël, de la tête et des épaules. Jamais sous la cotte de maille du paladin et du croisé n’a battu un cœur plus intrépide. C’était une tour dont ni la rage des hommes et des éléments, ni la fatigue, ni la maladie, ni la souffrance de la faim, ni le désappointement et le malheur n’ont jamais entamé l’imprenable muraille. »

Souvent en lisant son histoire, j’ai pensé aux vers célèbres de Kipling :

« Si tu peux mettre en un tas tous tes gains
Pour les risquer d’un coup de pile ou face,
Perdre et puis repartir de ton commencement
Sans jamais souffler mot de ta perte ;

Si tu peux contraindre ton cœur, tes nerfs, tes muscles,
A te servir quand leur force est épuisée

Et ainsi persévérer quand il n’y a rien en toi
Que la volonté qui commande : persévère !
Si nul ennemi, nul ami ne peut te décourager,
Alors la terre est tienne et tout ce qu’elle porte,
— Et, ce qui est plus, tu seras un homme, mon fils !

 

La Salle fut un tel homme. Messieurs, si l’on découvrait jamais ses ossements, c’est dans ce noble poème que l’on trouverait les mots les plus dignes d’être gravés sur sa pierre.

Douze ans après sa mort, une lettre que Tonty, après l’avoir longtemps cherché au bas du Mississipi, avait à tout hasard laissée pour lui à des Indiens, était remise au Canadien-Français Pierre Le Moyne d’Iberville, un autre de nos héros, son égal en stoïque et persévérante volonté. D’Iberville reprenait l’œuvre de Cavelier de La Salle, et il eut l’honneur de l’achever. La France, qui a connu tant de gloires, a traversé bien des désastres. Si elle s’est toujours relevée, c’est que de tels fils ne lui ont jamais manqué.

 

[1] Relation des Découvertes du Sieur de La Salle.

[2] R. G. Thwaites qui a publié (1896-1901) en 73 volumes les Relations des Jésuites et documents connexes.