RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU
PAR
M. LE DUC DE BROGLIE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE
Lu dans la séance publique annuelle du 21 décembre 1944
Messieurs,
L’écrasement de la France sous le joug étranger n’avait pas permis depuis quatre années d’accorder à la distribution des prix de vertu la solennité habituelle des séances publiques de l’Institut. Aujourd’hui, ici comme partout, c’est dans une autre atmosphère que nous pouvons rendre hommage à ceux qui, pendant cette sombre période, ont continué d’accomplir dans le silence les œuvres de dévouement et de charité que des difficultés accrues ne les ont pas empêchés de poursuivre.
Toutes les réactions du cœur humain, les meilleures comme les pires, se révèlent plus clairement dans les périodes troublées. A côté des violences et des atrocités, les actes de bonté brillent de toute leur calme et reposante lumière et, si l’on était parfois tenté de désespérer des hommes, c’est là que l’on retrouverait la confiance et la sérénité.
Nous avons tous vu de trop près, hélas, la violence, l’avidité, la bassesse et la fourberie se donner libre carrière pour ne pas chercher des yeux un autre spectacle. Arrêtons donc pour quelques instants nos regards sur des traits qui peuvent nous faire oublier que, trop souvent, l’activité des hommes s’emploie surtout à nuire aux autres hommes.
Le contraste n’en sera que plus tranché et plus réconfortant. Oui, ils existent ces actes de vertu et de bonté ; ils sont même nombreux, si l’on sait les voir. M. André Siegfried énonçait récemment, parmi d’autres remarquables maximes, la pensée suivante : « Ce n’est pas connaître la vie que refuser de jamais croire au bien. » Rien n’est plus juste, et c’est la conclusion même à laquelle on parvient en feuilletant les dossiers qu’il m’a été donné de parcourir. Ils concernent les récompenses qu’une de vos commissions a réparties cette année, comme d’habitude, en utilisant les revenus des fondations qui permettent de les distribuer.
Elles se renouvellent, ces fondations, à une cadence qui ne se ralentit pas, et voici comment : Les séances de l’Académie française durent une heure, très exactement une heure, le jeudi de trois heures et demie à quatre heures et demie. Et cela toute l’année, sans vacances, avec une telle régularité qu’aux .périodes les plus tragiques de notre histoire récente, c’est à peine si ces réunions ont connu quelque interruption.
Au début de chaque séance, quand la sonnette du directeur a mis fin, au moins provisoirement, aux conversations particulières, ce n’est pas par le travail du dictionnaire que l’activité commence ; le secrétaire perpétuel prend la parole et fait part à ses confrères de la correspondance.
Il y a de tout dans ce courrier, des lettres de candidature, des consultations grammaticales, des invitations pour des cérémonies à Paris, en province ou à l’étranger, des demandes parfois qui touchent aux questions les plus délicates des événements contemporains ; mais de temps en temps aussi, une lettre qui provient de l’étude d’un notaire. Elle contient l’énoncé d’un legs fait à la Compagnie pour instituer, sous certaines conditions, la distribution d’un prix et voilà une nouvelle source, petit ruisseau ou fontaine abondante, qui viendra alimenter le flot charitable de nos subventions. Les dispositions testamentaires sont quelquefois étranges et révèlent des préoccupations dont on serait tenté de sourire ; cependant l’intention est toujours bonne et souvent touchante.
Grâce à cela on voit peu à peu grossir les pages de l’annuaire qui exposent la liste et les conditions des prix, et s’amplifier les biens de l’Académie française ou de l’Institut tout entier ; mais les charges s’accroissent d’une façon équivalente, puisque, dans la très grande majorité des cas, les revenus des fondations doivent être intégralement répartis pour répondre aux prescriptions des testaments.
N’est-il pas de toute justice, au cours d’une séance comme celle-ci, de rendre hommage et d’exprimer notre reconnaissance à ces donateurs, qui sont venus inscrire leur nom à la suite de M. de Montyon sur une liste déjà longue ? C’est à leur générosité que nous devons de pouvoir couronner des mérites qui, sans eux, seraient moins reconnus. Qu’ils reçoivent donc ici l’expression de notre gratitude et puissent-ils trouver de nombreux imitateurs pour compenser la baisse de la monnaie qui vient dévaluer leur effort.
C’est Diderot qui écrivait en 1762 : « Nous ne savons que punir, nous arrêtons tant que nous pouvons les méchants, mais nous ne nous mêlons pas de faire germer les bons ; peut-être faudrait-il moins de châtiments pour le crime, s’il y avait des prix pour la vertu.
En y regardant bien, on voit qu’en réalité cette semence généreuse n’est pas indispensable pour faire germer les bons ; c’est bien spontanément que les belles vies et les belles attitudes se développent. Georges Goyau a rappelé, après Grimm, que les bonnes actions sont moins rares que les bons discours. Cela n’empêche pas que ce soit un devoir de les encourager, tout au contraire.
Nous retrouvons naturellement aujourd’hui, dans la liste des récompenses, toutes ces œuvres, dont chaque année on voudrait pouvoir répéter tous les noms ; on réserve à certaines d’entre elles une aide presque régulière et l’on cherche à établir entre les autres une sorte de roulement, qui permet au moins de les secourir successivement, puisque les sommes disponibles ne suffisent pas à les soutenir toutes à la fois.
Parmi ces institutions charitables, l’assistance à la jeunesse tient une place considérable et justifiée : patronages, dispensaires, œuvres privées ou organisées par les paroisses de Paris, qui s’intitulent Petits orphelins de la zone, Orphelinat des Arts, Œuvres sociales de Saint-Séverin, de Charonne, de Ménilmontant, du quartier des Halles ou de la banlieue, et bien d’autres.
De toutes parts on cherche à donner au moins quelques semaines de grand air aux enfants étiolés des villes, que les restrictions alimentaires frappent plus durement que les autres et qui vivent dans l’atmosphère malsaine des grands centres. Comme l’on voudrait que ces pauvres petits puissent disposer chacun d’une carte d’oxygène, si nécessaire à leur développement et à leur santé. L’œuvre de la vie au grand air pour l’enfance malheureuse de M. Sénécaux et bien d’autres analogues cherchent à développer le principe des colonies de vacances ; nous ne pouvons les citer toutes, mais toutes le mériteraient.
Un autre groupe de dossiers vaut également une mention, c’est celui qui concerne ces associations touchantes de personnes qu’il ne même infirmité rapproche et qui se réunissent pour s’entr’aider. L’association des paralysés, la société d’assistance aux aveugles en sont des exemples. Il convient encore de citer, parmi les belles œuvres de redressement et de réhabilitation, celle des dominicains de Béthanie et celle de Sainte Madeleine. La première a été récemment illustrée par un film émouvant, propre à faire ressortir son admirable valeur humaine et chrétienne et la seconde, qui s’occupe surtout des jeunes mères séduites, s’attache à redresser l’injuste situation des enfants innocents qu’elles mettent au monde.
La vie a ses épaves, dont les moins visibles ne sont pas les moins tristes. Songez à ces femmes âgées, que l’existence a laissées seules avec leur vieillesse et leur pauvreté ; -ces malheureuses, pour qui l’hospice est un cauchemar, attendent timides et résignées dans l’abandon, que les années, succédant aux années, apportent à leurs misères l’ultime soulagement. Mlle Dubant a pensé à ces pauvres femmes et l’œuvre qu’elle dirige sous le nom de la maison des isolées est délicate et touchante entre toutes ; votre commission lui a attribué cette année un prix Davillier de six mille francs, certes bien mérité.
Humbles ou éclatants, tous ces dossiers d’œuvres seraient dignes des mêmes éloges et des mêmes récompenses, et leur énumération deviendrait monotone, si l’ennui pouvait sortir du rapprochement des belles choses. Parmi ceux qui me tombent sous la main, en voici encore un, pris au hasard, il se trouve que ce n’est pas un des moindres.
C’est en effet celui des Missions étrangères, dont il est presque inutile de parler tant vous le connaissez tous. Faut-il lire les premières et les dernières lignes du rapport qui l’accompagne ? Nous y apprendrons, si nous ne le savons déjà, que cette œuvre magnifique a été fondée en 1659 par un bref du pape Alexandre VII, et qu’en 1660 déjà, deux vicaires apostoliques et deux missionnaires partaient pour le Tonkin et pour la Cochinchine, deux siècles avant que ces contrées éloignées ne fissent partie du domaine colonial de la France.
Aujourd’hui dans l’Indochine seule on peut citer parmi les établissements dirigés par les successeurs de ces pionniers, 142 orphelinats avec 10 000 enfants, 29 ouvroirs, 23 hospices, 6 léproseries, 32 hôpitaux et plus de 60 pharmacies.
On est presque confus d’ajouter qu’une telle œuvre figure dans le palmarès pour un prix de 5 000 francs et une médaille, et l’on doit reconnaître que, là comme dans bien d’autres cas, nos récompenses ont la valeur d’un hommage, plutôt que d’une aide véritable.
L’Empire français, mot presque nouveau dans son acception d’aujourd’hui, a trouvé dans les derniers événements l’occasion de devenir pour nous la plus sensible des réalités ; gardons-nous d’oublier nos frères d’outre-mer, dévoués comme nous à la grande patrie qu’ils sont fiers de défendre. Voulez-vous un exemple de leur fidélité ? Voici ce qu’il m’a été donné de voir cet été en Normandie.
Les Allemands avaient installé, tout près de moi, dans les bois, un grand dépôt d’essence. Pour en assurer la distribution aux véhicules de toutes sortes qui cherchaient là un ravitaillement chaque jour plus difficile, ils avaient amené une cinquantaine de Russes qui ne donnaient pas satisfaction ; d’autres malheureux requis, Français ceux-là, mais ramassés un peu partout et pas bons à grand chose, les remplacèrent sans plus de succès. Enfin les Allemands firent venir cinquante Tunisiens appartenant à l’armée française et prisonniers de guerre. Je crains que cette affectation ne soit guère conforme aux conventions de Genève ; mais leurs gardiens ne s’embarrassaient pas pour si peu.
Parqués sur de la paille, ces Tunisiens habitaient une ancienne orangerie ; on les voyait le soir se tourner vers l’Orient et procéder à leurs dévotions musulmanes. Une section locale de la Croix-Rouge avait obtenu la permission de leur faire parvenir quelques cigarettes et surtout des vivres dont ils avaient grand besoin et ils s’en montraient très reconnaissants.
Mais ce dépôt d’essence, bientôt repéré par l’aviation alliée, fut violemment bombardé ; un des Tunisiens fut tué ainsi que quelques Allemands. Le sous-officier indigène qui commandait le détachement nord-africain insista pour que son compatriote ne fût pas enterré ou incinéré avec les soldats du Reich et pour qu’il reposât en terre consacrée française, dans le cimetière du village. Il demanda de plus au curé de bénir sa tombe, malgré la différence de religion, pour permettre encore mieux aux Français présents de participer à la cérémonie. Et cela fut exécuté en présence d’une nombreuse assistance, que le danger très réel d’une mitraillade constante par les avions alliés n’avait pas découragée.
Ce petit fait montre mieux que de longs discours les liens qui nous attachent à notre Afrique du Nord et les devoirs qui en résultent pour nous.
C’est précisément à ce besoin que répond l’œuvre du Service féminin français qui, sous la direction de Mlle de Puygaudeau, a pour but d’aider matériellement et moralement les prisonniers de guerre originaires des colonies et de l’Afrique du nord, internés ou en traitement dans les hôpitaux ; cette œuvre, qui est parvenue à faire beaucoup avec de petits moyens, a reçu un prix Darracq de 4 000 francs.
Les fondations Charles de Foucauld rappellent aussi un grand nom africain et, sous cette invocation, ont pour but d’apporter leur aide à tout ce qui peut aider le rayonnement spirituel de la France en Afrique et spécialement dans la région du Sahara. Elles ont entrepris également d’élever, dans la Côte d’Ivoire, une ville destinée à abriter 700 familles de lépreux en assurant à ces malheureux une existence tolérable ; un prix de 10 000 francs leur a été attribué.
Certes les Sénégalais ne sont pas tous des petits anges ; mais il leur arrive parfois de nous donner des leçons de civilisation. J’ai dernièrement été témoin de la scène suivante ; c’était dans le Métropolitain, au cours de ces effarantes bousculades que nous connaissons tous. Chacun pressait, poussait de son mieux sans trop prêter attention à son voisin. Seul, un grand diable du plus beau noir en uniforme français, qui aurait pu écraser tout le monde, s’excusait d’une voix douce et exprimait son regret d’une compression involontaire. La politesse est aussi une vertu et, bien que cet indigène ne soit pas compris dans les attributions de prix, peut-être son attitude vaut-elle au moins une mention dans notre palmarès.
Les mouvements de l’âme ont, comme les maladies, une sorte de développement normal, qui leur donne un cours presque régulier ; ceci est vrai, même des plus nobles d’entre eux. On retrouve chaque année ces familles d’actes de dévouement, ces élans de charité semblables, qui font tant d’honneur au cœur humain en montrant que, chez lui, le bien n’est pas un accident, mais un fond permanent que l’on voit émerger au milieu des tempêtes de l’existence. Parfois c’est presque au seuil de l’enfance que les difficultés de la vie viennent assaillir des jeunes gens que la mort ou la maladie de leurs parents transforme prématurément en chefs de famille. Ils se tirent souvent d’une façon remarquable d’un rôle si mal approprié à leur âge et montrent une autorité et une sagesse que bien des personnes mûres pourraient leur envier.
Auguste Debureaux est l’aîné de cinq enfants ; le père et la mère sont sourds-muets, un garçon et une fille ont hérité de cette infirmité, tandis qu’une autre fille à l’oreille plus que dure. Le père meurt, il y a trois ans, d’un accident ; plieur de journaux pour la maison Hachette, son service l’exposait à rentrer tard dans la nuit. Un soir, trompé par l’obscurité, il tombe dans l’escalier de la cave et s’y fracture le crâne.
Son fils aîné, celui dont nous parlons, alors âgé de dix-neuf ans, travaillait comme employé auxiliaire des postes. Il dut s’improviser chef de famille du jour au lendemain, tandis que sa mère, enceinte de six mois, voyait encore son activité réduite par son infirmité de sourde-muette. Depuis plusieurs années, ce jeune homme n’a jamais cessé de faire face à sa tâche avec une autorité et une vaillance que rien ne put mettre en défaut. Il avait songé à se marier, mais devant le désarroi de sa mère, il sut faire le sacrifice de ses désirs personnels ; tels sont les termes dont l’assistante sociale, qui visite cette famille, se sert pour rendre hommage à celui qui la dirige si sagement.
Bernard Greco n’a pas droit à moins d’éloges.
Aîné d’une famille de sept enfants, il en est aussi l’unique soutien ; et c’est ainsi que s’exprime sur son compte la secrétaire de direction de l’usine métallurgique à laquelle il appartient :
Bernard Greco est l’aîné d’une pauvre et nombreuse famille. Sujet italien et naturalisé français à l’âge de douze ans, il est né le 1er janvier 1925.
Il offre un très bel exemple de piété filiale et familiale. Ses parents, de santé délicate, ont dû lui demander dès sa jeunesse l’apport des services de tous ordres que réclame un foyer besogneux. Avec sa sœur Caroline, d’une année plus jeune que lui, il se partage depuis longtemps les soins de l’intérieur et celui de ses frères et sœurs. Il se donne à cette tâche avec courage et affection, ayant toujours sacrifié ses heures de loisirs au profit des siens.
Entré à l’âge de quinze ans dans une usine métallurgique, il donne toute satisfaction, par son travail assidu et sa conduite sérieuse.
C’est le soutien unique de la famille, car son père, Antoine Greco, ayant subi trois graves opérations chirurgicales successives, est hors d’état de fournir aucun travail depuis quinze mois.
Sa mère, minée par les épreuves et par sa vie pénible, a dû, elle aussi, cesser toute activité et entrer au sanatorium de Chavannes, depuis août 1942.
Cette famille, durement éprouvée, ne vit que du gain de Bernard qui le lui consacre intégralement, avec un complet oubli de lui-même. Ses ressources globales ne dépassent pas trois mille trois cents francs par mois pour neuf personnes.
Un autre garçon de dix-neuf ans, également orphelin de père et de mère, s’appelle Jean Tinès et demeure à Rive-de-Gier. Sa mère est morte à la suite d’une longue et douloureuse maladie qui a nécessité des soins compliqués, et son père est paralysé et presque aveugle. Ce jeune homme a donc la charge entière de son père et de ses quatre frères et sœurs. Il offre un très touchant exemple de dévouement fraternel et familial.
Placées devant les mêmes difficultés que les jeunes gens, les jeunes filles ne s’en tirent pas moins bien. Mlle Maffre a vingt-trois ans ; elle a perdu sa mère depuis plusieurs années. Son père, mutilé de guerre et atteint de graves rhumatismes, est, la plupart du temps, incapable de travailler ; elle a un frère de treize ans, enfant anormal et paralysé qu’elle soigne avec une patience et une affection, qui font l’admiration de ceux qui la connaissent.
Mlle Solange Poisson, devenue orpheline à l’âge de seize ans, a perdu son père et sa mère ; elle a trois frères et quatre sœurs auprès desquels elle doit complètement remplacer ses parents. Grâce à elle, les plus jeunes ont été élevés dans des principes d’ordre et de travail, qui ont permis à ce foyer menacé de rester un exemple pour ceux qui l’approchent.
J’interromps ici une liste qu’il serait facile d’allonger encore et où l’on retrouverait partout les mêmes mérites et les mêmes vertus. Nous ne savons pas ce que deviendront plus tard dans la vie ces jeunes gens ; constatons cependant qu’il est difficile de commencer une existence en donnant plus de preuves d’intelligence, d’énergie et de dévouement, et souhaitons bonne chance à ceux qui, pour leurs débuts, se sont montrés si dignes et si vaillants.
Deux mille francs ont aussi été attribués à Mlle Mulsant, qui a recueilli chez elle deux parents âgés, infirmes et sans ressources et qui, elle-même âgée de cinquante-deux ans, n’épargne ni son temps ni sa fatigue pour les soigner et les aider à vivre.
Nous avons parlé des jeunes ; à l’autre extrémité de l’existence on rencontre, en explorant les dossiers primés, les touchantes figures de ces vieux serviteurs, qui finissent par s’identifier avec la famille de leurs maîtres. Presque toujours, c’est depuis trente, quarante ou même cinquante ans qu’ils sont attachés à la même famille, dont ils ont vu passer les générations successives. Les maîtres vieillissent, la maladie et les infirmités les atteignent ; il faut les entourer de soins de plus en plus assidus et de plus en plus dévoués. Parfois c’est leur situation matérielle qui décline, et l’on voit se reproduire ce geste délicat et charmant de la vieille servante qui apporte ses économies à ses patrons ruinés pour leur permettre de traverser une crise, ou qui continue de les servir, avec une fidélité plus grande que jamais, en refusant toute rémunération de son dévouement.
Oui, chaque année ce sont plusieurs variantes de ces récits que l’on signale à l’attention de l’Académie française et qui présentent la vertu sous une de ses formes les plus pures.
A côté des admirables bonnes sœurs dont l’humble et persistant dévouement, poursuivi depuis des siècles, a fini par décourager les attaques, que l’aveuglement des passions politiques avaient, à certaines époques, dirigées contre elles sont venues se placer de nouvelles phalanges de l’armée de la charité.
Je veux parler des assistantes sociales et des infirmières ; elles aussi considèrent le dévouement comme une carrière et l’entr’aide sociale comme un apostolat ; ce sont elles qui souvent nous signalent les personnes à récompenser, mais ce sont elles également qui méritent des récompenses.
C’est le cas de Mlle Hue dont un rapport, après avoir signalé l’activité bienfaisante poursuivie depuis plus de quarante années, la résume dans les termes suivants :
L’un des traits les plus remarquables de Mlle Hue est sa modestie. Elle trouve si naturel de faire le bien qu’elle s’étonne lorsque, devant une vie si remplie et si utile, on s’arrête plein d’admiration. Elle se cache littéralement pour accomplir ses charités ; nous sommes loin de tout savoir.
Et c’est aussi le fait de Mme Bader Gruber, assistante de chirurgie auprès de maîtres éminents, décorée pendant la guerre de 1914 de la croix de guerre et de la médaille militaire. En 1940, elle a tenu tête aux envahisseurs pendant l’exode en rendant ainsi les plus grands services à toute la population d’une ville importante du département de l’Orne.
Le premier lauréat du prix Montyon, décerné au nom de l’Académie par le directeur d’alors, Boisgelin de Cicé, archevêque d’Aix, était une lauréate ; ses attraits physiques n’étaient peut-être pas à la hauteur de ses qualités morales, si bien qu’un témoin fit cette remarque que la vertu et la beauté se joignent rarement ensemble : constatation à la fois méchante et inexacte.
Plus de cent ans plus tard, Paul Thureau-Dangin pouvait dire dans son discours de 1903 : « La supériorité féminine est écrasante : parmi nos lauréats, nous comptons quatre-vingt-une femmes et seulement dix hommes et six ménages. »
Aujourd’hui le beau sexe et le sexe fort ne font plus ressortir de différences dans le mérite vertueux ; les prix Cognacq-Jay ont d’ailleurs rétabli la balance au profit des ménages.
Chacun connaît cette œuvre admirable qui permet d’attribuer chaque année un certain nombre de prix de 20 000 francs et de 8 000 francs aux familles nombreuses. Jamais un tel encouragement n’a été plus utile à notre pays, qui a tant besoin d’enfants nombreux et sainement élevés au milieu d’exemples de travail et de probité si nécessaires au relèvement de la France. Aussi la commission chargée de les distribuer a-t-elle une fois de plus vivement regretté de ne pouvoir les décerner à tous ceux qui en seraient dignes. Il faut faire un choix et laisser parfois de côté bien des situations que l’on voudrait aider. En même temps, à cause de la dépréciation de la monnaie, les sommes représentant le montant de chaque prix ne représentent plus un secours aussi efficace qu’autrefois. Et cependant combien la lecture des dossiers de ces familles est-elle émouvante.
Là, c’est une famille de quatorze enfants, dont treize garçons, qui débute dans l’agriculture. D’abord ouvriers agricoles il y a une vingtaine d’années, ils sont devenus fermiers par leur travail opiniâtre et font l’admiration de tous par leur patriotisme, leur labeur, leur honnêteté et leurs sentiments religieux.
Ici, c’est une famille de treize enfants, dont le père a vu, par un malheureux accident, son activité réduite au moment où elle aurait été la plus nécessaire aux besoins de sa lignée, d’autant plus que la mère est d’une santé délicate et que dix des enfants ont moins de treize ans, tandis que le plus jeune n’a que deux ans.
Ailleurs, sur les hauts plateaux de la Maurienne, que les paysans abandonnent pour se livrer dans la plaine à des travaux d’usine, ce sont encore treize enfants, groupés autour de leurs parents, qui représentent l’espoir d’un joli village de montagne où ne résident plus que quelques vieillards. Le ménage, dit le rapport, a encore recueilli la mère du mari et un vieil oncle, si bien que ce sont dix-sept bouches qu’il faut nourrir chaque jour dans un- coin abandonné de la terre française, qui pourrait renaître si le bel exemple de la famille Bugnand était suivi par d’autres.
A Pont de Vaux, dans le département de l’Ain, la famille Marichy a eu dix-neuf enfants, quinze sont vivants et le plus jeune est né en 1943. Le père est un ouvrier ébéniste, employé dans la même maison depuis plus de vingt ans. Toutes les attestations confirment les mérites exceptionnels du ménage et ce sont là seulement quelques exemples entre bien d’autres.
En temps normal c’est déjà une difficulté, pour les familles qui n’ont que leur travail pour vivre, d’élever dix, douze ou quinze enfants ; mais, aujourd’hui, les terribles épreuves de la guerre viennent encore compliquer et parfois assombrir la tâche des malheureux parents. Sans parler des restrictions de toutes sortes que nous rencontrons à chaque pas depuis plusieurs années, les évacuations, les bombardements, tous les dangers de l’invasion et de la guerre donnent souvent aux notices concernant les candidats au prix Cognacq, un caractère douloureusement actuel.
Voici une famille qui compte dix enfants vivants dont cinq au-dessous de treize ans ; deux autres sont morts. Le père est un navigateur attaché aux Ponts et Chaussées, entouré de l’estime de ses chefs comme de ses subordonnés. En 1930, le chiffre de leurs enfants, déjà élevé, avait conduit ces braves gens à construire, avec le concours de la loi Loucheur, une petite maison qu’une première attribution d’un prix Cognacq avait permis d’agrandir de trois petites chambres pour loger les autres enfants nés depuis. C’était au Portel, dans le Pas-de-Calais, et les choses allaient à peu près bien, grâce à l’activité des parents, quand la guerre est venue. Il a fallu partir sans rien pouvoir emporter, il a fallu abandonner les fruits d’un travail de vingt ans et se replier dans la Loire-Inférieure pour vivre très étroitement dans un local de quatre pièces pour douze personnes. Dans sa demande de 1943, la mère de famille précise qu’elle attend encore, dit-elle, un nouvel héritier, héritier, oui peut-être, mais dont l’héritage ne se composera que du bel exemple légué par ses parents. Trouvez-vous qu’un prix de 20 000 francs soit exagéré pour faire face à une pareille situation ?
Voici encore une autre famille, huit enfants cette fois, dont le plus âgé atteint à peine neuf ans. Par suite d’un bombardement dans une commune du Nord, leur humble logement est détruit, et c’est un abri nouveau à chercher, clans une autre localité, elle-même menacée encore de destruction ; cependant ces braves gens font preuve d’un entrain et d’une bonne humeur qui encouragent même leurs voisins. Un prix de 8 000 francs leur est attribué.
Une troisième famille reçoit aussi un prix de cette classe, c’est celle d’un fonctionnaire des Eaux et Forêts occupant un poste dans l’administration forestière de l’Alsace-Lorraine. Sa maison et ses meubles ont été saisis et vendus aux enchères publiques, comme appartenant à des ennemis du Reich ; la charge de sept enfants est lourde pour ce père de trente ans dont le traitement n’est pas encore très élevé.
Un autre cas de famille nombreuse expulsée est celui d’un ouvrier de l’industrie des pétroles, qui a dû quitter le département de la Moselle en novembre 1940 ; elle se composait alors de six enfants, il y en a huit aujourd’hui et un neuvième a dû survenir depuis la date du rapport. Deux sont maladifs et ont souffert des nombreux déplacements que les parents ont dû envisager depuis leur exode, pour trouver du travail.
Cependant il y a des exemples plus tragiques. La famille Leloup habitant à Beaugency, dans le Loiret, avait onze enfants quand elle fut proposée pour un prix en 1943 ; mais Beaugency a été bombardé le 14 juin 1944, le père et quatre de ses enfants ont trouvé la mort sous les décombres de leur maison. La mère grièvement blessée est maintenant hors de danger, elle est enceinte de son douzième enfant, dit le rapport du mois d’août de cette année.
Un cantonnier de Villers-sur-Mer, père de neuf enfants, dont le plus âgé a onze ans et le plus jeune dix mois, travaillait au cimetière pour ensevelir les morts de cette ville normande si exposée, quand il fut tué lui-même par un nouveau bombardement le 5 juillet dernier. La mère, étant donné l’âge de ses enfants, ne peut travailler au dehors et se trouve ainsi privée de ressources. Par suite même du nombre de personnes qu’elles réunissent, les grandes familles sont plus exposées que les autres aux dangers de la guerre.
On voit ainsi se rejoindre aujourd’hui ces deux aspects de la vertu que l’on avait quelquefois tenté d’opposer.
Salvandy parlait dans son discours de 1838 de deux classes de dévouement : « les uns, disait-il, où domine le courage, les autres que distingue la constance ; ceux qui résistent aux longs sacrifices, qui attestent un perpétuel oubli de soi, un sentiment opiniâtre du devoir, et ceux dans lesquels l’homme, en une seule fois, donne et prodigue sa vie », tandis que l’Académie avait estimé, à l’origine même des prix de vertu, qu’un mouvement d’enthousiasme héroïque n’est pas toujours le signe certain d’une âme vigoureuse et constamment habituée à faire le bien ».
Les temps durs que nous traversons ne manquent pas d’offrir des exemples de ces deux ordres de mérite et, comme nous venons de le voir, les réunissent parfois dans la même personne.
L’année dernière M. de Lacretelle terminait son discours sur les prix de vertu en s’écriant, avec autant de courage que de finesse : « Il est une figure de la vertu qui plane au-dessus de toutes celles que je viens de tracer : vous l’avez deviné, je lis son nom sur vos lèvres à tous, c’est l’Espérance. » Eh bien ! oui, un grand espoir que l’on osait à peine entrevoir il y a douze mois s’est réalisé, en très grande partie du moins. Presque tout le sol français est libéré ; mais la guerre n’est pas finie et surtout la France, épuisée, partagée entre une sorte de stupeur qui ne s’explique que trop bien et une fièvre qui trouve son excuse dans les mêmes souffrances, la France ne fait qu’entrer en convalescence. Les vertus dont elle a besoin aujourd’hui, c’est à nous tous d’en faire preuve. Ce sont la tolérance et l’union, après les actes nécessaires de justice, de cette justice qui n’est vraiment juste que si elle est sereine ; ce sont le travail et l’effort, puisque rien ne justifie plus le découragement et le refus de servir. Pratiquons-les, et cet espoir entrevu deviendra la plus certaine des réalités.