SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
du jeudi 21 décembre 1944
Rapport sur les concours littéraires
DE
M. GEORGES DUHAMEL
Secrétaire perpétuel
MESSIEURS,
J’imagine parfois quelle aurait été notre joie s’il nous avait été possible de nous réunir ainsi, de manière solennelle, pendant les derniers jours du mois d’août de cette année 1944, sous l’éblouissante clarté de notre délivrance. Nous revenions à la surface du monde après un long et asphyxiant séjour dans les ténèbres inférieures. Notre espérance, longtemps captive, s’enivrait de son essor et de son chant, comme l’alouette. Tous les problèmes de ces heures brûlantes semblaient, par miracle, relâcher leur étreinte. Nous ne nous lassions pas d’admirer, avec des larmes de bonheur et de gratitude, cette France mutilée, piétinée et qui, dans sa détresse, demeure encore si belle.
C’est en vérité sous la froide lumière de l’année finissante que la règle nous prescrit de nous réunir. Plusieurs mois ont passé. La joie de la libération n’est certes pas éteinte et nous l’éprouvons encore à certaines minutes bénies ; mais tous les problèmes, un instant congédiés, ont repris vie et venin ; une foule de soucis lancinants assiègent notre pensée ; nous découvrons un peu mieux chaque jour l’étendue de notre misère ; en bref, nous pourrions croire que le monde humain tout entier a, dans cette tourmente sans égale, perdu le sens de la sérénité, de l’équilibre et de la paix.
Il nous suffit de mesurer de l’œil l’abîme d’où nous voici tirés pour éprouver de nouveau le vertige et l’angoisse. Par expérience, nous connaissons les ambitions de l’ennemi. Nous pouvons imaginer ce qu’elles seraient devenues s’il avait pu confirmer son empire. Je laisse de côté, croyez-le bien, les servitudes politiques, économiques et militaires, non certes qu’elles sortent de notre intérêt, mais parce qu’elles ne sont pas de ma compétence et je m’en tiens à la tyrannie intellectuelle. C’est la plus redoutable de toutes, car elle détermine et parfait les autres. Un peuple malheureux qui posséderait encore assez de franchise pour dire « je suis malheureux » serait, somme toute, un peuple en état de se sauver. Notre ennemi le savait, qui a commencé par instaurer la loi de plomb du silence. La France captive a connu la censure des écrits et les commissions de contrôle. Au point où en est notre civilisation, le temporel et le spirituel nous apparaissent inextricablement emmêlés. Sans papier, sans métaux, sans courant électrique, la pensée la plus vigoureuse est désarmée, vulnérable, misérable. Nous avons vu, chose dérisoire, la famine de papier réduire et mater les plus nobles vertus. Que si notre esclavage avait duré plus longtemps, l’ennemi serait sans doute parvenu, ce qu’il souhaitait si fort, à supprimer tous les moyens matériels que l’esprit met en jeu pour se manifester, et nous envisagions avec anxiété qu’un jour pouvait poindre où l’esprit serait réduit à sa signification étymologique, qu’il devrait se contenter d’être un souffle, un souffle qui va de la bouche à l’oreille, au risque de défaillir et de succomber en voyage.
Tous les Français comprennent avec plus ou moins de clarté que, dans la conjoncture présente, l’intelligence demeure la carte maîtresse, entre toutes celles que peut jouer notre pays. Notre sol est appauvri, ravagé, privé de soins, d’instruments et de matières fertilisantes. Celles de nos usines que la guerre n’a pas ruinées manquent de tous moyens d’action, au surplus elles sont désertes. La vie d’un état moderne, comme celle de tout organisme vivant, suppose l’intégrité des appareils de circulation et de relation. Or, il est très difficile, à l’heure même où je parle, de faire voyager le plus modeste paquet, un livre par exemple, de 1’Ile-de-France à la Gascogne, des Ardennes au Poitou. Il est à peu près impossible d’expédier quoi que ce soit au delà de nos frontières. Notre armée se reconstitue jour à jour et prend part à l’œuvre de salut avec une flamme admirable ; mais, pour s’équiper et s’armer, elle doit compter sur la bienveillance de nos alliés. Le tableau, dont je ne donne ici qu’une esquisse assez sommaire, serait de nature à nous décourager si nous n’avions ailleurs les plus grands sujets d’espérance.
Car, messieurs, notre nation, avec ce très sûr instinct qui est un des caractères de son génie, a jalousement veillé, pendant ce temps d’affliction, à la genèse et à l’exercice de ses élites.
Je n’oublie pas mon objet, qui est de vous présenter un rapport sur nos concours littéraires. Toutefois, pour bien m’acquitter de cette tâche, il me faut vous exposer, au préalable, les conditions dans lesquelles nous avons dû l’accomplir.
Un homme d’esprit a dit naguère qu’il fallait « décourager les arts ». Lequel de nous, en vérité, n’a pas été tenté, certains soirs, de souscrire à ce précepte sarcastique ? Lequel d’entre nous, messieurs, n’a pas haussé les épaules à la vue de sa table encombrée par un monceau de livres et de manuscrits dont la plupart vont, à l’épreuve, se montrer médiocres et présomptueux ? Lequel d’entre nous, après avoir pratiqué, de bonne foi, des prélèvements dans cette masse confuse, n’en est pas venu à penser, après beaucoup d’autres, que le génie a peut-être besoin, pour s’affermir, d’obstacles et de tourments ? Laissez-moi vous dire que ce sont là ce que j’appellerai les mauvais conseils de la fatigue. Puisqu’il est dans la nature de l’homme de s’attacher aux travaux difficiles, je dirai que, dans les belles-lettres, le diagnostic précoce du talent est un travail difficile. Distinguer l’homme de valeur à ses premiers pas, c’est une opération détectrice qui suppose de l’expérience, de la perspicacité, de la divination. Admettre, quand on est un écrivain chevronné, telle formule d’art qui va parfois contre les doctrines personnelles et, non seulement l’admettre, mais encore présager qu’elle sera féconde, voilà qui suppose une grande faculté de sympathie, de la générosité et, surtout, une sorte d’abnégation. Tel est pourtant le devoir des écrivains parvenus au sommet de leur course. Tel est le devoir auquel vous consacrez un loyal et libéral effort, messieurs.
Je suis sûr que le premier regard, le premier mot, la première poignée de main ont une valeur déterminante dans la vie d’un écrivain. J’ai eu la chance, à mes commencements, de rencontrer deux hommes remarquables qui ont jeté les yeux sur mon travail et qui m’ont tout de suite ouvert leur porte. Je me permets de citer ces petits faits parce qu’ils m’ont permis de connaître les douceurs de la gratitude et que je me suis efforcé, dans la suite, d’y trouver un enseignement, un exemple.
La crainte de l’erreur, en de telles recherches, est le dernier souci de l’homme avisé. Eh ! qu’importe l’erreur ! Nous tromperions-nous cent fois, si la cent et unième fois nous devions découvrir Racine, Vigny ou Mallarmé, nous aurions, on voudra bien le reconnaître, justifié toutes nos recherches et tous nos tâtonnements. Non, non, la meilleure façon de ne se point tromper, en définitive, c’est de ne pas avoir constamment peur de se tromper.
Je sais qu’une telle cause est entendue dans cette enceinte. Je sais aussi que nous avons tous grand souci non seulement de déceler les mérites au début de leur essor, mais encore d’aider les écrivains accomplis à persévérer dans l’œuvre, à résister dans l’épreuve.
Si l’on met à part quelques solitaires dont l’histoire à force d’exception sinon d’exemple, l’œuvre d’un écrivain est presque toujours le fruit d’un étroit concert entre l’auteur et le public. J’entends bien que tout écrivain appelle, recrute et forme, à la longue, un groupe d’esprits qui se reconnaissent en quelque mesure, comme les membres d’une même famille. Les lecteurs fidèles de Baudelaire sont tous parents, par leur poète favori. Entre cet auditoire rassemblé lentement et l’écrivain qui est au principe, les échanges se multiplient. Le premier livre d’un homme, réservées les influences originelles, a des chances d’être son livre. Mais le trentième ouvrage d’un écrivain fécond est l’œuvre commune de l’homme et de ses ouailles. Il nous faut, sur ce point, abandonner les hautaines illusions des romantiques et reconnaître que, souvent, un livre est une réponse à quelque sollicitation confuse, parfois même formulée. Certains auteurs travaillent à élever le monde de leurs lecteurs et ce monde, comme au spectacle, répond à l’impulsion première en criant : « Plus haut, encore plus haut ». Prière instante à laquelle finit bien par obéir l’auteur. Que l’accord vienne à faiblir, le génie de l’écrivain chancelle. Il n’est pas toujours facile de savoir qui, de l’écrivain ou du public, marque la première défaillance. Un historien des Romanoff raconte que la famille impériale commença d’être saisie par une angoisse tragique lorsqu’elle vit qu’on cessait de lui présenter des placets. L’écrivain que l’on n’écoute plus, que l’on ne sollicite plus, comment peut-il s’évertuer encore ? Il trébuche, il balbutie, lutte un moment contre l’indifférence, puis perd courage et se tait.
Nous connaissons, nous avons connu de ces auteurs délectables qui sont tenus en haleine par une très restreinte société de lecteurs, par quelques centaines d’esprits attentifs dont la sollicitude fécondante avive et protège la flamme créatrice. Rien de plus précaire qu’une telle symbiose. Il arrive que les cinq cents lecteurs essentiels d’un écrivain de cette qualité soient disséminés sur toute la surface du monde. Que si les communications normales se trouvent suspendues, notre flambeau pâlit, puis succombe à l’isolement.
Messieurs, je vous disais, il y a deux ans, qu’il revenait à l’Académie de jouer le rôle du prince, au sein de nos sociétés inquiètes, c’est-à-dire d’assister écrivains et poètes dans leurs travaux, surtout lorsque ces travaux se montrent désintéressés. Nous saxons que l’Académie reconnaît et accepte ce beau devoir et d’autres devoirs encore. Elle se propose, à l’heure où le monde, en proie à des luttes sans rémission, est menacé de paralysie, à l’heure où l’esprit travaille souvent au fond d’un abîme sans échos et sans lumière, elle se propose d’être, pour ceux qui s’acharnent à l’œuvre, le public par excellence, celui qui ne refuse jamais de, connaître, de juger et de récompenser. Tel est, en bref, notre ministère dans la république des lettres. Pour le remplir, nous avons dû, depuis quatre ans, fournir un notable effort de lecture. Tenant notre propos qui était de ne pas faire d’élection sous le regard de l’ennemi, nous avons vu l’effectif de l’Académie diminuer d’année en année : Les membres de la Compagnie qui se trouvaient à Paris ont redoublé d’effort. Vous avez, cette année, décerné plus de deux cent quarante récompenses, créé des prix nouveaux, tels le grand prix de l’empire, le grand prix d’histoire littéraire, un grand prix de poésie. Vous avez distingué soixante-dix de nos compatriotes prisonniers en Allemagne. Vous avez distribué nombre de subventions.
Est-ce à dire que l’Académie française est assez pourvue pour des libéralités si nombreuses et si nécessaires ? Hélas, messieurs, nous savons bien que non. Il est d’usage de comparer l’Académie française à une vieille dame très riche.
Nous pouvons bien dire, entre nous, que cette vieille dame est surtout riche d’obligations très lourdes. Nous pouvons même ajouter que cette vieille dame très riche n’a que très peu d’argent en poche, ce que notre dictionnaire appelle de l’argent mignon.
Puisque, dans la conjoncture difficile où se débat le monde, le service temporel des lettres comporte l’attribution de récompenses aux bons ouvrages et de subventions aux auteurs qu’il convient d’assister, je dois déclarer tout net que si les pouvoirs publics n’interviennent pas pour restaurer en quelque mesure le capital administré par les académies, nous serons prochainement contraints, d’une part, de renoncer à notre belle fonction d’assistance, d’autre part de décerner des prix dont la valeur matérielle sera très faible et, somme toute, dérisoire.
Vous le savez, messieurs, le Centre de la Recherche scientifique, organisme bien doté, a, pendant les années difficiles, donné quelques subventions à des lettrés dont les recherches relèvent de ce qu’on pourrait appeler la littérature savante. Dans le généreux dessein de suppléer le Centre de la Recherche et de favoriser les écrivains et les artistes tout autant que les savants, une association s’est formée, il y a déjà trois ans, qui déclare son propos dès le titre, puisqu’elle s’appelle : « Au service de la Pensée française ». En distribuant des bourses non médiocres, cette association a fait une partie de ce que les académies sont bien empêchées de faire aujourd’hui.
Nous savons que notre compagnie pourra bientôt décerner une récompense littéraire importante sur la fondation Le Métais-Larivière. C’est fort bien et cela ne suffit certes pas. J’ai les meilleures raisons de croire qu’une loi va bientôt instituer la Caisse nationale des Lettres qui fera, pour les écrivains, ce que le Centre de la Recherche fait pour les savants. Les ressources de cette Caisse nationale des Lettres seront, dans leur ensemble, destinées à favoriser le travail créateur ou critique. Pour les humbles et pressants besoins de la vie, pour les secours, ce sont, je peux et dois vous l’annoncer aussi, les services de l’Entr’aide française qui seconderont les efforts des académies et des associations professionnelles.
Je dois dire encore que l’art littéraire vit de libre rêverie, de méditation désintéressée, d’expériences audacieuses et aventureuses, que l’écrivain qui est résolu à faire une œuvre doit savoir, ô paradoxe, perdre une partie de son temps, que cela ne va pas sans étonner les profanes et que, pourtant, ceux qui ont pour mission de servir les lettres et d’aider les écrivains doivent avoir de bonnes clartés sur ces mystères de la création artistique.
Veuillez me pardonner cet exposé sans doute assez long et pourtant nécessaire. Nous entrons dans un monde nouveau. Notre devoir est de veiller sur l’intelligence française et de la faire subsister en dépit d’inouïs périls, alors que les conditions de la vie intellectuelle, comme de toute vie, d’ailleurs, se transforment profondément. La retraite de nos ennemis a rendu, depuis quelques mois, aux écrivains français, leurs libertés essentielles ; cela ne signifie pas que l’esprit ait retrouvé toutes ses aises et toutes ses ressources. Les journaux disposent d’un très petit espace qu’ils réservent pour l’information et refusent aux francs jeux de l’intelligence. L’édition française a retrouvé son indépendance, du moins en théorie, car elle n’a que peu de papier, peu de main-d’œuvre, peu d’énergie mécanique et point de moyens de transport. La politique observée par les Allemands dans ce domaine, pendant ces quatre années, a défiguré notre librairie française. Elle a consisté, dès le début de notre servitude, je vous le disais l’an dernier, à favoriser la publication des ouvrages nouveaux, d’ailleurs tirés à petit nombre, et à ne point réimprimer les ouvrages qui forment le meilleur de notre bibliothèque. Nous voyons les résultats de cette méthode destructrice. Le peu de papier mis à la disposition de l’édition française a été employé à la fabrication de livres qui favorisaient la propagande ennemie ou d’ouvrages dont l’Allemand n’avait rien à redouter. Quant aux livres, classiques ou modernes, traduisant vraiment l’effort séculaire de l’esprit français, ils sont depuis longtemps épuisés et il est vain de les chercher, même sur les rayons secrets de nos librairies appauvries. Les clichés de plomb ont, en maints endroits, été saisis et fondus. Plusieurs années seront nécessaires pour que l’intelligence française puisse, de nouveau, s’en aller par le monde et démontrer ses vertus. Pour assurer la réimpression de ces ouvrages qui ne bénéficient pas tous d’un grand crédit commercial, il va falloir beaucoup d’abnégation, beaucoup de patience et aussi beaucoup d’argent. La renommée de la France est en jeu et, avec sa renommée, toute son autorité, toutes ses chances d’avenir.
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Reconnaissez, messieurs, que, pour vous présenter un rapport sur nos concours littéraires sans faire la moindre allusion à des inquiétudes si pressantes, il faudrait un sang-froid tout semblable à l’apathie et même à l’aveuglement. La guerre n’a pas relâché son étreinte : elle règne encore autour de nous et en nous-mêmes. Trois millions de nos compatriotes, au dire des personnes compétentes, sont retenus en Allemagne, dans les camps de captivité, dans les chantiers, les fabriques et les mines. Je vous parlerai d’eux tout à l’heure en terminant mon rapport.
L’écrivain qui, l’an passé, avait obtenu la plus haute de nos récompenses, le grand prix de littérature, a été fusillé par les Allemands, pendant les combats de la libération. Je vous disais, l’an passé, que Jean Prévost était l’un des constructeurs de sa génération et que nous lui avions donné ce prix non seulement pour saluer son œuvre, mais encore pour l’encourager à la poursuivre. Hélas, voici l’œuvre suspendue ! Voici tragiquement mutilée, en la personne de Jean Prévost et de maints autres, cette génération dont la France a si grand besoin.
Quand je songe à Jean Prévost, la figure qui m’apparaît d’abord n’est pas celle de la rude et dramatique maturité, celle d’hier ; non, c’est la figure juvénile des années 1920. Jean Prévost était alors élève de l’École normale de la rue d’Ulm. J’habitais non loin de là et, à la tombée du jour, j’apercevais, de mes fenêtres, la promenade rituelle et méditative que les normaliens poursuivaient sur les toits de leur maison. Ils finirent par savoir que je vivais dans le quartier et vinrent à tour de rôle me faire visite. Il y avait là, outre Prévost, Pierre Brossolette que les Allemands ont tué aussi et dont on vient de donner le nom à l’une des rues de Paris. Souffrez que j’évoque ici, d’un mot, mais avec honneur, la mémoire de ces deux jeunes hommes qui sont tous deux tombés pour le service de la patrie.
Jean Prévost, avec ses cheveux indociles, sa carnation rustique, son regard parfois pâli par des rêveries fugitives, faisait un peu songer au portrait de Rimbaud enfant, tel que l’a peint Fantin-Latour en 1872. Son sourire s’ouvrait sur une denture solide et l’on imaginait volontiers qu’il allait mordre dans la vie, avec appétit et vigueur. Il était, comme tout bon normalien, instruit, nourri de lecture et curieux de maintes choses ; il ne désavouait pas les esthètes du symbolisme dont plusieurs vivaient encore ; mais il célébrait le sport, il ne négligeait point sa musculature, qui était puissante, et rêvait de réconcilier, dans son œuvre, à sa manière, le charnel et le spirituel.
A côté de ce visage à peine dégagé de l’enfance, il me faut esquisser maintenant celui que Jean Prévost nous a montré lors de sa dernière visite. C’est le visage d’un homme en pleine maturité. Le teint est bronzé, la chevelure en retraite vers les tempes. Le sourire est encore large, mais plus contracté, plus dur. Il n’a rien renoncé de ses ambitions intellectuelles ; il a reçu, comme un chaleureux message de confiance, le prix de l’Académie. Il est plein d’espoir et de projets. Mais on le sent surtout requis par les devoirs de la patrie douloureuse. Il est officier, dans la montagne. Il mène, avec ses hommes, une vie de fatigues et de périls. C’est un chef résolu. Il parle de la mort comme d’un compagnon familier, que l’on attend, qui peut venir.
La mort est venue. Les Allemands, qui ont tué Jean Prévost, pensaient seulement abattre un des chefs de l’insurrection. Quelle n’eût pas été leur joie s’ils avaient su que, du même coup, ils supprimaient un des plus jeunes capitaines de cette intelligence française en laquelle ils devinaient une adversaire invaincue et à jamais redoutable.
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Notre grand prix de littérature, nous l’avons décerné, cette année, à M. André Billy, romancier, critique, biographe, érudit, journaliste, esprit curieux, écrivain accompli dont l’œuvre riche et variée couvre tout un rayon de nos bibliothèques. M. André Billy eût mérité de recevoir une telle récompense, même s’il n’avait rien publié en cette étonnante année d’amertume et de gloire. Or, il se trouve que M. André Billy a manifesté sa studieuse fécondité, d’une part, en donnant, de sa Vie de Diderot, une édition revue et augmentée, et, d’autre part, en livrant à la curiosité des lecteurs une Vie de Balzac qui nous était annoncée depuis longtemps, que nous attendions et dont Marcel Bouteron a fait l’éloge d’un mot en déclarant que « c’est une somme ».
J’admire les romanciers quand ils acceptent de se plier aux disciplines de la biographie, c’est-à-dire de l’histoire. Joseph Bédier me disait, un jour, qu’il avait connu plusieurs fois dans sa vie les joies poignantes de l’illumination créatrice et, singulièrement, le jour qu’il avait retrouvé, sur les chemins de Compostelle, l’origine de l’épopée française. Invenire signifie trouver et l’on ne trouve que ce qui existe. Je serais tenté de dire : on ne crée que ce qui existe. Le romancier trouve ses personnages en lui-même d’abord et autour de lui. Ce qu’il semble créer de toute pièce est fait, somme toute, avec les sédiments de tout ce que la vie abandonne dans sa mémoire. Imaginer, c’est assembler des éléments épars et les ordonner de façon nouvelle. Me trompé-je en pensant que, pour l’historien, l’illumination créatrice tient à la découverte d’une source imprévue, d’un rapport jusque-là demeuré insensible, entre des événements, des témoignages, des textes, à la projection d’une clarté révélatrice sur un ensemble de faits longtemps demeurés confus ou discordants ? Ce qui me semble admirable dans la discipline de l’historien, c’est le souci constant et obstiné de ne rien ajouter aux données de la recherche, c’est, si j’ose dire, la règle de non intervention, d’abstention, de loyale objectivité.
Le romancier, qui demande beaucoup à la vie, est, lui aussi, tenu par une discipline de vérité ou mieux de vraisemblance ; mais il garde, à l’endroit des données expérimentales, une allègre franchise. D’un mot, entendu par chance, il tire tout un épisode. D’un regard surpris au vol, il compose tout un ouvrage. Une lettre de quelques lignes lui donne tout un caractère. Cinq minutes de la vie et en voilà bien assez pour reconstruire un monde et ce monde, en définitive, c’est encore une forme de l’histoire, c’est, ou du moins ce doit être, un témoignage sur la vie d’une société, d’un groupe d’hommes, d’un homme à un moment de la durée.
J’imagine donc qu’investi de cet étrange pouvoir, le romancier ne doit pas se plier sans peine à l’usage de l’historien. Que si les sources font défaut, il doit avoir envie de remédier à ce manque, de prêter aux personnes en scène des propos de sa façon, de modifier les circonstances, d’introduire des comparses, d’ajouter des répliques, d’ordonner la péripétie et d’orchestrer le dénouement pour lui donner plus de sens et de majesté.
C’est probablement dans le dessein d’échapper à des tentations telles que M. André Billy a composé une vie de Balzac. Cette vie est si féconde en épisodes mouvementés, en complications, en intrigues que le peintre n’a pas besoin de rêver et d’imaginer, à propos d’un tel modèle. A l’historien d’un tel romancier, il suffit d’être fidèle pour donner le sentiment d’une étonnante fantaisie. Il faut louer M. Billy qui, dans ce scrupuleux et beau travail, concilie la rigueur avec la plus naturelle liberté de jugement et de style.
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Pour l’ordonnance d’une sage critique, il est regrettable que le mot de roman soit appliqué, sans distinction, à une foule d’ouvrages dissemblables. A dire vrai, ces ouvrages n’ont entre eux qu’un seul point d’analogie, c’est qu’ils doivent, tous, quelque chose à l’imagination.
Certaines expériences faites, j’aimerais de réserver le nom de roman aux récits qui mettent en scène des personnages fictifs, engagés dans des événements qui ne sont pas nécessairement imaginaires, mais qui, même quand ils le sont, peuvent, par les clartés qu’ils apportent sur une époque et sur les hommes d’une époque, contribuer à la connaissance historique de nos sociétés humaines.
Un personnage auquel j’ai consacré nombre de mes veilles, dit, au terme d’une de ses aventures : le monde a deux histoires, l’histoire de ses actes, celle que l’on grave dans le bronze et l’histoire de ses pensées, celle dont personne ne semble se soucier. Les historiens, je le reconnais de bon cœur, ont de grands devoirs : il leur faut consulter, comparer et interpréter les textes, en dégager la leçon, narrer les faits, discerner en tout les causes et les conséquences, mettre en plein jour les protagonistes, esquisser, dans les brumes de l’arrière-plan, les comparses et la multitude. Pourtant, si je considère un phénomène énorme et complexe, tel que la première guerre mondiale, j’attache la plus haute importance aux pensées formées par les hommes de l’avant et de l’arrière pendant ces années dramatiques et je juge que presque tous les événements sont déterminés par l’obscur travail de toutes ces pensées inconnues ou méconnues.
Le rôle du romancier, s’il a un sentiment élevé de son devoir, c’est précisément de jeter des clartés dans cette histoire ténébreuse, dans cette histoire sous-jacente et de faire ainsi comprendre les raisons et l’architecture secrète de l’histoire des historiens. Que si une telle vue est acceptée, le romancier et l’historien vont travailler de concert pour une meilleure connaissance de l’homme.
Ce disant, j’ai l’air de confiner le romancier dans le contemporain. Et tel est bien mon propos. Le véritable romancier, pour moi, est d’abord un témoin de son temps. L’œuvre que nous attendons de lui doit donc avoir force de déposition. L’historien ne pourra pas ne point faire état de cette œuvre. C’est justement ce que m’écrivait naguère M. Seignobos, éclaircissant ainsi d’un mot le problème sans cesse repris de l’histoire et du roman.
L’accord des lettrés n’étant pas encore fait sur le sens à donner au mot de roman, ce mot s’applique donc, comme je vous le disais tantôt, à toutes sortes de récits qui vont de la fable au conte moral et de l’allégorie à la fantaisie satirique. C’est pour montrer votre éclectisme, dans cette période d’incertitude critique, messieurs, que vous avez donné notre prix du roman au livre ingénieux, soigneusement monté comme une pièce d’artifice, auquel M. Pierre Lagarde ; écrivain instruit et délicat, a donné le titre mystérieux de Valmaurie.
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Nous sommes obligés de reconnaître, messieurs, que les années de servitude et d’oppression n’ont pas été des années d’abondance pour l’art du romancier. Les poètes ont manifesté dans les chaînes une agile et merveilleuse liberté. Les philosophes ont, comme il convient aux gens de leur état, poursuivi leurs méditations dans une retraite intemporelle et naturellement inaccessible. Mais les romanciers ont éprouvé les rigueurs de la geôle. Leur mission est de peindre les mœurs, de faire jouer, avec des caractères, les passions et les idées. Comment cela est-il possible sous l’œil d’un ennemi en éveil, tatillon, soupçonneux, qui n’entend pour rien au monde laisser croire qu’il ne comprend pas tout et le reste. La plupart des romanciers ont pris le temps d’achever les œuvres qu’ils avaient entreprises avant les années d’affliction, puis ils ont posé la plume en attendant la fin de la nuit. Il m’est arrivé de penser que, sur la cage du romancier, on aurait pu, comme au Jardin des Plantes, apposer un écriteau qui dirait, à peu de chose près : « Ne se reproduit pas en captivité ».
Nos confrères les historiens ont, heureusement, plus de jeu. L’objet de leur étude est, le plus souvent, choisi dans un passé dont les cendres sont bien refroidies ou du moins paraissent telles. Ils jouissent, au regard des censeurs, d’une suffisante franchise, dès qu’ils ne s’avisent pas d’extraire, de leurs récits, quelque morale trop évidente. Ils peuvent parfois travailler dans une paix relative, même sous la surveillance de l’ennemi et nous les félicitons de mettre cette tolérance à profit pour le plus-grand bien des lettres, car ne l’oublions pas, messieurs, le grand problème, pendant ces années d’épreuve, a été de maintenir l’intelligence au travail tout en résistant pied à pied aux pressions de l’adversaire.
Nous avons donc pu couronner d’excellents historiens, même en ces jours de disette. Au premier rang d’entre eux, citons M. René Grousset, à qui l’Académie a décerné le prix Louis Barthou et M. Émile Dard qui a reçu le grand prix Gobert.
Nous devons à M. Émile Dard d’excellentes monographies historiques, de très beaux portraits qui enrichissent notre musée de l’époque impériale. C’est encore un portrait qu’il vient de nous donner en écrivant l’histoire du comte de Narbonne, qui fut un confident de l’empereur Napoléon et qui mourut à temps pour ne pas voir la chute du maître dont il avait rallié la cause.
En peignant le comte de Narbonne, M. Émile Dard nous conte l’histoire de toute une époque riche en événements considérables et en figures extraordinaires. Non content d’avoir brossé cet excellent tableau d’histoire, M. Dard a voulu relier son personnage à une grande tradition française, à la tradition de « l’honnête homme », expression, dit notre auteur, « qui ne correspond en rien au sens de probité que nous lui donnons aujourd’hui ». Et l’historien ajoute : « L’honnête homme fut la fleur terminale d’une civilisation aristocratique, une réussite merveilleuse et dans laquelle on a pu voir la plus notable contribution de la France à la grandeur des élites. » Pour satisfaire à son dessein original, M. Émile Dard nous présente, dans l’introduction de son ouvrage, diverses figures de l’honnête homme, celle du duc de Montausier, celle du chevalier de Méré, celles de La Rochefoucauld et de Saint-Evremond. Il nous montre l’évolution d’un tel type d’humanité sous la Révolution et sous l’Empire. C’est d’excellente méthode. On en vient à regretter que M. Dard n’ait pas donné à son remarquable livre un épilogue dans lequel il aurait pu nous montrer ce qui demeure, d’une telle idéologie, dans nos sociétés modernes ; car nous ne pouvons croire qu’un pays comme la France ait consenti sans résistance au déclin et à la disparition d’une œuvre humaine à laquelle il doit une si juste gloire.
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M. René Grousset a consacré une grande part de son étude aux peuples, aux hommes, aux héros et aux personnages légendaires de la mystérieuse Asie. Il a mérité déjà plusieurs fois les suffrages de notre compagnie. Le livre qui vient d’obtenir une des plus hautes récompenses dont nous puissions disposer est une vie de Gengis Khan et M. Grousset l’intitule Le Conquérant du monde. C’est une lecture nutritive et particulièrement attachante, parce qu’elle nous donne l’accès d’un monde longtemps réservé à quelques savants spécialistes. M. Grousset a divisé son ouvrage en nombreux chapitres très brefs qui portent des titres anecdotiques, empruntés souvent aux vieux poètes auxquels l’historien doit ses meilleures sources. M. Grousset nous montre en outre des cartes, des photographies, des reproductions d’œuvre d’art, en sorte que cette lecture nous laisse des souvenirs un peu semblables à ceux que nous procurerait un étonnant voyage dans l’espace et dans le temps. Ce beau travail mérite un hommage de gratitude que je suis heureux de rendre à M. Grousset. Et, pourtant, qu’il me soit permis de lui chercher querelle à propos de son héros.
Un historien qui donne plusieurs années de sa vie à la connaissance approfondie d’un personnage ne renonce pas, pour autant, à le juger ; mais il arrive que ce qui était, au début, simple intérêt, simple curiosité, se changé petit à petit to en admiration et même en attachement. J’entends bien que nous sommes tous tentés d’accorder des vertus exceptionnelles à l’objet de notre étude et que si nous accordons tant de nous-mêmes à cet objet, c’est qu’en définitive il nous paraît digne d’une dilection persévérante. Les tératologistes, qui s’appliquent à l’observation des monstres, finissent par leur trouver quelque beauté, je pense, et par les considérer avec une sorte de tendresse. J’admets aussi que l’animadversion n’est pas un bon instrument de connaissance. Pourtant je dresse l’oreille quand j’entends l’historien de Gengis-Khan nous parler de la libéralité, de la magnanimité, de l’humanité de son héros, et il m’apparaît que M. René Grousset succombe à la fascination que le modèle exerce trop souvent sur le peintre. Je reprends alors l’ouvrage de M. Grousset et j’y relève des phrases telles : « Comme tous les Mongols, il n’avait aucune notion de l’économie urbaine et, du moins à cette phase de sa vie, ne concevait sans doute pas qu’on pût faire d’une ville conquise autre chose que de la détruire ». Je ne sais si vraiment la destruction de Pékin est un péché de jeunesse ; mais elle annonce d’autres exploits non moins horribles et qui ont, pour nous, hommes du XXe siècle, hélas, un sens terriblement actuel. Le Mongol fait marcher devant ses troupes des captifs pris à l’adversaire ; il jette sous les pieds des chevaux les livres sacrés de l’Islam. Il pille Boukhârû, massacre « jusqu’au dernier homme » la garnison de Samargand, déporte les artisans que l’on appellerait aujourd’hui les ouvriers qualifiés, fait éventrer les prisonniers, à Tirmidh, pour chercher les perles qu’ils pouvaient avoir essayé de mettre en sûreté dans leurs entrailles, ruine certaines régions de la Perse qui n’ont, depuis, jamais retrouvé leur fertilité ancienne, détruit d’incomparables œuvres d’art, fait, de populations entières, un stupide carnage et s’amuse à dresser, avec les têtes des hommes, des femmes et des enfants, des pyramides séparées.
A lire les récits de tous ces crimes, l’esprit demeure saisi d’horreur et de consternation. Pouvons-nous encore, sachant tout cela, prendre un délicat plaisir aux entretiens du conquérant avec le philosophe Tch’ang Tch’ouen ? J’avoue qu’une telle indulgence m’étonne. Gengis-Khan est d’abord, à mon regard, une brute malfaisante. Je sais que l’humanité produira toujours de tels monstres. Je souhaite ardemment que les sociétés raisonnables fassent en sorte que ces exécrables tyrans soient démasqués à temps, réduits et abattus.
M. Grousset, avec qui, récemment, je m’entretenais de ces problèmes, voulut bien me faire observer que Gengis-Khan manifeste une certaine rusticité, un certain naturel dans la sauvagerie, qu’il est ainsi presque sympathique, si l’on songe à Tamerlan qui, lui, est un monstre cauteleux, intelligent et instruit. Et je veux bien reconnaître que si la cruauté s’aggrave d’intelligence, elle devient tout à fait répugnante. M. Pelliot qui a, sur le monde asiatique, des vues savantes et humaines, me disait, naguère encore, que Gengis-Khan avait du moins, sur tant de victimes et de ruines, édifié la paix. Cet argument, qui force à réfléchir, ne me met pas l’esprit en repos. On nous a promis, il n’y a pas si longtemps, à nous aussi, peuples de l’Occident européen, on nous a promis une paix de mille ans si nous acceptions la servitude. Malgré notre amour de la paix, nous n’avons pas voulu, nous Français, d’une telle paix. Ces promesses absurdes et fallacieuses ne sauraient entraîner un peuple civilisé depuis deux millénaires, un peuple qui supporte avec impatience la rhétorique des illettrés.
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Je reviens au roman et tiens à citer quelques ouvrages entre ceux que nous avons pu couronner dans cette année 1944. Nous avons donné le prix Lucien-Tisserand à Mme Tyde Monnier pour un ouvrage intitulé Nans le Berger. Mme Tyde Monnier s’attache à l’histoire d’une famille, les Desmichels. Elle est en train de composer un tableau de proportions imposantes qui lui fait le plus grand honneur et qui prendra place, je n’en peux douter, dans la bibliothèque romanesque de notre temps. Nans le Berger est un des volets de ce retable.
Le prix Jean Raynaud doit aller « à une œuvre originale ayant un caractère d’invention et de nouveauté ». C’est bien pourquoi nous l’avons donné à M. Jacques Audiberti qui est un poète et qui, même dans le roman, tient rang et fait œuvre de poète. Comme le médecin, le critique doit s’exercer en même temps au diagnostic et au pronostic. Nous avons distingué M. Audiberti ; il me faut ajouter que nous comptons sur lui pour l’avenir et que son talent retiendra bientôt l’attention de tous les lettrés.
Les revenus de la Fondation Durchon nous permettent de décerner deux récompenses notables : le grand prix de l’empire et le grand prix d’histoire littéraire. L’Académie a disposé du premier de ces prix en faveur de M. le général Azan. Sous le titre de l’Empire français, M. le général Azan a publié, en pleine guerre, un livre clair, précis comme un manuel, où se trouvent exposées, les notions relatives à la France d’outremer, ces notions que tous nos compatriotes devraient avoir présentes à l’esprit. Car si notre patrie est aujourd’hui délivrée de l’étreinte ennemie, nous le devons à nos alliés, à l’ardeur d’une jeunesse impatiente du joug et aussi, ne l’oublions pas, à ces populations françaises d’outremer qui nous ont donné généreusement des hommes, des subsides, des nourritures, des monnaies d’échange d’innombrables témoignages de confiance et d’attachement.
C’est M. Raoul Mortier qui a reçu le grand prix d’histoire littéraire. M. Raoul Mortier a consacré sa vie à la Chanson de Roland. Des héros de l’épopée aussi bien que du poète, il sait tout ce qui se peut savoir aujourd’hui. Il a consulté, recopié tous les textes connus et il en a donné, à ses frais, d’excellentes éditions auxquelles il a joint la reproduction photographique des manuscrits. Pour parfaire cette œuvre, M. Raoul Mortier vient d’achever une traduction de la grande épopée française. C’est la version d’Oxford que notre auteur a choisi de nous faire connaître. Il nous a conservé, avec un goût très sûr, le mouvement, la musique et, même le tour syntaxique du vers. Une si féconde persévérance méritait une distinction exceptionnelle. L’Académie félicite et remercie M. Raoul Mortier.
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Nous avons, trois fois dans l’année, comme en 1942 et en 1943, donné des prix et des médailles à nos compatriotes prisonniers en Allemagne. Car, si la France a, dans sa presque totalité, recouvré l’indépendance, environ trois millions de citoyens demeurent encore aux mains de l’ennemi. De cette France douloureuse, nous étions séparés par les fils barbelés, par la distance, par toutes sortes de conventions sourcilleuses qu’un génie cruel entretenait et ravivait sans relâche. Néanmoins, pour grandes que fussent toutes ces difficultés, elles n’étaient pas insurmontables ; nous recevions des nouvelles des camps et nous pouvions, en retour, envoyer des messages.
Un bon arbre, même par les années les plus rudes, donne ordinairement quelques bons fruits. Il est bien évident que parmi trois millions de Français presque tous jeunes, il doit nécessairement y avoir beaucoup d’hommes de talent, des ingénieurs, des savants, des pédagogues, des enseigneurs, des philosophes, des romanciers et des poètes. Un groupement s’est formé, dans le sein de la Croix-Rouge française, qui s’est donné pour tâche de rapatrier les œuvres créées en captivité par nos compatriotes. Je n’entends pas, messieurs, vous conter ici par le menu les efforts que nous avons poursuivis pour faire venir en France ces ouvrages conçus dans l’exil et la contrainte, ces ouvrages qui nous apportent pourtant un message du génie national. Parmi tous ces envois se trouvent maintes œuvres littéraires, des essais, des récits, des pièces de théâtre, des poèmes, des revues et des journaux, On ne peut, sans émotion, s’abandonner à la lecture de ces manuscrits qui nous viennent d’un autre monde et qui expriment si souvent une poignante nostalgie. M. Gaston Criel, par exemple, publie au stalag XI A, une petite revue imprimée au multiplicateur, petite revue dont l’aspect serre le cœur, mais qui montre que la flamme de la poésie et de l’esprit brûle, fière et forte, dans ces séjours d’amertume. Vous avez donné, à M. Gaston Criel, le prix Max Barthou que nous réservons, selon les intentions du fondateur, à un jeune homme « dont le talent, d’une inspiration élevée, aura fait ses preuves ou donné de sérieuses espérances ».
Entre nos prisonniers et nous, gronde et chemine maintenant une grande bataille. Les relations sont devenues tout-à-fait difficiles et même problématiques. Vous avez quand même envoyé vers les camps d’exil vos récompenses, vos vœux, vos pensées généreuses et les jeunes hommes de la France souffrante n’oublieront pas que, même à cet installe du drame, vous n’avez pas cessé de les encourager, de les réconforter et de leur marquer votre sympathie.
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J’aimerais, messieurs, vous parler encore des poètes, à qui vous avez distribué maintes couronnes, de M. Vincent Muselli, qui a reçu notre grand prix de poésie. Je voudrais vous parler des écrivains étrangers dévoués à la cause des lettres françaises et que vous avez voulu saluer et honorer. Les noms de M. Benjamin Valloton, de Mme Noëlle Roger, de M. Seuphor, bons serviteurs de la langue française, sont, cette année, l’ornement de nos concours. J’eusse aimé vous parler de ces revues que vous assistez dans leur persévérant essai de vivre, singulièrement de ce courageux recueil intitulé Résurrection auquel vous avez donné un prix cette année. Il me faudrait prononcer les noms de vingt écrivains excellents, analyser, citer, louer leurs entreprises et leurs succès. Mais quoi ! l’heure passe et me presse. Voici qu’il faut nous séparer et ma relation est encore bien loin d’embrasser tout votre patient labeur.
L’Académie, jour après jour, reprend ses usages et sa place. Elle recommence à parler haut, sereinement, dans le tumulte. A l’heure même où nous sortons du silence et de notre retraite, il me plaît d’évoquer encore une fois devant vous, avec mélancolie, avec fierté sans doute aussi, ces jours des hivers passés où réunis, à la tombée de la nuit, autour d’une petite lampe, pour honorer la vertu et rendre hommage aux belles-lettres, nous avions l’air de célébrer, tous ensemble, dans une époque de ténèbres, au plus creux des catacombes, une religion honnie.