RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU
PAR
M. Jérôme THARAUD
Directeur de l’Académie
Lu dans la séance publique annuelle du 18 décembre 1941
Messieurs,
Robert Auget, baron de Montyon, fut un grand original. Ce financier eut le souci, bien rare dans cette profession, d’améliorer le sort des pauvres gens. Ce grand bourgeois (sa noblesse était toute récente, si elle fut jamais bien établie), ce grand bourgeois très regardant à son bien, et qui aurait volontiers rogné sur un écu, avait l’imagination généreuse : il était toujours prêt à répandre à profusion l’argent autour de lui, s’il s’agissait d’encourager une idée qui lui plaisait. Ses fondations furent innombrables, et leur variété fait honneur à son esprit inventif : prix pour des expériences utiles aux arts, prix pour l’ouvrage littéraire reconnu comme le plus utile à la société, prix pour la trouvaille du procédé qui rendrait moins malsains certains métiers, prix pour une découverte médicale, etc., etc. il aimait l’humanité. Aimait-il vraiment les hommes dans le train-train des jours ? Ses relations avec les gens de sa seigneurie permettraient d’en douter, tant il se montre sourcilleux en tout ce qui concerne ses intérêts et ses droits. Il me fait assez penser à l’un de ses contemporains, d’une trentaine d’années plus jeune, excellent humaniste comme lui, ce Paul-Louis Courier qui savait si bien prendre la défense des villageois que l’on empêchait de danser, et qui ne s’en montrait pas moins avec eux d’une justice tellement exacte qu’elle confinait à la dureté, quand il les avait à son service. Disons pour M. de Montyon que dureté serait un mot trop brutal. Sévérité conviendrait mieux.
Il aimait les idées nouvelles, il en avait lui-même. C’était un ami des lumières, un homme de progrès, comme on dit, mais il n’était rien moins qu’un rêveur, un chevaucheur de nuées. Ses dispositions naturelles et toute une vie consacrée à l’administration en avaient fait un réaliste, qui ne redoutait rien tant que d’être gouverné par la philosophie. L’expérience lui avait appris qu’en voulant tout réformer à la fois, on n’arrive qu’à tout bouleverser, et que le progrès (si progrès il y a) ne saurait s’obtenir que par des degrés insensibles. « Presque tous les coups de force, disait-il sont dangereux et produisent quelque dérangement redoutable, alors même qu’ils réussissent. Le ressort d’une bonne administration, ce n’est point la puissance, ni la raison, ni les lois, c’est l’habitude. L’habitude qui est la raison de la multitude, et qui en tient lieu ; l’habitude par laquelle on obtient ce que le despotisme le plus terrible n’oserait exiger par une voie nouvelle ; l’habitude qui prévient les murmures et dont le prestige est tel que le malheureux ne sent pas son malheur. Qui ne réforme aucun abus est un lâche ; qui prétend les réformer tous un insensé. » Sages paroles dont la méditation peut être utile en tout temps, mais qui le faisaient paraître timide et ridicule aux yeux d’idéologues enclins à trouver son bon sens un peu plat. Aussi ne doit-on pas s’étonner que cet admirateur d’Helvetius, ce familier de Cabanis, ce bienfaiteur des pauvres gens jugea prudent, quand vint la Révolution, de mettre la mer entre lui et ces autres amis des hommes qui entendaient faire le bonheur de l’humanité, mais par des moyens plus radicaux que ceux qu’il avait imaginés.
Il s’était fait de la vertu une certaine conception mi-intellectuelle, mi-sentimentale, comme Marie-Antoinette par exemple, s’était fait de la nature une certaine idée. Vertu, c’était pour lui bienfaisance ; et en bon administrateur qu’il était, il a voulu encourager par des récompenses et des éloges une disposition si utile au bien public. Mais qui ne voit que la vertu est tout autre chose que la bienfaisance ? C’est un élan du cœur, un don de soi qui s’accompagne du plus profond bonheur. Et récompense-t-on le bonheur ? Admirons, Messieurs, les fondations humanitaires du baron de Montyon, comme nous admirons le hameau de Trianon.
S’il avait vécu de nos jours, nul doute, je crois, que cet esprit rebelle à la métaphysique, qui savait tracer des portraits si vrais et si vivants (je pense à ceux de Turgot et de Choiseul) avec des petits traits bien choisis, qui accordait tant d’importance au phénomène de l’habitude, et ne mettait rien au-dessus de l’utilité sociale, ne se fût enchanté des théories qui prétendent découvrir dans l’influence du milieu les origines et le développement de la moralité. Comme il aurait été séduit par les systèmes qui s’inspirent de l’étude des primitifs et des sauvages ! Qu’il aurait aimé les tabous et tout ce qu’on leur fait dire !
Je ne suis, Messieurs, ni savant, ni philosophe, et je n’ai aucune autorité pour donner mon avis ; mais tous ces beaux systèmes ne me satisfont guère. Renan disait, il y a un demi-siècle, à celte même place, en la circonstance où nous sommes, que parmi les dix ou vingt théories philosophiques sur les fondements du devoir, pas une ne supportait l’examen. A mon sens, pour la plupart, elles ont le grand défaut de ne pas suffisamment tenir compte de l’homme lui-même et de ce qu’il a apporté d’absolument inédit dans l’univers. Je leur préfère à toutes, je l’avoue, une œuvre d’imagination qui ne se pique de rien expliquer et se contente de mettre sous nos yeux le spectacle d’une vie.
Dans Crime et châtiment, l’étudiant Raskohnkoff se demande pourquoi il hésiterait à tuer une vieille femme qui n’est utile à personne. Et avec l’audace et l’ingénuité de son âge, il se répond à lui-même qu’il n’a que faire d’une loi morale imposée d’abord par la réprobation publique, ensuite par la force, enfin par la crainte des esprits et d’une puissance religieuse qui n’est rien qu’un mensonge. Mais une fois son crime commis, il s’aperçoit que la conscience du bien et du mal n’est pas ce préjugé créé par les circonstances, et fortifié par elles pour le plus grand bien du clan, mais je ne sais quoi de mystérieux qui tient à son être profond, comme une feuille, une fleur fient à sa graine, et qu’en frappant la vieille femme il s’est frappé du même coup, il a meurtri son humanité même.
Comme toutes les créations du génie, ce roman est, à sa façon, une expérience, un témoignage. Et ce témoignage ne vaut-il pas l’information que nous allons chercher chez les primitifs et les sauvages ? Sans compter qu’il y a, dans les grandes œuvres, une beauté qui m’est toujours apparue (simple point de vue de littérateur, je le sais, mais qui en somme en vaut un autre) un gage de la vérité. Crime et châtiment ne serait pas si beau si son inspiration ne correspondait pas à la réalité.
Est-ce humain, trop humain ? Je ne puis me résigner à tenir l’homme pour un événement négligeable. Le regarder comme une moisissure indifférente à la surface de la planète me semble trop de modestie. Après tout, l’univers tel que nous le concevons, est notre œuvre. N’est-il pas légitime de nous mettre au centre de notre création ? C’est très bien de connaître la marche des étoiles, mais ce qui nous intéressera toujours le plus, c’est nous-mêmes. Et de tous les spectacles que l’homme nous propose, celui de la vertu est le plus singulier, le plus inexplicable, j’ajoute le plus riche en promesses.
Nous vivons dans un monde où tout est variation, changement, nouveauté ; nous allons d’émerveillement en émerveillement, de miracle en miracle. Si l’évolution doit se poursuivre (et pourquoi s’arrêterait-elle ?) à travers nous et au delà, sous des formes inconnues, rien ne nous défend de penser qu’elle s’achemine vers un état oh l’esprit ne tiendra plus à rien de ce qui le soutient et l’écrase à la fois, et se suffira à lui-même.
On nous parle souvent de ces essais que tente la nature dans l’élaboration des créatures vivantes. Elle les rejette s’ils sont mauvais, les multiplie quand ils sont bons. Est-ce une aberration ? J’ai cru rencontrer dans ma jeunesse (c’est seulement dans la jeunesse qu’on fait de ces rencontres là) quelques amis qui m’ont donné l’idée de ces essais réussis. Par la qualité de leur âme, ces êtres d’élection me semblaient appartenir à une autre espèce que moi-même. Ils n’étaient pas plus libres de se soustraire à la force intérieure qui leur faisait tout naturellement préférer les autres à eux-mêmes, que l’amoureux n’est libre de se soustraire à sa passion. Âmes charmantes, créatures presque incorporelles qui ne tenaient encore à la terre que par un fil ténu, esprits aériens qui se balançaient dans un éther qui n’avait rien à voir avec notre air épais, clairvoyants qui participaient d’une science qui n’était plus la nôtre, étrangers singuliers qui avaient déjà abordé les royaumes futurs !... De telles réussites sont rares, mais une seule suffirait pour indiquer le sens où nous allons. « Mort au Monde » ! s’écriait Swift dans un moment de désespoir. La présence parmi nous de ces êtres privilégiés écarte l’anathème. Dans les heures mélancoliques où l’on éprouve le besoin d’un réconfort, j’aime à penser qu’entre ce que je suis et ce que sera peut-être l’humanité dans des milliers d’années, mes amis étaient des avant-coureurs. Quel encouragement à vivre ce serait d’être sûr, d’espérer au moins, que la pointe de diamant qui perce le tunnel où nous sommes engagés depuis des millions de siècles, el pour des millions encore, est l’acte de vertu. Qu’il serait beau, Messieurs, de croire que ceux qui détiennent les grands secrets de l’âme sont les mêmes qui détiennent le secret de l’avenir !
Si M. de Montyon, en nous proposant, chaque année, la lecture de ce rapport, avait voulu nous inviter à rêver (ce qui, je dois le reconnaître, ne paraît pas avoir été son intention) il a bien réussir puisque voici la 122e fois qu’il nous procure ce plaisir.
Ouvrons maintenant les dossiers, verts comme l’espérance, que la diligence de votre secrétariat a remis entre mes mains.
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Si vous montiez, un jour d’été, au pays d’Armagnac, la ruelle encombrée d’enfants et de chats qui grimpe vers l’église du village Gondrin, franchie la porte de l’enceinte, vous pourriez voir, sous la treille qui fait tout l’ornement de sa petite maison, une vieille, une très vieille femme, qui, elle, ne vous verra pas car elle est presque aveugle, ridée et noueuse comme le cep de sa vigne, et qui paraît aussi ancienne que ce très ancien village dont elle n’est, pour ainsi dire, jamais sortie. C’est Mlle Alexandrine Brena, Alexandrine, comme tout le monde la nomme avec respect et amitié.
Quand elle vint au monde, nous dit Mlle Cournet, avocate à la Cour de Paris, qui vous la recommande, elle semblait promise à un meilleur destin que celui qui l’attendait. Jusqu’à à dix ans elle connut la vie simple et aimable que mènent, dans nos campagnes, les enfants des cultivateurs à leur aise. Mais un jour tout changea. Le père se noie par accident ; la mère ne se sent pas capable de faire valoir, à elle seule, le petit bien familial. Elle le vend, se fait gruger par des acquéreurs sans scrupule. Avec le peu qui lui reste, elle achète une petite maison dans le village de Gondrin, se remarie avec un boucher aussi inapte qu’elle aux affaires. Le ménage s’endette, et c’est Alexandrine qui sauve la situation en hypothéquant la petite maison acquise avec ce qui restait de l’héritage paternel. Sacrifice inutile, car le beau-père meurt peu après, laissant sa veuve et sa belle-fille dans le plus complet dénûment. Heureusement, il se trouve un parent pour racheter la maisonnette ; il y laisse par charité les deux femmes. Et c’est là que va s’écouler toute la vie d’Alexandrine.
Elle est devenue entre temps une lingère habile, à qui les jeunes filles qui vont se marier confient le soin de broder leurs parures. Lorsque s’annonce la venue d’un enfant, elles lui commandent les premiers langes. Les yeux baissés sur son ouvrage, tirant les fils, comptant les points, Alexandrine suit les étapes de la vie des autres, sans qu’aucun événement vienne jamais changer la sienne. Des maisons de Bordeaux lui offrent des salaires bien supérieurs aux cinq francs qu’elle touche à Gondrin ; mais sa mère lui demande de rester près d’elle, et elle reste. Et les jours continuent, toujours les mêmes pour cette fille sage, dont l’unique distraction est de soigner avec amour sa treille, de travailler l’été à son ombre, et de se livrer, le dimanche, après l’office, à quelque extra de couture, la conscience en repos, assurée, dit-elle, que le Bon Dieu sachant qu’elle n’a pas de temps à perdre, l’absout de ce léger manquement aux usages.
Pourtant, si ! Dans cette existence si calme, chaque année, un événement considérable, trois jours qui ne ressemblent pas aux autres, trois jours de chants, de lumière, de miracles, trois jours de pèlerinage à Lourdes. Puis, au retour, le travail enchanté par le long rêve de ce qu’elle a vu là-bas, de ce qu’elle espère bien revoir encore l’an prochain.
Que de jeunes filles doivent à Alexandrine d’être devenues, comme elle, des ouvrières parfaites, et mieux encore des femmes excellentes par l’exemple qu’elle leur a donné ! Que de morts elle a veillés ou aidés à ensevelir, elle dont les doigts ont tant brodé pour des mariages ou des naissances !... Depuis dix ans, sa mère est morte, aveugle. Aujourd’hui, presque octogénaire, Alexandrine est menacée de perdre la vue, elle aussi. Ses yeux ne lui permettent plus que des besognes sans finesse et sans art. Elle ne peut plus gagner sa vie. Sa petite maison et sa vigne ont passé des mains de ses parents entre des mains d’étrangers, qui veulent bien, par bonté d’âme, l’y laisser achever son existence. Mais par le temps qui court, il n’est pas question qu’ils y fassent la moindre réparation. L’été, passe encore, mais l’hiver la toiture laisse filtrer une humidité glaciale. Alexandrine n’a même pas de poêle. Sa fierté ombrageuse, refuse toute assistance du bureau de bienfaisance et c’est à son insu que tous ceux qui la connaissent et l’admirent, c’est-à-dire tout le monde à Gondrin, se tourne vers vous, Messieurs, pour vous demander d’honorer une vie d’une si gracieuse et constante vertu.
L’histoire d’Alexandrine Brena me fait penser à la belle nouvelle de Flaubert, Un cœur simple ; celle de Mlle Luce Boucereau, au conte du Petit Poucet.
Il y avait une fois, dans une forêt, un homme et une femme qui habitaient, avec leurs trois enfants, une cabane de bûcheron perdue au milieu des bois. A dire vrai, l’homme n’était pas bûcheron : il était convoyeur au chemin de fer, et passait toute la semaine, quelquefois davantage, sans revenir à la hutte. La mère demeurait seule avec les trois enfants, qui n’avaient pas toujours de pain. Ils étaient souffreteux, débiles. L’un d’eux, une fille, la cadette, atteinte de paralysie, n’avait presque jamais marché. La détresse fut à son comble quand la mère s’aperçut qu’un quatrième enfant allait venir encore augmenter la misère de la cabane, Vous n’êtes pas, Messieurs, si loin de votre enfance que vous aviez oublié le bûcheron qui emmène ses sept enfants pour les perdre dans les bois. Le convoyeur, moins criminel, ne voulut en perdre qu’un avant même qu’il fit le jour. Mais sa femme en perdit la vie. En l’absence de son mari, elle mourut dans la hutte sous les yeux des trois petits atterrés. Un garde forestier passant là par hasard les aperçut sur le seuil de la porte, qui pleuraient de chagrin et aussi de faim et de froid. Le médecin qu’il alla chercher ne put que constater le décès de la mère, et avant que l’enquête fût achevée, le convoyeur avouait sa faute, se remettait aux mains de la justice. Qu’allaient devenir les orphelins ? Allait-on les mettre à l’Assistance ? Leur tante, une veuve de l’autre guerre, aurait voulu s’occuper d’eux. Mais comment prendre encore trois enfants à sa charge, alors qu’elle avait une fille d’une quinzaine d’années, et qu’elle gagnait en tout et pour tout six-cents francs par mois ! Or cette fille, Luce Boucereau, était, comme on dit, un cœur d’or. Elle insiste auprès de sa mère pour qu’elle adopte ses trois petits cousins, disant qu’elle trouvera bien le moyen de gagner leur pain coûte que coûte. Elle emmène donc les trois pauvrets dans leur modeste maison et commence par se faire l’infirmière de la petite paralysée. On la plâtre, on l’allonge, on l’entoure de tant de soins qu’au bout de quelques mois, l’infirme peut marcher et revient à la vie. Luce a fait ce miracle. Elle a couru au plus pressé. Maintenant que les petits vont en classe elle en profite pour suivre des cours d’infirmière, travaille la sténo-dactylo, va pouvoir enfin gagner sa vie et celle de la maisonnée. Trop beau rêve ! Survient la guerre qui ruine tous ses beaux projets. Si les petits n’étaient pas là, elle partirait comme tant d’autres servir dans les hôpitaux ; mais cela lui est impossible avec ses orphelins sur les bras. Et elle reste. Elle reste pour leur donner du pain, acceptant les tâches les plus humbles avec tout son jeune courage, d’autant plus admirable qu’elle est d’une santé débile et qu’on l’a trépanée trois fois.
On dirait, Messieurs, qu’il y a des vies sur lesquelles le malheur s’acharne, comme pour donner aux plus rares fleurs de bonté l’occasion de s’épanouir. C’est le cas de Mme Charlotte Weidmann, dont l’existence n’est qu’une lutte ininterrompue pour faire front à l’adversité. Il y a douze ans, elle se marie. Deux mois plus tard, son mari est atteint de tuberculose. Pendant dix-huit mois, sans faiblir, elle le dispute au destin. Vainement. La voici veuve après vingt mois de mariage. Alors, en souvenir de celui qu’elle a perdu, elle décide de se consacrer à soigner les tuberculeux. Deux années durant elle suit les cours d’une école d’infirmière, et entre comme assistante sociale au dispensaire Léon Bourgeois, où elle n’a cessé depuis lors, nous disent les médecins qui la voient quotidiennement à l’œuvre, de dépenser son temps et son intelligente bonté naturelle. Nul doute qu’elle n’est trouvé dans cette tâche l’apaisement et le profond bonheur que donne une existence perdue dans le souvenir d’un autre et l’oubli de soi-même, si au milieu des siens le malheur n’était venu la poursuivre à nouveau. Sa sœur est frappée tout à coup d’un mal qui exige une opération urgente, dont elle fait tous les frais, sans d’ailleurs pouvoir la sauver. A son tour, son père est atteint d’une cruelle maladie, dont après de nombreuses interventions chirurgicales, la guérison n’est obtenue qu’au prix d’une sévère mutilation de la face. Depuis quatre ans, Mme°Weidmann prodigue à ce mutilé, qui ne peut vivre que par son dévouement, les plus menus soins quotidiens. Ce qui ne l’empêche pas de travailler tout le jour au dispensaire avec une extraordinaire bonne grâce, comme si, en arrivant le matin, elle ne laissait aucun souci derrière elle. Vous avez voulu récompenser par un prix de deux mille francs la tendresse filiale, cet oubli de soi-même, cette humeur égale, enjouée, qui, dans ce noble métier d’assistante sociale, est, je crois bien, le don suprême.
Elle aussi, Mlle Dantec, infirmière à Morlaix, se dévoue avec cet aimable caractère qui est à la fois une disposition naturelle et un dressage de l’âme. Elle soigne une mère paralytique, une sœur qui, sans exiger des soins aussi constants, ne peut fournir aucun travail. En décembre de l’année dernière, son frère est mort entre ses bras après cinq mois de maladie, pendant lesquels elle a pris, sur ses nuits et ses heures de repos, tout le temps qu’elle a pu pour lui donner du réconfort, Elle a encore trouvé le temps (ces êtres d’élection trouvent du temps pour tout) de fonder à Morlaix un groupe de jeunesse chrétienne. M. le Président de la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul nous dit qu’« à une époque où la soif des jouissances était portée à son comble, Mlle Dantec ne s’est permis qu’une seule distraction : faire partie de la chorale paroissiale. » Que M. le Président de la Conférence de Saint-Vincent de Paul de Morlaix me permette de lui dire que des personnes, comme Mlle Dantec, n’ont pas besoin de distraction. Tout ce qui les divertit du chant profond de leur vie intérieure doit être pour elles le comble de l’ennui.
N’avez-vous pas remarqué, Messieurs, que, dans la nuit, où ils sont plongés, on voit souvent chez les aveugles d’étonnantes clartés ?... M. Gustave Harbulot est devenu aveugle, accidentellement, à quinze ans. C’est, je crois, la plus triste des épreuves d’avoir joui un instant de la beauté du monde et d’en perdre le spectacle. M. Harbulot, tout infirme qu’il soit, a trouvé une compagne. Mais admirez son courage. Avec les modestes ressources que lui fournit un emploi de téléphoniste au Groupe des industries métallurgiques de la région parisienne, il recueille à son foyer la mère de sa femme, veuve sans ressources, et envoie en Bretagne, à la mère de celle-ci, âgée de quatre-vingt-cinq ans, de quoi subvenir à ses besoins. Enfin, la guerre ayant privé son beau-frère de son emploi, il lui assure, à lui et à son fils, le repas de midi. N’êtes-vous pas d’avis que, par un fil mystérieux, ce téléphoniste de bonté est relié aux étoiles ?
Mlle Madeleine Levivier, infirmière à Paris, me semble également en liaison avec le cœur des choses. Elle aussi répond, modestement et magnifiquement, par son désintéressement, sa charité, sa vertu à l’appel qui, en dépit des apparences, attire, je l’espère, le monde vers une spiritualité toujours plus haute. Elle ne possède rien, presque rien. Et ce rien, ce tout, qui est son temps, elle le partage entre son dispensaire, sa mère âgée de soixante-quinze ans, et les pauvres gens de son quartier qu’elle soigne gratuitement. Peut-on croire, sans se dégoûter de vivre, qu’une abnégation si parfaite ne soit qu’une chimère ?
Quant à Mlle Casanova, Corse comme bien vous pensez, elle a consacré son existence à soutenir sa mère restée veuve avec six enfants en bas âge. La maisonnée n’avait pour subsister que quarante-cinq francs par mois. Il n’y a qu’en Corse, je suppose, qu’on puisse réaliser de pareils tours de force ! Le receveur honoraire des Postes à Ajaccio, qui vous la recommande, espère, dit-il, que Mme Casanova (Angèle) est une fille digne et vertueuse. Ce simple espoir ne vous suffirait pas pour fonder votre jugement, si M. François Carbone, chef de bureau à la préfecture, et M. Prugna (Antoine), chef de bureau honoraire, ne vous apportaient l’assurance que Mme Casanova fournit l’exemple des plus belles vertus domestiques — ce qui n’est pas un mince éloge dans ce pays de Corse, où l’attachement à la famille et au clan est, comme vous savez, légendaire.
Sœur Henriette-Marie, fille de la Croix et sœur de Saint-André, a passé soixante ans de sa vie religieuse dans la paroisse de Saint-Etienne, à Mantes, faisant la classe, enseignant le catéchisme, dirigeant des ouvroirs, des ateliers de coupe, sans avoir jamais cessé d’exercer un seul jour ses fonctions de sacristine. Aujourd’hui, quatre-vingts ans passés, on la voit toujours à la tâche, active et énergique, courant ici et là, d’une maison à l’autre, d’un deuil à une maladie. Et il a fallu, l’autre jour, un ordre exprès de la Mère Supérieure pour interdire à cette octogénaire de se tuer à tirer la corde de la cloche.
De vraies religieuses aussi, à leur façon, Mlles Mercier et Marty, qui ont passé trente-cinq ans de leur vie à monter et descendre les escaliers des pauvres d’un si misérable quartier du XIIIe arrondissement qu’on le nommait les Malmaisons. A cette tâche, elles ont épuisé leurs forces et leurs ressources, el sont devenues aussi pauvres que les pauvres gens qu’elles assistaient. Au moment du triste exode qui a jeté toute la France sur les routes, elles ont dû partir, et ne sont plus maintenant capables de reprendre une activité quelconque. Mlle Marty est à demi paralysée ; Mlle Mercier a les jambes dans le plus misérable état ; elles approchent de soixante-dix ans et n’ont pour vivre qu’un petit traitement que leur alloue l’œuvre charitable qu’elles dirigeaient naguère. Cette œuvre elle-même va cesser d’exister. De quoi, dans leur exil, vont-elles vivre demain ? L’Académie a jugé que ce n’était que justice de donner à qui avait tant donné.
Tels sont, Messieurs, quelques exemples de dévouement choisis parmi ceux que vous avez récompensés. Je m’excuse de ne pas vous les avoir tous rappelés. Les autres sont-ils moins intéressants ? Non, certes. Mais le temps m’est limité. Il faut dire aussi que ces beaux traits de l’âme ont souvent les mêmes couleurs. Et dans son choix, le rapporteur (il faut qu’il s’en excuse aussi), est quelquefois guidé par un souci, tout à fait étranger à la vertu. Il est séduit par un détail pittoresque qui retient son regard, et il ne résiste pas au plaisir de le raconter. J’ajoute que les dossiers que l’on vous donne, s’ils sont tous remplis des plus beaux traits, ne sont pas tous présentés avec le même bonheur. Les uns ne sont que des attestations un peu sèches, où nous pouvons sans doute lire tout ce que nous devons y lire ; mais d’autres savent nous émouvoir par un récit qui, tout uni et simple qu’il soit, ne laisse pas de nous charmer et de nous induire en tentation de le mettre en valeur. C’est ainsi que le démon de la littérature, qui est une des formes du diable, trouve moyen de faire nommer les uns et négliger les autres, sous les couleurs de la vertu.
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J’en arrive maintenant à ces organismes bienfaisants qui ont pour objet de leur sollicitude la protection, le sauvetage de tel ou tel groupe de personnes dans la détresse physique ou morale. La plupart ont pour origine une catastrophe, un deuil, une douleur. Dans leurs fondations, il y a une âme enfermée qui soutient l’œuvre et la fait vivre en secret. C’est le cas du preventorium Jean Nicole à Chevrières (Oise), fondé par M. et Mme Harlay d’Ophove en souvenir de leur fils engagé volontaire à dix-sept ans, et mort au cours de l’autre guerre. On lit sur la porte d’entrée : « Ouvrir un foyer pour l’enfance, c’est travailler à la paix sociale. » L’œuvre est restée fidèle à cette généreuse maxime. Depuis le jour où vous lui avez accordé votre appui, il y a déjà quinze ans, elle s’est considérablement développée. Elle était en plein essor lorsque la guerre est arrivée. Tout de suite les bâtiments furent réquisitionnés pour un hôpital de complément. Le preventorium n’en continua pas moins à vivre comme il put. Mais un bombardement vint semer la panique dans cette population enfantine particulièrement délicate et nerveuse. Mme°d’Ophove expédia en Bretagne ses enfants et ses petits-enfants. Ferait-elle moins pour ses autres enfants du preventorium. Elle les embarque tous en camion, et au bout de trois jours tout ce monde arrivait dans une belle et spacieuse villa de Morgat. A l’heure qu’il est, les fugitifs ont réintégré Chevrières. Mais le pillage et les dépréciations de toutes sortes ont fait de la belle installation de naguère une pauvre chose qui demande secours. Les dix mille francs que vous lui avez accordés dans son malheur seront aussi bien placés que ceux que vous lui avez donnés jadis, quand elle était dans l’élan de la jeunesse.
Pour Mme Georgina de Brigode, née Vilain XIV, ce fut la mort de son mari qui lui inspira cette invention, ce poème du cœur qui s’appelle l’œuvre de Sainte-Madeleine. Vers 1862 restée veuve après quelques mois de mariage, elle avait pris l’habitude d’aller d’hôpital en hôpital porter secours et encouragements. C’est là qu’elle rencontra sa première protégée, et qu’elle comprit la honte et la désespérance de ces malheureuses filles-mères que la société rejetait alors avec la plus froide rigueur. Une étrange clientèle se groupa autour d’elle dans un petit appartement qu’elle avait loué rue de Sèvres. Puis le nombre augmentant, on se transporta rue Cassini, et de la rue Saint-Jacques, car bien rares étaient les propriétaires qui comprenaient Mme de Brigode et acceptaient d’abriter ses pensionnaires. Vint la guerre de 1870, les tristesses du siège de Paris, la famine et la Commune. Les portes de Sainte-Madeleine ne se fermèrent pas un seul jour. L’œuvre se développait. La maison d’accueil fut transportée à Thiais, où elle se trouve encore aujourd’hui. Plus de vingt mille mères ont été recueillies là, aidées et soutenues. « Que de merveilleux redressements, nous dit une des religieuses de la Vierge Fidèle auxquelles on a confié la direction de l’œuvre, que d’âmes régénérées qui ne voyaient de refuge que dans la mort ! Que de foyers fondés, que d’enfants courageusement élevés par des mères abandonnées qui ont compris, accepté leur lourde tâche ! Combien nombreuses aussi, les malheureuses filles qui, ayant pleuré sur un petit cercueil, se sont vouées pour la vie à une œuvre, de réparation ». Or, l’œuvre n’a pour subsister que les ressources de la charité, et jamais ses besoins n’ont été plus pressants, en un temps où, du fait de la captivité de tant des nôtres, il faut se pencher avec plus de pitié et d’amour sur des accidents que la guerre n’a pas inventés mais qu’elle a multipliés. Les évènements des derniers mois n’ont pas permis d’envisager l’organisation d’une vente de charité, la meilleure ressource de l’œuvre. Huit mille francs permettront à Sainte Madeleine de jouer sa partie dans notre relèvement familial et social.
Il y a déjà près de trois siècles que M. de Rancé, touché par la grâce et tiraillé depuis longtemps entre Dieu et le monde, vint prendre l’habit cistercien dans la vieille abbaye de Perseigne et s’engager dans une pénitence qui ne finit qu’avec la vie. Ce ne sont pas ces austérités que, chaque année viennent chercher là, à la fin de juillet, cent cinquante enfants de neuf à quinze ans, appartenant aux écoles communales ou libres de la ville du Mans. Ils arrivent sac au dos et bâton à la main, pas tous bien vigoureux, fatigués par le séjour à la ville dans des logements pas toujours sains. Pendant quarante jours ils vont courir dans la forêt, pêcher dans les ruisseaux, mêlant à cette vie de liberté et de plein air des chants, des exercices, des lectures spirituelles, des fêtes religieuses qui apportent à leur âme d’autres souffles que ceux qu’ils respirent dans les bois. Tant et si bien qu’après quarante jours, ce sont des corps plus solides et des esprits fortifiés par la nature et ce qui la dépasse, qui reprennent le chemin de la ville. A cette œuvre, qui annonce les camps de jeunesse dont on nous parle tant aujourd’hui, le chanoine Lebreton a sacrifié tout ce qu’il possédait et voit d’année en année les dépenses excéder les ressources. Ce qui ne l’empêche pas d’aller toujours de l’avant, louvoyant depuis vingt ans au milieu des tempêtes budgétaires, mais arrivant toujours à bon port. Votre générosité mettra du vent dans les voiles le ce petit bateau qui tient si courageusement la mer.
Entre les portes de Montreuil et de Bagnolet s’étend une zone de chiffonniers et de romanichels. C’est là, qu’il y a sept ans, un scout de quinze ans, guidé par un vicaire de Charonne, tout jeune lui aussi, a lancé le filet du bon pasteur. Notre jeune scout trouva moyen, sans terrain, sans local, sans feu ni lieu (c’est le cas de le dire) de réunir quatre-vingt petits zoniers et zonières. D’autres scouts se joignirent à lui. En décembre 1937, le premier arbre de Noël se dressait dans une baraque. L’année suivante, un peu plus loin, une chapelle en planches poussait au milieu des chiffonniers, et en 39, vingt-sept petits romanichels y faisaient leur première communion. Ni la guerre, ni l’exode n’ont interrompu cet effort. « Ne parlons pas encore trop de discipline, nous dit l’aumônier de cette œuvre, rien ne se fait sans le temps. Parfois l’un ou l’autre des nôtres a affaire avec la police. Alors on témoigne en sa faveur, et notre brebis égarée est ramenée presqu’en triomphe. Telle est l’extrême ride qu’a faite dans l’eau la petite pierre jetée, le 15 novembre 1936, par le jeune scout de quinze ans venu ici sans autres armes que sa foi. » D’après des renseignements officieux, cette partie de la zone n’aurait encore que trois ou quatre ans à vivre. L’œuvre de Notre-Dame de Bagnolet souhaiterait transformer le lieu de sa conquête en une cité-jardin. Ne sera-ce qu’un rêve ? En attendant, vous avez tenu à lui témoigner votre sympathie par un don de deux mille francs.
Et maintenant, pour en finir arec les œuvres, voici une ligue patronnée par deux anciens Présidents de la République, vinft-trois anciens ministres, quinze membres de l’Institut et professeurs de la Faculté de médecine, des maréchaux, des amiraux, son Eminence le Cardinal archevêque de Paris, M. le Président du Consistoire protestant, M. le Grand Rabbin. Bref, c’est à croire que toute la France est sourde ou en passe de le devenir, car cette ligue est une ligue contre la surdité. Comme son nom l’indique, elle se propose d’améliorer l’état des sourds et durs d’oreille. Elle les aide, les encourage, les conseille dans leur infortune, distribue des appareils à des malentendants, militaires ou civils, dignes d’intérêt, et répand la Revue de l’Ouïe à des centaines de milliers d’exemplaires. Vous lui ayez accordé cinq cents francs ! C’est peu. Mais oserai-je dire, que je comprends, Messieurs, que vous ne lui avez pas accordé davantage : Permettez-moi, à ce propos, de vous raconter un souvenir.
J’ai connu, étant enfant, un vieux hobereau limousin, cavalier étonnant, chasseur, pêcheur plus étonnant encore, et pour finir ce rapide portrait, mais qui dit à peu près tout, sonneur de cor infatigable. Or, un jour qu’il se promenait à la foire, un soudain, un complet silence se fit autour de lui. Ânes, bœufs, cochons, volailles continuaient leurs cris habituels et les paysans leurs disputes bruyantes, lui n’entendait plus rien, devenu sourd tout à coup. Un autre fut tombé peut-être dans cette mélancolie à laquelle la Ligue contre la surdité essaye de porter remède ; mais la vie de la nature à laquelle il était tout mêlé n’avait pas changé pour lui. Il se fit sans aucune peine à son nouvel état, et continua comme par le passé, les soirs qu’il faisait beau, à jeter sur les ravins et les bois ces fanfares auxquelles ses lèvres étaient si bien habituées que la sonnerie était toujours aussi juste... Mais, par fortune, quelques aimées plus tard, il recouvra l’ouïe aussi subitement qu’il l’avait autrefois perdue. Un jour il entendit ! Alors il fut épouvanté. Tout blessait ses oreilles, tout faisait dans sa pauvre tête un affreux tintamarre, un épouvantable fracas. Quand il reprit sa trompe et qu’il voulut sonner, il faillit perdre connaissance. La nature eut pitié de lui. Au bout de quelques jours, il retomba dans le profond silence dont il était sorti un moment. Ce fut pour lui le retour au bonheur.
Telle est l’histoire bien mince qu’a réveillée en moi, comme un écho de trompe endormi, la lecture du dossier de la Ligue contre la surdité. Elle m’apparaît pleine de sens. Moi aussi, comme mon vieux hobereau, je deviens dur d’oreille ; moi aussi, je commence à ne plus entendre le bruit que fait le vent dans les feuilles qui tremblent, ni le murmure de la rivière sautant sur les rochers. En d’autres temps peut-être m’en serais-je affligé ; peut-être me serais-je permis, Messieurs, de vous reprocher votre parcimonie envers une ligue si riche de grands noms, mais moins riche en ressources. Aujourd’hui, je ne vous reproche rien, et je me console aisément de ma disgrâce. Le silence m’est de plus en plus une douceur, un délicieux refuge, que j’emporte avec moi, et qui me suit partout. Merci, Seigneur, qui me permettez de n’entendre à peu près que ce que je veux entendre. Et dans les heures où nous vivons, c’est peut-être encore trop...
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Je crois, Messieurs, qu’on a tout dit sur la nécessité d’encourager les familles nombreuses. Jamais cette nécessité n’a été plus évidente qu’aujourd’hui. La France a été la première nation de l’Europe, tant qu’elle était la plus peuplée. Son influence a diminué à mesure que sa population décroissait par rapport à celle de ses voisins. J’ajoute qu’il semble bien que ce soit un fait d’expérience que plus une famille est nombreuse, plus sa moralité est élevée.
Les veuves françaises chargées d’enfants s’abritent à l’ombre généreuse de la fondation Darracq. Sous cet arbre magnifique, je distingue Mme Meilleur, Savoyarde. Bien qu’elle ait à peine dépassé la trentaine, elle en est à son neuvième enfant, car elle n’épargne pas sa peine, ayant trois fois de suite mis au monde deux jumeaux. Son mari est mort l’an dernier. Elle n’en continue pas moins d’exploiter à elle seule, avec un seul enfant en âge de l’aider, sa ferme de montagne, qu’elle ne peut, ni ne veut déserter. Et de plus, elle trouve le moyen de faire une pension à son père, et une autre à sa belle-mère, qui sont loin d’être à leur aise. Mme Meilleur n’a pas volé son nom.
A Vannes, où elle habite, peu de personnes connaissent Mlle Goret. Si vous interrogez quelqu’un dans son quartier, on saura bien vous dire que c’est la mère de cette troupe de dix enfants qu’on voit partir tous les matins pour l’école, gentils, propres, bien élevés ; mais cette réponse, toute éloquente qu’elle soit, est un aveu d’ignorance. « C’est que pour la connaître, nous dit M. le Chanoine honoraire, curé doyen de Saint-Patern, il faut aller la voir chez elle. Elle n’a pas le temps d’en sortir. Dès le matin, ses occupations et ses soucis la prennent pour ne plus la lâcher jusqu’à la fin du jour, quand ils ne la poursuivent pas durant la nuit : les grands à préparer pour l’école, la toilette des petits, les travaux du ménage. Elle est seule pour suffire à tous : son mari est prisonnier. » Dans sa vie rien d’extraordinaire : elle espère, elle attend et fait sa tâche quotidienne. En cette existence si digne, vous avez récompensé une sagesse qui a la fécondité et la régularité paisible de la vie.
Chez M. Alcide Gaulard, boulanger, travailleur acharné et père de sept enfants, c’est un acte de haut désintéressement, que vous avez voulu, je crois, distinguer avant tout. Dernièrement, il sauvait un officier allemand en train de se noyer. On lui a donné à choisir entre une forte somme en argent et la libération d’un prisonnier. Ce boulanger est fait lui-même d’excellente farine : il n’a pas hésité, il a libéré le prisonnier. Et pourtant son fonds de commerce n’est pas encore payé. Par votre générosité vous allez l’aider à acquitter sa dette.
Le 13 décembre 1934, Mme Yves-Marie Corsdir, de Pleudaniel (Côtes-du-Nord), mettait an monde son neuvième enfant et vous écrivait dare-dare : « Je suis mère de neuf enfants en bas âge. L’aîné a onze ans, et le dernier quinze jours. Nous avons déjà pendant quatre années consécutives concouru pour le Prix Cognacq-Jay. Chaque année nous avons, après la désillusion, repris courageusement notre besogne, comptant bien que le Bon Dieu saurait un jour reconnaître notre pauvreté et notre bon vouloir. » La pauvreté n’a pas cessé dans le ménage Corsdir ; le bon vouloir non plus, car depuis le 13 décembre 1934, où l’on vous écrirait, la famille est passée de neuf à douze enfants, tous vivants. Avec les vingt-cinq mille francs que vont recevoir ces excellents ouvriers agricoles, ils vont pouvoir louer un petit bien et travailler pour eux après avoir si longtemps travaillé pour les autres.
La plupart des prix que vous avez accordés cette année sur la donation Cognacq-Jay, vous les avez décernés précisément soit à des travailleurs agricoles, soit à des petits fermiers dont beaucoup sont fixés sur le même domaine depuis des générations, soit à des gens dont toute l’ambition est de devenir un jour possesseur de quelques arpents. Par là vous avez voulu collaborer avec eux à ce qui est un des premiers soucis du Maréchal : le retour à la terre. Remercions, à ce propos, le Secours National qui nous a envoyé une très belle somme, grâce à laquelle vous avez pu récompenser des familles qui le méritaient depuis longtemps. L’œuvre de la Reconnaissance française s’est montrée également fort généreuse à notre égard.
En lisant ces dossiers où l’on voit tant de braves gens mener une dure vie de travail au milieu de circonstances difficiles, et quelquefois tragiques, je ne pensais pas une seule fois à m’étonner. Ces Roulaud, ces Brousse, ces Marchand, ces Albert, ces Destrumel, ces Leray, ces Delacour, ces Deléglise, ces Forget et tant d’autres, mais je les connais tous ! Nous les avons tous rencontrés, eux ou de tout pareils. Ah ! non, je ne suis pas de ceux qui semblent disposés à croire que, par un mystérieux escamotage, endurance, courage, ardeur à la besogne, confiance dans la destinée, toutes nos vieilles qualités terriennes ont disparu du sol de France. Si l’on s’abandonnait à la vague de dénigrement qui s’est abattue ces derniers mois sur nous, plus lourdement encore que la vague de l’invasion, on pourrait croire que ce pays est un pays maudit, où tout est à apprendre, à créer ou à recréer. On dirait qu’on s’acharne à vouloir nous inspirer le mépris de nous-mêmes. Dans un moment où nous avons plus besoin que jamais de toute notre énergie, on ne veut voir que nos défauts. Non contents d’avoir été frappés, nous nous frappons nous-mêmes, nous nous mettons plus bas que terre. Faudra-t-il donc que ce soient nos adversaires qui nous rappellent au sentiment de ce que nous sommes, de ce que nous n’avons jamais cessé d’être ? Ce n’est pas seulement à un régime écroulé qu’on s’en prend, c’est à la France, à son âme elle-même. On lui fait son procès, on l’attache au bûcher. On lui rappelle, avec acharnement et je ne sais quel plaisir étrange, ses fautes présentes et passées. Etre vaincus ne nous suffit pas. Nous voulons être des accusés, des coupables. Nous renions le Français d’hier et d’aujourd’hui, nous voulons être les Français de demain. Celle soif de pénitence, de renoncement, d’humiliation qui a saisi tant de gens parmi nous, est, je l’avoue, ce qu’il a pour moi de plus intolérable, de plus haïssable dans notre malheur. Nos journalistes, nos littérateurs ont pris tout à coup, d’une façon bien inattendue, pour vitupérer la France, le ton des prophètes d’Israël.
Les fautes de la France ? Mais des fautes, quel peuple n’en a pas commises ? Seulement, ces fautes, ailleurs on les cache, on les excuse, on les répare, ce qui vaut encore mieux. Les Français seraient-ils donc seuls à s’y complaire, pour les avouer avec plus d’éclat ? En ces jours de deuil et de recueillement, ce n’est pas le procès de la France qu’il faut faire, c’est son éloge, c’est le bilan de ce qu’elle a apporté à l’Europe et au monde, et de ce qu’elle peut lui apporter encore ; c’est, plus modestement et plus profondément, le spectacle de séances comme celle d’aujourd’hui, où se montre avec son air simple, si noble et si touchant, le visage de notre pays, ce visage qui n’étonne aucun de nous, car nous n’avons jamais cessé de le voir.
Sous prétexte de vouloir à tout prix une France nouvelle et des Français comme on n’en a jamais vus, il y a, Messieurs, des gens qui exagèrent ! Non seulement ils grossissent nos défauts à plaisir, mais les qualités même dont, hier encore, nous nous flattions à bon droit, sont bien près à leurs yeux de passer pour des défauts. Ils ont pris en telle horreur tout ce qui, à tort ou à raison, était considéré comme notre esprit national, qu’ils veulent supprimer jusqu’aux emblèmes innocents qui l’ont toujours représenté. Ne voilà-t-il pas qu’un de ces hurluberlus part en guerre contre le coq ! Il ne peut plus souffrir (mon Dieu ! qu’il y a de personnes devenues tout à coup délicates !) que cet animal vaniteux, querelleur, turbulent, criard, ce volatile de basse-cour soit toujours le symbole de notre esprit gaulois. J’imagine aussi que l’alouette doit également lui déplaire à cause de sa légèreté !) Va-t-il falloir, pour plaire à ce Français nouveau modèle, enlever le coq de tous nos clochers et casser toutes les assiettes et les pots de faïence où il se dresse et chante depuis la Révolution ?
Le coq nous ne l’avons jamais, à vrai dire, pris comme emblème national. Nos rois avaient choisi le lys, Napoléon préférait l’aigle à cet animal domestique, et la République se contenta de deux lettres avec la devise : liberté, égalité, fraternité. Et cependant le coq est considéré, plus encore par les étrangers que par nous-mêmes, comme le symbole de la France. Devons-nous en rougir ? Non certes. Le coq est brave et fier. Avons-nous jamais manqué de bravoure et de fierté ? Il réveille les gens endormis. N’avons-nous pas souvent réveillé le monde assoupi ? Il a ses défauts sans doute. Mais qui n’a pas les siens ? Jeter sur lui le discrédit, c’est nous discréditer nous-même.
Assez de celle rage maladive de battre notre coulpe à longueur de journée ! Honneur au coq ! Honneur à ses vertus et même à ses défauts ! Il nous accompagne depuis si longtemps dans une si longue histoire, faite de tant de gloires et de tant de désastres ! Qu’il demeure, Messieurs, sur nos clochers et nos assiettes de faïence, paré de toutes les couleurs, de toutes les pensées dont les hommes de tous les temps, et les Français d’hier et d’aujourd’hui, qui sont toujours les mêmes, grâce à Dieu ! ont chargé le bel oiseau !