QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA NAISSANCE
DE JACQUES AMYOT
Célébré à Melun le 23 novembre 1913
DISCOURS
DE
M. ÉMILE FAGUET
MEMBRE DE L’ACADÉMIE
MESSIEURS,
« Je donne, avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amyot sur tous nos écrivains français non seulement pour la naïveté du langage, en quoi il surpasse tous autres, ni pour la constance d’un si long travail, ni pour la profondeur de son savoir, ayant pu développer si heureusement un auteur si épineux et ferré..., mais surtout je lui sais bon gré d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos pour en faire présent à son pays. Nous autres ignorants, nous étions perdus si ce livre ne nous eût relevés du bourbier ; sa merci, nous osons à cette heure et, parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d’école ; c’est notre bréviaire... »
C’est en ces termes que Montaigne parlait d’Amyot il y a trois siècles et demi bientôt, et non seulement il avait raison, mais il ne pouvait pas mesurer toute l’importance que ce simple traducteur, mais ce traducteur de génie allait prendre et garder dans la littérature française et même dans l’histoire de France.
Amyot a traduit les Œuvres morales de Plutarque et les Vies parallèles de Plutarque. Mais il les a traduites en auteur original et pieusement infidèle. En substituant à la manière apprêtée et sinon précieuse, du moins un peu coquette, de Plutarque, son style naïf, ingénu, plein d’une bonhomie distinguée, si je puis dire, et d’une cordialité élégante, mais naturellement élégante, il lui a rendu le service de le trahir pour le rendre meilleur qu’il n’était et, ce qui est rare, de lui être infidèle par amour et pour le faire aimer davantage. Il est peut-être le seul traducteur qui ait rendu un bon office de ce genre à celui qu’il traduisait. Il était plus facile de mettre Plutarque en pointes que de le mettre en style simple et Plutarque, par ce qu’il a, en son fond, de solidité et de gravité et de générosité sincère, méritait qu’on le déguisât de la façon qu’a fait. Amyot et non pas dans un autre sens.
Et c’est ainsi que le Plutarque français a été un livre qui pouvait, qui devait donner autant de leçons de bon goût que de leçons de haute morale.
C’est ce que Montaigne a senti et du reste ce qu’il a dit quand il demandait à Amyot, au cas qu’il vécût encore, de traduire Xénophon, comme occupation plus aisée, et d’autant plus propre à son âge. Il savait bien qu’il avait fallu à Amyot un certain effort pour faire de ces bons livres grecs d’excellents livres français et d’un bon esprit un peu bel esprit, un homme ne s’exprimant que dans le style de ceux qui ont l’esprit bon.
Et l’effet de cette transformation heureuse fut bien à notre honneur, puisque Plutarque ainsi présenté plut extrêmement et devint le régal des plus délicats, plut aux doctes, plut aux hommes de moyenne culture, plut aux femmes, qui sont capables d’engouement, mais qui, tout compte fait, s’engouent surtout de l’excellent et ne font de succès durables qu’aux œuvres qui sont un solide entretien de l’esprit et une forte nourriture du cœur.
Or les lointains effets de ce succès immense, effets que Montaigne ne pouvait pas prévoir, ont été si considérables que Plutarque, grâce à Amyot, est devenu un personnage essentiel de l’histoire de France.
D’abord, comme l’a dit très bien M. Lanson, il a rendu possible Montaigne lui-même. Nul doute que Montaigne n’eût été un très grand écrivain et un très grand moraliste Plutarque manquant, ou Plutarque avant été traduit par un de ces traducteurs qui enterrent ceux qu’ils traduisent plutôt qu’ils ne les font revivre.
Nul doute, là-dessus; mais Montaigne ignorant Plutarque, ou Montaigne simple approbateur de Plutarque et non pas admirateur enthousiaste de Plutarque et en familiarité continuelle et, cordiale avec lui, n’eût pas été le Montaigne que nous connaissons.
Il n’eût pas été passionné pour les grands hommes, il n’eût pas eu le culte des héros ; il n’eût pas été enthousiaste des stoïques, et, comme a dit Horace, capable d’infidélités à leur endroit et in Aristippi fartim praecepta relabens, mais encore stoïcien amateur très distingué et, stoïcien comme Sainte-Beuve était janséniste, et peut-être un peu davantage.
« Somme », comme il disait, des cinq ou six hommes que contient Montaigne, il y en a bien deux ou trois, et qui ne sont pas les plus mauvais, que l’on peut très légitimement supposer qui, sans le Plutarque d’Amyot, n’existeraient pas. À feuilleter le « vieux Plutarque » on ne trouve pas seulement les rabats de Chrysale, on trouve, et beaucoup, des pages de Montaigne.
Du Plutarque d’Amyot est sorti encore Du Vair et ses œuvres morales, si hautes, toujours, quelquefois si profond ce qui est plus difficile, et si réconfortantes « ès calamités publiques », c’est-à-dire, hélas ! très souvent.
Du Plutarque d’Amyot, secondé, je le reconnais, par Montaigne, mais, aussi, ruiné doucement et comme rongé sous œuvre par le sceptique que Montaigne contenait aussi, et par conséquent surtout du Plutarque d’Amyot, est issu ce stoïcisme littéraire français qui est toute une tradition à travers tous les tragiques français de 1560 à 1660. Il serait ridicule de ne pas savoir ou d’oublier que ce stoïcisme vient en partie de Sénèque lui-même ; mais il est trop évident qu’il dérive aussi et, surtout des livres où Plutarque nous enseigne le stoïcisme et par les préceptes et par les exemples illustres.
Et à ce propos, il faut dire que l’histoire de la tragédie française depuis Robert Garnier jusqu’à Corneille s’explique plus par l’influence de Plutarque que par toute autre. Si la tragédie française a été grecque et romaine si longtemps, par règle pour ainsi dire et par ordre, c’est certainement parce que les premiers tragiques français ont imité Sophocle et Sénèque, mais c’est surtout parce que les héros grecs et romains, par Amyot et par Montaigne, et par Montaigne à cause d’Amyot, faisaient partie de l’éducation générale des esprits et non seulement de l’instruction supérieure, comme nous dirions aujourd’hui, mais de l’instruction secondaire et même primaire.
Les héros de Plutarque, les héros d’Amyot étaient des familiers pour les esprits de la fin du XVIe siècle et du commencement du XVIIe, et il ne faut pas plus s’étonner de les voir dans presque joutes les tragédies de ce temps-là que de retrouver les mêmes héros dans les romans de Mme de Scudéri.
Il y a eu tout un siècle et un peu plus d’un siècle où « l’homme qui brave en vers la fortune », comme a dit trop railleusement Molière, que l’homme inébranlable aux coups du sort, que l’homme qui aime à « vivre dangereusement » était considéré par les Français comme un des leurs, tant leur éducation et les spectacles le leur avaient rendu voisin, parent et compatriote.
Et voyez que cette conception passe des livres, du théâtre et de l’âme générale dans la philosophie didactique pour, en quelque sorte, s’y cristalliser en formules, et que le Traité des Passions de Descartes, apologie, intronisation, apothéose, glorification de la Volonté, n’est pas autre chose que Corneille repensé par Descartes, de telle sorte que la Morale du XVIIe siècle n’est que du Plutarque encore qui a comme passé par des génies différents et dignes, du reste, les uns des autres.
Et voyez encore que les Jansénistes, ces « stoïciens du Christianisme », comme on a dit très justement, dérivent encore, non pas d’Amyot, que je crois qu’ils ont peu pratiqué, non pas de Montaigne, qu’ils ont des raisons très respectables de ne pas aimer, et qu’ils n’aiment pas ; mais de cet état d’esprit que j’indiquais tout à l’heure et dont Montaigne et d’abord Amyot sont les ouvriers.
Tout en ayant peur d’exagérer, je ne crois pas qu’on puisse exagérer beaucoup l’influence du livre d’Amyot sur la littérature française, sur le tour d’esprit des Français et sur la morale des Français pendant un siècle.
Remarquez que c’est un livre nécessaire. On appelle livre nécessaire un livre qu’aucune nécessité n’exigeait, mais qui s’est trouvé tellement, utile qu’il semble qu’il y avait comme une nécessité morale qu’il existât. Supprimez du XVIe siècle le Plutarque d’Amyot, il reste, comme livres maîtres Rabelais et Montaigne, et, comme livres dresseurs d’esprit, cela est peut-être insuffisant. Un certain idéal civil, propre au soldat, propre au magistrat, propre à l’homme d’État, un certain idéal de générosité, de bravoure, de constance et d’honneur, je ne dirai pas manquerait, car il est, inné, Dieu merci, dans beaucoup d’âmes ; mais ne trouverait pas son entretien, son aliment et ses ressources de renouvellement sans ce livre-là.
Et voilà ce que l’on appelle les livres nécessaires, c’est-à-dire les livres dont on a besoin. Il faut remercier cordialement le bon Amyot d’en avoir écrit un.
« Nous étions perdus si ce livre ne nous eût relevés du bourbier. » On voit par le contexte que ce n’est pas d’une perdition morale que parle Montaigne, et encore je n’en sais trop rien; mais encore il ne semble pas que ce soit d’une perdition morale. Mais il pourrait presque dire que c’est d’une perdition morale qu’il s’agit véritablement et que, sans Amyot, le bourbier, même moral, était à craindre.
De quelque bourbe qu’Amyot ait tiré ou éloigné ses contemporains et la postérité de ses contemporains, on sent que, de toute façon, il a fort bien mérité de sa patrie.
Familier de tant de héros, ce n’était pas un héros. Il se tira avec beaucoup de courage de l’obscurité où il était né en apprenant du grec de tout son cœur, tout en servant de domestique à des étudiants plus riches ; mais dès qu’il le sut, ce fut bataille gagnée et les honneurs et richesses vinrent au-devant de lui avec émulation et avec d’admirables promptitudes. Il ne les sollicita point et les repoussa encore moins. Il avait un caractère liant. Il ne fut pas en hostilité, il ne fut même en coquetterie ni avec la Fortune ni avec la Gloire.
Dans sa chaire de professeur à Bourges, dans son abbaye de Bellozane, dans sa chambre de précepteur du fils de Henri II, dans son palais d’évêque d’Auxerre, le grand aumônier de France s’acquitta en toute, conscience de ses pacifiques et délicates fonctions et traduisit du grec avec application et avec délices. Il ne fut pas troublé par les orages qui grondaient souvent très près de lui. Il traduisait avec placidité des histoires de héros que Plutarque avait écrites avec élégance. Toutes deux étaient tranquilles dans ce travail et Amyot avait au moins cette ressemblance avec son modèle. Tous deux avec douceur et ingénuité déchaînaient sur la France le souffle ardent et terrible des vertus héroïques.
Il y a des lacs paisibles, tout unis, qui ne connaissent point les tempêtes ni même les orages, qui s’étendent comme une grande plaine uniforme, égale, douce aux veux et patiente. Seulement ils sont limpides et profonds et ils reflètent avec exactitude les hauteurs, les sommets, les hardiesses, les audaces et les escarpements des fières montagnes et, à les regarder, le frisson du grand se saisit des hommes comme à lever les yeux vers le ciel. Plutarque et Amyot ont été de ces lacs tranquilles, miroirs des parties sublimes de l’humanité.