INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ
À LA MÉMOIRE DE CH.-GUILLAUME ÉTIENNE
À CHAMOUILLEY
Le Dimanche 28 septembre 1913.
DISCOURS
DE
M. JULES CLARETIE
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Il y a soixante-huit ans, à Paris, par un triste jour de neige, s’acheminait vers le cimetière du Père La Chaise le convoi d’un homme qui avait honoré les lettres françaises et occupé de hautes fonctions dans l’État. Son fils et ses petits-fils suivaient le cercueil de celui dont M. Villemain, au nom de l’Académie Française, M. Viennet, au nom de la Société des Auteurs Dramatiques, allaient saluer la mémoire. La Chambre des Pairs, la Chambre des Députés étaient représentées à ses obsèques, et le duc Decazes, et M. Thiers, et M. Dupin aîné figuraient pari, les dignitaires qui tenaient les cordons du poêle.
C’était le convoi de Charles-Guillaume Étienne, votre compatriote, auteur dramatique, député, journaliste, qui avait représenté, durant de longues années, ce département de la Meuse, fier d’avoir élu celui qui, aujourd’hui, représente la République française, et veille sur les destinées de la Patrie.
J’ai voulu relire les discours prononcés devant la tombe de ce fils de maître de forges, élevé par son talent et son labeur à la dignité de la pairie. M. Villemain vantait en lui un digne représentant du pays « fidèle à toutes les occasions de péril public et de liberté nationale ». M. Viennet, louant l’auteur dramatique, rappelait aussi que, chargé du rôle ingrat et périlleux de censeur, Étienne « revêtit souvent de sa signature officielle des diatribes dirigées contre son talent et sa personne, sans en distraire une syllabe ». M. Thiers devait parler au nom des deux Chambres et de la Presse, mais à l’église, saisi par le froid, il avait dû se retirer.
La commune de Chamouilley, où naquit Étienne, paie à son enfant, après tant d’années passées, la dette du souvenir. Étienne, dans un discours sur le transfert des hommes célèbres au Panthéon, parlait de ces grands hommes provisoires, qu’on acclame un jour, pour n’y plus songer ensuite ; sa renommée, qui subit, comme toutes les autres, les atteintes du temps, n’est pas oubliée de ceux qui, fidèles à l’histoire de la littérature, savent quels succès l’auteur dramatique eut au théâtre, l’homme politique à la tribune, le publiciste, le polémiste dans son journal.
Et comment l’Académie française pourrait-elle ne point rappeler qu’Étienne, dont l’Empereur avait proscrit une comédie, L’intrigante, n’en fut pas moins rayé lui-même de la liste des Académiciens par l’ordonnance de M. de Vaublanc, et, réélu par ses confrères, eut deux fois l’honneur d’être reçu en séance publique, une première fois par M. de Fontanes, une seconde fois par Joseph Droz, l’auteur de l’Essai sur l’Art d’être heureux, qui pouvait rappeler à l’exilé son bonheur et ne lui parla que de son talent, comparant l’auteur des Deux Gendres à Sheridan, « qui poursuivit les ridicules sur la scène et les abus à la tribune ».
C’est par le théâtre, en effet, que, tout d’abord, Étienne conquit la renommée. C’est par le journal qu’il l’affermit.
Rien n’est plus passager que la gloire ou, du moins, le succès de la scène, si ce n’est peut-être celui du journal. De toutes les pièces nombreuses d’Étienne, deux restent dans le souvenir : un opéra-comique, Joconde ; une comédie de mœurs, Les Deux Gendres. Celle-ci, représentée sur la scène du Théâtre-Français, le 11 août 1810 et, cinq jours après, le 16 août, à Saint-Cloud, devant l’Empereur, reste encore une œuvre digne des éloges du critique. Elle fit époque dans l’histoire du théâtre. Mlle Mars y jouait le principal rôle. Et ceux que, plus tard, on devait flétrir du nom, de faux bonshommes, les tartuffes de la bienfaisance, les ambitieux, dissimulant sous leur amour du bien public leur avidité d’un portefeuille, étaient déjà flagellés devant le public par un auteur dramatique spirituel et par un honnête homme indigné. Il y a dans Les Deux Gendres des traits charmants et profonds qui sont d’un véritable auteur comique. Un des personnages s’adresse à un politicien comme on dirait aujourd’hui, et lui recommande un jeune homme dont le mérite est évident.
Que répond l’homme politique ? Tout simplement ceci :
Vous ne me dites pas quels sont ses protecteurs !
Et comment Étienne sait-il fustiger le faux bienfait qui fait, pour ainsi dire, métier de la charité ?
Il s’élève avec colère contre ce que nous appellerions aujourd’hui la réclame et l’étalage de la feinte bonté :
Répand-on des bienfaits ? Il faut qu’un journaliste
Dans sa feuille, aussitôt, en imprime une liste.
La Charité, jadis, s’exerçait sans éclat,
À Paris, maintenant, on s’en fait un état.
Le moraliste de la comédie, le raisonneur qu’on rencontre là comme dans les pièces de Molière, dit assez rudement son fait à l’hypocrite :
L’humanité, pourtant, respire en vos écrits ;
Vous y plaignez le sort des nègres de l’Afrique,
Et vous ne pouvez pas garder un domestique !
Puis (et ces vers loyaux et vigoureux seraient encore applaudis aujourd’hui) :
Le plus beau des discours ne vaut pas une aumône ;
Et quand un malheureux vient vous tendre la main,
Laissez là vos écrits, et donnez-lui du pain !
Je pourrais multiplier les exemples des traits qu’on trouverait facilement dans les comédies d’Étienne. Je laisse à une voix plus spécialement autorisée le soin de parler de l’auteur dramatique. Il est piquant de voir un jeune esprit saluer cet ancêtre qui porta, par deux fois, l’habit vert, et qui, classique impénitent et admirateur de Molière, dont il se disait le disciple, fut un des promoteurs de ce monument à Molière qui s’élève rue de Richelieu, et qui eut pour excuse, lorsqu’on l’érigea, d’être une fontaine. Claire fontaine où s’abreuvent la raison et le génie français !
C’est un des titres à notre reconnaissance que ce dévouement au Maître de la Comédie. Mais le titre le plus indiscutable de l’écrivain que fut Étienne, c’est celui qu’on ne saurait lui dénier, lorsqu’on relit ses Lettres sur Paris, qui, parues dans La Minerve, consolèrent à leur heure la France et firent sensation non seulement dans le pays, mais, il n’y a pas exagération à le dire, en Europe. Ce que Les Messéniennes avaient été pour la Patrie par l’émotion, les Lettres sur Paris le furent par l’esprit et la hardiesse. Au Journal des Débats, au Constitutionnel, partout où le publiciste combattit avec talent pour la liberté d’écrire, Étienne fut un journaliste incomparable, spirituel, sensé, courageux aussi, et on ne saurait relire aujourd’hui sans émotion telle page où, les alliés occupant encore les départements qu’ils avaient envahis, ce Saint-Dizier, si voisin d’ici, où nos soldats avaient un moment ramené la victoire, le patriote qu’était en même temps le polémiste parle avec une éloquence rare de cette libération du territoire dont nous devions, hélas ! avoir l’émotion et l’anxiété à notre tour.
En succédant à M. Étienne, Alfred de Vigny, l’illustre poète, classait ses confrères en deux catégories : ceux qu’il appelait les Penseurs, ceux qu’il nommait les Improvisateurs. Le mot n’avait rien de déplaisant. Improviser, c’est penser rapidement et exprimer vite. Étienne fut, un improvisateur comme tous ceux qui traduisent dans les journaux leurs émotions immédiates. Dans la bibliothèque que Mlle Clairon, la grande tragédienne, lui avait léguée, au premier rang figurait Voltaire. Il y a dans le style, dans la manière, dans l’alacrité de l’auteur des Lettres parisiennes quelque chose de la clarté, de la vivacité, de l’esprit même de l’auteur de Candide. Étienne, qu’on appela un moment le Junius français, fut comme un Addison qui, en même temps que Le Spectateur, aurait lu et relu la Correspondance de Voltaire.
On réimprimerait aujourd’hui ces Lettres, si applaudies dans leur actualité, qu’on s’apercevrait bien vite que l’article de journal peut devenir aussi un chapitre d’histoire. Étienne, en ses causeries cursives, nous donne le tableau même des années douloureuses qui suivirent la journée de Waterloo. Généreux et brave, il défend avec ardeur toute cause juste et toute infortune. Il plaide pour Manuel expulsé ; il s’incline devant le général Foy parlant bien haut d’honneur et de patrie. Il est mordant, car il a de l’esprit ; il n’est jamais insolent, car il a le respect de l’adversaire. Ce journaliste tout-puissant a ignoré deux choses : l’injure et la rancune. Et pourtant Étienne a des ennemis et il n’aime guère ceux qu’il appelle des novateurs retardataires. Ce sont les romantiques qu’il veut dire. Dans ses Variétés littéraires, qui furent au Journal des Débats comme les Lundis d’un Sainte-Beuve encore hésitant, il s’était montré tour à tour moraliste exquis et polémiste redoutable. Au Constitutionnel, dont il fit la fortune, il combattit au nom de Racine ceux qu’il regardait avec dédain comme des disciples de Ronsard, attendant un Malherbe qui ne venait pas. Le mot lui fut reproché avec vivacité, on n’en doute pas, et l’auteur d’Henri III et sa Cour mit en scène, dans Antony, un lecteur du Constitutionnel qui livrait les polémiques littéraires d’Étienne à la censure du parterre.
Tout cela est oublié. Il reste de l’auteur de Brueys et Palaprat, de Jeannot et Colin, des Deux Gendres et de L’Intrigante ; il reste de l’auteur des Lettres sur Paris et de l’homme politique, défenseur des libertés du pays, une haute figure honorée ; et l’Académie française est fière de saluer Étienne comme un de ses membres dont, le nom reste lié à son histoire. N’est-ce pas lui qui, député, fit voter l’achat, par l’État, de la bibliothèque de Cuvier, l’illustre savant, mort pauvre ? N’est-ce pas Étienne qui, au nom de l’Académie, prononça le discours d’adieu aux funérailles de Charles Nodier ? N’est-ce pas Étienne, le classique militant, qui reçut à l’Académie Prosper Mérimée, dont la Chronique du temps de Charles IX et Colomba étaient teintées de romantisme ? N’est-ce pas Étienne enfin, qui, le 15 janvier 1844 (il n’avait plus qu’un an à vivre), à l’inauguration du monument de Molière, rappelait que l’Académie du grand siècle, ainsi qu’il l’appelait, n’ayant pas donné place à l’auteur du Misanthrope à côté de Racine et de La Fontaine, l’Académie du XIXe siècle venait s’associer à un hommage que l’incomparable auteur attendait depuis deux cents ans ?
À l’hommage de l’Académie, le président de la Société des Gens de Lettres m’a prié de joindre celui de la Société qui tient, elle aussi, à honorer le littérateur, l’homme de lettres dont nous évoquons les traits. Et ce salut des jeunes confrères au littérateur du siècle passé témoigne du respect que la Société des Gens de Lettres garde fidèlement à la mémoire des siens.
Étienne fit honneur à notre métier et donna en son art, comme en politique, l’exemple de la conscience et de la loyauté.
C’est pourquoi aujourd’hui, dans le coin de France qui fut la terre natale de l’écrivain, l’Académie française vient célébrer avec vous cet homme de lettres qui, en dépit du proverbe, fut prophète en son pays, puisque la Meuse le choisit durant tant d’années pour son représentant et qui, académicien respectueux de la claire langue française, journaliste vouant sa plume aux nobles causes, auteur dramatique démasquant les tartuffes de bienfaisance et d’ambition, fut de ceux qui ont bien mérité, à leur heure, de leur petite patrie qui est la Lorraine — la Champagne aussi, — et de la grande patrie qui est France.