ACADÉMIE FRANÇAISE
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 28 NOVEMBRE 1918
RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1918
DE
M. ÉTIENNE LAMY
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
MESSIEURS,
La guerre a, dès ses commencements, envahi avec notre sol toute notre existence et, fait sien le jour consacré par nos traditions à la récompense des œuvres pacifiques, à la louange des Lettres.
De ceux qui s’étaient promis de servir la France par leur plume, beaucoup, recrutés soudain pour un autre honneur, tombaient en soldats. Ils nous laissaient la fierté que l’intelligence française atteignît, à la sublimité par le sacrifice, ils nous laissaient le deuil que le patriotisme creusât tant de vides dans la patrie. Notre piété appartenait à ceux que nous perdions, toutes nos couronnes à des tombes. L’offrande innombrable des morts nous rendait plus douloureuse la misère de la gratitude publique : de presque tous ceux qui lui donnaient leur vie la France ne garderait pas même le nom écrit seulement dans le cœur des mères, qu’elle fut triste cette fidélité du silence ! Quelle fut longue cette station où la France, autre mère de douleur, se tint debout devant la croix ! Mais ce vendredi saint de quatre ans s’achève et nous entendons sonner les cloches de la résurrection.
La résurrection ne nous fera pas oublieux du tombeau. Ce sont tous nos morts qui, rachetant l’avenir, ont fait nos lendemains. Mais nous redevenons maîtres de penser aux vivants et d’associer en un culte indivisible les soldats qui empêchèrent la France de finir et les penseurs qui augmenteront les titres de la France à durer.
Après les maladies graves la première joie des convalescences est la familiarité reprise avec les maîtres de la maison, le pèlerinage intérieur vers les choses devenues plus chères parce qu’on a craint de ne plus les revoir. Ainsi notre péril a ranimé en nous une curiosité affectueuse pour notre histoire. Cette histoire est surtout celle du pouvoir en un pays où le gouvernement n’a guère cessé de conquérir. La royauté française poursuivit cette victoire à travers les siècles et imposa d’autant plus aux yeux qu’elle servait son dessein par un art de majesté extérieure. À mesure qu’elle se complétait des forces prises à tous, elle voulait des pompes et des demeures proportionnées à sa puissance. Plus s’étendaient ses droits, plus augmentait son respect pour elle-même, et la splendeur croissante des résidences royales raconta les conquêtes faites par la royauté sur la nation. L’ère où la monarchie fut la plus destructrice de franchises et la plus édificatrice de palais fut le règne de Louis XIV. Le souverain qui achevait l’œuvre royale par la formule : « L’État c’est moi », se devait de donner aux deux pouvoirs qu’il avait confondus une demeure digne d’eux. Ce fut Versailles.
Versailles a trouvé son historien : Pierre de Nolhac.
Il y a une logique secrète dans les attraits qui portent certains hommes aux travaux les plus dissemblables. Nolhac s’était acquis sa première renommée par ses découvertes sur la Renaissance. La Renaissance fut internationale par la curiosité savante, comme le moyen âge par la croyance doctrinale. Un jour vint ou l’hommage à la civilisation commune de l’Europe sembla à Nolhac une négligence envers notre France isolée par la défaite. Mais son culte de la vie générale persistait dans son culte de patriotisme et le porta vers le moment de la vie française où elle s’étendit en inspiratrice sur l’Europe, et la splendeur des XVIIe et XVIIIe siècles le conduisit à Versailles d’où rayonnait cet éclat. L’historien familier avec les chefs et les compagnes, légitimes ou non, de la monarchie légitime aida le curieux de l’art royal à suivre les scènes de l’incomparable théâtre et à comprendre les changements du décor lui-même. Car le palais élevé par Louis XIV, comme l’immuable symbole de la souveraineté, se modifia sans cesse. Et l’écrivain, par une leçon géminée de psychologie et d’architecture montre comment chaque prince voulut mettre sa marque personnelle dans la représentation de l’omnipotence héréditaire ; comment la fantaisie des femmes, par un caprice de contradiction, s’enticha des petits appartements et gagna la gageure d’associer le minuscule et l’immense ; comment la lente nouveauté que la croissance des arbres plantés par Le Nôtre apportait à l’aspect des jardins ne suffit plus aux courtisans lassés par la monotonie du rectiligne, et conquis par « la nature » des paysagistes anglais. Contre ces variations du goût, la meilleure défense de Versailles fut la pénurie des finances, vers la fin de l’ancien régime. Et quand un régime nouveau succéda, sous lequel il y avait sûreté seulement pour les hommes et les choses auxquels il ne pensait pas, la Révolution épargna Versailles en l’oubliant. Toute aux guerres civiles ou étrangères, elle le laissa devenir le plus magnifique désert de la France.
En accordant le grand prix Gobert à Pierre de Nolhac nous n’avons pas voulu le tenir quitte envers son œuvre. L’existence de Versailles ne se termine pas où il en suspend le récit. Elle a abrité durant le XIXe siècle une grande fierté et une grande humiliation qui sont aussi de l’histoire. Quand le pouvoir revint aux descendants de Louis XIV, le palais leur sembla démesuré, pour notre fortune amoindrie. Notre passé seul était assez grand pour remplir l’édifice : il fut consacré aux siècles de la gloire française : idée belle, supérieure à l’exécution. Mais là même où était rappelé ce que la France avait été, même chez les autres, l’étranger un jour se crut chez lui, et c’est dans la galerie des Glaces qu’il restaura l’Empire allemand. C’était un nouvel ordre de choses. Bien que la race germanique soit née convoiteuse et guerrière, sa division en États indépendants et jaloux donnait sa faiblesse en garantie au repos du monde. À Versailles toute l’Allemagne s’unifia dans la Prusse. Aussitôt la sécurité disparut des affaires humaines. Pendant les quarante-trois ans d’une paix qui fut une préparation à la guerre, l’attitude de l’Allemagne n’a pas permis d’ignorer son ambition d’omnipotence, et la guerre de 1914 n’a pas permis d’ignorer quel sort cette omnipotence préparait à la société humaine.
Alors la résistance des peuples et la résistance des choses ont précipité une suite d’événements si imprévus, si extraordinaires, si enchaînés, si rapides, que leur puissance et leur ordre dépassent l’industrie humaine et atteignent à la majesté des châtiments providentiels. Le peuple le plus redoutable conduit par l’obstination de ses attentats contre la force morale à la ruine de sa force matérielle, le plus attentif des États, dissipant en quatre années une habileté de deux siècles, l’anarchie par laquelle il espérait abattre ses adversaires, le gagnant par contagion en quelques mois, le plus populaire des Empires renversé en quelques heures, tout cela dépasse les calculs des politiques et atteste la justice supérieure à eux.
Cette justice mystérieuse se plaît souvent à confondre ses adversaires là même où ils l’ont défiée, comme si la contradiction des fortunes était plus éducatrice dans la similitude des lieux, comme si les choses mêmes avaient un honneur silencieux qui ait droit à des réparations. Cette revanche voudrait qu’où fut signée la paix de notre défaite se signât la paix de notre victoire. Sans doute ce qui s’éleva alors n’est plus à détruire. Déjà la révolution allemande a renversé à la fois et l’Empire et les royautés qui l’avaient établi. Mais que vaut cette garantie ? L’Allemagne punit-elle son Empereur d’avoir voulu l’injustice ou de ne l’avoir pas accomplie ? Sera-ce une sûreté que la confédération monarchique se change en une république unitaire ? Si ce qui fut fondé en 1871 n’existe plus, quelque chose qui n’existait pas est à créer. Jusqu’ici les négociateurs croyaient leur tâche finie, quand ils avaient maintenu durant la durée des signatures l’accord des États qui n’engageaient pas l’avenir. Mais la guerre est devenue si affreuse que sauver d’elle l’avenir devient le plus impérieux devoir du présent. Désormais la tâche est de rendre continue et efficace la volonté qui sanctionne la paix. Établir les moyens par lesquels les peuples demeureront prêts à réduire à l’impuissance par leurs forces unies, tout perturbateur du repos public, voilà la nouveauté des prochains pactes. Si ce bienfait, auquel l’espoir a donné d’avance un nom comme aux enfants attendus, nous est accordé, si la Société des Nations naît, le lieu de sa naissance n’est pas chose indifférente. Puisse l’histoire dire qu’où l’Empire allemand avait, par la force d’un seul peuple, préparé l’asservissement de tous, la Société des Nations a garanti contre le retour de cette menace la résistance de tous. Versailles aura connu alors la revanche la plus réparatrice pour la France et la plus victorieuse pour la civilisation.
Faisons un autre souhait. Les résidences royales sont une image de la royauté. Elles se succèdent, une seule règne à la fois, l’avènement de chacune destitue la précédente et leurs aspects comme leur remplacement rendent sensible aux yeux l’extension unitaire de la monarchie. Mais cette unité, pour s’établir, détruisait les puissances multiples, collectives, autonomes, spontanées, dont vécut le moyen âge. Et ces puissances aussi eurent leurs symboles dans leurs demeures. C’étaient pour la féodalité, ses châteaux, pour les corporations de métier leurs « maisons », pour le tiers état ses hôtels de ville et les remparts de ses cités. Ces témoins de pierre n’importent pas moins que ceux de pierre royale, car ceux-ci racontent une dynastie et ceux-là une société : et l’ordre, ni le goût, ni la dignité des uns ne l’emporte sur l’abondance, la variété, l’inépuisable inspiration des autres. À ceux-ci la guerre a été plus cruelle que le temps. C’est dans notre Nord que les corporations et les cités s’enorgueillissent davantage de leur vie commune et de ses monuments. C’est dans notre Ile-de-France et dans ses alentours que nos pères ont gagnés par le charme de cette terre et comme prescient de l’importance réservée à cette contrée, avaient multiplié les cités voisines et les forteresses rivales. C’est où ils avaient le plus construit que l’envahisseur a fait le plus de ruines. Vienne bientôt le livre où la surabondance de vie et d’art répandue dans ses demeures par le moyen âge recevra la même louange qu’a obtenue la plus magnifique demeure du pouvoir absolu ! Que les blessures faites par l’ennemi au passé même montrent leurs vides, que la description et le dessin fassent renaître la beauté ensevelie sous l’écroulement informe. Comparons ce que le génie français édifia en des temps appelés parfois notre âge ingrat, et ce que le génie allemand vient d’anéantir par les dernières perfections de sa force.
Une autre de nos forces nationales fut édificatrice, c’est la force religieuse. En celle-là furent unies toutes les autres, royale, aristocratique, bourgeoise et populaire. Ailleurs elles se divisaient, là elles s’ajoutèrent. Elles bâtissaient les unes contre les autres les demeures des intérêts, elles élevèrent ensemble les demeures de l’espérance. Seules celles-ci jaillirent par l’initiative spontanée et universelle où les uns offrirent leur savoir, les autres leurs ressources et leurs bras. L’élan d’âme qui les avait conçues inspira les contrastes de leur harmonie, leur stabilité massive, leur hardiesse aérienne, leur mystérieuse majesté, et, imposant à la matière même des audaces nouvelles, transforma l’architecture jusqu’à la transfiguration. Nous n’avons plus à attendre l’historien de cette beauté, nous le possédons, c’est M. Émile Mâle. À son ouvrage sur l’Art religieux en France aux XIIIe, XIVe et XVe siècles, l’Académie décerne le grand prix Broquette-Gonin, et à ceux qui s’étonneraient qu’ainsi elle traite un écrivain d’art en philosophe, elle répond : il a été l’un et l’autre pour avoir vu et dit ce qui donna à toutes ces églises, dans la différence perpétuellement originale de leur structure, la pathétique unité de leur expression.
Le moyen âge a enfanté des siècles qui rougissaient de leur père. Parce qu’ils ne le comprenaient plus, ils lui ont contesté de s’être compris lui-même, comme s’il avait cru, faute de penser. La demeure du Christ a paru à beaucoup le sépulcre vide qu’un fantôme d’ange garde, et vers lequel se hâtent des femmes. Au moyen âge la pauvreté de l’apport évangélique fut-elle enrichie par les innombrables constructeurs d’églises, chacun libre d’embellir ce qu’il avait à exprimer, et tous interprètes de légendes et de rêves ?
Jamais au contraire l’intelligence ne chercha la vérité d’un regard plus universel et ne hiérarchisa dans une synthèse plus rigoureuse les problèmes à résoudre. Sa raison chercha avant tout la raison de la vie. Cet univers l’angoissait d’une énigme : la contradiction entre l’infini de nos espoirs et la brièveté de nos jours, entre notre inlassable poursuite de la joie toujours fugitive et notre répulsion invincible pour la douleur perpétuelle compagne. En comparant à l’évidence des faits l’incertitude des hypothèses, elle tint peur seule raisonnable l’opinion que le Créateur, tout-puissant, juste et bon, de l’homme, a créé la vie présente comme une épreuve où l’homme, libre et tenté par le mal, peut mériter par ses victoires sur lui-même la récompense du bonheur dans une vie future et sans fin. Cette doctrine, dès l’origine, s’était élevée des peuples qui s’ignoraient, comme l’écho d’une révélation universelle et divine. Aux croyants du XIIIe siècle, le christianisme offrait la plénitude de cette révélation, la connaissance de la chute, la promesse du pardon, l’expérience que les vertus prescrites comme la rançon de l’autre monde n’étaient pas moins souveraines pour assurer dès celui-ci à l’homme la paix avec lui-même et avec les autres, la paix souhaitée par le Christ aux disciples comme le meilleur des biens terrestres. Conscients que l’enchaînement de conséquences leur assurait tout, et que l’incrédulité, en leur dérobant toute certitude sur eux-mêmes, leur enlevait tout, ils avaient l’horreur du doute. Ce n’est pas la faiblesse mais la puissance de leur raison qui les avait conduits à la foi. Cette foi, à son tour, les faisait vivre plus dans le monde invisible que dans le monde présent, et pour eux le plus nécessaire des savoirs était la possession de la vérité sur l’existence future.
La vérité a pour preuve et pour privilège l’unité. C’est par son unité que dure sa double vertu d’accroître en chacun la confiance à ce qu’il croit, et de maintenir entre tous la concorde. Plus que tout autre devait rester une, la vérité religieuse. Or, elle risquait de s’altérer par les témoignages même que lui croirait rendre la piété et par leurs divergences.
Les intellectuels du XIIIe siècle voulurent que la foi générale gardât la stricte observance. Maintenir par l’unité de la doctrine l’unité de la conscience humaine fut leur acte de charité parfaite envers leur temps. Or, ce trésor immatériel de la foi ne pouvait être versé dans l’âme que par les sens. Les yeux et les oreilles étaient les introducteurs de l’invisible dans le silence de l’adoration. Rendre visible ce qui devait rester immuable fut l’emploi assigné aux cathédrales par les gardiens de la foi.
« Au moyen âge toute forme est le vêtement d’une pensée, » dit M. Mâle et il montre, précise, la pensée que vêtit la pierre chrétienne. La foi était esprit et la cathédrale matière, mais la matière rendait témoignage à l’esprit. L’une et elle s’unissaient dans le culte. Les invocations à la lumière, à la pureté des lieux hauts, étaient empruntées par le monde intérieur au monde extérieur ; la trinité, des personnes divines et des vertus théologales, l’égalité de chiffres entre les péchés capitaux, les dons du Saint-Esprit, les Sacrements, et bien d’autres similitudes, attestaient la secrète vertu des nombres. L’édifice religieux inscrirait ces nombres mystiques dans ses porches, ses nefs, ses piliers, enfoncerait ses cryptes dans la région des sépultures, ferait monter vers les altitudes l’ascension de ses désirs, et donnerait place dans son étendue aux rayonnements de la certitude et aux profondeurs obscures du mystère. L’Évangile avait instruit surtout par paraboles, qui disaient l’autre vie par les mots, les détails, les simplicités de la vie présente. Ces images visibles de l’invisible pareraient de leur beauté symbolique les églises et rappelleraient, par allusions à la manière du Christ, les préceptes surhumains. Le christianisme lui-même croit, plus que les allusions, son histoire : fait pour des hommes, établi par Dieu qui, pour le fonder, était devenu homme, confié à des Saints qui étaient des hommes, il avait pris corps avec eux ; leurs actes, leurs souffrances, leurs exemples retrouveraient vie dans la cathédrale par le ciseau des sculpteurs, par le pinceau des peintres. Le miracle des faits ressusciterait dans la gloire des porches et des murs. Une bible et un évangile toujours ouverts s’étendraient devant les foules, écriture d’autant plus précieuse que les foules n’en savaient pas encore lire d’autre.
Autant fut synthétique l’intelligence de ce que la cathédrale devait être autant l’exécution de l’œuvre s’ordonna par une hiérarchie d’autorité. Que le plan d’ensemble et le détail de chaque partie fut abandonné à la fantaisie de travailleurs trop modestes encore pour s’appeler artistes est la plus anachronique des hypothèses. Les maîtres du XIIIe siècle, les gardiens de la foi, avaient trop souci d’elle pour ne pas craindre que même par les symboles, les légendes, et surtout l’histoire du catholicisme, elle ne s’altérât si ces interprétations de la doctrine étaient au choix des moins doctes. Aux plus doctes appartenait le privilège de statuer sur tout ce qui, dans la cathédrale, avait un sens religieux. La place, l’orientation, l’étendue, la hauteur, la part de la lumière et de l’ombre, l’espace dû à l’enseignement muet et perpétuel du ciseau et de la couleur furent, sans conteste et partout où l’on bâtissait, décidés par les gens d’Église. Eux encore connaissaient et réservaient aux grandes vérités de la croyance les places les plus importantes, et contenaient en de justes limites les dévotions particulières. Eux seuls, qu’il s’agit de peintures, de sculptures ou de vitraux, décidaient non seulement des sujets, mais des personnages et des scènes. Eux-mêmes, qu’il s’agît de Dieu, du Christ, des apôtres, des évangélistes, des anges, des saints, des démons, n’étaient pas plus libres que les ouvriers de représenter à leur gré. Une tradition très ancienne avait assigné aux principaux personnages dans le drame du salut, des traits, des attitudes, des costumes, des emblèmes : on eût considéré comme suspecte une piété irrespectueuse de ces respects consacrés. Ainsi toute la religion apparaissait familière à chaque fidèle, vînt-il pour la première fois dans une église inconnue, sur un sol étranger, et les générations avaient conscience de se succéder en des croyances plus durables que les siècles et plus unes que les patries.
Loin donc que la splendeur gothique soit le chef-d’œuvre de l’inspiration individuelle, c’est seulement dans les accessoires, là où n’était en aucune vérité, que s’exerce l’initiative de l’ouvrier et qu’il se donne pour se distraire la compagnie des animaux et des fleurs. Ce fut assez pour créer une surabondance inépuisable de décoration. Mais l’essentiel ne fut pas une parure laissée à la fantaisie des laïcs, ce fut une doctrine soumise à un magistère scrupuleux. La pierre même eut son orthodoxie. Voilà pourquoi les édifices de cette époque produisent une impression si profonde ; ils ne révèlent pas seulement le génie d’un art, ils contiennent l’âme d’une société.
Cette âme ne reconnut plus sa demeure quand survinrent trois changements. D’abord la Renaissance réhabilitant la beauté terrestre, et surtout la splendeur nue du corps humain que l’Église avait pour suspecte et tenait voilée, tourna vers les joies immédiates une part croissante des désirs, rendit moins nécessaire à presque tous et plus redoutable à plusieurs le monde futur. Ensuite l’imprimerie, créatrice de lecteurs, fit succéder au temps où les foules, instruites ensemble par les leçons à jamais répétées de la chaire et des murs religieux, gardaient une âme collective, un temps où la surprise d’hypothèses multiples et le goût d’arguments nouveaux désagrégeaient dans la solitude des réflexions individuelles la solidarité des doctrines communes et substituait à l’esprit de soumission l’esprit de controverse. La Réforme enfin, enlevant au Catholicisme sa puissance de bloc indivisible, appela le sens individuel à choisir la vérité religieuse, fit la raison juge de Dieu même, la rendit tentatrice pour ceux même qui la tenaient dans la vieille dépendance et jusque chez les catholiques introduisit la contagion du doute.
Chacune de ces causes travailla à amoindrir en France la ferveur de certitude morale qui avait été la puissance du XIIIe siècle et de son architecture. On continue à construire des églises gothiques, mais les maîtres de la doctrine désapprennent de commander, les maîtres de l’outil désapprennent d’obéir, l’émancipation des artistes multiplie l’audace novatrice de leur goût et les beautés en soi admirables de l’inspiration individuelle. Mais cette surabondance même dépouille les églises, car elle leur enlève l’unité de leur témoignage, et l’art garde son style en perdant son génie.
M. Mâle a rendu une belle justice aux siècles que l’étendue de la raison conduisait à l’humilité des croyances, l’humilité de la discipline, et la discipline aux vertus. Et combien son long pèlerinage aux sanctuaires d’alors était opportun ! Et combien parmi eux ne nous apparaîtront plus que dans son récit ! Où il était venu, est venu l’Allemand. 0ù la ruine des murs semble partielle, la ruine du sentiment qu’ils abritaient restera irréparable. Quand les contemporains ont à restaurer une œuvre qu’ils seraient incapables de faire, ils introduisent en elle leur esprit et non le sien, la restauration est une imposture, et le passé reste deux fois mort de ses blessures et de leurs soins. Laisser intacts ces témoins d’une vie glorieuse pour la chrétienté universelle était l’intérêt du monde entier. Pourquoi le peuple de la science n’a-t-il pas respecté Laon, la cathédrale de la science « et qui a elle-même la figure sévère d’un docteur » ? Pourquoi le peuple de la vertu n’a-t-il pas respecté Amiens « où il est impossible d’entrer sans se sentir purifié » ? Parce que si les cathédrales sont le patrimoine commun de l’Europe catholique, « les autres cathédrales du monde chrétien qui, toutes sont postérieures aux nôtres, n’ont pas su dire tant de choses ni le dire dans un si bel ordre », parce que « dans le domaine de l’art, la France n’a rien fait de plus grand ». Et pourquoi Reims été détruite jusqu’à l’anéantissement ? Parce que « Reims est la cathédrale nationale », que si les autres sont catholiques c’est-à-dire internationales, celle-là est française » : française depuis le baptême de Clovis sculpté sur la façade jusqu’aux rois lumineux de ses vitraux, jusqu’au portail triomphal comme une tenture de sacre.
Les cathédrales sont les reliquaires d’un trésor plus précieux qu’elles. La destruction des plus parfaites n’est pas une perte complète tant que se libère de leur ruine l’esprit dont elles furent le corps. Si la société n’y va plus apprendre unanime les vertus et les croyances, survit la fidélité d’une élite ; si augmente le nombre des étrangers au christianisme, pour d’autres l’unique sollicitude est la crainte de ne pas être assez chrétien, et notre temps perpétue les associations d’impiété et les ordres religieux. De ceux-ci, la plupart se proposent, comme l’effort le plus parfait de leur vocation, leur obéissance au précepte du Christ lui-même et prouvent leur amour de Dieu par leur amour du prochain. Infirmes, vieillards, malades, abandonnés, ignorants, pauvres ont été choisis comme compagnons par les préférés de la jeunesse, de la vigueur, de la beauté, de la fortune et du savoir. En France surtout se recrutent ces serviteurs et ces servantes volontaires et perpétuels de la détresse humaine. Comme il n’est pas de pays où elle ne les attende, il n’est de pays où ils ne la rejoignent, et il était naturel qu’ils se sentissent attirés par celui où le Christ a donné l’exemple. Dans les Lieux saints, quand la France par la lassitude de ses chevaliers perdit la royauté de l’épée, elle demeura, par la séculaire persévérance de ses moines, la reine de la miséricorde. À ceux-ci le zèle de leur double tendresse envers le pays de leur origine et le pays de leur vocation inspira d’enseigner la langue qui, introduite d’abord par nos soldats, maintenue par nos marchands, accréditée par les services des missionnaires, a donné aux diverses races de Palestine et de la Syrie une voix internationale et une culture française.
Après huit siècles cette œuvre a été interrompue il y a quatre ans : ses ouvriers furent chassés. Notre victoire leur rouvre l’accès de régions où moins que jamais la France doit se croire étrangère. Nul instant ne fut plus opportun pour porter le vœu de ceux qui réfléchissent à ceux qui gouvernent, et pour accréditer ceux qui furent en Orient les plus infatigables, les plus désintéressés et les plus efficaces de nos ambassadeurs. Depuis que l’Académie a fondé un prix pour les gardiens de la Langue française au dehors, il a été offert tour à tour aux missionnaires qui la sèment en Asie, la propagent dans l’Europe levantine, l’acclimatent en Afrique. Aujourd’hui nous partageons les 10 000 francs de ce prix entre neuf congrégations françaises qui avaient leur principal établissement à Jérusalem et y enseignaient notre langue. Que ce vote accompagne ces hommes et ces femmes quand, récompensés de leurs épreuves par la liberté de poursuivre leur effort, ils rouvriront leurs écoles par ces mots pour toute plainte : « La leçon continue ! »
La langue française est enseignée ici par d’autres maîtres, les maîtres de ses harmonies, de ses délicatesses, de ses retentissements, de ses douceurs et de ses persuasions : nos écrivains de vers et de prose. Cette année ils ont engrangé la dernière moisson de la guerre, une moisson saine, brillante et lourde qui vaudrait d’être pesée grain par grain. Mais il y en a trop, leur abondance se fait tort, et pour achever une tâche qu’il a fallu restreindre à l’examen des grands prix, j’arrive au grand prix de littérature.
Gérard d’Houville est un romancier : ses œuvres sont assez abondantes pour prouver que dans son imagination il n’y a pas de pauvreté et l’on n’y rencontre pas davantage cette autre pauvreté du talent qui s’épuise à produire trop. Mais la richesse de cette imagination est gouvernée par une telle loi d’unité que tous ses romans racontent la même histoire de cœur. L’amour y règne souverain absolu, ceux à qui il commande lui cèdent sans combat ni remords, la famille, le mari, le devoir cessent de compter dès que paraît l’amant. N’allez pas conclure à la passion débordée qui submerge, emporte et remplace tout, a pour excuses sa violence d’élément. Ici l’amour est une fantaisie voluptueuse de l’ennui plus encore que des sens, il n’a pas besoin de se chercher des raisons profondes, ni l’exact synchronisme des cœurs. Il est une contagion générale et bénigne, elle menace tous ceux qu’elle n’a pas encore atteints, elle se déclare dès que la rencontre d’un homme et d’une femme rapproche la jeunesse de leur âge, l’élégance de leurs allures, et une certaine affinité de leurs corps. Les qualités de leur personne morale ne sont pour rien dans leur attrait. Un sens aigu de la réalité dénigrante les immunise contre les illusions qu’on jugeait autrefois les plus sûres conservatrices de la tendresse. L’homme ne s’abuse-t-il point sur la légèreté, l’insignifiance, le mensonge de la femme, et la femme sur l’égoïsme, l’inconstance, la sécheresse et la vanité de l’homme : ces découvertes n’enlèvent rien au plaisir que lui et elle se donnent l’un à l’autre en se demandant, si peu d’eux- mêmes. Ils ne se trompent pas sur les chances de durée qu’offre un tel amour, et ne s’exagèrent pas le prix de ce qu’ils savent interchangeable. Leur caprice pendant qu’il les tient ne les absorbe pas et lui assignent ses heures, il ne faut qu’il trouble mais complète les rites mondains de leurs habitudes, il ne remplit pas leur vie mais en amuse le vide. Dans la diversité des intrigues et des personnages se refait le même voyage à Cythère, où plusieurs vont plusieurs fois, où personne ne cherche pour toujours la solitude à deux, où les prévoyants portent d’avance leur billet de retour. Pourquoi le plus vain, le plus instable, le plus médiocre, le plus banal des caprices domine-t-il, annule-t-il les affections les plus légitimes, les plus nobles ? Comment cet invraisemblable désordre semble-t-il dans ces récits l’ordre des choses ?
Je m’aperçois que je donne les raisons de ne pas offrir à cette œuvre le grand prix de littérature, j’arrive à la raison de le lui offrir : la qualité du talent. Gérard d’Houville a reçu en surabondance les dons d’écrire, et d’abord le plus rare, celui de cacher l’écrivain. Beaucoup entre le lecteur et le sujet qu’ils traitent s’interposent par leurs qualités, par leurs défauts, par leurs marques de fabrique, et leur façon de voir les choses apparaît plus que les choses. Gérard d’Houville possède l’art de disparaître dans son œuvre, il n’a pas de manies, les inattentifs croiraient qu’il n’a pas de style, tant ce style par sa clarté semble la lumière même des choses. Et pourtant, que cet art est multiple dans la subtilité où il semble se dissoudre ! Et à l’originalité de la fantaisie, l’abondance des comparaisons parfois émouvantes, plus souvent comiques, presque toujours imprévues. Il a un mouvement de verve continue et nonchalante qui pare la monotonie des situations et la médiocrité des personnages, il anime de vie les moindres détails de la vie, il a le secret du naturel. L’auteur,— c’est, paraît-il, une femme.— va et vient dans ses récits comme une femme, dont l’élégance est native, les gestes harmonieux et le ton juste, va et vient dans son chez soi, y promène le joli désordre de ses conversations pour le seul plaisir de ses amies et d’elle-même. Et comme son art semble s’ignorer, il ne porte jamais ce faix du labeur qui ne charge pas l’écrivain sans devenir lourd au public : pour elle le labeur serait de résister à son instinct de fécondité intellectuelle. Elle crée moins ses œuvres qu’elle ne les laisse se détacher d’elle, semblable à ces oiseaux qui promènent, pour leur plaisir indolent, leur robe nuancée et lisse, et sans effort laissent tomber le surcroît de leurs plumes.
Le scepticisme sensuel qui dans ces œuvres s’affirme comme la loi de l’existence est en contradiction avec le stoïcisme mystique et la pureté candide que l’Académie honorait hier dans les œuvres de Francis Jammes et de Charles Géniaux. L’Académie, couronnant tour à tour sans se contredire les doctrines les plus opposées, indique-t-elle qu’ici le fonds importe peu et que la forme est tout ?
Sur l’art et ses privilèges le débat n’est qu’un incident de la querelle générale entre l’esprit de dissociation et l’esprit de conséquence. Certains se croient seuls fidèles à l’art parce qu’ils appartiennent à lui seul. Sa mission est d’accroître dans le monde la beauté, il est maître de la chercher partout. Que sous le nom d’intérêt public, de morale ou de pudeur, les ennemis de cette beauté la condamnent, il n’a rien à leur céder, dès que, par les émotions dont il enrichit la sensibilité, il multiplie la joie de vivre.
L’art est en effet étranger aux lois sociales quand il s’inspire de sujets étrangers à elles. Les individus et les sociétés qui poursuivent le chemin ont besoin parfois de détentes où ils reprennent haleine. L’art a de quoi charmer ces repos par des œuvres semblables aux chants que les caravanes écoutent durant les haltes, près des charges déposées. Et ce chant délasse d’autant plus les voyageurs qu’il les emporte plus loin de leur route et de leur vie.
Mais aspire-t-il à une fonction plus importante, prétend-il à une influence sur la marche du monde, l’art ne répond plus à tout en multipliant la joie de vivre. Cela suffirait si l’homme vivait seulement pour son plaisir : sa destinée, moins simple, est de goûter le beau par sa sensibilité, de connaître le vrai par son intelligence, et de pratiquer le bien par ses actes. Ces trois vocations, au lieu de s’accomplir par trois efforts indépendants agissent l’une sur l’autre, par une solidarité indivisible, et le bien, le beau et le vrai sont les attributs divers de la perfection qui, dépassant tout, est une. Et si l’on sépare ces vocations pour établir entre elles une hiérarchie de dignité et d’importance, l’aptitude à sentir le beau n’égale pas l’aptitude à percevoir le vrai, ni l’un et l’autre ensemble la prérogative d’accomplir le bien.
Le bien est l’accord entre l’existence que notre nature nous prescrit et l’existence que notre volonté consent, et la même hygiène est conservatrice de l’individu et de l’espèce. L’expérience continue du temps met hors de doute que la société gagne à la continence des mœurs, au prestige de la famille, au respect du lien conjugal, à la fécondité des foyers, au culte de la patrie. Et la moindre expérience de l’homme prouve qu’il ne saurait s’astreindre à ce régime sauveur, sinon au prix de constants sacrifices ; la vigueur de la race n’est maintenue que par la discipline des sens, la solidité de la famille par la constance du cœur, la force de la patrie par le dévouement des citoyens. Chacun de ces trésors nécessaires a son voleur de nuit, l’égoïsme. Si l’art prend partie dans le combat, il y apporte une force. Emploie-t-il cette force à rendre vénérables, glorieuses et touchantes les vertus, célèbre-t-il la noblesse de toutes les victoires que l’homme, combattant perpétuel, doit gagner toute sa vie sur lui-même, convie-t-il les peuples à étendre leur existence par delà l’heure présente, dans le passé et dans l’avenir, il devient une force sociale. En parant de beauté le devoir, il se complète lui-même, car il n’est plus une expression du goût contestable et, de la mode fugitive ; consacré par la raison et par la conscience, il se fait inséparable de ce qui ne change pas.
Au contraire entre-t-il par ses œuvres en conflit avec les croyances, les mœurs, les vertus conservatrices des peuples, éteint-il l’idéal qui s’allume aux générosités s’efforce-t-il, interprète de la matière, à en devenir l’esclave, à dissoudre les énergies dans les mollesses, à idolâtrer le plaisir comme la seule réalité du bonheur, il poursuit, quel que soit son talent, une œuvre anti-sociale, d’autant plus anti-sociale qu’il a plus de talent. Et il devient la victime de la déchéance qu’il propage. Les âmes ne s’abaissent pas sans que leur intelligence du beau s’abaisse, et si l’art dessèche les sources d’où il coule, c’est lui-même qu’il tarit.
La France a, plus que les autres peuples, souffert de ces erreurs. C’est l’audace de la dialectique française qui la première tourna ses audace, contre les croyances, la propriété, la famille, l’armée, la patrie, tout l’ordre ancien des choses. Le vide que cette destitution des intérêts généraux laissait dans les âmes fut rempli par le débordement des égoïsmes individuels. Sur la ruine des autres respects s’éleva le respect de l’argent, et l’émancipation des disciplines rendit logique la licence des mœurs. Le théâtre et le roman contestèrent les droits de l’épouse et de la mère qui disputaient à l’homme la libre possession de la femme, et pour rendre cette possession plus désirable, toutes les formes de l’art se firent tentatrices de sensualité. Sans doute les œuvres de licence n’étaient pas les plus nombreuses, mais l’empressement malsain des curieux et la malveillance calculée de nos rivaux les faisaient les plus retentissantes, et comme la stérilité croissante de notre race semblait attester leur crédit sur nous, l’univers crut entendre les échos de notre décadence.
La guerre a remis toutes choses à leur vraie place. Dans l’épreuve universelle quelques-uns, tout au soin de diminuer leurs risques et d’accroître leur fortune, ont vécu les doctrines de l’égoïsme. Mais quel désaveu infligé à ces doctrines par la nation ! C’est contre elles que soudain la France fut debout. La patrie avait été traitée de morte et le pays était prêt à tout pour qu’elle ne mourût pas, l’armée avait été traitée d’ennemie et elle devenait le rendez-vous et la passion de tous, l’argent avait été traité de bien suprême, et le peuple consentait à payer de sa pauvreté son indépendance, la famille avait été traitée d’importune et le respect public revenait à elle comme à la gardienne de la liberté commune, le plaisir avait été reconnu comme le Dieu unique et la race communiait dans la religion de la souffrance volontaire et du sacrifice sans limites. Par cette générosité traditionnelle de chacun, la France a reconquis ses vieilles frontières sur son sol et dans l’estime du monde. Il faut les conserver. L’art y travaillera. Il a mieux à faire que se rendre indépendant, c’est de rester fidèle aux jours éducateurs dont il doit s’inspirer. Ce n’est pas quand partout le sublime s’offre à lui qu’il se laisserait débaucher par les corruptions du scepticisme de l’immoralité. Le culte dû à nos morts se continuera dans le respect de ce qu’ils aimèrent. Le deuil dont presque tous sont pour longtemps vêtus impose silence aux fêtes indécentes de la chair. L’estime de l’univers nous oblige. Aux philosophes, aux poètes, aux romanciers, à tous ceux qui aiment le beau, ceux qui ont souffert offrent d’incomparables modèles. La plume sera digne de l’épée.