Funérailles de M. Paul Hervieu

Le 28 octobre 1915

Émile BOUTROUX

FUNÉRAILLES DE M. PAUL HERVIEU

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le Jeudi 28 octobre 1915.

DISCOURS

DE

M. ÉMILE BOUTROUX
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Le 2 juin 1913, M. Paul Hervieu, écrivant son testament, traçait les lignes suivantes : « Je demande un maximum de vingt-cinq lignes d’adieu à mon cher confrère, directeur de l’Académie, ainsi qu’aux représentants des sociétés que j’ai servies de mon mieux. »

Est-il possible, est-il vrai que ces dernières volontés, ces paroles d’adieu, si prématurées, eût-il semblé, nous parviennent à cette heure, alors qu’il y a huit jours nous voyions notre confrère au milieu de nous, dans toute la force de sa maturité demeurée jeune, de son génie riche d’œuvres, non moins riche de promesses ? C’est de la tombe que nous arrive sa voix charmante, nette et douce, voilée et ferme, expression discrète d’une sensibilité vive jusqu’à la douleur, d’une réflexion infiniment intense et pénétrante. Pardonnez-nous, cher et grand confrère, si, nous conformant avec respect à votre volonté, mais ne sachant pas, comme vous, faire tenir dans un mot tout un monde de pensées, nous ne réussissons que fort imparfaitement à vous dire notre admiration et nos regrets.

Paul Hervieu est de la famille des grands auteurs dramatiques de tous les pays et de tous les temps. Il a étudié, comme Eschyle, comme Shakespeare, comme Corneille et Racine, la lutte de l’homme contre la destinée. Il a vu, tour à tour, les lois humaines et les lois naturelles ignorant et méprisant nos sentiments les plus forts et les plus légitimes, nos plus pures aspirations vers l’amour, vers la justice, vers la bonté. Il a mis sous nos veux, telle qu’elle est, l’implacable réalité. Rarement il dit l’immense pitié, la révolte amère dont son cœur est plein ; mais ce sentiment, le spectateur le devine, en l’éprouvant lui-même avec angoisse. L’effet est d’autant plus sûr que l’œuvre se présente sous la forme classique, concentrant et exaltant l’intérêt sur un seul point, et éliminant tout l’accessoire. Et du style sobre, nerveux, droit, vrai, précis, tous les mots portent.

Ce noble esprit fut le plus simple, le plus sûr et le plus aimable des hommes. La droiture, le scrupule, la fermeté, l’intrépidité, en même temps que la bonté, l’obligeance, la douceur, la modestie, et l’élégance constituaient ce caractère d’une haute valeur morale et d’une rare beauté.

Et son commerce était le plus séduisant que l’on pût rêver. Sa conversation était exquise, pleine de pensées originales et profondes, et en même temps si unie, si naturelle, souriante et cordiale ! Avec quelle discrétion, mais avec quelle force se laissaient deviner, en ces temps d’épreuve, les patriotiques, les violentes émotions qui agitaient son cœur !

Il n’est plus ; mais toute notre vie nous verrons ces yeux clairs, d’une profondeur étrange, et ce mystérieux sourire ; et nous entendrons cette voix sympathique, disant des mots graves et enjoués qui ne s’oublient pas.

Au confrère très aimé, qui fut et restera, dans le monde entier, l’une des gloires les plus pures et les plus hautes de notre pays, l’Académie française adresse son reconnaissant, douloureux et cordial adieu ; et elle s’associe respectueusement au deuil cruel de la famille de M. Paul Hervieu.