RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU
PAR
M. GABRIEL HANOTAUX
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE
MESSIEURS,
Un jour, du fond de l’âme sociale monte ce cri : « Plutôt la guerre ! » Et, dès lors, la nation qui l’a proféré sent de grandes vertus sourdre en elle : ce sont les vertus militaires.
Comment parlerions-nous, cette année, de la vertu, devant l’Académie, devant l’auditoire assemblé ici, devant l’auditoire lointain qui nous écoute, sans penser, d’abord, à cet immense champ de mort et de gloire où s’épanouit la plus belle des vertus humaines, l’héroïsme ?
L’héroïsme c’est le sacrifice absolu : c’est le don de soi à ce qui dure. L’homme qui a fait « son sacrifice » a trouvé l’objet et le sens de sa destinée ; quelque chose de plein et de fécond dilate son cœur ; un sang joyeux et fier bat dans ses veines ; une belle humeur, une gaieté, une joie rayonnent de ses yeux et de ses gestes mêmes. La mort s’étonne et se sent battue, elle toujours triomphante : plus elle frappe, plus elle est méprisée.
Et nous vivons en ces temps ! Ce sont nos fils que cette force anime ! Nous les avions nourris pour qu’ils répondissent, un jour, à « l’appel du soldat ». Ils se sont levés et ont répondu : « présents ! » Et ce n’est pas seulement un choix, une élite parmi les mâles ; ce ne sont plus les quelques milliers d’hommes rompus aux exercices de la caserne qui ont pris les armes. Aux premiers coups de tambour, la nation virile tout entière a couru vers la frontière et des millions de braves, serrés les uns contre les autres, se sont avancés en masse, marchant, comme dans la Marseillaise de Rude, d’un pas de pierre et qui fait trembler le sol.
Si l’Académie le pouvait, c’est vers l’armée française tout entière qu’elle jetterait à profusion ses couronnes. Elle porterait des gerbes d’immortelles sur les tombes de ces jeunes hommes innombrables fauchés dans leur fleur ; elle chercherait, dans les coins reculés des champs, dans les retraites obscures des bois, les tertres anonymes ou moins encore, la poussière de ceux qui n’ont même pas eu de tombeau ; elle s’agenouillerait là et elle répandrait sa plainte et ses pleurs. Elle nouerait les feuilles du chêne et elle en tresserait des couronnes pour ces chefs sages et valeureux, puissants dans l’action, puissants dans le silence, qui par la réflexion, la maîtrise de soi et la mesure, sauvent chaque jour la nation comme il lui plaît d’être sauvée ; car notre admirable histoire trouve toujours dans le passé le modèle et l’exemple du présent. Permettez-moi de citer un passage emprunté à l’œuvre d’un de nos confrères du XVIIe siècle :
« Rien n’était aussi formidable que de voir toute l’Allemagne, ce grand et vaste corps, composé de tant de peuples et de nations différentes, déployer tous ses étendards et marcher vers nos frontières pour nous accabler par la force, après nous avoir effrayés par la multitude.
Il fallait opposer à tant d’ennemis un homme d’un courage ferme et assuré, d’une capacité étendue, d’une expérience consommée, qui soutint la réputation et qui ménageât les forces du pays ; qui n’oubliât rien d’utile et de nécessaire, et ne fit rien de superflu ; qui sût, selon les occasions, profiter de ses avantages, ou se relever de ses pertes, qui fût tantôt le bouclier et tantôt l’épée de son pays ; capable d’exécuter les ordres qu’il aurait reçus, et de prendre conseil de lui-même dans les rencontres.
Vous savez de qui je parle, Messieurs... »
Ainsi s’exprime Fléchier dans l’oraison funèbre du grand Turenne.
On a reconnu les traits qui se perpétuent, en quelque sorte, sur le visage d’une certaine classe de généraux français, de ceux que distingue la prudence, la méthode, la force dans la résolution, l’humanité dans la vigueur. Cette tradition ne s’est pas perdue : la France moderne la retrouve vivante, conforme au caractère que la France d’autrefois avait connu et admiré.
Mais si l’Académie voulait remplir toutes ses tâches, elle s’attarderait surtout dans les tranchées. Là elle verrait tel qu’il est, le soldat de France, elle reconnaîtrait cette race, hardie, cordiale, vibrante, pleine d’imagination et de ressources, naturellement noble. Ce peuple a retrouvé son naturel ; car il aime la guerre ; il l’endosse, si j’ose dire, avec la capote horizon. Jeunes gens au poil tendre, réservistes muscles et drus, territoriaux grisonnants et déjà tassés par l’âge, ils forment une grande famille où règnent l’affection et la confiance mutuelles, où les chefs demandent plutôt qu’ils ne commandent, où la discipline est d’autant plus exacte qu’elle est spontanée, où les missions les plus périlleuses s’exécutent dans le silence et l’abnégation, où il n’y a de presse et de bousculade que pour courir à la mort.
C’est Turenne, je crois, qui disait : « Les Français ne sont pas bons pour remuer la terre. » Il parlait, sans doute, du « seigneur soldat » tel qu’il se recrutait pour les armées du grand Roi et qui pensait que ses mains n’étaient aptes qu’à tenir l’épée. Le soldat des tranchées aura joint, à tant de qualités superbes, celle de l’endurance, de la patience, du sang-froid tranquille et fort.
Cette chère terre de France, il faut bien la défendre ; et comment la défendre mieux que par elle-même et avec elle-même ? Elle se livre à ceux qui s’offrent à elle ; elle s’ouvre, les reçoit dans son sein. N’est-elle pas la matière même de quoi le pays est fait ? N’est-elle pas l’étoffe des choses ? N’est-ce pas d’elle que tout vient, n’est-ce pas en elle que tout rentre ? Son odeur âcre et féconde gonfle le cœur. Les anciens appelaient la terre d’un nom si doux : « la terre, notre mère » : j’allais dire : Notre-Dame la terre ; Déméter.
O sainte patrie française, nourrice des moissons et des hommes, c’est toi que nous aimons, c’est toi que nous célébrons, c’est vers toi que montent nos prières et nos vœux ; France qui, depuis deux mille ans, travailles sans trêve à rendre le monde meilleur et plus beau ! Périclès disait, en parlant d’Athènes, sa patrie : « Nous combinons l’élégance du goût avec la simplicité de la vie et nous recherchons, sans mollesse, l’urbanité... Seule de toutes les cités, Athènes, dans une épreuve réelle, se montre supérieure à sa renommée : son ennemi qui l’attaque n’aura pas à souffrir dans son orgueil d’avoir été vaincu par elle. » Douce France, fille de la Grèce, tu as recueilli, au profit de l’humanité entière, ce noble héritage. France de lumière, France de loyauté, France de franchise, dans l’œuvre universelle de la civilisation, tu as choisi la belle part : tu t’es assise aux pieds du Seigneur et tu n’as cherché que l’amour. Selon l’expression de ton Pascal, « ton cœur connaît la vérité. » Tout l’univers sait ce que l’univers te doit. Mais, nous seuls, tes enfants. France, nous savons ce que tu dois à tous. Tu es l’holocauste ! France de Roland, France de Jeanne d’Arc, France de Marceau, tu élèves des héros jeunes : ils ont hâte de mourir. France, si tu périssais, le monde vieillirait soudain. Mais, puisqu’il t’est donné de maintenir encore l’idéal et de faire, une fois de plus, le « geste de Dieu », France, nous te prions, nous t’implorons : intercède, par ton sacrifice, pour que l’humanité soit sauvée et qu’elle refoule à jamais le sombre génie, violateur sanglant de la loi de justice, d’amour et de liberté !
L’Académie ne pouvait songer à récompenser ce qui est au-dessus de ses récompenses : les vertus guerrières, les vertus patriotiques, l’amour de la France, le culte de l’honneur.
Elle a observé, cependant, que, tandis que le canon tonne à 80 kilomètres de sa capitale, la population française, digne de l’armée française, s’est vouée à une existence qui côtoie la guerre, la reflète, l’encadre et la soutient, en quelque sorte, partout où les faibles mains des non combattants purent aider ceux qui combattent. Elle a compris que la nation, par là aussi, était une ; et elle a pensé que les vertus, qui ne sont pas des vertus de force, mais des vertus de douceur, méritaient d’être signalées, bénies, encouragées puisqu’elles secondent le courage et fondent l’âme du peuple dans un sentiment unique de communion universelle et de sacrifice. Elle a donc décidé que ses récompenses iraient cette année particulièrement aux manifestations nombreuses de la vie dévouée de la nation.
La mort du soldat le frappe dans l’enthousiasme. Il tendait sa force comme un arc et elle se brise. Tout de feu, il est déjà glacé... La mort soudaine est presque un bien : le pire des maux, c’est la souffrance : le soldat blessé sent son existence couler goutte à goutte de ses veines ; la fièvre, la putridité, la douleur épuisent sa vigueur physique, délitent et anémient sa résistance morale. Son corps, où se prolonge, pour ainsi dire, la lutte universelle, devient le champ de bataille de la vie et de la mort. Un de nos savants confrères nous disait, il y a quelques jours, les phases diverses de ce duel. Notre grand Pasteur a reconnu et nommé les adversaires : ces infiniment petits, les microbes bons et mauvais, se rangent les uns contre les autres, se chargent et s’entre-dévorent. Infection, désinfection, la lutte s’engage. Il faut reprendre, dans la tendre chair sidérée par la rupture et par le choc, les restes de vitalité qui subsistent, les ramener au front et engager la lente contre-attaque qui rendra un soldat à l’armée, un fils à la patrie.
Le vaste mécanisme des institutions militaires a tout préparé pour porter aide au soldat blessé, — sauf ce qui n’appartient à nul mécanisme : l’élan du cœur, la caresse morale, le dictame du sourire, la tendresse d’un regard ami. L’homme qui tombe dit : « Ma mère ! » Le blessé veut sentir, près de sa main brûlante, la main d’une femme.
L’Académie a décidé d’accorder trois de ses prix les plus importants aux trois œuvres réunies sous le titre de « La Croix-Rouge française » : 8 000 francs du prix Montyon à la Société française de secours aux Blessés militaires ; 8 000 francs du prix Sussy à l’Association des Dames françaises ; 8 000 francs du prix Broquette-Gonin à l’Union des Femmes de France.
Je ne sais s’il sera possible de présenter un jour un tableau complet de ce que la rivalité du bien a suscité dans ces trois Sociétés. D’avance, la science et la charité étaient mobilisées.
Déjà elles avaient eu leurs grandes manœuvres et leurs expéditions coloniales. Quand la guerre éclata, elles étaient prêtes. Il surgit du sol national une prodigieuse éclosion d’asiles pour le corps et pour l’âme. Cornettes et mantes bleues fleurirent. Au pied de chaque lit, encore vide, une escouade était debout, réserve suprême, territoriale de la Croix. Depuis de longues années, des cours, des exercices pratiques avaient formé les infirmières : elles n’étaient pas seulement dévouées, elles étaient instruites : leurs mains adroites étaient aptes à manier avec douceur et mesure les auxiliaires, dangereux parfois, de la santé et de la vie. Sous leurs diverses appellations, les femmes françaises accompagnaient les soldats français, allaient les chercher au besoin sur le champ de bataille, les ramenaient à l’abri dans leurs bras.
Comment énumérer tant de sublimes dévouements ? Pendant le bombardement de Reims, Mme Fontaine-Faudier, Mlle Cosse, infirmière, cinq religieuses de l’Enfant-Jésus, de la Société de Secours aux Blessés militaires, ont été tuées à l’ennemi. Mlle Canton-Baccara, de l’hôpital de Vauxbuin, a été décorée de la Légion d’honneur. On ne peut dire le nombre des infirmières décédées d’affections contractées aux chevets des blessés ; la liste funèbre s’accroît journellement.
Quoi de plus éloquent que le texte des ordres du jour pris au hasard parmi cent autres : « Le général commandant la 18e région a cité à l’ordre du jour de la région la comtesse O’Gorman, dame infirmière à l’hôpital complémentaire n°11, et Mme Gay-Lussac, dame infirmière à l’hôpital complémentaire J.-B Garreau, décédées à Pau, les 22 et 25 octobre, à la suite d’affections contractées en soignant, dans nos formations sanitaires, des blessés français et allemands. Ces dames sont tombées à leur poste de combat avec autant de vaillance que le soldat blessé sur la ligne de feu. »
Voici une citation où vous reconnaîtrez des noms chers à notre Compagnie et à la France : six infirmières de la Société de Secours aux Blessés militaires ont été mises à l’ordre du jour de l’armée dans les termes suivants : « Ont fait preuve du plus grand dévouement et d’un grand courage en soignant les blessés français des ambulances de Furnes, malgré un bombardement presque journalier ; sont restées à leur poste jusqu’au moment où le dernier blessé a été évacué. Ce sont : Mme Panas, infirmière major ; Mlles d’Haussonville, Murat, Wasender, Ansart, Kessissoglu. Plusieurs de ces infirmières, qui n’en sont pas à leur première manifestation d’héroïsme, se sont préparées à la guerre actuelle, les unes durant la campagne gréco-turque, les autres au Maroc, et aussi en Sicile, lors du tremblement de terre. »
Depuis cette glorieuse citation, l’équipe a soigné les typhiques à Dunkerque avec une rare abnégation jusqu’à l’heure où leur ambulance, une fois encore, a dû être évacuée. »
Vous rappellerai-je la belle conduite de Mme Macherez, présidente du Comité des Dames françaises de Soissons ; de Mlle Germaine Sellier et de Mlle Livon, citées également à l’ordre du jour, et dont le médecin-chef écrit qu’elles ont donné le plus magnifique exemple de courage militaire. Aujourd’hui encore, dans la belle et claire ville, bombardée quotidiennement, vide et pantelante, telle que nous l’a dépeinte notre illustre confrère Pierre Loti, Mme Macherez, et ses compagnes restent à leur poste, soignent les blessés, les pauvres, les enfants, semant le bien et sauvant l’avenir parmi les ruines.
L’Union des femmes de France a perdu Mlle Suzanne Gilles, Mlle Cagnard, MmePhilebert, tuées à l’ennemi. Mlle Ginigler a été blessée gravement. La liste des infirmières mortes de maladie ou citées à l’ordre du jour figure aux documents annexes du rapport. Le dévouement est d’autant plus sublime, qu’il est anonyme. Ces femmes de bien, dignes de leurs fils, ces jeunes filles pures, dignes de leurs frères, n’attendaient rien du monde, pas même un souvenir : elles ont passé en faisant le bien.
Quel regret, Messieurs, de ne pouvoir citer les nombreux extraits des rapports qui ont été fournis à l’Académie pour constituer un dossier de récompenses : c’est un « Envers de l’Histoire contemporaine » qui eût singulièrement étonne Balzac, — car on n’y rencontre que le beau. Partout, le sacrifice, la vigilance, la bonté, qui s’étendent jusqu’aux ennemis couverts du sang des Français.
Que notre pensée se porte du moins sur les formations qui ont subsisté dans les pays envahis : à Noyon, à Saint-Quentin, à Cambrai, à Douai et à Lille, à celles dont nous savons à peine, par un mot dérobé, qu’elles subsistent.
Si cette parole leur arrive, qu’elles sachent que la France, par la voix de l’Académie, leur adresse son salut, et leur crie : « Courage, tenez bon ! L’armée française, la nation française n’ont d’autre souci que de vous délivrer ! »
Puisque notre pensée a pris son vol, elle va plus loin encore ; elle passe la frontière et s’approche du peuple ami dont le titre devant l’histoire sera éternellement de s’être sacrifié pour le Droit. Nous souffrons : mais que souffre-t-il, mon Dieu ! Cette terre de Belgique est abreuvée de sang et de douleurs. Et il était écrit que là, dans cette captivité atroce de tout un peuple, serait commis, après tant de crimes, le plus affreux de tous les crimes, et qu’une balle de revolver, tirée froidement par un officier allemand, tuerait à terre une femme secourable, une martyre, l’infirmière Edith Cawell !
L’Académie, en récompensant les Sociétés de la Croix-Rouge française, leur demande seulement le droit de participer à leurs mérites. L’Institut s’est rangé sous leur bannière sacrée en fondant l’hôpital Thiers, l’ouvroir du quai Conti, l’ambulance de Chantilly ; il a consacré la plus grande partie de ses revenus disponibles à des œuvres de solidarité sociale pendant la guerre. Il sait que les sommes qu’il attribue aujourd’hui à chacune des Sociétés iront encore aux blessés militaires. Il prie seulement les trois Sociétés de lui servir d’intermédiaire. Ne s’honore-t-il pas de voir à leur tête le grand et généreux bienfaiteur de l’humanité dont nom est respecté dans le monde entier ? L’Académie est heureuse, quand elle essaye de faire un peu de bien, de n’avoir, si j’ose dire, qu’à se tendre la main à elle-même, et que le président de la Croix Rouge française soit son illustre et vénéré confrère, le marquis de Vogüé.
« Hier, nos majors ont opéré de 8 heures du matin à midi et de 1 heure à 8 h. 1/2 du soir, sans une minute d’interruption... C’était terrible ; ils n’en pouvaient plus le soir ! ce n’étaient que têtes ouvertes, mains emportées, jambes fracassées, ventres ouverts laissant à nu le foie et l’estomac. Un obus avait éclaté dans une tranchée, et fait tout cet ouvrage. Il y a quelque temps, un obus s’est abattu tout près de nous, et a foudroyé entre autres quatre officiers. On nous a apporté un corps sans tête, un tronçon dont les jambes étaient entièrement détachés, de pauvres êtres complètement mutilés. Je les ai ensevelis afin de pouvoir établir leur identité. Quel spectacle ! Débarrassés de leurs vêtements, qui leur donnaient encore une apparence humaine, on se demandait ce qu’on voyait... »
Qui s’exprime ainsi, qui se lamente en ces termes poignants ? Une sœur anonyme de l’établissement des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul de la rue Cazin, à Reims. Et elle ajoute :
« Ma sœur supérieure va bien et se montre vraiment la « mère admirable », la femme forte de l’Évangile. Malgré ses soixante-dix-huit ans, elle ajoute une page bien belle à sa longue et belle vie... Sa foi et sa sérénité ne se sont pas démenties une seule minute... Elle pense à tout, l’œil à tout (à la récréation, elle plie les compresses avec ardeur). C’est une ferveur de séraphin ! Elle entraîne tout son monde. Quand le bombardement était par trop fort et qu’il était impossible de dormir, elle courait bien vite à la chapelle et disait son chapelet ou bien elle allait prier avec les petites orphelines pour les rassurer » (le trait n’est-il pas admirable et n’évoque-t-il pas le souvenir de Jeanne d’Arc dont le frère Jean Pasquerel, son aumônier a dit, en déposant au procès : « Elle lui recommandait fréquemment de lui rappeler le jour où les enfants élevés par les mendiants recevaient le sacrement de l’Eucharistie ; elle se rangeait auprès d’eux et recevait, en même temps que ces enfants, le Saint Sacrement)… »
Et la sœur anonyme de Reims ajoute, parlant de la sœur supérieure : « À notre sentiment à toutes, c’est notre mère qui protège la maison par sa charité sans borne et sa piété ! »
Reims, Jeanne d’Arc, voici ces noms encore une fois rapprochés et, encore une fois, il s’agit de la patrie.
Tout a été dit sur Reims : parmi les victimes de cette guerre, c’est la plus haute. Reims a introduit la civilisation méditerranéenne dans les Gaules, c’est-à-dire dans l’Europe moderne ; l’arc de Triomphe de Constantin qui orne ses promenades est la porte sous laquelle le Christianisme passa. À Reims Clovis fonda la France. Jeanne d’Arc y paraît, l’étendard au poing. Nos rois sont couronnés et oints de la Sainte Ampoule dans la cathédrale. La cathédrale est le lieu sacre où nos peuples se réunissaient pour acclamer leurs chefs et offrir la nation à Dieu. Le mariage mystique de la France et de l’Éternel y était consacré à chaque renouvellement de règne et sanctionné par un miracle. La cathédrale de Reims, était la plus noble comme elle était peut-être la plus belle des cathédrales. C’est à Reims que le vœu de la France s’exprimait dans un hymne de pierre, chantant, à tous les degrés de sa sculpture aérienne, les louanges du Seigneur. Là s’épanouissaient à la fois le cœur et l’esprit de la France. Toujours l’invasion détesta Reims parce que l’invasion trouva toujours en Reims sa borne. Jeanne d’Arc, dans ses lettres, appelait les habitants de Reims : « Mes chers et bons amis, les bons et loiaulx franczois de la Cité de Reims ». Il était inévitable que Reims fût frappée par les nouvelles hordes germaniques. Elles savaient, leurs chefs savaient, qu’en bombardant et incendiant Reims et sa cathédrale ils frappaient au cœur et au visage cette France tant jalousée, cette France tant détestée.
L’Académie des Sciences morales a devancé l’Académie française en décernant un de ses prix les plus considérables au maire de Reims, M. Langlet. Mais, s’il est conforme aux volontés exprimées par M. de Montyon que son prix aille « aux personnes éminentes par leur vertu et leur dévouement », quel choix pouvions-nous faire, à la fois pour répondre à ces intentions et pour saluer Reims, la martyre, que de décerner notre plus haute récompense à la sœur des Garets, supérieure de l’établissement des filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul à Reims, à celle que la population, hélas ! décimée de la métropole proclame, avec la sœur anonyme, « la mère admirable ? »
Un autre prix de 6 000 francs est décerné par l’Académie à un serviteur du pays dont, malheureusement, pour ne pas le désigner à ses geôliers, il nous est impossible de prononcer le nom. Affreux silence !
Je parlais tout à l’heure des régions qui, depuis plus d’un an sont séparées par une ligne de feu du territoire national. La France entière souffre de leurs souffrances : nos fils meurent pour rapprocher le jour béni où les membres dispersés de la grande famille seront réunis. Parmi nos compatriotes, il en est un qui présente pour ainsi dire la réunion la plus exemplaire des hautes qualités françaises : il était maire d’une des villes situées en pays envahi. Quand l’invasion se produisit, il était à son poste : sa conduite fut au-dessus de l’éloge, la dignité, la prudence, le courage, en tout le plus haut sentiment du devoir. Son autorité, s’interposa à diverses reprises en faveur de ses concitoyens : son langage était toujours mesuré : niais il était de ceux qui ne fléchissent pas. Ce vieillard de soixante-huit ans a subi le traitement le plus pénible et le plus outrageant. De campement en campement il a été traîné jusque dans une forteresse, où il a été pour ainsi dire emmuré vivant ; pendant près d’une année, il n’a pu donner aucune nouvelle aux siens : ceux-ci le croyaient mort. Presque tous les jours, ses compagnons d’infortune se réveillaient en se demandant s’il n’était pas fusillé. Il couche dans un même lit avec un autre captif ; ses souffrances, ses privations, et la plus grande de toutes, celle de ne savoir rien de sa famille ni de sa patrie, ont été intolérables. Rien n’explique, rien n’excuse cette violence froide, cette inique et mesquine persécution. Cet homme représente des populations malheureuses : cela suffit. Elles souffrent, il doit souffrir plus encore ; la noblesse de son caractère, la haute respectabilité de toute sa personne, voilà ses crimes. Ceux qui assassinent des infirmières peuvent bien martyriser un vieillard, c’est dans l’ordre. Mais l’âme stoïque de notre compatriote ne fléchit pas. Il répétera, dans ses tourments, le justum et tenacem ... L’Académie a décerné un prix de 6 000 francs au maire d’une ville située dans nos départements envahis.
Combien d’admirables serviteurs du peuple ont montré, dans les péripéties terribles de l’invasion, cette attache vigoureuse aux fonctions que leurs concitoyens leur avaient confiées, ce courage simple et naturel, ces vertus fortes que les Républiques de l’antiquité glorifiaient chez leurs personnages curulaires !
L’Académie a voulu saluer les admirables exemples donnés par les municipalités de France en accordant trois récompenses encore à diverses municipalités urbaines ou rurales appartenant à plusieurs des départements qui ont subi l’invasion. Le libellé de ces récompenses sera celui des citations à l’ordre du jour :
« M. Bertrand. premier adjoint au maire de Pont-à‑Mousson, président du conseil municipal ; Blum (Jacob), Bonnette (Lucien), Linge (Henri), conseillers municipaux : Bonnette (Alphonse) doyen d’âge du conseil, conseiller général : ont rendu à la ville de Pont-à-Mousson les plus signalés services dans les circonstances les plus tragiques ; pendant les soixante-dix jours du bombardement et au cours de l’occupation allemande ont coopéré, malgré d’extrêmes difficultés, au ravitaillement de la population composée en grande partie de femmes et d’enfants. N’ont cessé de faire preuve en toute occasion de courage et d’initiative. »
M. Capon, maire de Wacquemoulin (Oise) : « emmené à la suite d’une discussion avec le chef d’un détachement de uhlans, à l’extrémité du village pour être fusillé, a dit au moment d’être attaché à un arbre : « Inutile, je ne bougerai pas et n’ai pas peur de la mort. » En a imposé à ce moment par sa fermeté au chef allemand, qui a remis au lendemain son exécution ainsi que celle de dix habitants. Le retour des troupes françaises les a sauvés et Wacquemoulin a été délivré. »
M. Audefroy, maire de Crèvecœur-le-Petit (Oise) : pour avoir défendu énergiquement sa population contre les violences des soldats allemands, est amené au campement allemand à 250 mètres du village. Lorsqu’il entend ces mots : « Il faut une sanction, c’est la loi de la guerre, » prononcés par un des officiers, il s’avance au-devant de ceux-ci et leur dit fièrement : « Si je dois être fusillé, fusillez-moi tout de suite, je préfère être innocent que coupable. » Sa fermeté et son courage en imposent aux ennemis qui le remettent en liberté. »
Les hommes qui ont proféré ces paroles stoïques sont les élus de ceux qui se battent dans les tranchées. Ils ont trouvé, dans la pratique de la liberté civile, ces mœurs vigoureuses, cette tenue de l’âme qui sait se transformer au besoin en vertu militaire car une sorte de pénétration puissante, de constante endosmose se produit entre la nation et l’armée, entre l’armée et la nation. Le pays s’est conçu lui-même tel qu’il s’est trouvé aux heures critiques : la démocratie a élevé le peuple de France sur ses genoux et lui a fait sucer, avec le lait, cette fierté de l’âme qui tient au sentiment de l’égalité. Il n’est pas un Français qui ne se sente l’héritier de toute notre histoire ; un homme vaut un homme ; tout soldat de France est un chevalier.
Dans cette formation nouvelle de l’âme française, l’Académie sait qu’elle part revient aux instituteurs français : instituteurs de l’Enseignement public et instituteurs de l’Enseignement libre, ils ont transmis aux enfants, selon des méthodes différentes, mais avec un zèle égal, l’acquis séculaire dont se nourrit le génie de la race. Même dans l’ardeur des polémiques et l’ivresse, des illusions, un idéal noble les animait, un beau courage les soutenait. Notre jeunesse intellectuelle est apparue, parmi les braves, comme un bataillon sacré. L’Académie française les suivait du regard, ces fils chéris de notre plus chère gloire : elle a réservé l’un -les plus beaux parmi ses prix littéraires à la caisse des orphelins de l’École Normale supérieure : en même elle accorde un de de ses prix d’héroïsme et de dévouement, 6 000 francs, à une œuvre qui, dans sa pensée, représente la grande famille des Instituteurs français, l’Orphelinat de l’Enseignement primaire, présidé, hier encore, par notre regretté confrère Alfred Mézières.
Quelques chiffres, fournis par le ministère de l’Instruction publique, exprimeront la pensée de l’Académie et de la France reconnaissantes. Depuis le début de la guerre, 30 000 instituteurs, c’est-à-dire plus de moitié de l’effectif total, ont, été mobilisés ; sur ce nombre, 2 000 sont tombés glorieusement au champ d’honneur, et 8 000 ont été mis hors de combat. Un nombre considérable d’entre eux ont conquis leurs galons d’officiers sur le champ de bataille. Environ 700 instituteurs ont été cités à l’ordre de l’armée ; 40 ont été décorés de la Légion d’honneur ; 40 de la médaille militaire ; plus de 500 de la Croix de guerre.
Impuissante à reconnaître de tels services, l’Académie a décidé, en outre, qu’elle attribuerait, cette année, deux prix Broquette-Gonin à deux instituteurs, l’un de l’Enseignement public, l’autre de l’Enseignement libre, tués à l’ennemi. Par l’exemple d’une mort héroïque, ils ont, suivant les termes de la fondation, « développé chez leurs élèves l’amour du prochain et le sentiment du devoir ».
Les deux candidats que l’Académie a choisis parmi d’autres, tous méritants, lui ont été présentés l’un par le directeur de l’Enseignement primaire au ministère de l’Instruction publique, l’autre par le directeur de l’Enseignement libre à l’Archevêché. C’est M. Bastian, instituteur à la Châtre, capitaine au 114e d’Infanterie, promu lieutenant le 7 septembre et capitaine le 5 novembre, à peine âgé de 24 ans, a été tué glorieusement, le 12 novembre, à la tête de sa compagnie et mis à l’ordre général de l’armée. L’autre est M. Salette, directeur de l’Église chrétienne libre des Petits-Carreaux depuis 1908, marié à cette époque et père de deux enfants : un maître hors ligne : on sait qu’il est mort, on ne sait rien de plus ; mais sa vie répond que sa mort fut belle.
La terrible charrue de la guerre a labouré le sol national pour y faire naître une telle moisson. Sera-t-il permis à un historien qui n’a jamais pu se décider à être un homme de parti, de formuler un vœu inspiré par nos traditions d’unité : Que l’avenir assagi oublie nos divisions d’hier, et puisque nos maîtres populaires, ayant combattu côte à côte, auront vécu d’une seule âme, qu’ils soient désormais réunis sous une appellation unique et qu’il n’y ait plus que des instituteurs français !
Cependant que la guerre sévit sur nos frontières, la charité collective et individuelle a dû se multiplier. Grâce à Dieu, toute la vertu française n’est pas au front ni même dans les services arrière : il en reste assez pour que le pays n’en sente pas la disette.
L’Académie a réservé une partie de ses récompenses aux dévouements que j’appellerai classiques, parce qu’ils sont l’objet de nos palmarès habituels.
L’œuvre de la Mie de pain, dirigée par M. Enfert (Saint-Joseph de la Butte-aux-Cailles) est connue et admirée de tout ce qui, à Paris, s’occupe des choses de la charité. Nous avons, dans le dossier, une attestation signée du maire du XIIIe arrondissement et des plus hautes autorités de la ville. Dans son langage semi-officiel, elle touche presque au lyrisme pour exalter l’esprit de dévouement et d’abnégation qui, chez M. Paulin Enfert, atteint un degré si j’ose dire séraphique : « Ce qui impressionne chez M. Enfert, dit un des hommes qu’il a soutenus et secourus, c’est le don total ; c’est un rayonnement incomparable, une émanation de charité intégrale, non pas spécialisée à tel ou tel, ou dirigée en tel ou tel sens, non pas cataloguée, ordonnée, mais spontanée, vivante : c’est la charité créatrice. »
M. Enfert, depuis l’âge de 17 ans, n’a eu qu’une pensée, qu’une occupation, une joie, nourrir les pauvres et les aimer. Gagnant sa vie quotidienne comme employé d’assurances, il a fondé, d’abord, la Mie de pain œuvre de soupes populaires, à laquelle d’autres œuvres de secours de toute nature sont venues s’adjoindre, patronage, réunions mensuelles, apprentissage, foyer à la campagne ; en un mot M. Enfert est, à lui tout seul, la famille des pauvres. Cette famille a envoyé, comme les autres, ses fils à la guerre et, tandis que le « père » (c’est ainsi qu’ils nomment M. Enfert) aidait, du secours, moral et patriotique, ses enfants soldats, il soutenait à Paris ses obligés habituels. Repas, vêtements, asiles des réfugiés, parrainage de soldats, hôpital auxiliaire, correspondance régulière, pain du corps et pain de l’âme, tels sont les multiples devoirs auxquels se consacre l’active bonté de M. Enfert.
L’œuvre qu’il dirige vient d’être cruellement éprouvée par l’explosion de la rue de Tolbiac : mais sa volonté d’agir et de réagir n’en sera que plus forte. M. Enfert, engagé de 1870, reste, depuis quarante-cinq ans un « mobilisé ».
Personne n’ignore la grandeur de Lyon dans les œuvres de charité et de solidarité. Les institutions municipales, les institutions particulières sont d’une multiplicité et d’une ingéniosité qui arrachent un cri d’admiration. Dans la « ville mystique », le cœur bat d’un rythme inlassable et fort. L’antiquité se relie au présent par la chaîne continue des admirables amitiés lyonnaises. Michelet dit : « Nous trouvons à Lyon des contrats où deux amis s’adoptent l’un l’autre et mettent en commun leur fortune et leur vie. Après avoir rédigé cet acte, les frères adoptifs s’envoyaient des chapeaux de fleurs et des cœurs d’or ». Je ne sais si Michelet avait vu l’admirable pierre tumulaire conservée au musée de Lyon où cette fraternité d’adoption survit jusque dans la mort.
L’échange des fleurs et l’échange des cœurs, on pourrait croire que c’est ce souvenir qui a inspiré l’œuvre originale et touchante de l’abbé Rambaud. Ce fut, d’abord, un asile de vieillards, puis, à la maison des vieillards, s’annexa une maison des enfants, un internat de petits abandonnés : depuis la guerre, la « Cité du bien » s’est complétée par une ambulance. Mais l’originalité singulière de ces entreprises, inspirées de l’esprit religieux, c’est qu’elles reposent sur une conception très haute de la liberté et de la raison. On a raillé les sœurs qui, depuis la mort de l’abbé Rambaud, ont recueilli la doctrine du maître ou passait comme un souffle de 1848 ; on les appelle « les philosophes en bonnet noir. ». M. Joseph Ruche, professeur au lycée de Lyon, expose, en ces termes, ce cas original : « Les sœurs mettent comme préface et fondement à l’enseignement religieux toute une psychologie et une ontologie aussi succincte qu’essentielle et nette. Le résultat, c’est l’illumination des esprits, la conviction raisonnable, la joie d’une âme qui vit de sa véritable vie dans un délicieux exposé, la sœur supérieure, qui dirige l’ambulance, ramène cette philosophie du ciel sur la terre : son rapport fleure la lavande comme une lingerie de couvent : « La nécessité du moment et la bonne disposition de notre Cité, le bon air, la verdure, les grands arbres sent bientôt demander par les hospices de qui nous dépendons de créer 25 lits de plus... » Dans cet asile de vieillards, dans cet orphelinat, dans cet hôpital, on solliciterait une place pour être soigné de ces mains intelligentes et fines : « Chapeaux de fleurs et cœurs d’or », c’est la charité lyonnaise : j’allais dire c’est la Charité.
L’Académie a décerné un prix de 4 000 francs aux œuvres de l’abbé Rambaud.
Elle accorde aussi un prix de 3500 francs à l’œuvre des jeunes filles libérées de Lyon : placée sous le haut patronage de M. le préfet du Rhône, de M. le premier président de la Cour d’appel, de M. le procureur général et de M. le maire de Lyon, M. Garin, bâtonnier de l’ordre des Avocats à la Cour, étant son principal directeur, elle est excellemment administrée ; l’éducation est exemplaire, les résultats remarquables : direction laïque, surveillance congréganiste. C’est un modèle d’« Union sacrée ». Donnons-la comme exemple en la couronnant.
Un américain, homme très généreux, qui vient de parcourir la France pour distribuer des secours, me disait, il y a quelques jours : « Je suis confondu ; j’ai vu partout un tel concours de charité, une telle profusion de dévouements et de sacrifices que je voudrais faire connaître au monde entier, cette partie presque ignorée de l’âme française. Quel art de faire tout avec rien ! Si je pouvais dire... Mais ceux qui n’ont pas vu ne me croiront pas. » L’Académie est comme cet homme venu d’Amérique pour découvrir la France ; elle ne peut tout dire, elle ne peut tout signaler et récompenser : c’est à pleines brassées qu’il faudrait jeter des palmes.
Parmi les « Œuvres de guerre », en est-il de plus intéressantes que les ouvroirs, les asiles de réfugiés, d’orphelins, de jeunes filles ? Sur la recommandation spéciale du maire du VIIe arrondissement, du curé de la paroisse et du générai directeur d’un des services du camp retranché de Paris, l’Académie accorde un prix de 5 000 francs à « l’œuvre de guerre Jeanne-d’Arc-Sainte-Clotilde », dirigée par la sœur Delange, fille de charité de Saint-Vincent-de-Paul, rue de Grenelle, 77 bis, VIIe arrondissement. Ouvroir du travail, œuvre de l’habillement des réfugiés, centre familial pour jeunes filles, ouvroir spécial pour pansements, ces multiples manifestations du « bien de guerre » sont dues à la vaillante sœur dont le maire, M. Risler, a loué sobrement « l’énergique initiative ».
Les Sœurs de la Providence de Mende ont, depuis leur fondation en 1865, recueilli 3 343 orphelines. Elles ont fait un bien infini qu’attestent les représentants de toute la population de la Lozère et les populations mêmes. Il est utile et juste de fêter le cinquantenaire de cette belle œuvre par un prix Rigot de 2 200 francs.
Deux sociétés se sont consacrées pendant la guerre à fournir des livres intéressants, utiles et moraux pour les soldats, les blessés et les prisonniers. Elles ont rendu des services qu’il est juste de reconnaître par deux prix de mille francs, l’un à la Société bibliographique, l’autre à l’œuvre des Bibliothèques populaires.
Fondée en 1825 par Clémentine Cuvier, la fille de notre illustre confrère, l’Association protestante de Bienfaisance de Paris est confessionnelle. Elle a été l’initiatrice (1845) de la construction de maisons à loyers réduits et c’est là certainement une des plus importantes trouvailles de la charité moderne. L’Association protestante de bienfaisance que préside aujourd’hui Mlle de Neuflize, est une des œuvres les plus sagement et les plus intelligemment administrées. L’Académie décerne le prix Baussa-Gessiaume de 2 500 francs,
L’abbé Dumont a fondé en 1903 un patronage interparoissial comprenant les paroisses de Saint-Merry, des Blancs-Manteaux et de Saint-Leu. Ce patronage, Association de Notre-Dame-de-Tout-Secours, comprend plus de 300 enfants du quartier des Halles et est, ainsi que l’atteste Son Éminence le Cardinal Archevêque, « très utile à la population ouvrière du centre Paris ». Prix Mary Hyland de 900 francs.
L’orphelinat de Marsonnas, dans le Jura, ne se borne pas à recueillir des enfants idiots des départements voisins : il en hospitalise venant de tous les coins de la France. Le personnel est aujourd’hui de 225 estropiées, idiotes, abandonnées, persécutées même par leurs parents. Il y a là des histoires navrantes. Un incendie a presque ruiné l’Asile, dont il a dévoré les ressources. Nous regrettons de ne pouvoir, en cette année de guerre, offrir à l’orphelinat de Marsonnas que le prix Aubril de 500 francs.
Enfin le maire, le curé, et les habitants de Teillé (Loire-Inférieure) demandent un prix en faveur pauvres femmes paysannes du Tiers-Ordre de Notre-Dame-du Mont-Carmel qui se consacrent aux enfants et aux vieillards et même en ont hospitalisés depuis cinquante ans 144. Le prix Dunand conviendrait à Marie Juton, directrice de cette sainte maison.
L’Académie n’a pas négligé, cette année, les œuvres individuelles, pas plus que les œuvres collectives ; les bonnes gens persévèrent dans leur dévouement modeste tandis que les souffrances qui s’accumulent réclament, plus que jamais, leur zèle et leur vigilance : elles sont le dernier carré du bien ; le monde périrait qu’il resterait encore une main, pour sauver le dernier enfant précipité dans l’abîme.
Marie Nicolier, née à Ameur-El-Aïn (province d’Alger), aveugle à l’âge d’un mois, devient servante à douze ans, malgré sa cécité. Elle se dévoue partout où elle passe. Elle nourrit les siens, quitte sa place pour soigner une mère paralytique, un petit neveu orphelin. Elle est dans la plus extrême misère et elle accepte sans cesse de nouvelles charges. Son cœur est un trésor inépuisable. L’Académie lui accorde un prix de 1 500 francs.
Antoinette Bouronnet appartient également à notre colonie d’Algérie. N’est-il pas juste que ces populations accourues à l’aide de la mère patrie, sachent qu’elles sont particulièrement chères à notre cœur et que notre sollicitude veille aussi sur elles ? Antoinette Bouronnet, née en 1855, a soigné et soutenu ses maîtres tombés dans le dénûment : elle s’est placée ailleurs pour leur envoyer le montant de ces gages. À ces misères se soutenant l’une l’autre, l’Académie adresse une offrande de 1 500 francs.
Mlle Louise de Rose a consacré sa vie à un grand patronage, rue Mouffetard. C’est une œuvre admirable. Le général Cherfils nous écrit : « Toute sa petite fortune y a passé. Elle a d’abord levé les épaules et souri à l’idée d’un prix de vertu donné par l’Académie ; mais quand elle a pensé que ce serait une aubaine pour ses pauvres, elle n’a plus ri du tout, et elle se résigne drôlement à être couronnée. » L’Académie tâche d’aider un peu Mlle de Rose et ses pauvres en lui accordant un prix de 1 500 francs.
Un prix de 1 500 francs encore à Mme Eugénie Rauchet, en religion sœur Sainte-Arsène, directrice de l’École libre de Beaulieu par la Voulte-sur-Loire (Haute-Loire). Maîtresse d’école et dentellière, elle a formé toute une génération de fillettes groupées autour d’elle : elle en fait des femmes utiles : elle leur apprend à soigner les malades en les soignant elle-même ; pendant une épidémie de fièvre typhoïde, elle courait de chevet en chevet. Parmi les nombreux témoignages réunis à son sujet, comment ne pas citer ces deux lignes d’une lettre adressée à l’Académie par l’aînée de trois orphelines qui trouvèrent, en sœur Sainte-Arsène, une seconde mère : « Je prie ces Messieurs de l’Académie d’être bons pour elle comme elle l’a été pour moi. »
Mlle Jay (Marie-Christine), en religion mère Zénaïde, est connue de toute la colonie de Madagascar. Elle a pour répondants les généraux Duchesne, Gallieni, Metzinger, de Torcy, Voiron, Lyautey, Bailloud, l’amiral Bienaimé... tout un conseil de guerre. Et quel conseil !... Les ambulances, les hôpitaux, les écoles, toutes les formes de la charité dans la grande île africaine relèvent d’elle. Si nos colonies s’attachent si rapidement à la France, c’est, qu’aussitôt la conquête achevée, nous leur montrons ces femmes sublimes : car voilà notre culture !
La vie de Mlle Marie-Thérèse Boutaud ressemble à un drame d’Ibsen. Son père avant dû, à la suite de revers, vendre son usine à Ardoix (Ardèche), l’usine fut rachetée par les ouvriers qui mirent à leur tête Mlle Boutaud. Elle devient « le patron ». Elle gère, sauve l’usine et conserve cette source de prospérité dans le pays ; quatre frères et sœurs et son père sont à sa charge. Nous lui accordons un prix de 1 000 francs.
Nous donnons un prix de 1 000 francs à M. Delpy, instituteur à Saint-Jacques-de-Lisieux (Calvados). Père de dix-sept enfants, il préside depuis de longues années avec un dévouement inlassable à l’éducation morale, professionnelle et militaire du village normand. Enfin (combien ces énumérations sont fastidieuses si on les compare à la savoureuse éloquence des faits !) nous accordons un prix de 1 000 francs à M. Remy Risbourg directeur de l’École des Mariniers, 22, rue de la Paix, à Dunkerque. S’il était possible de lire les touchants témoignages, qui nous sont parvenus, si j’osais vous les soumettre, sous la coupole, comme ils sont écrits, avec la simple orthographe du cœur, on verrait ce qu’est ce vaillant ami des mousses et des mathurins. Épiciers, plombiers, menuisiers nous ont adressé leur témoignage en faveur de cet homme de bien. L’Académie aime à terminer la liste de ses lauréats par ce nom populaire dans une ville vaillante et éprouvée, Dunkerque, qui, aux bords des mers françaises, fut la borne que le flot de l’invasion ne put franchir.
Vous le voyez. Messieurs, pendant que la tempête sévit, ces humbles serviteurs du devoir poursuivent silencieusement leur tâche. Leur travail est comme celui de ces êtres minuscules qui créent au fond de la mer les bancs de corail et plantent les racines d’un monde nouveau, sous l’agitation perpétuelle des flots. Pascal dit : « Dieu est environné de gens pleins de charité ! » Le bien qu’ils font répare autant qu’il est en eux, le mal qui se fait, ailleurs.
Par quelle terrible folie, par quel incroyable aveuglement un peuple plein de science et gonflé de doctrines s’est-il levé contre les lois éternelles auxquelles ces simples gens obéissent ?
Comment expliquer cette rupture sanglante avec la morale universellement reconnue et acceptée. Problème accablant pour l’esprit. Comment, au XXe siècle, une barbarie incontestablement régressive a-t-elle pu être acceptée par des cerveaux humains, être proclamée par des hommes réputés sages, être appliquée jusqu’aux plus affreuses conséquences par des chefs responsables ? Comment cette prétendue sagesse, antagoniste de toutes les sagesses, a-t-elle pu s’affirmer en ces quelques sentences tranchantes : Nécessité n’a pas de loi. — On fait ce qu’on peut. — Les traités ne sont que des chiffons de papier. — Malheur aux faibles. — Soyons durs ?
L’humanité avait, par des siècles d’efforts, dégagé les principes de la vie commune : la loi de justice, la loi de miséricorde, le respect de la foi jurée, l’amour de la vérité, les égards envers les humbles et les faibles. Dieu lui-même n’a-t-il pas dicté aux hommes les préceptes du saint Évangile ? Les philosophies, les religions ne rivalisaient, que dans les formes d’application de l’éternel catéchisme. Chaque génération apportait son adhésion, sa démonstration nouvelle, sa pierre à l’édifice consacré, à l’édifice immortel.
Jamais, jamais il n’était arrivé, depuis deux mille ans, qu’un homme ou un groupe d’hommes osât rejeter cet acquis intangible ; l’hypocrisie elle-même était un hommage que le vice rendait à la vertu.
Et il a fallu vivre jusqu’à notre époque pour qu’un peuple entier, un peuple immense se dressât contre Dieu, et s’écriât « Moi seul ! Moi seul ! Je suis au-dessus de tout ! »
Cet orgueil fait reparaître soudain les mœurs des anciens âges. Les mesures prises et jurées en commun pour essayer de limiter les horreurs de la guerre, sont rejetées, le droit international rayé du code de la civilisation.
Par ordre, le soldat s’est rué dans une ignominie telle qu’il en rougit lui-même. Il en est réduit à balbutier une excuse : « C’est la guerre », et une défense : « Nous ne sommes pas des barbares ».
Or, les horreurs des invasions barbares ont été dépassées. On avait dit antérieurement à ces troupes : « Soyez pires que des Huns ! » ; il n’y eut pas à le leur dire une seconde fois. La race ne jouit-elle pas de ce qu’elle nomme elle-même la « volupté de faire du mal » ? Les prêtres sont fusillés, les femmes, les enfants, les vieillards massacrés, les villes ouvertes bombardées, les monuments sacrés ou splendides détruits sans raison militaire ; le vol, l’assassinat, l’immondice marquent la trace de la Bête en fureur. Ce qu’il reste des populations décimées est traîné en esclavage. Un système de ravage méthodique, savant, scientifique, s’abat sur d’immenses contrées. Le but est la terreur, pour une paix prompte et la domination absolue. Le maréchal de Hindenburg dévoile le principe dans une interview fameuse : « Le pays souffre. Lodz est affamé. « Cela est déplorable ; mais cela est bien ainsi. On ne peut pas faire la guerre avec de la sentimentalité. Plus la conduite de la guerre est impitoyable, plus elle est humaine, car elle amène plus vite le terme de la guerre ! »
Grossière erreur psychologique : faux calcul qui déshonore ces chefs et ne leur profite même pas !
Qu’importent les doctrines ? Les faits sont là. II n’y a pas de jour qui ne soit marqué par l’une de ces exécutions sommaires, par l’une de ces félonies imprévues et abominables qui provoquent un sursaut d’horreur.
Et quoi, la sagesse s’est-elle donc trompée jusqu’ici, et va-t-on remplacer le « Soyez doux ! » du Christ par le « Soyons durs ! » de ces chefs diaboliques ?...
Eh bien, non ! La conscience humaine ne s’est pas trompée. L’avenir saura, l’avenir comparera, l’avenir jugera. Nous répétons la belle parole du roi Albert, venant s’asseoir au foyer de la République française, et affirmant « la victoire du droit ».
Nous en appelons à l’humanité future ; elle prononcera, avec une pieuse et fidèle émotion, les noms de ceux qui ont combattu pour elle, qui ont péri pour sauver son honneur, sa liberté, sa conscience. Elle vénérera ce long martyrologe de héros et de peuples. N’y aura un jour des morts, consacré à ces éternels vivants ; il y aura un jour de la vertu, pour célébrer à tout jamais les vengeurs de la vertu.
Cette série d’anniversaires commence dès aujourd’hui. L’Académie française, inaugurant sans hésiter cette future tradition, la rattache à ses annuelles commémorations. Elle a pensé qu’il importait à la balance universelle des choses que les noms des plus humbles serviteurs de la morale fussent proclamés, à l’heure où des noms retentissants se disputent la plus affreuse des gloires.
Tandis que, dans une autre capitale, une barbare idolâtrie dresse la figure de bois mal équarri où les clous enfoncent leurs pointes de fer, nous élèverons ici, dans notre Paris, une autre image : nous voudrions qu’elle idéalisât encore, si c’est possible, les traits sublimes que nous rêvons comme ceux de la future humanité ; qu’elle personnifiât les vertus fières et les vertus humbles ; et, ne fût-ce que par contraste, nous la désirons resplendissante dans la lumière comme ces statues antiques où le marbre de l’Hymette se revêtait d’une grâce immortelle. Car c’est là notre héritage : nous appartenons à une lignée qui, depuis le temps Cécrops, a rompu avec la férocité des bois.