FUNÉRAILLES DE M. ANATOLE FRANCE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Le samedi 18 octobre 1924
DISCOURS
DE
M. GABRIEL HANOTAUX
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE
AU NOM DE L’ACADÉMIE
MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,
MESDAMES, MESSIEURS,
Notre génération est découronnée. Hier Pierre Loti, Maurice Barrès ; aujourd’hui, Anatole France.
Ayant parcouru le cycle d’une longue vie, ayant été le doyen de l’Académie, ayant connu la splendeur de la gloire humaine, Anatole France a rempli sa destinée. Mais son génie, son œuvre, son autorité, tout ce que nous perdons en le perdant, qui nous le rendra ? Voici que la nuit s’épaissit et que l’hiver tombe : la rose de la tapisserie que la mère d’Anatole France lui promettait comme récompense s’est effeuillée. Le deuil s’étend sur nous et sur la nature : Anatole France n’est plus.
Anatole France fut le grand écrivain par excellence, le plus français par la langue, par l’ingéniosité créatrice, par la sagesse tempérée et fleurie. Le don qu’il reçut à sa naissance, et qui appartint à tous nos grands conteurs, c’est celui de la vérité dans la fiction. Il disait lui-même que la fiction était un délicieux moyen d’expression de la vérité. Qu’est-ce, en effet, qu’une vérité ennuyeuse, s’il s’agit de gagner les hommes ?
Encore faut-il, pour que les âmes soient touchées, qu’une commune résonance des choses les ait unies, de longtemps, en un concert secret où elles se pénètrent harmonieusement. Or, cette résonance commune, ce concert des générations, c’est la langue, la langue apprise par tous les enfants d’un même peuple sur les lèvres des mères. Anatole France fut, en notre âge, l’héritier et le Dauphin de la langue française.
Le petit Pierre Nozière, en ses longues flâneries, l’œil ouvert, l’oreille au vent, la recueillit sur ce quai Voltaire où elle errait depuis la mort de l’auteur de Candide. Elle le prit par la main ; il en fit sa sœur, sa compagne, son amie, et il fut introduit par elle dans la confidence de l’âme populaire.
Cet admirable dialecte de Paris, si pur, si frais, si fin, devint, à la fois, sa langue parlée et sa langue écrite ayant reçu le dépôt, et il en fut le défenseur jaloux toute sa vie : par lui elle s’insinua, discrète et souriante, dans le cœur de toute une génération ; par lui, elle ajouta à nos conquêtes éloignées. Simplicité, nonchalance, harmonie, exactitude, franchise, — franchise de France, — comme disait Ruskin, tout ce qui peut séduire, charmer, convaincre, la langue d’Anatole France l’offre à notre admiration comme un modèle unique et inaccessible. Notre âge sut, grâce à lui, ce qu’était, pour nos pères, « la précellence du langage français ».
Nous avons connu un temps où Anatole France, jeune encore, ne se soutenait, si j’ose dire, que par la langue ; il écrivait ces morceaux exquis, ces courtes préfaces, ces articles rieurs qui n’étaient connus encore que des lettrés. Mais quand, son génie s’étant mûri par une longue méditation, sa grande œuvre éclata, quand il parcourut ce cycle glorieux qui va de Thaïs et du Lys rouge aux Dieux ont soif, qu’est-ce qui enleva, d’un coup, tous les suffrages ? Encore la langue : Anatole France fut, d’abord, le grand écrivain.
Cette langue admirable et tant admirée n’était qu’un moyen : Anatole France visait au delà. Il voulait apporter à la nouvelle génération, à peine dégagée de la truculence romantique et de la vulgarité naturaliste, une autre leçon. Il entendait lui rendre les hautes traditions classiques, le tact, la mesure, le goût du poli et du parfait. Il entendait aussi ramener à la fleur des esprits cette chose légère qui avait failli se perdre dans le tourbillon : la philosophie de Rabelais et de Montaigne, l’esprit de La Fontaine et de Voltaire. Anatole France, le moins systématique des hommes, avec une habileté consommée, restaura ainsi, sans avoir l’air d’y toucher, la raison classique et le bon sens aimable.
Notre âge a tant aimé ce maître, qu’il l’a suivi sans hésiter. Qui oserait dire aujourd’hui que la raison classique n’est pas la lumière française ? Quis solem dicere falsum audeat ? C’est cette volonté du vrai et ce goût du naturel qu’Anatole France a fait rentrer dans nos mœurs. Notre âge est fier d’avoir retrouvé par lui la descendance des grands siècles qui remonte par Voltaire, Montesquieu, La Bruyère et La Fontaine jusqu’à Descartes.
Si nous cherchons les origines de cette formation classique chez le jeune ami de M. Dubois, « gardien du bon ton, de la réserve et de la politesse de la vieille société française », si nous essayons d’expliquer comment la tradition qu’il a reçue enjambe, pour ainsi dire, un siècle, pour venir jusqu’à lui, quel appui lui trouvons-nous ? Encore Paris.
Paris a ses mœurs, sa philosophie, ses goûts, comme il a ce langage qui n’est qu’à lui. Paris ne se laisse ni étonner ni surprendre. Ce quant à soi vient d’une sincérité surprenante : nul pédantisme, nulle hypocrisie. Simplicité et justesse. Si je voulais préciser par un nom ces vertus parisiennes, je dirais : Anatole France. Au cœur de Paris, le cheval de bronze qui porte notre bon roi Henri marche d’un pas relevé parmi les alternatives de lumière et d’ombre qui remplissent l’air et l’histoire depuis Notre-Dame jusqu’aux collines de Meudon et de Saint-Cloud ; mais il ne galope pas parmi la foule... Tout est, ici, d’une juste mesure : rien de trop.
Anatole France, Parisien comme Molière et Regnard, Parisien d’Athènes, a saisi toutes les occasions de vanter les Grecs et leurs disciples, les Latins. Le « Génie latin », c’est le titre d’un de ses livres les plus parfaits, celui où il s’est abandonné le plus à son inspiration naturelle et à la douceur de penser. Mais les pages le plus amoureusement écrites sont celles qui sont consacrées à Racine. Anatole France est Grec, mais à la manière de Racine. Dans cette prose fluide et enchantée qui fut la sienne, on a retrouvé des vers entiers de Racine, des expressions, que sais-je ? un tour, une harmonie, une cadence, le facile dans le difficile et cette manière de caresse qui fait frissonner l’âme. Le Racine de Phèdre et le Racine d’Iphigénie, le Racine des Plaideurs et le Racine des Lettres sur Port-Royal se découvre dans la ressemblance si frappante du cadet à l’aîné. Et c’est encore la tradition classique, la vraie, non sèche et abstraite, mais profonde, pénétrante, d’une grâce à la fois souriante et déchirante.
Voici donc la grande famille et les grandes attaches. Anatole France a écrit : « Je n’avais que la Seine à traverser pour être au Louvre. Ma jeunesse fut nourrie dans un palais splendide. » Dites cela de toutes nos beautés parisiennes, et de ces quais sonores dont il aimait les livres, la lumière et la liberté !
Ce Parisien du grand air, et de si grand air, nourri au palais des rois, comment n’eût-il pas aimé la campagne que goûtent seuls, vraiment, les Parisiens ?
Il a écrit encore : « J’aimais la campagne ; je l’aime avec des frissons, des troubles délicieux. J’étais destiné à n’aimer qu’elle. Je devais y couler les années les plus douces de ma vie. »
Voilà, enfin, tout l’homme : il fut, au plus haut degré, le grand civilisé, celui qui retourne à la nature parce qu’il sait qu’elle seule demeure devant le vaste accident de l’histoire.
Je reculerais devant mon devoir si je ne disais où aboutit, en Anatole France, la formation achevée du génie. Ce grand ironiste devint, logiquement, plus il s’enfonçait dans l’amour de la nature et de l’humanité, un contempteur de la société.
Peuple, il voulut rester peuple, alors que les salons se paraient de lui. Sa peine était que ses bras ne fussent pas assez larges pour serrer contre son cœur tous les fils des hommes. Aussi, par une juste récompense, le monde entier s’émeut à sa mort. Reconnaissons, qu’en ce point encore, Anatole France était disciple de la grande abstraction classique. Il considérait non pas l’homme mais le genre humain. Selon le mot de Descartes, un des plus dignes de rester dans la mémoire des hommes, il mettait sa gloire à s’attendrir : il était « généreux ».
Quels noms évoqués : Rabelais, Montaigne, La Fontaine, Voltaire ! Or, ils viennent tous à l’esprit quand il est question de définir le génie d’Anatole France. Il leur appartient à tous et tous sont à lui. Ce fils de bonne mère entra de plain-pied dans la famille immortelle, et c’est de plain-pied qu’il aborde ceux qui furent avant lui en ces champs-élyséens où leurs âmes errantes se pressent, aux bords inexorables, pour l’accueillir.
Son œuvre n’est qu’un hymne à tous ces maîtres de haut goût et de « haulte graisse », à tout ce qui lui est venu, par eux, du génie de l’antiquité, du génie de la France.
Ce Parisien achevé, ce causeur incomparable, ce dilettante raffiné, ce magicien des lettres, cet ami des livres, des enfants, et parmi les hommes, des faibles surtout, où voulut-il mourir ? Dans cette Touraine, cœur de la patrie, sur les bords de cette Loire qui roule en ses flots rompus et nonchalants les douceurs et les aménités du vieux pays gaulois, et qui va reliant toutes nos provinces comme son génie à lui relia tous nos génies. Il acheva la Vie en fleurs, puisqu’il l’appelait ainsi, dans un jardin, sur l’un de ces coteaux de Loire d’où nous sont venus Rabelais et Descartes, La Fontaine par sa mère, Voltaire par sa race, et qui, depuis la Renaissance, nous ont fait largesse de ce qu’il veut de plus exquis dans la grâce et la raison françaises.