ACADÉMIE FRANÇAISE
RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU
PAR
M. JOSEPH BÉDIER
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE
Lu dans la séance publique annuelle du jeudi 4 décembre 1924.
MESSIEURS,
Qu’attendez-vous de ce rapport sur les Prix de vertu ? Avant tout, suivant notre tradition, qu’il soit un recueil de nobles « exemples », pieusement extrait de nos dossiers. Vous le savez, à défaut d’une Commission d’enquête que nous ne saurions songer à former nous-mêmes, nous avons partout des « espions de la vertu », qui, de la montagne et de la plaine, du hameau, du bourg et de la ville, nous adressent des messages, où sont dénoncées les prouesses de la bonté, de la charité, de l’esprit de sacrifice : il s’agit de vous en remémorer quelques-uns. J’essaierai aussitôt, sans autre exorde. Je me tiendrai le plus près possible de mes sources. J’emprunterai tout à nos correspondants, l’accent et la nuance de leurs récits, leurs procédés et jusqu’à leurs clichés ; je n’aurai d’autre éloquence que la leur, et mon art sera leur art. Écoutez donc, tels qu’ils les ont contés, de beaux contes véritables : chacun d’eux est clair comme un jour de Pâques.
À Saint-Germain-du-Val, dans la Sarthe, une veuve, Mme Greffier, exploite un domaine rural assez important. Lors de l’invasion allemande, une quinzaine de réfugiés des Flandres y trouvèrent asile. « Vous êtes chez vous », leur dit-elle, et désormais les clefs ne quittèrent plus les armoires à linge ni les buffets à provisions. À ce train, son avoir fond à vue d’œil. L’heure sonne où il faut vendre une vache : la vache s’en ira de l’étable, mais les hôtes ne quitteront pas le refuge qui leur est cher. Attirée par la merveille, une autre escouade de sans-foyer rejoint la première : en attendant qu’on s’organise, la dame du logis cède son lit et couche sur la paille. (On rapporte le même trait de sainte Catherine de Sienne). D’ailleurs, avant comme après la guerre, depuis longtemps, depuis toujours, sa générosité l’a vouée au service de l’infortune et de la souffrance : on ne compte plus les malades qu’elle a veillés, les morts qu’elle a ensevelis. « C’est pourquoi — et voici l’une de ces confidences naïves, ou malicieuses peut-être, qui foisonnent dans nos dossiers — c’est pourquoi le prêtre qui, à l’office ou au sermon, la voit de temps en temps somnoler, loin de s’en offusquer, est tenté de baisser la voix et de respecter un repos si bien gagné. » La pétition dont je viens de redire la teneur a cheminé de porte en porte et fait le tour du village pour se charger de signatures, ainsi qu’on voit à la diversité des encres, noires, bleues, rouges, violettes. Elle est de la main du curé, et pourtant la signature qui se lit la première est celle de l’instituteur, et l’on se représente le débat très courtois :
« Après vous ! — Après vous ! — Après vous, s’il vous plaît ! »
Voilà longtemps, il y a un demi-siècle, au village d’Étables, haut perché dans les montagnes de la Lozère, un paysan très pauvre, nommé Cougoulègues, faute de pouvoir travailler la terre, car il était perclus d’un bras, se mit aux gages de tous, comme berger communal. Aujourd’hui qu’il est vieux, ceux qu’il n’a jamais cessé de servir, le maire et les notables, tous ses « patrons » s’unissent pour nous dire sa louange. Ils disent qu’il exerce sur eux une sorte de magistrature : car, tandis qu’il garde son troupeau dans les bruyères, il médite sur les différends qui s’élèvent entre eux et cherche en son cœur plein de sagesse les paroles qui apaisent : « Toujours content de son sort, il ne s’occupe que des intérêts des autres, et il est toujours là pour remettre l’accord entre nous. » Ils ajoutent qu’il est le chef d’un beau lignage : cinq enfants, dont deux ont fait campagne et sont rentrés au pays, couverts de cicatrices, décorés tous deux de la Croix de guerre, et l’aîné, par surcroît, de la Médaille militaire. Et ce rapport, empreint de la plus archaïque et de la plus noble rusticité, se termine ainsi : « Donc, notre vieux serviteur, ce pauvre estropié, au lieu d’être à la charge de la commune, en a été un grand bienfaiteur. »
La vie de Marie Audren, de Buguelès-en-Penvénan (Côtes-du-Nord), est toute de cristal et digne de la Légende dorée. Quand elle était toute jeune fille (je parle de longtemps), elle hérita d’une maison, qu’entoure une prairie. Elle y vivait seule, et comme ses doigts étaient agiles, elle gagnait, à tricoter la laine de ses moutons, beaucoup plus d’argent qu’elle n’en savait dépenser, et cette opulence la gênait. Tant et si bien qu’un jour, c’était en 1870, il lui prit fantaisie d’attirer sous son toit un vieil homme sans feu ni lieu, qui l’aiderait à la dépense. Elle l’hébergea, le nourrit, le soigna, jusqu’au jour où elle recueillit son dernier soupir. Après quoi, le pli étant pris, elle fit une autre recrue, puis deux autres, puis d’autres encore, et nous avons reçu la longue liste de ses hôtes, avec mention précise des dates de leur entrée et de leur sortie, et, tout le détail de leurs misères, que consola sa charité. « Aujourd’hui, dit le rapport, la place est prise par une famille qui fait pitié à voir : une femme paralysée d’un bras, et ses fils, deux jeunes gens qui ont le corps difforme, au point qu’on est obligé de leur donner à manger comme à des enfants. » Le doux miracle se renouvelle ainsi chaque jour depuis cinquante-quatre ans.
Les touchantes figures, si semblables, si diverses ! On ne se lasse pas de les contempler. Voici un petit Parisien, Louis Belleau, qui durant trois années a soigné son père, atteint du mal de Pott : il avait installé près du lit une table pour y faire ses devoirs et il sut énergiquement exercer jusqu’au bout son double métier de bon infirmier et de bon écolier. — Voici un magistrat de Grenoble, M. Boccacio, qui a su faire de sa vie un poème de la charité : il aime, comme tout le monde, les enfants, mais plus tendrement ceux qui sont méchants, vicieux, qu’il ramasse dans la boue de sa ville ou à leur sortie de prison, pour les régénérer. « Son Œuvre du Sauvetage de l’enfance, nous écrit un témoin, l’a pris tout entier ; il ne pense qu’à elle, il ne vit que pour elle ; pas un des moments de loisir que lui laisse sa profession qui ne soit consacré à ses chers pupilles : repos, distractions, affaires domestiques, relations mondaines, il leur a tout sacrifié. » — Et voici la sauveuse d’enfants, cette veuve Bain, de Lisieux, qui a élevé soixante-treize nourrissons. Dans le nombre, il en est deux que leurs parents ont oublié de lui reprendre : elle les a donc adoptés. Vieille aujourd’hui, elle est restée bien pauvre ; elle a une fille, il est vrai, qui lui vient en aide ; mais, comme cette fille est elle-même mère de quatorze enfants, vous comprendrez, dit ingénument ce rapport, qu’elle ne puisse pas faire grand chose ».
À ces pauvres au cœur prodigue, qui nous enseignent ce qu’on peut faire avec rien ; à ces imprudents, qui se sont chargés de fardeaux trop lourds, et qui cheminent courbés, et dont les forces croissent pourtant sous nos yeux à mesure qu’ils cheminent ; à ces vaillants, dont les âmes si belles se révéleraient plus belles encore, si nous pouvions les voir à plein, dans la vérité de leurs troubles secrets, de leurs faiblesses et de leurs défaillances, car ce serait les méconnaître et les déprécier que de croire qu’ils font le bien sans effort, comme ils respirent, ce qui ne convient qu’à de fades personnages de contes moraux arbitrairement fabriqués à ces simples qui n’ont pas sollicité nos suffrages, qui pour la plupart ignorent jusqu’à notre existence et ne sauront jamais bien exactement ce que nous sommes à tous ces êtres d’exception et d’élite, je dis en votre nom. Messieurs : Nous ne prétendons pas vous récompenser ; et je leur dédie une historiette rapportée de Saint-Jean-d’Acre par Joinville, une historiette qui pourra les surprendre d’abord, mais que tous comprendront et aimeront, je crois, comme dut la comprendre et l’aimer le roi saint Louis : « Tandis que li rois estoit en Acre, raconte Joinville, frère Yves li Bretons, de l’ordre des freres Preescheours, vit une femme vieille qui traversoit parmi la rue et portoit en sa main destre une escuellee pleinne de feu et en la senestre une phiolle pleinne d’yaue... » « Que veux-tu faire de cette eau ? lui demanda frère Yves. — Éteindre l’Enfer. — Et de ce feu ? — Brûler le Paradis. — Et pourquoi ? — Parce que je ne veux pas que nul fasse le bien, si ce n’est proprement pour l’amour de Dieu. » Soit que nous gardions à ces paroles leur sens chrétien, soit que nous préférions les transposer dans le langage de telle ou telle philosophie, oui, l’acte vertueux est un don gratuit de l’amour à l’amour, un effort tout spontané vers le parfait ; il ne se conçoit que sous la condition du désintéressement et la récompense n’en fait point partie. « Vérité, bonté, pudeur, disait le sage Marc-Aurèle, laquelle de ces choses est bonne parce qu’on la loue et s’anéantit parce qu’on la blâme ? Une émeraude perd-elle de sa valeur pour n’être pas louée ? et l’or ? et l’ivoire ? et la pourpre ? et la lyre ? » On ne récompense pas la vertu et la louange n’y ajoute rien ; et pourtant il est salutaire de la louer, parce qu’elle est parfois contagieuse ; et puis il nous est doux de considérer que tous nos lauréats sont d’un même sang, d’une même famille : et c’est notre mère commune que nous vénérons en eux.
On voudrait les célébrer tous, nommément ; mais comment faire ? Les temps sont bien changés depuis cette année 1791 où pour la première fois un généreux anonyme — c’était M. de Montyon — chargea l’Académie de se faire la dispensatrice de ses bienfaits. L’orateur de notre Compagnie n’eut à prononcer d’autre éloge que celui d’une marchande mercière qui avait brisé les fers d’un prisonnier de la Bastille : en elle seule, ce jour-là, s’incarna la Vertu. Plus tard, l’usage s’établit de décerner des prix nombreux ; mais il y a quarante ans encore, quand vos rapporteurs s’appelaient Renan ou Sully Prudhomme, on n’avait qu’une trentaine de milliers de francs à partager entre une trentaine de lauréats : la tâche d’annaliste de la vertu restait donc facile. Qu’en est-il aujourd’hui ? Sans compter pour l’instant les dotations en faveur des familles nombreuses, vous avez disposé cette année d’environ 400 000 francs, que vous distribuez à 265 lauréats. Supposez que je les nomme tous et que je consacre trente secondes seulement à chacun d’eux, un calcul facile montre que vers six heures du soir nous serions encore dans cette salle, ou plutôt j’y serais encore, prêchant dans le désert.
Il faut donc que, sans retard, ce rapport passe des actes individuels aux œuvres collectives que l’Académie a distinguées.
D’abord, en vertu d’une tradition ancienne et toujours fidèlement observée, quatre de vos prix, Messieurs, s’en iront cette année par-delà les mers, à Madagascar, en Chine, en Syrie, en Palestine, vers de saintes maisons où des Français font le bien au nom de la France.
De Madagascar, en effet, nous est venu un mémoire singulier : il émane d’un missionnaire lazariste. Non loin de la mer, écrit-il, par 26 degrés de latitude Sud, deux fleuves, mariant leurs belles ondes, enveloppent et caressent une île toute lumineuse, l’île de Farafangana, qu’il décrit, croirait-on, pour le seul plaisir des yeux, comme un joyau délicat d’or et d’azur. Il la décrit d’abord de loin, tandis qu’il vogue vers elle en pirogue. On approche : déjà, derrière un rideau léger de filaos, on découvre les cases bien alignées d’un village. Mais quelle surprise, maintenant que la pirogue est près d’accoster, de distinguer soudain, à travers les frondaisons, des cornettes blanches, les cornettes blanches des filles de saint Vincent de Paul ! Que peuvent-elles faire, dans l’île charmante, elles qu’on ne rencontre guère qu’aux avant-postes les plus redoutables de la charité ? Notre guide a débarqué ; il pousse les portes des cases. Dans la plupart, bien que le soleil brûle, on voit un brasier qui flambe, et des êtres difformes qui l’attisent, et qui grelottent, accroupis à l’entour ; d’autres, dans d’autres cases, chargés de couvertures de laine, gémissent sur des nattes. Ce sont des lépreux. Ils sont là trois ou quatre cents. Gallieni a fondé pour eux cet asile, il y a vingt-deux ans, et y a établi, cinq filles de la Charité, qu’assistent deux demoiselles laïques et un aumônier. La supérieure actuelle, sœur Mazé de la Roche, régit la léproserie depuis dix-sept ans ; plusieurs de ses compagnes y sont mortes des fièvres paludéennes. Ce rapport est long, minutieux, implacable : je n’en veux rien citer, sinon quatre lignes. Un jour, de case en case et de pansement en pansement, le lazariste a suivi l’une des sœurs : quelqu’un lui dit son nom. « Ce nom, écrit-il, m’avertissait que, dans le monde et dans sa famille, elle aurait trouvé toutes les joies légitimes d’ici-bas. Je lui présentai mes condoléances pour la mort de son frère, le lieutenant-colonel de L..., tué glorieusement sous Verdun. « Oui, c’est mon frère, dit-elle, et je l’aimais tant ! Priez pour lui ! » Un flot de larmes lui échappa, deux minutes ; puis, elle retourna à son devoir. »
En Chine, vous récompensez l’effort des Frères Maristes, qui dirigent là-bas dix-huit écoles, comptant près de cinq mille élèves. Cinq de ces établissements délivrent des diplômes qui sont homologués par la Légation de France et que le gouvernement chinois reconnaît et apprécie. « Les excellentes méthodes des Maristes, nous écrit le Ministre de France à Pékin, les font rechercher par beaucoup d’évêques, même par des évêques qui ne sont pas français, et, si leur personnel était augmenté, ils pourraient très rapidement ouvrir des écoles jusque dans des régions où notre langue n’a pas encore pénétré. »
En Syrie, à Alexandrette, les sœurs de Saint Joseph de l’Apparition entretiennent depuis près de quarante ans un vaste pensionnat, très fréquenté : c’est l’un de ces nombreux établissements qui, grâce à l’appui matériel et moral du gouvernement français, maintiennent notre prestige dans les Échelles du Levant. La guerre avait chassé d’Alexandrette ces religieuses ; en 1919, le jour où elles rentrèrent dans leur maison à moitié détruite, ce fut pour apprendre que nos troupes venaient de ramasser dans les rues et de concentrer dans un bâtiment de la gare une trentaine de petites filles abandonnées, Arméniennes ou Syriennes. Elles les ont recueillies et ont fondé pour elles un asile, l’Orphelinat du Sandjak. Vous êtes fort bien renseignés, Messieurs, sur le travail de ces écolières, car vous avez reçu le tableau des notes que chacune d’elles a méritées en couture, en arithmétique, en explication franco-arabe, etc. Mlle Nadima Fayni, Mlle Sabath Garabitian, et Mlle Mariaka Afkar se sont particulièrement fait remarquer par leurs progrès en langue française : l’Académie, fidèle à son rôle historique ne leur doit-elle pas un témoignage de satisfaction ? Mais, comme on la sait propice à toutes les confidences, une main amie a aussi glissé dans le dossier le relevé des états de service de la supérieure, sœur Benoît-Joseph Ange, native du Croisic, qui n’a cessé depuis trente-sept ans de servir en Orient, tour à tour à Larnaca et à Limassol en Chypre, à Jaffa en Palestine, à Alexandrette en Syrie : ce sont les noms des Croisades qui reparaissent, les mêmes dont se pare la biographie d’un Brienne ou d’un Lusignan.
C’est la même mission civilisatrice, presque millénaire, de la France, que contribuent aussi à remplir les sœurs de saint Vincent de Paul, en leur hospice de Jérusalem : importante fondation, puisqu’elle abrite 380 pauvres, vieillards, infirmes, orphelins et orphelines. Mais l’hospice est aujourd’hui en péril, parce que l’argent qui vient de France ne vaut plus guère en ce pays où la monnaie en cours est la livre anglaise. C’est pourquoi la Supérieure, sœur Marie Récamier, nous a écrit. Voici quelques lignes de sa requête : on ne saurait exprimer en une langue plus simple et plus sûre de plus fières pensées. « Nos enfants apprennent le français, qui est la langue officielle de la maison, en même temps que l’arabe, qui est leur langue maternelle ; il est touchant de voir leur amour pour la France, dont la charité a élevé et soutenu cette maison : plusieurs des orphelins élevés par nous ont fait la guerre sous nos drapeaux.... Nos sœurs vont aussi visiter à domicile les malades, soit à Jérusalem, soit dans les villages des environs, au Mont-des-Oliviers, à Liftah, à Saint-Jean-in-Montana. Elles emportent alors un petit bagage de pharmacie et installent un dispensaire de fortune dans une maison amie ou en plein air. Les gens comprennent si bien de quel pays nous venons que, lorsqu’ils nous rencontrent dans les chemins, ils nous saluent d’un bonjour, dont la prononciation peut n’être point parfaite, mais qui témoigne du moins du souci de nous faire plaisir. Il y a quelque temps, un Arabe, qui trouvait qu’il y avait trop de monde avant lui au dispensaire et qu’il n’était pas servi assez vite, ne trouvait rien de mieux que de dire aux sœurs, comme reproche : « Nous savons bien que c’est la France qui vous envoie et que vous êtes obligées de nous servir. » Et il ne se doutait pas, le malheureux, que ces paroles les réjouissaient et qu’en silence elles remerciaient Dieu de faire comprendre à ces pauvres gens que notre patrie bien-aimée reste la messagère de sa charité. » Notre Maurice Barrès eût aimé le timbre de cette voix : en son Enquête au pays du Levant, a-t-il recueilli de plus purs témoignages ?
Mais il est temps de revenir en France, Messieurs, pour y faire la tournée des Œuvres par vous récompensées.
Vous avez décerné des prix à l’œuvre de l’Assistance aux blessés nerveux de la guerre et à une quinzaine de veuves de nos soldats. Vous n’avez jamais négligé, vous ne négligerez jamais cet ordre de devoirs : c’est tout simple, et je passe.
Vous avez inscrit sur votre palmarès l’Association des élèves du Lycée Louis le Grand, et, à ses côtés, l’Association d’anciennes élèves du lycée Fénelon. Si même ce n’étaient que de simples sociétés de secours mutuels, votre sollicitude à leur égard s’expliquerait, en ces temps où la moyenne bourgeoisie supporte fièrement tant de misères. Mais ces associations ne secourent pas leurs seuls adhérents : elles fondent des bourses, consentent des prêts d’honneur aux élèves des hautes classes ; elles participent de leurs deniers à diverses entreprises charitables : l’Association du lycée Fénelon, par exemple, a fondé à ses frais une imprimerie de livres pour aveugles. Il était juste d’honorer ces bonnes actions.
Votre préoccupation de l’utilité sociale se reconnaît à la décision que vous avez prise d’apporter l’appui de votre autorité aux œuvres qui combattent les divers fléaux, l’alcoolisme, par exemple, ou la tuberculose : telles sont l’Association d’hygiène sociale du VIe arrondissement, et l’Almanach du marin breton, organe de l’œuvre des Abris du marin. Ce qu’on admire dans les entreprises de ce genre, c’est que chacune d’elles est une merveille d’ingéniosité créatrice. Soit, par exemple, cette œuvre, déjà encouragée par vous jadis, lors de ses débuts, qui, tout au long des côtes bretonnes et vendéennes, a dressé des abris pour les marins : quels trésors d’invention s’y dépensent ! quel art de s’approprier aux conditions du milieu ! Maurice Barrès, qui avait visité l’un de ces abris, celui de Concarneau, vous le décrivait ainsi : « Sur la porte, voici une affiche : « L’établissement est exclusivement réservé aux marins. » C’est l’hiver, les mois d’inaction. Dans une vaste salle, dont les cinq fenêtres ouvrent sur la mer, sept à huit cents pêcheurs de tous âges jouent aux dames, aux cartes, aux dominos. Au-dessus de leurs têtes se balancent de petits bateaux modèles ; aux murs s’alignent des quantités de cadres, photographies de sauveteurs héroïques, scènes de la vie maritime, beaucoup de cartes marines, toute une collection d’images et de chansons dirigées contre l’alcool. Les poutres du plafond elles-mêmes veulent parler à leurs hôtes. L’une d’elles nous dit : « On est ici pour s’aimer. Parole touchante, et bien utile, dans ce rude peuple celtique, toujours prêt à former des clans ennemis Pour l’entendre, il faut avoir vu ces petites villes de la côte où chaque cabaret, d’ailleurs plein de querelles intestines, est sur le pied de guerre en face du cabaret voisin. Qui donc irrite ainsi le cœur généreux de ces grands enfants ? Rien que l’alcool. On n’en boit pas une goutte dans l’abri du marin. Au dehors le vent fait rage, la brume pénètre et glace les plus endurcis : d’instinct héréditaire, il semble qu’ils ne pourraient se passer de mêler à leur sang les eaux-de-vie, rhum, wisky, vulnéraire, genièvre, punch, schnaps, sans parler des apéritifs. Quelle erreur ! La mode en passe... » Si l’on veut suivre en ses habiles manœuvres cette vaste entreprise de sauvetage, il n’y a qu’à parcourir l’Almanach que l’œuvre publie, ce bon livre populaire que, de Douarnenez à Camaret et de Roscoff à l’île de Sein, on peut voir sur toutes les tables, dans tous les abris, dans tous les logis. Les marins le lisent au large comme au mouillage, car ils le savent rédigé par des hommes qui les connaissent à fond et qui sont leurs amis et ils y trouvent tout ce qu’ils peuvent demander à un livre, les caractéristiques des marées et du temps, la description des feux et des alignements, des renseignements sur l’inscription maritime, sur les écoles de mousses, sur les examens de capitaine au cabotage, et aussi des contes à rire, des chansons, et aussi des conseils médicaux, et aussi de naïves maximes : « Eau-de-vie, ôte vie », « la France est notre mère, travaillons pour elle », que parfois, si l’on visite leurs bateaux, on retrouve gravées sur la lisse du tillac ou sur la bordure de l’écoutille. Voilà vingt-cinq ans que l’œuvre mène ce combat, et la victoire est prochaine : car enfin, toutes les statistiques le montrent, en Bretagne comme ailleurs, par toute la France, l’alcoolisme diminue, et bientôt le fléau sera conjuré, grâce aux efforts de tant de gens de cœur. Et ce n’est là qu’un exemple des bienfaits que l’on doit à ces œuvres privées de prévoyance, d’assistance et de solidarité sociale, qui accompagnent l’action des pouvoirs publics et souvent la devancent, qui sont avant tout des initiatrices et des avant-courrières, et qui représentent, dans les cadres souples d’une tradition constante, l’esprit d’innovation.
C’est pour honorer ce généreux déploiement d’efforts que vous avez aussi, Messieurs, inscrit sur votre palmarès quatre Œuvres protectrices de l’enfance, savoir l’Orphelinat de Clergaud (Tarn-et-Garonne), les Colonies de vacances de Strasbourg, le Preventorium Saint-Joseph, à Cabourg (Calvados), le Preventorium Saint-Michel, à Lacaune (Tarn) ; — et, en outre, deux Œuvres protectrices des jeunes filles, savoir l’Association Jeanne d’Arc, à Paris, et l’Auxiliaire de la jeune fille, à Marseille ; — et enfin, une série de ces Œuvres plus complexes qui s’appliquent à secourir, à instruire, à élever à un plus haut degré de culture les classes les plus pauvres, et ce sont la Société des jardins ouvriers de la Seine, l’Université populaire de Billancourt, une des sections, celle du Ve arrondissement, de l’œuvre des Infirmières visiteuses de France, et les Œuvres dites du Chantier, de la Zone et de la Résidence sociale : et, si des yeux exercés considèrent cette liste, trop courte à votre gré, ils reconnaîtront que vous avez veillé à ce que les principaux types d’œuvres y fussent représentés, chacun par quelques spécimens expressifs et méritoires.
Comme il est difficile d’ailleurs d’exposer clairement ces mérites ! Assistance sociale, prévoyance sociale, solidarité, ce sont des mots très beaux et qui sonnent bien sous la Coupole ; mais, dès qu’on essaie d’approcher et saisir les réalités qu’ils recouvrent, on se sent comme arrêté au seuil d’une terre mystérieuse, interdite : le monde des Œuvres est un monde d’initiés. Comment comprendre, si l’on n’a point vécu de leur vie, l’activité qui s’y déploie ? et par exemple, le zèle des Infirmières visiteuses de France ? Tout au long de la guerre, elles ont servi bénévolement dans les ambulances et aujourd’hui, non moins bénévolement, elles se sont groupées, une quinzaine par arrondissement, sous le patronage de l’Assistance publique ; et on les voit prendre sous leur sauvegarde les enfants les plus chétifs des écoles et les pauvres les plus misérables des bureaux de bienfaisance, surveiller pendant des mois et des années des familles en détresse, s’employer au redressement de leur triste foyer. Certes on peut bien, du dehors, se représenter en gros leurs moyens d’action ; mais par quel art subtil parviennent-elles à pénétrer jusque dans les pires taudis, malgré les rebuffades, à s’y faire tolérer, puis bienvenir ? Comment peuvent-elles, passant de leur propre milieu à de tels milieux, endurer de si graves sautes de température morale ? Elles les endurent pourtant, sans dégoût, avec courage, avec une étrange allégresse. Oui, il est facile d’observer les mécanismes extérieurs des Œuvres ; mais le jeu profond des forces qui meuvent ces mécanismes se dérobe aux regards des profanes.
J’essaierai du moins de dire ce qu’un passant, certain jour, a cru entrevoir. Le Tout-Paris de la bienfaisance connaît l’œuvre de la Chaussée-du-Maine, à Vaugirard, qu’ont illustrée les bonnes actions de Mme de Pressensé et de Mme Jules Siegfried. Il y a plusieurs années vous lui avez décerné l’un de vos prix ; aujourd’hui vous récompensez seulement l’une de ses sections ou de ses colonies, la plus récente, la plus modeste, la plus chétive, l’œuvre de la Zone. La zone, tous les Parisiens le savent, c’est la bande de terrains qui longe les fortifications et. que recouvre un pullulement de cabanes sans poésie, assemblages et rapiéçages de planches et de plaques de tôle et de fer-blanc c’est la région de misère où l’on ne s’aventure pas, même en plein jour, car elle est peuplée, dit-on, par un ramassis de gueux plus ou moins suspects, de rôdeurs et de filles, d’ivrognes et d’ivrognesses. Or, dominant un coin de la zone, sur un glacis des fortifications, à cent pas de la Porte de Versailles, se dresse une grande baraque de bois, du modèle de ces baraques où l’on installait pendant la guerre des ambulances de campagne ou des Foyers du soldat. C’est la Croix-Rouge américaine qui l’avait établie en ces lieux, vers 1917, je ne sais à quelles fins, car elle n’en fit jamais emploi. Mais, quand le canon à longue portée des Allemands se mit à insulter Paris, l’œuvre de la Chaussée-du-Maine s’y installa : elle y abrita les enfants du quartier de Vaugirard. Puis, les Allemands une fois chassés, la baraque referma ses portes. Ce ne fut pas pour longtemps. Les moniteurs et les monitrices de la Chaussée-du-Maine avaient eu le loisir, en effet, du haut de leur glacis, de regarder au loin le paysage, ses laideurs et ses hontes. Ils ne furent donc, dès 1920 : cette fois la baraque s’offrirait comme abri aux enfants de la zone, malheureux entre tous, éclaboussés de vices, sauvages ; on essaierait de les apprivoiser, et, tache plus difficile, d’attirer peu à peu, de secourir et d’amender les pères et les mères de ces enfants, les « zoniers », comme ils s’appellent. Cette baraque, je l’ai visitée. Dans une vaste cour, close par une palissade, sous la garde d’un jeune pasteur, jouaient une cinquantaine d’enfants, non pas semblables, hélas ! à ceux qu’on peut voir dans les préaux de nos écoles publiques : ils étaient plus pauvrement vêtus et beaucoup portaient sur leurs visages les stigmates d’une affreuse hérédité ; mais tous étaient propres et gais. Eux qui naguère erraient en guenilles sur les fortifications, ils vont maintenant tous à l’école, et quand ils en sortent, c’est pour accourir vers cet autre asile, où il fait chaud encore, où l’on n’est jamais battu. Dans la grande salle de bois, une jeune fille élégante, assise devant un piano, exerçait à chanter en chœur une dizaine de petits garçons et de petites filles. Puis, le médecin, l’infirmière, les monitrices me firent voir un très modeste dispensaire, où cent soixante familles viennent chercher des soins ; — et aussi, un appareil de douches, qui paraît-il ne chôme guère ; — et encore, une cantine ; — et encore, une garderie d’enfants : —et enfin, une classe de garde, où tous les jours, à quatre heures au sortir de l’école ; on accueille les plus grands... La visite s’achevait. Mes guides parlaient peu : ils n’aiment pas se faire valoir et ne souffrent pas qu’on les complimente ; et moi-même (excuserez-vous, Messieurs, le tour trop personnel de mon anecdote ?) je me taisais comme eux, édifié sans doute, mais oppressé de tristesse, à la vue de tant de misères. Maintenant que j’avais fait le tour de la baraque et de ses pauvres annexes, je n’avais plus, semblait-il, qu’à prendre congé ; et pourtant, je sentais obscurément qu’on ne m’avait pas tout montré. C’est alors qu’à l’improviste et presque sans calcul, je posai à ceux qui m’entouraient une question singulière, et qu’assurément, au début de ma visite, je n’aurais pas su leur poser. Je leur dis : « Vos clients, les zoniers, ce sont de très braves gens, n’est-ce pas ? » Ah ! Messieurs, je voudrais être capable de rendre ici l’accent de leur réponse. Les causes mêmes de leur venue en ces lieux, les laideurs et les tares de la zone, ils les avaient oubliées. Des braves gens, les zoniers ? Mais sans aucun doute ! De très braves gens, incultes il est vrai, et parfois aigris par l’excès de leurs souffrances : mais leur calice, qui donc saurait le boire ? De très braves gens, et qui donnent tous les jours des exemples de courage, de bonté, de vertu, oui, de vertu. Il y a quelques mois, quand est morte l’une des infirmières de l’œuvre, n’ont-ils pas acheté de leurs deniers des fleurs à brassées, pour en couvrir son cercueil ? Hier, disaient-ils, dans cette cabane-là, toute proche, le miracle de l’Enfant prodigue s’était reproduit, avec tous ses épisodes : des zoniers avaient accueilli et ramené au bien un fils dévoyé, puis repentant. C’est ainsi qu’ils parlaient d’eux, la joie au cœur. Car ils les aiment, et c’est là tout le secret. Ai-je eu tort tout à fait de m’arrêter à cet épisode, infime en apparence ? Non, peut-être, s’il est vrai que toutes les Œuvres reconnaîtront ici quelque chose d’elles-mêmes, ou tout au moins l’effort respectueux d’un non-initié pour approcher de l’initiation. Ce qui suscite une Œuvre, semble-t-il, ce peut être à l’origine moins un élan du cœur qu’un acte de l’intelligence ; ce peut être le mouvement de courage réfléchi qui fait dire : « lnquinandae sunt manus, il faut savoir se salir les mains » ; mais bientôt cette pitié aristocratique se dépouille de tout pharisaïsme et se purifie ; on ne sait plus qui assiste et qui est assisté ; on donne pour recevoir, et toujours (illusion ou réalité ?) celui qui donne croit recevoir plus qu’il n’a donné ; et la force qui meut les rouages n’est plus qu’un fraternel amour.
Si l’on voulait peindre, après la pauvre baraque de la zone, des Œuvres parvenues à leur plein développement et au plus haut degré de la prospérité, et par exemple, l’œuvre de la Résidence sociale, à Levallois-Perret, il faudrait changer de palette, et n’employer cette fois que les couleurs les plus claires ; et pourtant, le contraste serait plus apparent que réel : c’est le même esprit qu’il faudrait encore décrire, le même principe spirituel. Imaginez à Levallois-Perret, une maison bourgeoise qui fut jadis, sous le Second Empire, la demeure du plus riche industriel du lieu : devant la maison, un parc aux beaux ombrages ; autour du parc d’autres maisons, que l’œuvre a bâties ou s’est annexées. Un millier de familles d’ouvriers, formant entre elles une sorte d’affiliation, qui n’a d’ailleurs rien de politique ni de confessionnel, fréquentent ces beaux lieux, où l’on voit fonctionner ensemble à peu près tous les organes imaginables des œuvres sociales, assemblés sous le signe de la méthode et de l’harmonie : le jardin d’enfants, le gymnase, la garderie post-scolaire, l’ouvroir, l’école ménagère, le groupe des cours d’apprentissage ; voyez la bibliothèque circulante, la salle de conférences, la salle de concerts : c’est un cercle, c’est un salon, c’est un foyer. Visiblement, ces mille familles forment une élite, qui elle-même, agissant dans la vaste agglomération ouvrière, façonne peu à peu d’autres élites. Mais si l’on remonte à la source, que trouve-t-on Rien que la générosité d’une jeune fille qui, voilà treize ans, alors que cette banlieue pouvait sembler presque aussi inculte que la zone, vint y loger dans un très petit appartement, avec le ferme propos d’y résider, d’y attirer d’autres résidentes d’où le nom de l’œuvre , et que rejoignirent en effet quelques recrues, déterminées, ainsi qu’on lit dans les statuts de cette petite confrérie laïque, à « devenir, par leur présence amicale et permanente, le conseil, l’aide et la sécurité des familles ouvrières du voisinage ». Les « résidentes » ont tenu parole ; mais si par impossible leur élan d’il y a treize ans se ralentissait, c’est en vain qu’elles dépenseraient pour l’œuvre les grandes sommes d’argent dont elles disposent aujourd’hui : l’œuvre se dessécherait et tomberait en poussière. Et l’on en revient toujours à la parole immortelle : « Quand même je distribuerais tout mon bien pour les pauvres et que je livrerais mon corps pour être brûlé si je n’ai point la charité, cela ne sert à rien. »
II me reste à remplir, Messieurs, la plus chère de mes tâches, qui est de saluer en votre nom les foyers féconds, beaux entre les foyers de France. Le croirait-on ? C’est en 1907, il n’y a que dix-sept ans, que pour la première fois, par une décision qui sembla d’abord audacieuse, l’Académie décerna des prix de vertu, d’ailleurs bien chétifs, — deux médailles de cinq cents francs, — à deux ménages d’ouvriers, qui n’avaient d’autre mérite que d’avoir élevé honnêtement beaucoup d’enfants. On a compris depuis que ce mérite en implique quelques autres, qu’il suppose la pratique de presque toutes les vertus, et plusieurs bienfaiteurs ont donné à notre Compagnie les moyens d’honorer chaque année les familles nombreuses.
Aujourd’hui, l’Académie dispose chaque année en leur faveur des 20 000 francs de la Fondation Denis Lefort, des 16 800 francs de la Fondation Géhère, des 5 000 francs de la Fondation H. H. H., des 2 500 francs de la Fondation Saulnier, des 5 000 francs de la Fondation Beausse, des 1 000 francs de la Fondation Paul Levylier, des 150 000 francs de la Fondation Étienne Lamy, et des millions des dotations Cognacq-Jay. Celles-ci, il faut bien que je les décrive à mon tour, puisque M. et Mme Cognacq-Jay les ont une fois de plus modifiées, je ne dis pas amoindries. Je rappelle donc que l’an dernier vous avez offert de leur part quatre-vingt-dix prix de 25 000 francs à des familles composées du père, de la mère et d’au moins neuf enfants. le père et la mère étant âgés de moins de quarante-cinq ans et cent prix de 10 000 francs à des familles composées du père, de la mère et d’au moins cinq enfants, le père et la mère étant âgés de moins de trente-cinq ans ; et j’ajoute que cette année les donateurs ont porté de 100 à 203 le nombre de ces prix de 10 000 francs, en sorte qu’il vous ont chargés de partager une somme de 4 280 000 francs entre 293 familles.
Magnifiques bienfaits, mais qui chaque année retombent sur les bienfaiteurs eux-mêmes, pour les enrichir d’un surcroît de richesses ! Songez qu’au jour prochain où M. et Mme Cognacq-Jay- célébreront leurs noces de diamant, elles seront célébrées par plusieurs dizaines de milliers de pères, de mères et d’enfants, qui, tous, se sentiront liés aux époux vénérables, à peu près comme on l’est à ses grands parents, par les liens d’un même pacte familial. Dans une antique chanson de geste, le Roman de Garin le Lorrain, un vieux seigneur, le duc Bègue de Belin, assis aux côtés de sa femme, dame Beatris, songe, silencieux. Il songe à ses parents et à ses amis, ceux de Lorraine, que depuis des années il n’a pas revus. Et la vieille duchesse, inquiète, lui demande : « Sire, pourquoi votre souci ? N’avez-vous pas vos coffres bondés de fourrures de vair et de gris, vos écrins comblés de deniers, vos étables pleines de chevaux de prix ? N’avez-vous pas la richesse ? » Il répond « Non, ce n’est pas la richesse :
« N’est pas richece ne de vair ne de gris,
Ne de deniers, ne de chevaus de pris ;
Mais est richece de parenz et d’amis :
Li cuers d’un homme vaut tout l’or d’un païs. »
À ce compte, pour avoir gagné le cœur de tant de parents et d’amis, M. et Mme Cognacq-Jay peuvent se tenir pour riches entre les riches.
Vous avez partagé pour le mieux ces grandes dotations, les dotations Cognacq-Jay et les autres, entre des familles exemplaires. Exemplaires, en vérité ! Louis-Jules Grézaulé, de Vennecy (Loiret), a eu quatorze enfants, dont douze fils, qui tous ont servi pendant la guerre : l’un d’eux, Camille, est mort pour la France à Gorey, le 22 août 1914 ; un second, Georges, est mort pour la France à La Chavatte, le 25 septembre 1914 ; un troisième, Marcel, est mort pour la France à Carency, le 25 mai 1915 ; un quatrième, René, est mort pour la France à La Chalade, le 13 juillet 1915 ; un cinquième, Maurice, est mort pour la France à Perthes-les-Hurlus, le 25 juillet 1915 ; un sixième, Albert, est mort en service commandé à La Chapelle-les-Luxeuil, le 25 janvier 1919... Pour la plupart, ces pères et mères admirables ne se contentent pas d’être des pères et des mères admirables : ceux-ci, qui ont pris à leur charge de vieux parents, donnent en outre, en des conditions presque héroïques, l’exemple de la piété filiale ; et d’autres, l’exemple du courage professionnel ; et d’autres, l’exemple du dévouement à leurs compagnons de l’atelier, de la ferme ou de l’usine. Considérez un instant l’un des lauréats du concours Étienne Lamy, Joseph Brouze, cultivateur à Novel (Haute-Savoie), et maire de cette commune. Il a dix enfants, dont le dixième porte le plus imprévu et le plus touchant des prénoms : Désiré. Il y a quelques semaines, le 19 octobre dernier, un incendie a détruit le village entier de Novel, sa mairie, son église, et ses quarante maisons. Joseph Brouze a tout perdu, comme ses administrés. Mais il se rappelle qu’il a fait la guerre et agit en chef. Le maire de la commune voisine, Saint-Gingolph, nous écrit : « Depuis l’incendie, le maire de Novel travaille admirablement pour ses compagnons d’infortune ; il pense toujours aux autres ; à lui-même, jamais. » Lui décernant un prix, est-ce un bon père de famille que vous avez voulu honorer ? est-ce un bon citoyen ?
En vérité, pour distribuer, selon les intentions des donateurs, à peu près tous vos prix de vertu, vous pourriez à la rigueur vous contenter des dossiers des familles nombreuses. Qu’il suffise de citer le cas d’un Breton, Maurice Cuillandre, patron du canot de sauvetage de l’île Mollènes, qui avait brigué un prix Cognacq : bien à tort, car ses enfants sont de deux lits, ce qui, aux termes de la Fondation, l’excluait du concours. Fallait-il donc rejeter son dossier ? Nous y lisions que, le 29 août 1923, par un jour de tempête, ce jeune père de cinq enfants n’a pas hésité à prendre la mer pour secourir deux bateaux de pêche désemparés : il manœuvra, dit le rapport, si bien et si vaillamment à travers les récifs qu’il les sauva tous deux : les vieux loups de mer massés sur le quai en pleuraient d’admiration Il va sans dire qu’à votre tour vous avez opéré le sauvetage de son pauvre dossier et qu’à défaut d’un prix Cognacq, vous lui en attribuez un autre, prélevé sur une autre Fondation. Or, j’ai compté jusqu’à vingt-deux dossiers, rejetés comme celui-là des concours Cognacq et Lamy, et que vous avez transférés heureusement à d’autres concours. Vous vous ingéniez ainsi, par tous les moyens en votre pouvoir, à renforcer les dotations en faveur des familles nombreuses, Et c’est la même intention qui guide encore vos choix quand vous récompensez des Œuvres d’assistance sociale : celles que j’énumérais tout à l’heure ne sont-elles pas pour la plupart orientées vers une même fin, qui est de préserver le généreux sang de France et de fortifier les vertus du foyer ? Par là, notre Compagnie s’associe à tous les hommes de cœur et d’intelligence qui, dans le Parlement et dans la presse, dans les ligues pour l’accroissement des familles, dans les congrès de la natalité, dans les Œuvres sociales, travaillent à répandre le juste sentiment de ce qu’on doit de respect, d’amitié, d’aide cordiale et efficace à ces familles fécondes qui sont l’honneur de la nation et sa seule richesse. Et c’est pourquoi vous avez réservé l’un de vos prix à l’une des Œuvres qui y travaillent le plus directement, l’œuvre du Foyer rémois, la dernière que j’aie à décrire, et peut-être la plus digne d’admiration.
L’idée en fut conçue dès 1912, par un groupe de philanthropes, qui s’étaient assuré le concours de la Caisse d’épargne de Reims. Il s’agissait, de construire des maisons salubres en nombre suffisant pour y loger, moyennant un loyer aussi modéré que possible, toutes les familles nombreuses de la ville ; on entendait par familles nombreuses celles qui avaient au moins quatre enfants au-dessous de seize ans : elles étaient alors à Reims au nombre de 1025. La guerre ruina pour un temps le projet : on se remit à l’ouvrage dès l’armistice.
Aux prix de quels efforts ! Les mécanismes financiers, je ne les décrirai pas. Qu’il suffise de dire que de telles entreprises, exigeant de la part de l’État ou des Villes de grandes avances de fonds. ne peuvent se constituer qu’à la faveur et à l’abri de la bienfaisante loi sur les habitations à bon marché, qui fut élaborée il y a quelque quinze ans par notre grand confrère Alexandre Ribot, et qui porte son nom. En vertu de cette loi, le Foyer rémois est une société anonyme qui peut distribuer un dividende à ses actionnaires ; si je l’indique, ce n’est pas que je veuille attirer vers elle les capitalistes en quête de placements fructueux : le dividende n’a été que de 1 p. 100 en 1920 et en 1921 ; que de 1 1/2 p. 100° en 1923. Sur la liste des actionnaires, chaque nom est donc celui d’un généreux.
Le Foyer rémois a eu des modèles sans doute, et, par exemple, les magnifiques cités ouvrières qui sont l’honneur de la Compagnie des chemins de fer du Nord. Mais ici la rapidité de l’exécution surprend autant que l’ampleur de l’entreprise. Aujourd’hui, en effet, la tâche est presque achevée. Mille maisons ont été construites, réparties en cinq petites cités, et en une sixième plus vaste, la Cité du Chemin Vert, qui s’étend sur quarante-cinq hectares et compte six cents maisons. Les six cents familles qui les habitent forment une population de 3 800 âmes, dont 2 500 enfants.
C’est un village ravissant. Les architectes y ont appliqué les principes de l’urbanisme moderne avec la plus sage et la plus fine délicatesse. Les maisons ne sont pas contiguës comme dans les anciens corons, ni plantées avec une régularité monotone, mais diversement espacées, tantôt en bordure et tantôt en retrait de larges allées, et les types en sont variés, tous harmonieux : et l’harmonie résulte aussi de l’aménagement souple des perspectives. Ces maisons, entourées chacune d’un petit jardin, séparées les unes des autres non par des murs hostiles, mais par de légers grillages ou par des haies de troènes, tapissées de vignes vierges et de clématites, s’offrent toutes, malgré des nuances d’orientation, aux rayons du soleil. À errer par les avenues de cette Cité-jardin, on éprouve une impression étrange : on se sait dans un village de France : et pourtant, quel dépaysement ! C’est que l’on n’y voit que très peu de vieillards, et pas un vieux garçon, et pas une vieille fille, et d’ailleurs pas une jeune fille non plus, ni un adolescent : rien que des enfants, et de jeunes pères et de jeunes mères, fiers de leurs enfants. De là quelque chose d’artificiel sans doute, parce que la Cité est toute neuve, et trop neuve encore ; mais quelle griserie de fraîcheur, de sève, de clarté ! On dirait le palais du jeune prince indien, le futur Bouddha, d’où l’on avait chassé la Maladie, la Vieillesse et la Mort. Les habitants peuvent jouir de ces maisons charmantes, de ces promenades, de ces squares, de ces terrains de jeux, moyennant un loyer de soixante francs par mois, avec réduction de cinq francs par enfant à partir du quatrième, en sorte qu’une famille de dix enfants, par exemple, ne paie que vingt-cinq francs par mois. Chaque père de famille peut, s’il lui plaît ainsi, n’entretenir avec l’œuvre que des rapports de locataire à propriétaire ; mais il peut aussi, moyennant de modiques redevances, user des nombreuses ressources qu’elle lui offre. Aux portes mêmes de la Cité, s’élève un beau groupe scolaire. Voici une église, et voici l’emplacement réservé à un temple protestant : voici un vaste édifice, dit la Maison pour tous, où sont aménagés un dispensaire, une salle de gymnastique, une salle des fêtes, une bibliothèque ; et voici la Maison de l’Enfance, qui offre des services de consultations prénatales et de consultations de nourrissons, une organisation de la goutte de lait, une crèche, un jardin d’enfants... On voudrait que tous les maires des grandes villes, que tous les chefs d’industries vinssent visiter ces lieux. Honneur donc à de si nobles initiatives et à leurs ouvriers, et au Président du Foyer rémois, M. Georges Charbonneaux ! Puisse l’Ange de la cathédrale, l’Ange au beau sourire, sourire toujours à la jeune cité, et à ces pères vaillants et à ces mères vaillantes qui ont eu foi en la vie et qui ont fait crédit à la France ! Avant que les arbres plantés d’hier ombragent leurs maisons, ils éprouveront qu’ils ont créé pour les jours nouveaux de la richesse, de la force et de la joie : les sages, les prévoyants, ce sont eux.
L’instant est venu. Messieurs, de refermer ces dossiers, d’où j’ai tiré, ainsi que je l’avais promis, toute la substance et toutes les couleurs de ce discours. Mais ne faut-il pas que j’en tire aussi une péroraison, ou, plus simplement, un mot de brève conclusion ? Dans le dossier d’une jeune orpheline qui s’est admirablement dévouée à ses frères et sœurs, j’ai rencontré une phrase adorable, pleine de bonhomie et de grandeur, que je veux vous redire. Le maire, ayant retracé par le menu les actes de la petite héroïne, cherche, lui aussi, une péroraison et trouve ceci « Enfin, que voulez-vous ? Elle fait, à son avis, ce qu’il faut faire, ce qu’elle sait devoir être bien de faire, et nous disons tous ici que chacun devrait comme elle faire son métier de son mieux. » Quel plus charmant éloge ? Je l’adresse à tous ceux et à toutes celles que j’ai nommés, à tous ceux et à toutes celles que je n’ai pu nommer, à tous nos lauréats. Et qui donc ne les envierait de l’avoir mérité ? Heureux celui-là, quels que soient son état, sa foi, son rêve, dont on peut dire qu’il fait à son avis ce qu’il faut faire, ce qu’il sait devoir être bien de faire » et qu’« il fait de son mieux son métier ! »