SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
le jeudi 18 décembre 1947
Rapport sur les concours littéraires
DE
M. GEORGES LECOMTE
Secrétaire perpétuel
MESSIEURS,
Malgré les angoisses et douleurs de cette guerre — la plus féroce de toutes celles dont l’humanité pantela — malgré les affres et les tortures d’une occupation brutale, les écrivains de France ont en secret beaucoup travaillé pour l’avenir. Depuis trois ans, leurs livres, composés avec résolution dans cette lourde atmosphère de servitude, continuent de voir le jour peu à peu. Et, malgré toutes les pénibles incertitudes d’une paix si lente à s’établir, malgré les difficultés sans cesse accrues de la vie, c’est de la manière la plus méritoire que, soutenus par l’espérance et la foi en les destinées de notre Patrie, ils poursuivent leur œuvre.
L’Académie française se fait un devoir d’y être attentive. Composée d’hommes très divers par leur formation, leur tempérament, leurs idées, leurs croyances, par le rôle qu’ils ont eu et qu’ils ont encore dans la vie française, elle met son honneur et son amour-propre à ne pas se laisser influencer les modes passagères, par les changeantes effervescences du snobisme, comme par les emballements explosifs et joyeux des petites chapelles.
Dans son souci d’équité, l’Académie française n’a qu’un regret : celui de ne plus pouvoir récompenser autant et aussi largement qu’elle le voudrait les beaux livres, riches d’humanité, de vérité, de poésie ou de fantaisie ailée, qu’on lui envoie. Jadis prospère, elle est devenue assez pauvre. Ses ressources ont beaucoup diminué. Ses charges et ses frais généraux s’accroissent sans cesse. Aussi est-ce avec soulagement qu’elle accueille les libéralités de certains donateurs généreux qui — s’intéressant aux Lettres françaises et pensant avec clairvoyance qu’elles contribuent à maintenir le prestige de notre pays au dehors — veulent bien nous venir en aide pour favoriser l’éclosion d’ouvrages conformes à nos traditions de goût, de clarté, de mesure, d’humanité et de liberté, pour rendre hommage à leurs auteurs, jeunes ou d’âge mûr.
La tâche que s’assigne l’Académie, et à laquelle nous nous flattons d’être fidèles, est de saluer, en leur pleine force créatrice, les poètes, romanciers, historiens, essayistes, philosophes, érudits, dont l’œuvre embellit notre patrimoine national ; d’honorer et récompenser, pour l’ensemble de leurs travaux et la dignité laborieuse de leur vie, certains écrivains dont l’indiscutable mérite n’a pas été reconnu comme le voudrait la justice et d’attirer l’attention d’un plus vaste public sur leur œuvre. Enfin — et peut-être surtout — de découvrir et encourager les nouveaux talents.
Car, pour les grandes institutions — même lorsque, comme la nôtre, elles sont plus que trois fois centenaires — ainsi que pour les hommes et les femmes, ayant déjà beaucoup vécu, le plus sûr moyen de rester jeunes est de s’intéresser, avec sympathie, confiance et bonne humeur, à la jeunesse, de rechercher les contacts intellectuels avec elle, d’aimer ses enthousiasmes et ses indignations quand ils sont proches des nôtres et, s’ils nous paraissent excessifs, d’en sourire avec une cordiale indulgence en nous rappelant les injustices analogues de nos débuts. C’est aussi de garder une curiosité toujours en éveil.
En ce sens, je me rappelle un magnifique discours du victorieux général américain Mac-Arthur, prononcé par lui en 1945. J’en ai retenu certaines phrases qui s’accordent avec mes convictions :
« La jeunesse n’est pas une période de vie. Elle est un état d’esprit, un effet de la volonté, une qualité de l’imagination, une intensité émotive... On ne devient pas vieux pour avoir vécu un certain nombre d’années : on devient vieux si l’on a déserté un idéal. Les années rident la peau, renoncer à son idéal ride l’âme... Jeune est celui qui s’étonne et s’émerveille. Il demande comme l’enfant insatiable : « Et après ? » Il défie les événements et trouve de la joie au jeu de la vie... Vous êtes aussi jeune que votre foi, que votre confiance en vous-même, aussi jeune que votre esprit, aussi vieux que votre abattement... On reste jeune tant qu’on est réceptif à ce qui est beau, bon et grand, aux messages de la Nature, de l’Homme et de l’Infini. »
Bel hymne à la jeunesse, qu’il dépend de nous seuls de garder jusqu’au tombeau. Sage conseil qui est valable pour les institutions comme pour les personnes.
C’est pourquoi — j’y insiste — consciente de son rôle, l’Académie française accorde son attention non seulement aux talents en pleine floraison, mais aussi aux talents nouveaux qui se révèlent et à ceux n’ayant pas encore été fêtés selon leurs mérites.
C’est pourquoi aussi, d’une manière générale — sans être dupe des brefs caprices de la mode et des tapageuses fanfares en leur honneur — elle s’applique à discerner les courants d’idées, les tendances de la génération montante, les répercussions, bonnes ou mauvaises pour la littérature, des doctrines soudain formulées qui peuvent exercer une influence, à repérer dès leur premier manifeste les groupes qui se forment.
À l’heure présente elle n’en voit guère. Ce n’est plus comme aux temps du Romantisme, du Naturalisme, du Symbolisme, du Néo-humanisme, du Naturisme, de l’Unanimisme, et du tout proche Surréalisme. L’Existentialisme — qui depuis peu de mois fait beaucoup parler de lui — n’est encore que l’affirmation, d’ailleurs fort commentée, de deux intéressantes personnalités unies par la même doctrine.
Faut-il regretter cette absence de groupes et d’écoles qui est l’une des caractéristiques de notre époque littéraire ? Je suis de ceux qui ne le pensent pas. L’œuvre d’art originale est avant tout une création individuelle qui, certes, n’est pas étrangère au « climat » où elle a été conçue, mais qui est surtout l’expression de l’intelligence, de la sensibilité, des idées et des émois de son auteur. Les groupements ne sont utiles et commodes que pour les historiens et critiques ultérieurs de la littérature, dont ces compartiments bien tranchés facilitent la tâche. Mais, comme un beau talent n’est que l’expression neuve d’une âme forte et d’un tempérament très caractérisé, presque toujours l’intérêt se concentre sur l’écrivain qui, formulant ce qu’il porte en lui, a exposé sa doctrine et brandi son fanion au-dessus de la petite troupe peu à peu rassemblée autour de lui. Ceux qui — au lieu d’exprimer leurs propres émotions et réflexions dans une langue en accord avec leur nature — obéissent, quant aux idées comme pour la forme, soit à la mode temporairement régnante, soit aux conceptions littéraires d’un puissant chef de file, ne sont la plupart du temps, que des suiveurs, parmi lesquels, assurément, il en est dont les livres ne sont pas sans intérêt.
Pour des raisons analogues, ceux qui voient dans un roman, dans un poème, l’expression de pensées et de sentiments personnels dans une langue qui ne l’est pas moins, admettent plutôt difficilement ce qu’on appelle aujourd’hui avec une certaine faveur « la littérature engagée ». Ils s’en étonnent, quelles que soient les tendances, les opinions politiques ou sociales des auteurs. Aimant la littérature originale, individuelle, ils ne croient pas que la doctrine collective d’un parti quelconque puisse inspirer une œuvre vraiment originale, forte et belle.
Sans remonter plus loin dans l’histoire de nos Lettres, est-ce que, par exemple, Balzac, Stendhal, Flaubert, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, Edmond et Jules de Goncourt, se sont jamais faits les interprètes des théories et aspirations de tel ou tel groupe ?
Et ceux-là mêmes dont l’œuvre généreuse a une portée particulièrement sociale, celle d’Émile Zola, du réfractaire Jules Vallès, de J.-H. Rosny, d’Octave Mirbeau, d’Anatole France en certains de ses livres, de George Sand, en maints de ses romans, de Victor Hugo, dans Les Misérables — pour ne citer que ces écrivains célèbres ou glorieux — se sont-ils faits les apôtres d’une doctrine, les porte-paroles d’un groupe, se sont-ils soumis aux contraintes d’une littérature « engagée » ?Par souci de la richesse si variée et du prestige des Lettres françaises, laissons à notre littérature son indépendance, ses sources d’originalité. Et puissent les littérateurs de chez nous n’exprimer que leur pensée personnelle sur les hommes et la société d’aujourd’hui, leurs prévisions et leurs vœux pour celle de demain, dans une langue qui soit aussi bien à eux.
Car les modes successives de pensée et d’expression, les ferveurs et goûts momentanés, les doctrines et mots d’ordre des différents partis, les manies passagères dans la forme, sont plutôt nuisibles à la beauté d’un livre. Il n’est d’œuvres durables que les œuvres d’un caractère individuel par les idées, l’imagination, les impressions de nature et d’humanité, comme aussi par le style :
*
* *
Sans méconnaître et négliger les pathétiques récits de la guerre, nous voyons avec plaisir réapparaître en plus grand nombre les romans d’analyse, où les fines notations psychologiques s’accompagnent de vie et de mouvement, où la vérité s’agrémente de la poésie qui parfois s’en dégage, où la pénétrante étude des caractères est joliment interrompue par de brèves évocations de paysages, d’atmosphères et de lumières qui font mieux comprendre un état d’âme et une scène émouvante.
Mais il semble que, dans notre désir actuel et inquiet de renouvellement en toutes choses, il y ait parfois, là aussi, une tendance à suivre une certaine mode, sinon dans la pensée, du moins dans la forme. Par méfiance de ce qu’on appelle « le conformisme », on devient les prisonniers, les esclaves, d’un « non-conformisme » plus étroit, plus despotique et fatigant que le conformisme lui-même, si monotone et fastidieux qu’il puisse être.
Ainsi l’architecture claire, logique, bien ordonnée d’un livre — comme d’ailleurs de toute œuvre d’art — est l’un des éléments essentiels de sa beauté. Or, maints écrivains d’aujourd’hui jugent vieillerie surannée les constructions de ce genre, qui cependant sont un plaisir pour l’esprit et donnent une impression d’harmonieux équilibre. Afin de mieux se différencier de leurs aînés, les réformistes de cette sorte s’ingénient à d’abracadabrantes structures qui gênent pour bien se rendre compte du caractère des personnages, de leurs relations intellectuelles, sentimentales et sociales entre eux.
Le cinématographe n’est pas sans influence sur ces découpages arbitraires et incohérents. Il a donné aux spectateurs des films — surtout des films étrangers — l’habitude d’une trop rapide succession d’images, de brusques et brefs épisodes illogiquement soudés. Ils nous font prestement passer d’un lieu à un autre sans assez bien nous expliquer la cause et la brusquerie de tels changements. Entrées et sorties non moins justifiées se multiplient. On se précipite en de vertigineuses ascensions ou dégringolades. On galope en des escaliers, couloirs et rues où les automobiles s’enchevêtrent, où les portes et les coups de revolver claquent sans arrêt ! On hurle en hâte dans le téléphone. Les scènes se poursuivent, courtes et brutales, sans que rien les nécessite, sans que l’esprit et le cœur trouvent un agrément dans ce tohu-bohu. D’ailleurs je m’empresse honnêtement d’ajouter qu’il n’en est pas toujours de même dans nos films d’inspiration et de technique françaises, et que j’ai eu le plaisir d’en voir plusieurs qui, plus humains et moins baroquement construits, émeuvent la sensibilité et satisfont la raison. Que justice leur soit rendue ! Mais le rythme brisé et tumultueux des films dégingandés qui, venus du dehors, sont bien plus nombreux, donne de mauvaises habitudes à un public familier avec cette bousculade, comme il tente certains écrivains gagnés à cette frénésie et soucieux de contenter celle de lecteurs convulsifs.
Tendances pourtant assez fréquentes pour qu’on les note, mais qui, heureusement, sont loin d’être générales. La preuve en est dans la qualité de livres intéressants soumis à notre attention et entre lesquels nous n’avons eu que l’embarras du choix.
*
* *
Cette année, ce n’est pas à un écrivain d’imagination que nous avons décerné notre Grand Prix de Littérature, mais à un érudit qui commente avec finesse et pénétration les textes grecs traduits par lui avec goût et fidélité, à l’Helléniste Mario Meunier, justement réputé pour son œuvre très importante.
Avant de lui attribuer ce Grand Prix de Littérature, l’Académie française avait déjà honoré M. Mario Meunier en lui donnant le prix Langlade pour sa traduction d’Isis et d’Osiris, de Plutarque, et le Prix Jules Janin pour celle des Vers d’or de Pythagore, suivie des commentaires d’Hiéroclès d’Alexandrie, sur les Vers d’or des Pythagoriciens.
M. Mario Meunier a passé toute sa vie dans la société quotidienne des dieux et des héros de la Grèce antique. Il a traduit et commenté les principaux penseurs et poètes de l’Hellade : Homère, Sophocle, Platon, Euripide, Aristophane, Sappho et Anacréon, Aristote, Cléanthe, Proclus, etc...
Le monde des érudits a rendu justice à la fidélité littérale de ces traductions précédées de savants prolégomènes et enrichies de notes copieuses. Mais un de leurs autres mérites est d’avoir été faites par un écrivain qui a su se servir avec art, goût et souplesse, de la langue française pour rapprocher de nous le génie et la beauté de l’âme grecque.
En plus de cette somme de travaux, M. Mario Meunier a publié aussi nombre de livres personnels qui lui ont valu, en France et à l’étranger, un légitime renom. En cet ordre d’ouvrages nous avons de lui : La Légende dorée des dieux et des héros, une nouvelle et attachante Mythologie classique, les Récits sacrés de l’Ancien et du Nouveau Testaments, les vies de Socrate, d’Apollonius de Tyane.
Le livre où M. Mario Meunier nous semble avoir mis le meilleur de lui-même est une esthétique lyrique de la vie qu’il a intitulée : Pour s’asseoir au foyer de la maison des dieux. Par sa poésie, par la pensée profonde qui l’anime, ce livre a mérité de consoler bien des âmes et de devenir, pour beaucoup d’entre elles, un livre de chevet et de méditation.
Citons enfin, mais dans un tout autre ordre, un opuscule bien attachant, qui complète la figure littéraire et française de M. Mario Meunier : Le Camp de représailles FR.K.III, dans lequel il nous raconte avec une âme sereine l’existence douloureuse dont il eut à souffrir lorsque, en 1916, il fut envoyé comme otage et prisonnier de guerre, dans un camp de représailles que les Allemands avaient établi en Russie.
Certes nous n’avions pas besoin du prétexte d’une nouvelle œuvre pour rendre hommage au labeur et à la science de M. Mario Meunier. Mais il nous est agréable de le faire à propos de ses deux derniers volumes : Achille aux pieds légers et Hymnes de Synésius.
C’est dans l’atmosphère de l’Iliade que nous sommes transportés avec Achille aux pieds légers. Nous y retrouvons les accents mêmes de l’immortelle épopée, ces images, ce ton d’héroïsme, cette royale colère, cette fougue belliqueuse, cette sorte de couleur pourpre du récit homérique.
Quant aux Hymnes de Synésius, ce philosophe grec de Cynéraïque, ami de la docte Hypatie, une introduction qui est une vraie page d’histoire situe dans son époque ce néo-platonicien à la grande âme, touché par l’idéal chrétien et s’y dévouant. De sûres références, des notes minutieuses éclairant ces hymnes du spiritualisme le plus élevé et empreints de haute poésie.
*
* *
Plusieurs ouvrages d’une belle tenue pouvaient fort légitimement prétendre à notre grand Prix du Roman. Nous l’avons attribué à M. Philippe Hériat, pour son livre intitulé : Famille Boussardel. Bien que jeune encore, M. Philippe Hériat n’est pas un nouveau venu. Il vient de donner au théâtre une pièce originale qui y fut très applaudie-. Et, ce livre que nous venons de couronner, il en a publié six autres dont le premier obtint le Prix Goncourt.
Mais, cette honorable récompense pouvait-elle, devait-elle nous empêcher de rendre justice à un roman de haute valeur littéraire, morale et sociale ? Nous ne l’avons pas cru.
Cet ouvrage est la très vivante, la très attachante histoire d’une famille de la bourgeoisie française durant tout un siècle. L’auteur nous y montre les idées, les sentiments de ses membres, leurs ambitions et leurs tenaces efforts pour les réaliser, leurs tendances et conquêtes, de 1815 jusqu’à la veille de 1914, dans l’atmosphère d’un état social qui, malgré les guerres, les révolutions et les coups d’État, n’avait pas beaucoup changé.
Ce roman balzacien, bien composé, écrit dans une langue expressive et robuste, riche en personnages de haut relief et en péripéties saisissantes, a quelque chose de l’ampleur des grands livres que nous a légués le créateur de la Comédie humaine.
Quelle juste évocation de certains aspects de la société française sous le règne du roi Louis-Philippe, du Second Empire et de la IIIe République en ses quarante premières années !
C’est l’époque où Paris se développe, mord sur les terrains pauvrement habités de ses faubourgs, annexe sa banlieue pour multiplier, non pas encore des gratte-ciel, mais des immeubles à six étages, où dans les divers quartiers on exproprie à tour de bras les humbles petites maisons pour percer de larges avenues et boulevards rectilignes le long desquels on bâtit des édifices aux façades toutes pareilles.
Une certaine bourgeoisie d’affaires s’intéresse à ces métamorphoses et à ces travaux. Ingénieuse et vigilante, elle a le pressentiment des districts où de tels changements peuvent et doivent le plus prochainement se réaliser, achète des espaces vides, des bicoques et jardins destinés à disparaître, profite ainsi des inévitables transformations et s’enrichit.
Il s’en faut que toute la bourgeoisie de cette époque soit exclusivement tournée vers la spéculation et l’argent. Nous avons tous rencontré des bourgeois, cossus ou d’un train plus modeste, qui étaient des lettrés, s’intéressaient à l’art, comprenaient la progressive et nécessaire évolution de l’état social en accord avec le développement du machinisme, faisaient le bien, aidaient de leurs subsides les moindres œuvres charitables, n’étaient pas durs aux travailleurs et aux malheureux. Si par leur effort personnel, leur contention d’esprit et leur sens des affaires, ils contribuaient à la prospérité de la France, à l’équipement de la Métropole et de ses colonies, beaucoup d’entre eux ne pensaient pas qu’aux gains et à l’argent.
Ceux-là mêmes que M. Philippe Hériat met en scène, personnages, certes, fort avisés et entreprenant, ajoutent à leur activité des mérites humains et sociaux. S’ils ont celui d’une clairvoyante et tenace continuité dans leurs desseins, ils ont au plus haut point celui de la bonne tenue et de la respectabilité.
Sans doute, en cette évocation d’une époque, M. Philippe Hériat montre-t-il, avec une sorte de rigueur impassible, certains coins du monde de la Finance, de ce que naguère on appelait en souriant « l’aristocratie de la Chaussée d’Antin », des dynasties qui mettaient passionnément en pratique le fameux conseil : « Enrichissez-vous ! » dans un milieu favorable au génie de la spéculation. Mais, si attentifs qu’ils soient à l’accroissement de leur puissance sociale et aux gains, les Boussardel n’en sont pas hypnotisés à ce point. Ils ont des vertus et des mérites, en particulier ceux d’une parfaite cohésion familiale, qui, avec le même esprit, se perpétuent de génération en génération.
Ces personnages, hommes et femmes, se dressent magistralement sous un trait commun, on dirait de race, mais chacun n’en ayant pas moins son caractère, son tempérament, sa physionomie. Et c’était une gageure de les si bien différencier en les montrant tendus vers le but, presque tous courbés, comme sous une brillante fatalité, dès qu’ils entrent dans le cercle d’intransigeant orgueil de la famille.
*
* *
À l’unanimité l’Académie française a décidé d’offrir une exceptionnelle médaille d’or pour la Langue française à Sa Sainteté Pie XII qui, deux fois légat en France, puis élevé au Trône Pontifical, a très souvent donné des témoignages de sa sympathie bienveillante envers notre pays et, pendant la guerre, s’est invariablement montré favorable à ses efforts pour sa sauvegarde et son indépendance. L’Académie sait d’ailleurs qu’il s’exprime avec maîtrise en notre langue, dont il se sert parfois dans ses discours et sermons comme dans les relations diplomatiques, et l’attrait qu’a pour lui la lecture de nos grands écrivains. Depuis sa fondation c’est le premier Souverain Pontife auquel l’Académie rend pareil hommage.
Cette médaille de l’Académie française, gravée par Varin lors de sa fondation, au temps de Richelieu, est attribuée à M. Ventura Garcia Calderon dont plusieurs livres furent écrits en français. Il vient encore d’en publier un particulièrement émouvant pour nous, sons le titre : La France que nous aimons. C’est, en effet, un livre d’estime et de sympathie, un vrai livre d’amour. De la part de ce diplomate péruvien qui, depuis tant d’années, vit parmi nous — et dont l’un des frères, combattant volontaire au milieu de nos soldats, est tombé, en 1916, à Verdun — quel précieux témoignage ! Il nous inspire fierté et reconnaissance. Fin connaisseur de notre pensée, de notre littérature, du peuple français, de ses mœurs et de ses tendances, M. Ventura Garcia Calderon décrit avec perspicacité les aspects si divers de la France. Et, même aux heures les plus douloureuses des années-que nous venons de vivre, il n’a jamais douté de sa résurrection.
La même distinction est allée à M. Gonzague de Reynold, excellent écrivain helvétique, qui jouit d’une grande autorité morale en son pays, et chez nous d’un indiscutable prestige. Son ouvrage en quatre volumes, sur la Formation de l’Europe et sa civilisation constitue, par la science et la justesse des vues, un magnifique monument d’histoire et de littérature. M. Gonzague de Reynold est, en outre, le mainteneur des belles traditions de la Suisse, l’évocateur de ses souvenirs et de ses légendes héroïques, dont le lyrisme exalte l’âme populaire. Nous ne pouvons pas oublier le discours prononcé par lui, à Paris, en 1924 lors de la réception que les écrivains français organisèrent à la Société des Gens de Lettres, en l’honneur de leurs confrères suisses Ecoutez ce passage :
« Ce n’est point une flatterie que la Gallia docet. Je répète constamment à mes étudiants de Berne : « Pour commander aux instincts et aux passions qui donnent l’assaut, en cet âge d’anarchie, aux parties les plus hautes de l’être humain, vous avez besoin de raison et de volonté ; pour dissiper la confusion qui vient obscurcir dans les intelligences le sens des mots et des choses, vous avez besoin d’une langue claire, au vocabulaire précis, à la syntaxe logique. À un moment où l’esprit critique, le sens historique et surtout l’exacte connaissance de la nature humaine semblent de plus en plus s’affaiblir, vous avez besoin d’une littérature qui, mieux que toutes les autres, a étudié l’homme et les lois de la société. Par conséquent, vous devez considérer les Lettres françaises comme la troisième littérature classique. Elle vous apprendra comment concilier ce qui peut vous paraître inconciliable : le culte de la Patrie et le respect de l’Humanité, le progrès et la tradition, l’ordre et la liberté. »
Aujourd’hui plus encore qu’hier, il appartient aux écrivains français de ne pas décevoir la confiance que M. Gonzague de Reynold a dans la valeur, reconnue par lui, à notre littérature.
C’est dans un vif sentiment de gratitude que l’Académie décerne sa Médaille à M. Eckart, professeur de langue française à l’Université de Budapest. Par ses conférences, ses entretiens avec les étudiants et ses nombreux travaux personnels, qui font autorité en Hongrie, il a toujours défendu avec éclat la pensée, la langue et la littérature françaises.
Un semblable témoignage de sympathie littéraire est donné à Mme°Thérèse de Salaberry pour son roman : Michel aux yeux d’étoiles, édité au Canada. Ce roman est celui d’un petit enfant qui s’éveille à la vie sous les yeux d’une grand-mère fine et tendre. Les récompenses qui vont à des auteurs canadiens d’origine et de langue françaises nous sont des occasions renouvelées de saluer en leur personne le Canada qui, deux fois en moins d’un demi-siècle, est venu combattre chez nous à côté de nos soldats pour l’indépendance du monde, c’est-à-dire pour le salut de la France.
L’Académie française se fait également un plaisir d’offrir sa Médaille à S.A.R. Mme la duchesse de Vendôme, Princesse de Belgique, sœur du noble et chevaleresque roi Albert Ier — dont nous honorons avec respect et reconnaissance la mémoire — pour le grand ouvrage en quatre tomes : À travers l’Afrique, que Son Altesse vient d’ajouter à son œuvre antérieure, et dont elle a orné le texte, si intéressant, d’illustrations dessinées de sa main.
Et c’est aussi la médaille de l’Académie que M. Albert Dauzat, philologue éminent et justement réputé, dont les livres sur l’origine des noms d’hommes de localités, et de tous les mots de notre langue, sont riches d’utiles renseignements pour ceux qui veulent avoir une connaissance précise de notre vocabulaire. De chaque terme il définit le sens exact en indiquant les nuances successives que certains d’entre eux ont eu à travers les siècles. M. Albert Dauzat, à qui nous devions déjà tant d’ouvrages précieux, vient d’en publier, coup sur coup, quatre nouveaux : La Géographie linguistique, Voyage à travers les mots, Grammaire raisonnée de la langue française et un Dictionnaire étymologique. Tous les livres de M. Albert Dauzat, que l’on a sans cesse besoin de consulter, font honneur au savant linguiste qui les a écrits et à l’érudition française.
*
* *
Le Prix Broquette-Gonin, destiné à une carrière d’écrivain, est cette année attribué à M. Pierre Belperron, auteur, entre autres livres, de La Croisade des Albigeois qui fut très remarquée et commentée.
Le nouvel ouvrage qu’il vient de publier, La Guerre de Sécession, apporte, sans rien omettre, les complexes raisons de ce conflit douloureux qui ensanglanta l’Amérique en 1861. M. Belperron démontre que le problème n’avait pas la simplicité qu’on se plaisait à y voir par insuffisance d’étude ou parti pris.
En effet, pour la plupart des historiens, cette guerre n’eut pour motif que la question esclavagiste. Ils négligeaient la question économique, moins décisive pourtant que la volonté d’indépendance des États du Sud, leur désir de prépondérance et même de séparatisme.
Ces pays agricoles, où les esclaves noirs assuraient la culture, s’appuyaient sur l’exploitation du coton au lieu que ceux du Nord étaient, comme dit l’auteur, « emportés sur la pente du progrès mécanique », avec la main-d’œuvre ouvrière, d’où résultaient une prospérité matérielle et un accroissement démographique qui parurent menaçante aux riches planteurs du Sud, bien résolus à défendre des traditions et leur conception individualiste de la vie.
Si les États du Nord, si le grand Lincoln décidèrent l’entrée en campagne, ce fut à la suite d’agitations endémiques, d’« accrochages », selon l’expression de l’auteur, avec le Sud, de la finale et déterminante provocation que fut le bombardement d’un fort nordiste.
Trois périodes se distinguent dans cette guerre fratricide de quatre ans : les deux premières permirent au Sud de se croire invincible ; puis commence la série des efforts de moins en moins heureux pour aboutir à une longue agonie.
Ce qu’on a dénommé la Reconstruction est l’œuvre difficile du Nord victorieux pour mettre, chez les vaincus, l’ordre dans le chaos dû à l’affranchissement des noirs, pour rendre une existence normale à des terres et des villes dévastées. Tâche de longue haleine. Mais désormais était assurée l’Union avec une solide administration centrale.
M. Pierre Belperron a tracé de vigoureux portraits des grands chefs des deux camps, de Lincoln, de Jefferson Davis, de Lee, etc...
Afin de mieux définir les causes diverses et lointaines du drame, il remonte jusqu’aux origines, jusqu’à la fondation des États-Unis ; il nous familiarise avec la structure, avec l’évolution de ce grand pays et le développement de ses institutions. Un vigilant examen du détail significatif ne laisse rien dans l’ombre des dissensions politiques, des rivalités de classes, de races. Pour toutes les nations une forte leçon se dégage de cette histoire si clairement contée. Elle mérite d’avoir l’audience des diplomates et hommes politiques qui veulent s’instruire à fond du passé des États-Unis, des efforts qui les amenèrent à la prospérité et à la puissance.
*
* *
Pour l’ensemble de son œuvre historique et romanesque nous avons attribué à Mme Madeleine Clémenceau-Jacquemaire un Prix d’Académie d’une importance exceptionnelle, à l’occasion de son nouveau livre : La vie sensible de Louis XIV.
Sous ce titre, Mme Clemenceau-Jacquemaire s’est attachée à l’histoire des amours célèbres du Roi Soleil. Sujet qui tenta maints auteurs mais qu’elle renouvelle brillamment en y apportant une finesse d’intuition toute féminine.
Pour ce travail considérable (cinq cents pages in-4°), aucune source n’a été négligée. Il témoigne de lectures innombrables, poursuivies durant des années, de patientes recherches dans les Archives et d’une connaissance vraiment familière du siècle. Il contient une richesse de documentation qui en ferait une remarquable thèse de doctorat. Historien sagace et impartial, qui sait pratiquer la plus consciencieuse méthode, Mme Clemenceau-Jacquemaire éclaire les textes — beaucoup d’entre eux sont inconnus — sans jamais les « solliciter ».
Gardant avec fermeté son indépendance d’opinion et d’expression — toujours vigoureuse, parfois rude — elle nous dit tout ce que les hérédités croisées, proches ou lointaines, l’éducation, l’époque, les coutumes, les privilèges du rang souverain expliquent dans la psychologie de Louis XIV et permettent à tout écrivain, dont le jugement est libre, de prononcer sur des égarements amoureux — qu’une grande voix de l’Église réprouvait — certains qualificatifs, même sévères. Ce qui ne diminue ni la grandeur de Louis XIV ni celle de son règne.
En couronnant ce beau livre de Mme Clemenceau Jacquemaire, écrit dans une langue vigoureuse et de haute tenue, nos souvenirs saluent un nom glorieux, une mémoire vers laquelle toute âme française s’élève dans le frémissement de la reconnaissance, un nom qui, particulièrement ici, éveille des échos où vibre l’émotion patriotique.
*
* *
Le Grand Prix Gobert est décerné à M. André Latreille, pour son histoire : L’Église catholique et le Révolution française.
L’auteur commence par nous montrer ce qu’était, aux approches de la Révolution, l’état d’esprit des divers peuples et gouvernements d’Europe, à l’égard de la religion catholique et de la Papauté.
En France, si le Protestantisme, puis le Jansénisme et les dissentiments qu’il a provoqués purent, quelque peu, troubler certaines consciences, le clergé gallican, invariablement fidèle à Rome, s’est toujours soucié de maintenir un équilibre entre l’autorité pontificale et le pouvoir royal que aux termes de la fameuse déclaration de 1682, il voulait indépendant en ce qui concerne les choses d’ordre temporel et matériel. Si la destruction, sous le règne de Louis XV, de la Société de Jésus demandée plus énergiquement encore par le Portugal et l’Espagne et ordonnée par le Pape Clément XIV, inquiète nombre de croyants, il n’en résulte chez nous aucun affaiblissement du Catholicisme. Seuls, les philosophes libre-penseurs d’Angleterre et les nôtres : Bayle, Voltaire, Montesquieu, Diderot, Jean-Jacques Rousseau, eurent de l’influence sur une partie de l’élite. Mais comme le doit faire un véritable historien, ne jugeant que d’après des actes ou preuves indiscutables, M. André Latreille montre que, si l’esprit critique s’est développé — surtout dans les hautes sphères sociales — la foi religieuse n’est pas affaiblie dans le peuple où l’on ne paraît guère se rebeller contre la Papauté.
Il n’en est pas de même en d’autres pays catholiques, par exemple en Portugal où, sous s’influence de son premier ministre, marquis de Pombal, le monarque défend âprement ses droits régaliens ; en Espagne où le roi Charles III et son ministre Aranda sapent l’autorité pontificale ; en Allemagne où, sous le pseudonyme Justinius Febronicus, l’Archevêque de Trêves publie un opuscule où il déclare les Papes, usurpateurs de droits qui ne leur appartiennent pas. Enfin, rappelle M. André La treille, en Autriche, l’Empereur Joseph II ne se borne pas à défendre les mêmes idées, mais contrarie la religion elle-même sous prétexte de lui rendre sa pureté primitive.
Si ce qu’on appelle le « Febronisme » et le « Josephisme » eurent de l’action au-dehors, ils n’eurent aucun retentissement en France. L’auteur de ce livre si complet, si clair, nous semble bien prouver que la Révolution française a commencé dans une atmosphère d’accord entre l’Église et la Nation. Les Cahiers de doléances, publiés avant la réunion des États Généraux en témoignent. La quasi unanimité de la population rend hommage à la religion catholique.
Mais les choses se gâtent lorsque l’Assemblée Constituante, pressée plus par l’impérieux besoin d’argent que par un sentiment d’hostilité, déclare que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation et les fait vendre, lorsqu’elle interdit les vœux monastiques et supprime les congrégations n’ayant pas une activité enseignante ou charitable.
Dès le printemps de 1790, la défiance naît entre l’Assemblée qui commence à se raidir dans la volonté réformiste et l’Église contre laquelle des pamphlets sont publiés. La tension s’aggrave après le vote qui établit la « Constitution civile du Clergé », fait des prêtres des fonctionnaires élus, exige d’eux le « serment civique », leur interdit le port du costume ecclésiastique en dehors des offices religieux.
Succédant à la Constituante, l’Assemblée Législative accentue cette politique, met au ban les prêtres qui ont refusé le serment, menace de leur appliquer la loi des « suspects » si, dans les huit jours, ils n’ont pas prêté le serment, de leur enlever leur traitement et de les arracher à leur résidence, décrète leur déportation. Comme le roi Louis XVI, torturé dans sa ferveur religieuse, exerce pour la première fois contre ce décret son droit de veto, le Saint-Siège est compté parmi les ennemis de la Révolution. Ce qui brusque la confiscation du Comtat d’Avignon, jusqu’alors enclave pontificale dans le territoire français, et ce qui, dès lors, incite les révolutionnaires à tenir de plus en plus pour une cause connexe l’opposition des monarchistes et celle des militants catholiques.
Dans la tragique atmosphère créée par l’avance des armées ennemies, par la prise de Longwy et de Verdun, « la Commune insurrectionnelle de Paris » enferme à la prison de l’Abbaye et au couvent des Carmes trois cents évêques et prêtres dont les 3 et 4 septembre, la plupart meurent sous les coups d’une populace affolée et surexcitée qui voit en eux les complices de l’envahisseur. Le20 septembre les registres de l’État civil, jusqu’alors confiés à l’Église, sont transférés aux autorités municipales.
Malgré toutes ces mesures, l’Assemblée Législative, pas plus que la Constituante, ne s’était affirmée anti-chrétienne. Et tout d’abord, jusqu’en l’été de 1793, la Convention n’annonce pas d’une manière officielle des intentions différentes. Pourtant sous la pression des Clubs, elle relègue sur des pontons une quantité de prêtres réfractaires restés en France et impose une réclusion dans les couvents désaffectés à ceux d’entre eux qui sont des impotents ou des vieillards. Puis elle instaure le Culte de la Raison, de l’Être suprême, la Décade, les fêtes civiques pour remplacer celles de l’Église. Enfin une loi ordonne que les cloches soient fondues pour servir à la fabrication des canons.
Déjà deux décrets avaient autorisé le divorce des époux et le mariage des personnes engagées dans les ordres sacrés. Ce qui indigne les prêtres strictement fidèles aux règles de Rome et ce qu’acceptent parfois avec malaise, les prêtres constitutionnels. Sous le règne de la Terreur, les prêtres « jureurs » ne sont guère mieux traités que les réfractaires.
On pourrait croire que, après le 9 thermidor, un apaisement se produirait. Bien au contraire. L’anticatholicisme du Directoire se manifeste par des lois rigoureuses : le décret dont Cambon est l’initiateur, supprime le traitement de tous les prêtres (ce que n’avait pas fait la Convention) et celui proposé par Boissy d’Anglas qui, met l’exercice du Culte sous la surveillance des autorités civiles. Alors qu’un peu d’accalmie venait tout juste de commencer à se faire sentir, le Gouvernement exige des prêtres — aussi bien réfractaires que « jureurs » — un nouveau serment de fidélité. Il profère des menaces nouvelles de déportation à l’égard des ecclésiastiques non assermentés, prescrit des visites domiciliaires pour les découvrir dans leurs refuges, promet des châtiments aux personnes qui les abritent, une prime à ceux qui les dénoncent. Il pousse à la destruction des églises dont il fait vendre les matériaux épars.
Je n’ai pu résister à la tentation de résumer cet ouvrage solidement établi, qui mérite si bien l’hommage rendu à l’impartial historien M. André Latreille.
Le second Prix Gobert a été donné, pour son excellente Histoire de la Marine française, à l’amiral Joubert, sous la forme de la Médaille de l’Académie.
*
* *
Notre Prix Thérouanne a été partagé entre MM. Louis Grimaud et Bessand-Massenet.
Les deux forts volumes de M. Louis Grimaud : Histoire de la liberté de l’enseignement font passer sous nos yeux, avec textes et commentaires parfaitement objectifs, les projets, décisions, lois, dont cette liberté fut l’objet sous le Consulat et l’Empire. Enorme travail faisant suite à celui dont on est redevable à M. Louis Grimaud pour l’Ancien Régime et la Révolution.
La France après la Terreur, de M. Bessand-Massenet, traite de la « pénible convalescence », comme il dit, qui suivit, de 1795 à 1799, la commotion révolutionnaire, cinq années « les plus douteuses su destin français », écrit-il encore. Rechutes, remous, régime sans assiette, M. Bessand-Massenet en fait le tableau sans parti-pris, avec l’aide de témoignages convaincants. Il projette la plus louable clarté sur les vedettes politiques du Directoire, sur les habiles préparations du 18 Brumaire. C’est aussi, pour Bonaparte, un portrait de plus, gravé comme au burin, avec exactitude et clairvoyance.
*
* *
Le prix Halphen est attribué à M. Charles Pichon, auteur de volumes nombreux et substantiels, pour son récent livre : Histoire du Vatican, histoire de la Papauté dans ses activités qui, selon l’expression même da M. Charles Pichon, concernent « le dehors ». Ce sont donc des questions d’ordre extérieur qui y sont examinées.
Les figures défilent des premiers Pontifes et des premiers fondateurs d’ordres, avec leurs actions énergiques pour le triomphe des forces spirituelles, leurs belles paroles d’effusions mystiques, de brûlante charité, comme celle-ci de Saint-Bernard : « J’aime parce j’aime ; j’aime pour aimer. L’amour me suffit. Le fruit de l’amour c’est l’amour ».
De ce lointain passé M. Charles Pichon n’a retracé les lignes les plus importantes que pour mieux arriver aux temps contemporains. C’est un large tour d’horizon sur l’Europe qu’il donne en relatant les rapports du Saint-Siège, depuis Pie IX jusqu’à nos jours, avec les gouvernements des divers pays. Mais c’est surtout l’attitude des Souverains Pontifes à l’égard de la France qui est étudiée en détail.
Cette Histoire du Vatican est une mine de renseignements précis. La conclusion en est éloquente, humaine, d’un esprit qui sait envisager tous les points de vue modernes.
Au titre de ce même Prix Halphen, la Médaille de l’Académie est offerte au général Doumenc, afin d’honorer son beau livre : Le Mémorial de la terre de France.
*
* *
La fondation Georges Dupau nous permet de couronner trois écrivains de talent dont la vie laborieuse nous a valu toute une série de travaux remarquables. C’est ainsi que l’un d’eux est allé à M. Victor Giraud, historien littéraire qui a publié des livres tels que : Le Christianisme de Châteaubriand, Bossuet, Pascal, Anatole France, La vie tragique de Lamennais, Écrivains et soldats, Le Miracle français. Dans ces ouvrages, bien connus, M. Victor Giraud recourt, afin de juger l’œuvre, à tout ce que fut l’auteur : années d’apprentissage, formation de la pensée, influences décisives, très intimes circonstances, épreuves traversées, enfin, comme il le dit lui-même, il s’est efforcé « de toujours retrouver le lien secret qui rattache l’âme au talent ». Son récent livre qui expose le problème, les théories, les méthodes de la critique littéraire, confirme et résume toute son expérience de grand lettré.
Un autre de ces prix a pour lauréat l’original et fécond romancier Charles Henry Hirsch qui, au cours de sa longue et brillante carrière, a écrit une cinquantaine de volumes très attachants, dont la plupart parurent d’abord en de grands journaux. Observateur fin et amusé des hommes, des femmes et des scènes de la vie, Charles-Henry Hirsch est doué aussi, d’une vive imagination qui lui permet d’interpréter savoureusement le réel. Sa langue expressive est très personnelle. Il a fermement pratiqué et toujours avec bonheur, ce que, au temps de notre jeunesse, on appelait « l’écriture artiste ». Certains de ses romans tels que Tigre et Coquelicot, Petit Louis boxeur, Le crime de Patru, font de lui un précurseur des romanciers comme Charles-Louis Philippe, Francis Carco, Pierre Mac Orlan, Michel Georges-Michel, et bien d’autres, moins fameux, qui se délectèrent parfois aux évocations de la bohême, de la pègre, des mauvais garçons, et aussi des quartiers et tavernes pittoresques où ils s’abandonnent à leurs fantaisies coutumières.
C’est M. Léon Lafage, conteur et romancier d’origine gasconne, qui bénéficie du troisième Prix Dupau. Il est le contemporain et, dans sa jeunesse, le compagnon d’armes en littérature de l’excellent écrivain en vers et en prose Léo Larguier, aujourd’hui membre de l’Académie Goncourt, et de cet autre poète de talent, Charles Derennes, dont la mort prématurée interrompit l’œuvre. Léon Lafage se révéla, par des volumes de contes délicieux, d’une saisissante vérité, écrits dans une langue riche de couleurs : la Chèvre de Pescadoire, le Bel écu de Jean Clochepin, le fifre de buis, Bottier-Lampaigne, la Felouque bleue, qui eurent beaucoup de succès. Puis suivirent, parmi d’autres contes publiés dans les plus importants journaux, des romans comme Par aventure, et les Abeilles mortes, qui consacrèrent justement sa renommée.
*
* *
Maintenant — avec le regret de ne pouvoir les mentionner tous — parlons de quelques-uns des poèmes que nous avons couronnés.
D’abord la Route de ma peine, par lequel M. Louis Planté a soulagé, dans une plainte pathétique son déchirement de père ayant perdu son fils unique, tombé pour la Patrie sur l’un des derniers champs de bataille. Ce poème est un long et bien émouvant sanglot qui retentit dans tous les cœurs pareillement endeuillés, un long cri de désolation. On sent que, si M. Louis Planté l’a fait entendre, ce ne fut pas seulement pour apaiser sa douleur, pour continuer à vivre avec son cher disparu, pour évoquer les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse, mais pour obéir à un commandement intérieur. Il s’est dit que, en l’écrivant, il serait l’interprète d’innombrables pères et mères qui, n’ayant pas le moyen de formuler eux-mêmes leur désespoir, trouveraient peut-être un soulagement à le voir exprimé par sa voix. Il en est résulté de beaux et poignants poèmes qu’on lit avec émotion et qui peuvent adoucir la peine de ceux et de celles qui au cours des deux dernières guerres, ont souffert, et qui souffriront toujours de la même meurtrissure.
De M. Serge Barrault — l’auteur du Grand Portail des Morts, qui, naguère, fit grande impression — un nouveau recueil, le Désir des Collines éternelles, est le début d’une œuvre qui comptera plusieurs volumes. L’ensemble formera une sorte de Divine Comédie de l’âme humaine, course à travers les belles choses du monde et les sentiments élevés pour atteindre au royaume du bonheur et de sa perfection. Le premier tome est dédié à la Terre et la Mer, thèmes qui permettent au sens contemplatif de M. Serge Barrault de traduire en vers pleins et colorés les voix de la forêt, des champs et des horizons marins. Si son œil retient les aspects de la vie végétale et de « l’empire de l’eau », c’est qu’ils l’invitent à la méditation et à l’élan vers les cimes de la plus ardente spiritualité. Ils contiennent pour lui un sublime enseignement religieux.
Le Grand Voilier des Ages constitue, comme à raison de l’annoncer son auteur, le poète M. Wilfrid Lucas, une « vaste symphonie de la vie universelle ». Cette musique verbale, aux mouvements variés, est une montée vers des sommets mystiques, en tenant compte de tout ce qui est humain. Des tonalités diverses prêtent un accompagnement sonore et rythmé à des intuitions dues à maints spectacles où, selon lui, se fondent les forces, les élans, les presciences de la vie intérieure pour aboutir à l’unité, à l’absolu de la vérité. C’est un long poème de pieuse métaphysique.
Les Stances de M. J. Pourtal de Ladevèze sont traversées par le reflet d’heures de lumière et par « la hantise de l’ombre ». Bois, rivières, jardins calmes paysages ou tempêtes déployées, prêtent à ces courtes pièces leur éloquence et leurs murmures de fière et touchante mélancolie.
Dans le Chapeau de Fer, M. Roger Michael chante la pensée et la sensibilité modernes. Il s’attache aux images essentielles de la vie contemporaine. Tout en les évoquant dans une forme très personnelle, il n’en reste pas moins fidèle aux belles traditions de la poésie française.
Mme Lysie Stéphan, dans son volume le Matin vient, séduite par l’attrait particulier de chaque saison, des ciels, des arbres, des fleurs, traduit ses impressions avec un sens musical qui la rend sensible à …tous les chants éternels,
Chants de clarté, chants de douceur, chants fraternels.
Cette disposition l’écarte de tout ce qui est violence, car :
La conquête d’esprit est seule souveraine.
C’est encore la Nature qui inspire Mlle Suzie Bournet. Dans le beau livre ouvert par Dieu — comme est intitulée cette série de poèmes — elle lit avec enthousiasme. Et ce qu’elle a ressenti elle le rend avec âme en des vers qui ont du nombre, de la chaleur et doivent être fort goûtés pour leur sûr métier.
Le prix Henri Jousselin, par lequel son fondateur a voulu adresser un geste de sympathie à « la poésie légère et fugitive », ne pouvait être plus justement accordé qu’au marquis de Mougins-Roquefort pour son récent volume : la Muse vagabonde qui, d’une agréable fantaisie et parfois d’une causticité joviale et spirituelle, prolonge l’une des plaisantes traditions de notre siècle.
C’est avec plaisir aussi que nous avons couronné les poésies de M. Edmond Pasquier : Au Crépuscule du Rêve, d’un haut idéalisme et d’une fervente inspiration ; des poèmes tendres et douloureux, la Patrie blessée, de M. Alphonse Gaillard ; la charmante Suite Vaudoise, de M. Jacques Krafft ; les Vêpres dites, de l’abbé Alphonse Bourgoin, poète du Morvan, qui en chante les beautés lorsqu’il a célébré tous les offices dans son église, et y ajoute la douceur des « Heures Mystiques », puis l’émotion des « Heures tragiques » de la guerre.
*
* *
Le prix Louis Barthou — généreusement fondé par l’homme d’État qui, ami passionné des Lettres, fut notre confrère — est réservé à M. Henri Bosco. En le lui attribuant, l’Académie française a voulu marquer son estime pour ce parfait écrivain. Dans ses premiers livres, M. Henri Bosco est apparu comme l’un des mainteneurs de la bonne langue et des traditions littéraires. En France, chaque génération comporte des chercheurs et des mainteneurs, c’est-à-dire, d’une part, des hommes et des femmes qui s’efforcent de recourir à des expressions et des idées parfois hardies ou à des techniques nouvelles et, d’autre part, des écrivains bien résolus non seulement à chercher quelque chemin inexploré, mais aussi à maintenir une langue qui, depuis des siècles, nous a donné d’innombrables preuves de son excellence. M. Henri Bosco est un narrateur accompli. Nous l’avions bien senti, avec la publication de son Mas Théotime. Depuis cette époque il n’a cessé de publier de très bons ouvrages. Cette année encore, avec le Jardin d’Hyacinthe il a composé un livre qui éveille l’idée d’un rêve dans un climat de légende, un livre printanier, poème en prose imprégné du charme et de la foi en la magie victorieuse de l’amour, en la force des cœurs fervents pour courber le destin. Par cette œuvre on est dans un monde où l’harmonie d’un style cristallin ajoute à celle des êtres et des choses.
C’est à Mme Henriette Charasson que va le prix Alice Barthou, fondé par l’ancien Président du Conseil en souvenir d’une femme de cœur, et destiné à récompenser la littérature féminine. Mme Henriette Charasson, dont la vie est fervemment laborieuse, a une œuvre abondante qui intéresse par la pensée et le sentiment aussi bien que par la forme. Depuis l’année 1919 où elle publia son volume de vers Attente 1914-17, dédié à la mémoire de son frère tombé au champ d’honneur en 1915, certains de ses poèmes, comme Les Heures du foyer, Deux petits hommes et leur mère, jusqu’à son Attente de la Délivrance 1940-1945, dédié à son fils, lieutenant, et paru en 1945, ont été très favorablement remarqués.
Le prix Max Barthou fut créé par notre regretté confrère en mémoire de son fils unique mort pour la France, afin de favoriser l’essor ou la croissance de jeunes talents. D’un élan unanime nous l’avons décerné à M. Paul-André Lesort pour son roman Les Reins et les Cœurs qui, plein de promesses, révèle une intelligence attentive aux plus diverses questions psychologiques, sociales, artistiques du moment, et dont la structure un peu surprenante n’empêche pas de reconnaître les indiscutables mérites.
*
* *
Le prix Émile Faguet est reçu par M. Giacomo Cavallucci, éminent critique et professeur à l’Université de Naples, qui s’est consacré à l’étude de la littérature française. Dans son très important livre sur Vauvenargues, il a extrait avec discernement tous les sucs de l’œuvre du penseur et il a fort bien dégagé le moraliste de sa légende. Il a réalisé amplement son dessein en quatre cents pages d’analyse très fouillée sur le caractère de l’homme et la signification de ses écrits. L’un des autres livres de M. Cavallucci sur la littérature française est une Bibliographie critique de Marceline Desbordes-Valmore, attestant son goût pour les longues recherches, pour la chasse passionnée au document qui ajoute un trait à une physionomie et, si possible, dévoile quelque secret, perce un mystère.
Le prix Henri Dumarest, qui a pour but d’aider un jeune écrivain tourné vers les spéculations de l’esprit, est donné à M. Roger Lannes, poète à tendances philosophiques qui, renonçant aux facilités extrêmes du vers libre, est revenu à l’alexandrin classique et, sous l’influence de Paul Valéry, s’est efforcé de lui donner à la fois plus de musique et de densité. C’est surtout le romancier que l’Académie a voulu signaler à l’attention des lettrés. Le roman de M. Roger Lannes : Les Gémeaux, se rattache à notre tradition de pénétrante analyse. Mais, comme malgré lui, l’auteur n’a pu se défendre de laisser transparaître un sentiment de fatalité et de tragique latent, qui se mêle insidieusement à beaucoup d’œuvres contemporaines et dont, un jour ou l’autre, nous devrons reparler.
*
* *
Trois lauréats se partagent le beau prix Jean-Jacques Berger :
M. Louis Réau, professeur de l’Art français à la Sorbonne qui, trois fois couronné par nous, le reçoit sous la forme de la Médaille de l’Académie française, pour son récent et très remarquable livre : Le Rayonnement de Paris au XVIIIe siècle, lequel nous avait été offert avant l’élection de M. Louis Réau à l’Académie des Beau-Arts ; et c’est également avant cette consécration que, une fois de plus, nous avons été heureux de signaler l’érudition, le goût de cet éminent historien de l’Art, à qui nous devons tant d’excellents ouvrages, par exemple, et pour ne citer que ceux-là : l’Expansion de l’Art français, son Falconnet, L’Art français et la Civilisation du moyen âge, et sa grande étude L’Histoire universelle des arts. Cet ensemble de travaux, d’une belle qualité, méritait bien un exceptionnel salut.
Le second bénéficiaire de ce prix est le poète, et romancier Jean Valmy-Baysse, qui nous a présenté un livre considérable et fort intéressant : Naissance et Vie de la Comédie-Française. Ce bon écrivain, qui fut longtemps Secrétaire général de cette maison célèbre, a pu en étudier minutieusement le passé, l’existence d’hier et d’aujourd’hui. Il en évoque à merveille l’atmosphère, le travail quotidien, les événements mémorables, les grandes figures de dramaturges et d’artistes des deux sexes qui l’ont singulièrement animée, les rapports cordiaux et confiants... ou parfois plus ou moins tendus, qu’ils eurent entre eux. Il nous conte de plaisantes anecdotes. Cet ouvrage, né de patientes recherches, d’un long labeur et d’observations personnelles, a une grande valeur pour tous ceux qui s’intéressent à la littérature dramatique de notre pays, à l’art théâtral et particulièrement à la maison de Molière, de Corneille, de Racine et de Victor Hugo.
Enfin, une part égale de ce prix Jean-Jacques Berger — exclusivement réservé aux études Paris — est attribuée à Mmes Ève et Lucie Margueritte pour leur très charmant guide Auteuil-Passy qui s’ajoute à la cinquantaine de romans, adaptations, traductions, que chacune de ces dignes et laborieuses filles de l’excellent romancier Paul Margueritte, a publiés. Elles décrivent les charmants aspects de ces deux paisibles quartiers. En longeant leurs rues pittoresques qui, presque toutes, portent le nom de grands écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens, le passant a l’occasion et le plaisir de se remémorer d’émouvantes heures. Mmes Ève et Lucie Paul-Margueritte n’ont pas manqué de nous enchanter, par ces souvenirs.
*
* *
On répète volontiers que le public est las des « choses vues. » parmi les tragiques péripéties de la dernière guerre, parmi les tortures infligées à nos déportés et prisonniers. J’ignore s’il en est ainsi. Mais l’Académie ne se sent pas le droit de négliger ces témoignages qui sont de pathétiques documents pour l’histoire et qui doivent contribuer à préserver la France d’un oubli funeste. De plus, en nous rappelant la force morale, le courage dont, en captivité, la plupart des Français ont, malgré la faim, le froid et les surhumains travaux forcés, fait preuve sous les brutalités de leurs tortionnaires, ils fortifient la confiance et l’espoir qu’un peuple capable d’un si fier stoïcisme peut avoir sa résurrection. Si intéressants qu’ils soient, certains de ces livres ne sont, en effet, que d’émouvants et précieux témoignages.
Mais voici un livre qui, tout en évoquant d’effroyables, d’inexpiables férocités, est l’œuvre d’un maître écrivain. C’est celui de Mme Yvonne Pagniez, qui a pour titre : Scènes de la vie du bagne. En le couronnant nous n’avons pas voulu seulement signaler une relation d’une cruelle et impressionnante, vérité, mais la valeur très littéraire de pages dramatiques.
Auteur de récits sur les coutumes et les pêcheurs de nos côtes océanes bretonnes, Mme Yvonne Pagniez, résistante de la toute première heure, put, après une héroïque évasion hors de l’enfer de Ravensbrück et, grâce à une force d’âme peu commune, attendre sans défaillance, dans la cellule d’une forteresse où, reprise de nouveau, elle fut enfermée, l’arrivée des libérateurs. Malgré les souffrances subies et celles qu’elle a vu subir quotidiennement, son cœur généreux, en se reportant, comme elle dit dans sa préface, à « la noblesse de nos traditions », souhaite que notre légitime colère et notre indignation, tout en appelant de justes châtiments, ne répondent jamais aux atrocités par d’autres atrocités. Honneur à cette noble et intrépide Française !
Puis voici Evasion 42, le captivant livre où l’abbé Ernest Rosset, alors élève au grand Séminaire d’Autun, et maintenant vicaire à l’église Notre-Dame de cette même ville, explique comment grandit en lui — par nostalgie de la liberté agissante et par lassitude de la vie monotone et immobile au milieu d’une fourmilière humaine non moins prostrée — la tentation de s’évader en dépit de tous les risques et périls, et il nous conte les épisodes de sa pénible et courageuse escalade du massif tyrolien pour respirer finalement l’air de notre Pays.
Cellule 16 est la narration simple et véridique de ce que l’abbé Robert Lefebvre l’aumônier des collèges de Cambrai, ancien aumônier de Corps d’armée, eut à subir, avec une vaillance sereine, à la prison de Loos, en compagnie d’autres détenus, instituteurs, paysans, ouvriers, croyants ou incroyants, d’opinions politiques très diverses, mais animés de la même foi patriotique et tous d’une cordiale obligeance pour ce prêtre dont la plupart ne partageaient pas les idées. Ce qui permit à l’abbé Robert Lefebvre d’écrire plus tard en toute sincérité et avec justice : « Je voudrais qu’on vît dans ce livre que les inévitables divergences d’opinions et de croyances religieuses n’ont pas empêché la fraternité des captifs. Je souhaite que cette union, scellée dans la peine, forgée par l’idéal commun de la Patrie, demeure quand la vraie paix sera revenue ».
Quelques livres encore parus sur ce qu’on nomme « la drôle de guerre » au cours de laquelle nos soldats — lorsqu’ils furent énergiquement commandés — se battirent comme les « poilus » de 1914,-18, avec une opiniâtreté courageuse. Nous en avons couronné deux qui nous font voir de mâles figures de l’Armée de l’Air ; dans l’un : Le journal de F.-L. Smith Brown, le général Corniglion-Molinier — qui a commencé la guerre de 1914 comme simple pilote et qui fut élevé dans celle-ci au grade de général — nous conte avec humour l’étonnement d’un officier de liaison de la Royal Air Force lorsque, en un camp d’aviation française, il se trouve dans l’atmosphère spirituelle de causticité plaisante et familière, que créent à toute heure, et avec une parfaite insouciance du danger, ses camarades de l’armée française. Très original, très nouveau, le récit du général Corniglion-Molinier est aussi amusant que d’un vif intérêt.
C’est également d’un héros des deux dernières guerres — celui-là célèbre dès celle de 1914 — que, dans son livre : La Radieuse Epopée de Maurice Arnoux, parle de son ami et compagnon d’armes M. Maurice Dormann, ancien capitaine de zouaves meurtri de cruelles blessures, devenu par la suite député, puis sénateur de Seine-et-Oise, puis Ministre des Pensions : Maurice Dormann dont, ce matin même nous avons appris la mort dans la rue, alors qu’il se rendait à une séance du Conseil économique.
Engagé volontaire à dix-huit ans dans l’Armée de l’Air pour devenir pilote de chasse et combattre individuellement l’envahisseur, Maurice Arnoux, soldat de 2e classe, multiplie si bien les héroïques prouesses que, après avoir mérité douze citations, la croix de guerre avec autant de palmes et d’étoiles, la Médaille militaire et la croix de la Légion d’honneur, il reçut, au lendemain de 1918, la cravate de Commandeur. Devenu un industriel important, marié et père de famille, il ne cessa jamais de s’intéresser à l’aéronautique, triompha dans maintes compétitions fameuses : En août 1939, son ardeur patriotique ne s’étant pas plus refroidie que son goût pour les randonnées aériennes, à quarante-cinq anis il reprend du service sur un avion de chasse en un secteur fort menacé, et comme vingt-cinq ans plus tôt, se montre magnifiquement combattif jusqu’au jour où, assailli par une nuée d’avions allemands groupés pour abattre le sien, grièvement blessé, il ne put empêcher sa chute et mourut, dans les flammes. Le pieux et touchant récit de M. Maurice Dormann nous fait aimer une grande figure de Français volontairement et glorieusement victime de son patriotisme.
*
* *
Si limité que je sois par l’heure pour parler comme je le voudrais des nombreux prix littéraires Montyon, je ne puis passer sous silence le nouvel ouvrage de M. Jean Bourguignon : Malmaison, Compiègne, Fontainebleau. Mis, il y a trente ans, à la tête du Musée de Malmaison, jusqu’alors négligé et presque vide, cet excellent Conservateur des Musées Nationaux est parvenu à l’emplir de richesses historiques et artistiques. Grâce à sa parfaite connaissance du Premier Empire et à son activité persuasive auprès des familles qui en possèdent des reliques, il a pu obtenir d’elles le don de précieux souvenirs napoléoniens pour Malmaison et, bien informé, il a su faire acquérir par l’État des pièces magnifiques. Il a réuni là un trésor inestimable. En même temps, il a écrit sur cette époque des livres d’un très sérieux enseignement, où abondent les aperçus inédits. Cette présentation des demeures auxquelles s’attachent tant d’événements consulaires et impériaux s’ajoute à l’œuvre de ce bon écrivain, attentif à l’Art, comme à l’Histoire.
Dans son livre : L’Homme libre, ce prisonnier, M. André Lang, auteur de romans distingués, exprime la très juste idée que si 1a liberté a été conquise pour le Français d’aujourd’hui — et gardons-en l’espérance — pour le Français de demain, c’est afin qu’il s’efforce d’en être et rester digne. M. André Lang démontre que la liberté ne peut être bienfaisante et que l’homme n’en jouit vraiment que s’il reçoit dans sa jeunesse une forte éducation morale et civique ou tout au moins, au cours de sa vie, se la donne à lui-même. Aussi, conclut l’auteur, l’enseignement doit-il s’accompagner de l’éducation rationnelle qu’il précise. Souhait fort judicieux.
L’Abbé Grégoire de M. Jean Tild est une très complète biographie de ce prêtre. Représentant aux États-Généraux de 1789, il fut l’un des ecclésiastiques qui demandèrent la réunion des divers ordres, vota toujours avec les Tiers et, dans la fameuse Nuit du 4 août, proposa l’abolition des privilèges. Ayant accepté la Constitution civile du Clergé, il prêta l’un des premiers le serment obligatoire, fut élu évêque par le peuple, puis député à la Législative, plus tard à la Convention et, pendant la Terreur, s’efforça de maintenir les cérémonies du culte catholique. M. Jean Tild analyse fort bien le caractère et l’action du célèbre abbé décrit d’une manière saisissante ses funérailles qui, sous le règne de Louis XVIII, furent l’occasion d’une fameuse manifestation libérale.
Après avoir salué d’une de ses couronnes le livre que Mme Marguerite d’Escola consacre à l’intrépide et charmante aviatrice Hélène Boucher, et celui de Mme Sourioux Gaston-Picard : Une journée de Bernadette, l’Académie donne une marque de son estime pour l’érudition et le labeur de M. René Bailly en attribuant le prix Saintour à son excellent Dictionnaire des Synonymes, le prix Dodo à M. Émile Violet — écrivain régionaliste très averti, auteur de pittoresques études sur les particularités historiques, archéologiques et sociales de sa province — à l’occasion de sa dernière publication : Joies et peines des gens de la Terre.
En lui attribuant sa médaille, elle décerne un prix de langue française à M. Henri Perrochon. Par ses livres revivent devant nous des existences méritant d’être tirées de l’ombre, d’anciennes coutumes romandes, de jolies et douces mœurs familiales dans une région de bonhomie charmante ; il nous ferait — si c’était possible — encore plus aimer la Suisse délicatement hospitalière et secourable.
Pour l’ensemble de ses très intéressants travaux, M. Gérard Gailly — dont nous ne pouvons oublier les pages de fine critique, qu’il écrivit sur l’œuvre de notre confrère toujours regretté, René Boylesve — reçoit le prix Rocheron.
Dans ses Frontières du Théâtre, que nous récompensons aussi, M. Paul Arnold compare entre elles les techniques des plus fameux dramaturges, esquisse les traits d’un art où se combinent réalité et poésie, dont il souhaite que la haute tradition soit reprise en l’enrichissant par toutes les ressources des formes, de l’imagination-et de l’intuition moderne.
L’un de nos prix félicite Mme Jeanne Paul-Crouzet pour sa sérieuse étude : Poésie au Canada. Devenu, par l’impéritie du gouvernement de Louis XV, l’un des Dominions britanniques, le Canada reste — pour un nombre considérable de ses citoyens — d’un attachement aussi touchant que précieux à ses ascendances françaises. Nous savons-— et nous en sommes fiers — qu’il existe une belle littérature canadienne, fidèle à notre langue. Mme Jeanne Paul-Crouzet nous introduit, avec sagacité et d’excellents commentaires, parmi les poètes canadiens qui usent, non sans grâce, vigueur et virtuosité, de notre vocabulaire. Nous l’en remercions et remercions aussi avec émotion ceux dont les chants continuent à maintenir outre-océan le prestige de la France.
D’autres prix sont accordés à divers romans qui méritent une attention particulière :
Avec Le Blanc qui s’est fait Nègre, de M. René Guillot, nous faisons un saisissant voyage à travers des contrées africaines. Sa description de la savane dans une attente de la « saison », dans cette soif terrestre de l’eau bienfaisante, est d’une puissance hallucinante. Ce roman est aussi un voyage à travers trois psychologies curieuses dont M. René Guillot éclaire les reliefs avec art. Il fait dignement suite à ceux qu’il a publiés sur l’Afrique noire et qui tiennnent un haut rang dans la littérature des coloniales.
Dans Rivages humains, de M. Yves de Constantin, les protagonistes semblent les victimes de quelque divinité frénétique, tout entière à ses proies attachée. Le style est entraîné par ce souffle de passion. Dans l’excès d’une douleur égale, causée par la mort de l’homme aimé, deux rivales se réconcilient, ce qui prête au dénouement une rare beauté.
Ecir — tel est le titre donné à son roman par M. Jean Vissouze — Ecir est le nom d’un vent violent des monts d’Auvergne ; dans les tourbillons duquel une jeune fille, après un séjour à Paris ; rentre chez les siens. Autour de cette figure centrale, infiniment sympathique, évolue toute une humanité de petite ville avec ses vertus, ses tares, ses intrigues. Cette ambiance ronge les forces des meilleurs tempéraments, les englue dans l’obéissance à des devoirs médiocres, à la résignation des tempêtes de l’âme
*
* *
C’est à partir de cette minute que s’avivent pour le Secrétaire perpétuel ses regrets d’être contraint d’abréger ce rapport. Le temps qui s’écoule l’y oblige. Il s’en excuse auprès des lauréats. Mais, imprimée, la liste complète de nos Prix est à leur disposition. En outre, beaucoup d’entre eux trouveront dans la brochure publiée d’ici quelques semaines par l’Académie — et qui, s’ils en expriment le désir, pourra leur être offerte — les raisons qu’elle a eues de les couronner.
Si pressé que je sois, je ne me sens pas le droit de terminer sans parler de cinq importants ouvrages de critique.
Avec M. Joan Canu nous rencontrons Barbey d’Aurevilly — son nom est le titre du livre — ce « Don Quichotte de notre littérature » comme dit son biographe, ce « duc de Guise des Lettres françaises », comme disait Lamartine. Et il est vrai que, tel le Balafré, Barbey d’Aurevilly apparaît « plus grand mort que vivant ». C’est à cette démonstration que s’attache M. Jean Canu. Un volume dense, d’une probité exemplaire, nous offre une image totale de l’homme et de l’œuvre, dans tout ce que celle-ci, pour son éclat, ses hardiesses et sa force, mérite d’admiration durable, dans tout ce que celui-là avec les aventures de sa jeunesse, ses rêves, ses réussites, sa truculence, avec sa personnalité voyante, a d’original.
Nous devons à M. Léon Lemonnier une biographie très étoffée de Dickens. Bien que cet illustre romancier ait eu une existence sans événements extraordinaires, elle est cependant curieuse par des accès retentissants, par une gloire qui s’établit en véritable coup de théâtre, dès la publication de Piccwick. Il avait vingt-quatre ans. Dickens, comme M. Léon Lemonnier le démontre avec raison, n’est pas un écrivain qui se penche sur lui-même. Au contraire il cherche à se distraire de ses inquiétudes, de ses déceptions conjugales et d’une douleur amoureuse qui l’attrista tout au long de sa vie. Il participe à celle des autres. Il est l’homme de la foule, il écrit pour elle. Son premier rêve avait été de devenir acteur. Il en garda l’amour et le sens du public. Ses meilleurs moments furent ceux où il lisait des fragments de ses livres en des salles où s’entassaient des milliers d’auditeurs qu’il savait électriser. Il pressentait les tendances collectives et ainsi a-t-il physionomie d’apôtre social. Si, dans sa jeunesse, l’attrait de la scène, la sympathie pour le monde du théâtre risquèrent de le faire glisser vers la bohême, il demeure pourtant féru de respectabilité. Il n’a rien d’un excentrique. Il n’est singulier que par son génie.
Par un livre fort pénétrant, qui fut une thèse soutenue à l’Université de Rennes, M. Louis Morice rend un ample hommage à Verlaine. Mais, dans ces cinq cent cinquante-huit pages, il est moins question de critique ou d’exégèse littéraire que du drame religieux que fut la conversion du grand poète maudit. Bien que M. Louis Morice ait averti qu’il ne suivra pas Verlaine « sur toutes ses routes », il dirige la plus grande lumière sur les faits significatifs d’une vie pleine de contrastes, sur les élans et les chutes du chantre de Sagesse, dans lequel il y avait, comme il dit, « de l’Ariel et du Caliban ». Mais, tout de même, cette étude est un monument à la gloire du « pauvre Lélian », un édifice de remarques, de notations et de déductions subtiles.
M. Noël Richard a entrepris une vaste enquête sur « le cas », peut-on dire, du poète Louis Le Cardonnel, sur cette existence de vibrant imaginatif, dont le besoin de certitude se satisfait en se consacrant à la foi, mais sans abandonner son don verbal de poète. Une première jeunesse passionnée pour la poésie, des débuts parisiens avec passage au Chat Noir, une intimité avec des compagnons voués au Symbolisme, puis la montée vers le sacerdoce d’une âme que les bruits de la terre ne pouvaient contenter, M. Noël Richard en a dénombré les moments avec une chaude sympathie. Il donne une idée juste et précise de la belle œuvre poétique de Louis Le Cardonnel qui nous a émus et que nous aimons toujours, de cette œuvre « restreinte mais de haute qualité », dit-il, et, au surplus, notable comme message d’un prêtre qui demeure un desservant fidèle de la Beauté et qui sut ainsi harmoniser sa vie de dévotion avec son inspiration lyrique.
En retraçant la vie d’Anatole France, M. Jacques Suffel nous ramène vers un très riche passé d’histoire littéraire et même d’histoire tout court, depuis la fin du siècle dernier jusqu’à la guerre de 1914. Avec l’esprit le plus libre, il suit les mouvements d’une haute pensée qui, à une certaine heure, se manifesta dans l’action. Nous revivons les années des succès parnassiens, celles des salons célèbres et des influences sentimentales. Puis viennent le tumulte de la douloureuse affaire dont la France, fut si longtemps secouée et le bouleversement de 1914, avec leurs répercussions sur une intelligence éprise de justice, qui ne craignait ni la lutte contre les idées d’oppression, ni les regards vers les horizons nouveaux. M. Jacques Suffel a placé Anatole France sous un jour de vérité. Ses appréciations laudatives sont sans cesse et fortement raisonnées.
*
* *
Toutes ces œuvres, si diverses par leurs tendances littéraires, sociales, religieuses ou philosophiques, prouvent la totale indépendance de nos choix à l’égard des doctrines, partis et groupes, et l’esprit de justice dont l’Académie française est animée.
Elle n’a souci que de signaler à l’attention des lecteurs français et étrangers les livres de belle tenue, offrant de l’intérêt par la pensée et par la forme, pouvant accroître ou tout au moins maintenir la bonne renommée des Lettres françaises.
Aussi, à la condition que leurs ouvrages nous apportent profonde sincérité, imagination séduisante, poésie, les novateurs les plus originaux peuvent-ils avoir confiance en l’équité de l’Académie française, en sa volonté de comprendre toutes les nuances d’idées et de sentiments qui, à notre époque, se manifestent à un si preste rythme d’évolution.
Elle n’est pas moins soucieuse du prestige intellectuel, littéraire et moral de la France au dehors. Par ceux de ses membres, que tous les pays du monde appellent en si grand nombre pour leur apporter la pensée et la parole françaises (honneur auquel elle est sensible), l’Académie sait que, malgré nos malheurs et le temporaire affaiblissement de notre Patrie, son âme toujours vivante, son idéal de liberté, de paix, de justice, son respect du droit des gens et de la dignité humaine, son ardente et féconde vie intellectuelle continuent à jouir de l’estime universelle.
Précieux trésor pour la sauvegarde duquel nous devons plus que jamais unir nos bonnes volontés et nos énergies.
C’est pourquoi l’Académie est heureuse et souhaite de voir paraître plus que jamais, au lieu de livres qui dépriment, découragent par d’avilissantes conceptions et nous calomnient au dehors, des œuvres de profonde vérité humaine empreintes d’un sens de la grandeur qui, exaltants messagers de notre idéal traditionnel, renforcent notre courage dans la lutte contre des difficultés actuelles, notre foi en l’avenir de notre Pays et y fassent rayonner cette magnifique force d’action : l’Espérance.