Continuité de la langue et de la civilisation françaises
PAR
M. ANDRÉ SIEGFRIED
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Le 16 août 1790, Lebrun, rapporteur de la Commission des finances, soumettait à l’Assemblée constituante un projet de décret : Article 1er. — L’Académie française continuera d’être sous la protection du roi. Article 2. — Il lui sera payé annuellement du trésor public la somme de 25.217 livres... Un membre, Le Deist de Botidoux, demanda l’ajournement jusqu’à ce que l’utilité de l’Académie française fût constatée », et l’ajournement fut décrété. Le 20 août, Lebrun revint à la charge. Lanjuinais combattit la proposition : « Les académies, dit-il, sont toujours des foyers d’aristocratie littéraire. Après tout, leur art consiste à lier quelques phrases ingénieuses et correctes ». Finalement, l’Assemblée adopta le décret, mais le texte portait : « provisoirement, pour cette année », et d’autre part une condition était posée : les différents corps littéraires et académies seraient tenus de présenter, dans le délai d’un mois, des projets de règlements transformant leur ancienne constitution. La question d’utilité ne se trouvait donc pas tranchée, mais il était trop facile, dès lors, de prévoir dans quel sens elle serait résolue.
L’Académie avait largement contribué à l’avènement de la Révolution, mais celle-ci la considérait avec méfiance, comme un legs de ce passé qu’on voulait abolir. La démocratie naissante ne voulait voir en elle qu’une « petite cohorte aristocratique », un « levier du despotisme ». Commentant la discussion de l’Assemblée, Marat, l’ami du peuple, écrivait, le 17 août 1790 : « L’Académie des Belles Lettres, et plus encore l’Académie française, sont de purs établissements de luxe. Pourquoi seraient-ils à la charge de la nation ? J’ajouterai que la dernière est parfaitement inutile... Est-ce donc la peine de réduire un millier de pauvres laboureurs à mourir de faim, pour entretenir dans l’opulence quarante fainéants, dont l’unique état est de bavarder et l’unique préoccupation de se divertir ? Pour le bien des sciences et des lettres il est donc important qu’il n’y ait plus en France de corps académiques. » La Convention partagea cette manière de voir : elle défendit d’abord de pourvoir aux sièges vacants, puis, par le décret du 8 août 1793, voté à l’unanimité, elle supprima toutes les académies et sociétés littéraires patentées par la nation. Au nom du comité d’instruction publique, l’abbé Grégoire avait conclu : « Dans un pays libre, les institutions inutiles ne doivent pas subsister et le fauteuil académique doit être renversé ». La Révolution apportait une sorte de joie élémentaire à détruire.
Mais elle savait aussi créer. Cette même révolution, qui supprimait l’Académie, fondait en effet l’Institut, le 22 août 1795, avec la mission de « recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences ». Nous célébrons aujourd’hui le cent cinquantième anniversaire de sa naissance. Il ne s’agissait pas, comme une observation superficielle eût pu le laisser penser, d’une reproduction des anciennes académies, déguisées sous des noms nouveaux ; modifiées seulement dans le détail de leur organisation. La conception était nouvelle : le rêve d’une assemblée unique de savants, d’artistes, de poètes, de philosophes, qui avait été conçu par la Constituante, devenait une réalité. La démocratie affirmait son respect de la science, de la recherche, de l’étude, elle accordait aux travailleurs de l’esprit une reconnaissance officielle et une protection, dans lesquelles ceux-ci trouveraient la considération et l’honneur. On avait reproché aux anciennes académies d’être des corps fermés, représentatifs seulement des groupes aristocratiques : l’Institut devait exprimer la nation. Quand Bonaparte signait ses proclamations et ses ordres : « Bonaparte, général en chef, membre de l’Institut », c’est bien en ce sens qu’il l’entendait, et il ajoutait, non sans quelque optimisme, qu’il serait, bien sûr, compris du dernier tambour. L’œuvre de la Convention est demeurée vivace, la France l’a ratifiée et faite sienne.
Dans cette tourmente, l’Académie française avait disparu. La littérature — ce qui était autrefois l’Académie — était reléguée au dernier rang, dans ce qu’on appelait désormais la 3e classe : sur les huit sections dont se composait cette classe, deux seulement (grammaire et poésie) étaient réservées aux lettres. Ainsi, l’institution glorieuse de l’ancien régime était supprimée d’un trait de plume, et jusque dans son appellation : des noms illustres étaient remplacés par des termes volontairement vulgaires, première, deuxième, troisième classe. Le domaine ancien de l’Académie française était méconnaissable. Tous les honneurs étaient réservés à la science, et les lettres ne figuraient guère plus que comme un parent pauvre.
Les démocraties, dans leur révérence sincère pour la science, refusent généralement de donner aux lettres la place qui leur appartient dans la civilisation. Leur conception même de la science peut comporter un péril, celui de confondre la science, recherche désintéressée, avec la technique, volonté de puissance, véritable religion de notre temps. Privée du contrôle de la culture, la technique, impérieusement inclinée vers le résultat matériel, ne serait plus, dans son esprit et son inspiration, un instrument de vie et de véritable progrès. Nous pouvons deviner qu’à la longue, faute de s’appuyer sur la recherche désintéressée, elle s’étiolerait. Mais nous savons, et peut-être le public ne le sait-il pas assez, que culture et technique sont deux choses différentes. Or la véritable culture s’acquiert par les lettres, dans une vision qualitative de la vie, s’exprimant dans les œuvres de l’esprit, vraie mesure du progrès intellectuel et du raffinement de civilisation d’un peuple.
En supprimant d’un trait de plume l’Académie française, en faisant des lettres une simple rubrique, presque anonyme, de l’institution nouvelle, la Convention avait méconnu quelque chose d’essentiel dans la tradition nationale. Sans doute avait-elle raison de protester contre les groupes aristocratiques, en tant que représentants de la culture nationale, mais elle reléguait les lettres à une place secondaire, alors que nous ne saurions jamais assez affirmer que la place qui leur revient est la première, dès l’instant qu’il s’agit de mesurer la véritable civilisation d’une nation.
Cette vérité ne tardait du reste pas à se faire jour. Chaptal l’exprimait assurément quand il proposait, en 1803, de rendre à l’Académie son nom et sa personnalité traditionnelle, mais le Conseil d’État avait refusé de le suivre. C’est seulement après la chute de l’Empire que le rétablissement de l’Académie, désormais Intégrée dans l’Institut de France, fut décidé l’ordonnance du 21 mars 1816 portait en effet que l’Institut serait désormais composé de quatre académies, dont la française, qui retrouvait ainsi l’existence après une éclipse de vingt-et-un ans. Quand, en 1832, l’Académie des Sciences morales et politiques, supprimée par Napoléon, revit le jour à son tour, l’Institut se trouva définitivement constitué, avec cinq académies, sous la forme qui, depuis lors, a survécu.
L’intégration de l’Académie française dans l’organisation générale de l’Institut coordonnait en somme deux traditions, celle qui se groupe autour du nom central de Richelieu, et celle de la Révolution, avec un idéal humain dont la puissance d’inspiration et d’ébranlement est encore loin d’être épuisée. Il y a là un exemple de continuité nationale retrouvée, auquel, espérons-le, la France restera fidèle, en dépit de cette fureur de négation et de destruction qui, à certaines heures, parait s’emparer du pays.
L’occasion est bonne, à propos de ce cent cinquantième anniversaire, pour faire le point. Demandons-nous, comme l’avaient fait les hommes de la Révolution, si l’utilité de l’Académie peut être constatée : est-elle, demeure-t-elle un élément du patrimoine national ? Nous le croyons, si toutefois elle sait, à chaque période de développement du pays, répondre aux exigences chaque fois renouvelées du temps.
L’article 24 des Instructions du cardinal expose avec netteté le but essentiel de l’Académie française : « La principale fonction de l’Académie sera de travailler, avec toute la diligence et le soin possible, à donner des règles, certaines à notre langue, à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». Par quels moyens ? « Il sera composé un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique, sur les observations de l’Académie ». En fait, l’effort a été concentré sur le dictionnaire, qui fixe les termes de la langue, précise ses règles, en s’appuyant sur des exemples tirés des meilleurs écrivains, mais aussi sur l’usage. Jules Simon, dans son discours à l’occasion du centenaire de l’Institut, en 1895, concluait : « Le dictionnaire est, à lui seul, toute l’Académie ». Cette fonction est-elle d’une utilité démontrée, l’Académie, telle qu’elle, est constituée, demeure-t-elle qualifiée pour la remplir ? Voilà ce qu’à la façon d’un examen de conscience il nous faut aujourd’hui rechercher, à une heure où la France, après l’un des plus formidables bouleversements de son histoire, entreprend de se refaire, en s’adaptant aux conditions d’un monde entièrement nouveau. Si l’Académie est gardienne de la langue, qu’est donc la langue dans la culture française, et quelle est la signification de cette culture, sa place dans le monde ? Ces deux notions, de langue et de culture, du moins en ce qui concerne la France, sont inséparables.
Je me suis souvent demandé ce dont, dans la contribution de la France à la civilisation, je suis le plus fier, et, dans ma réponse, je n’hésite pas : je placerais tout au centre la confiance magnifique du Français dans l’intelligence humaine. Nous croyons, spontanément et de toute notre force, qu’il y a une vérité humaine, la même pour tous les hommes, appartenant donc à tous les hommes, et que, cette vérité, l’intelligence peut la comprendre, la parole l’exprimer. À nos yeux, une pensée n’existe que si elle peut être exprimée ; jusque-là elle n’est que virtuelle. Pour lui donner la forme qui sera la condition nécessaire de son être, nous faisons confiance, confiance entière à notre langue.
Ainsi le Français ne respecte intellectuellement que ce qui est clair, libéré du chaos. Là réside sans doute la différence profonde, essentielle, qui sépare la pensée française de la pensée allemande et même, plus généralement, de la pensée nordique ou anglo-saxonne. L’Allemand s’estime profond quand il eut obscur, il se plaît même à opposer cette obscurité à notre clarté, qu’il déclare superficielle : « Si vous étiez profonds, vous ne pourriez être aussi clairs ! Nietsche n’a-t-il pas dit qu’au fond de chaque Allemand il y a un chaos ? Mais l’Allemand aime ce chaos, comme une source sombre, contenant des germes, indéterminés et innombrables, de vie. Il n’est en somme à l’aise que dans le virtuel, dans le devenir, et il redoute de se limiter en se précisant. Il manque de mots pour rendre ce qui est au fond de lui-même : la musique, les cris même y réussiraient mieux. Qu’on me comprenne bien, je ne raille pas, je ne prétends pas non plus qu’il n’y ait rien au fond de ce qui nous apparaît parfois un peu comme un fatras. Je dis seulement qu’à nos yeux, dans le domaine de la pensée, la lumière est plus belle que l’obscurité : nous ne revendiquons pas comme nôtre ce qui appartient au domaine de la nuit.
Voilà, je crois, l’explication de l’intérêt passionné que le Français éprouve pour tout ce qui touche à sa langue. C’est un bon instrument, éprouvé et efficace, dont nous avons l’impression que, sans lui, notre pensée ne serait pas : il ne s’agit même pas d’expression, la langue est la pensée elle-même. Cet instrument, nous avons le sentiment qu’il ne faut à aucun prix le laisser s’émousser, qu’il faut l’entretenir avec amour. La France est pleine de puristes, qui défendent l’intégrité de la langue, comme un prêtre veille sur l’autel : ils ne pardonnent pas à l’écrivain, surtout à l’académicien, qui violerait une règle ou se rendrait coupable d’un barbarisme. C’est bien autre chose qu’une simple coquetterie, il y va de l’intégrité de notre culture, qui péricliterait en même temps que son moyen d’expression : la langue française, ce bon outil, doit être entretenue avec le même soin, la même dévotion que l’outil de l’artisan.
Les grands journaux, dans les pays du monde occidental où la pensée est libre, ont une rubrique pleine d’intérêt et de signification, celle des « Lettres au directeur », ou, pour parler comme les Anglais, des « Lettres à l’éditeur ». En Angleterre, il y est surtout question de controverses bibliques, de la liberté des routes maritimes, d’observations sans fin sur le comportement des animaux : « Quel est le sens de tel verset ? Un petit tigre vient de naître au Zoo, deux papillons ont été signalés, dès février, dans un tiède jardin des bords de la Manche, baigné du Gulf Stream... » et l’on voit bien, par les réponses que ces lettres suscitent, qu’elles ont touché la sensibilité nationale. Je ne sais si, chez nous, les commentaires bibliques ou les impressions recueillies au Jardin des Plantes seraient accueillis bien volontiers par nos directeurs de journaux, mais je sais bien qu’une discussion sur la grammaire retiendra sûrement l’intérêt du public. L’attention portée aux travaux de l’Académie relève de la même préoccupation. Il ne s’agit pas, en l’espèce, d’une simple curiosité de chercheur ou d’amateur. Non, les travaux de l’Académie sont d’un intérêt national.
Si nous restons fidèles à cette tradition, la valeur internationale, la valeur humaine de notre instrument français d’expression est incomparable, et c’est peut-être là que nous apportons à l’humanité civilisée notre plus belle contribution. Une pensée quelconque, filtrée par l’esprit français, reçoit de ce fait ordre et clarté. Nous lui conférons, par l’expression, un rayonnement international. Elle devient alors transmissible, comme une monnaie ayant cours partout, dont chacun peut se servir, monnaie intellectuelle dont, hélas, les monnaies d’aujourd’hui ne nous donnent plus guère l’image. Elle prend ainsi une portée universelle, et alors elle ne nous appartient plus : elle a acquis sa vie propre, elle appartient à l’humanité. Nous apparaissons, dans ces conditions, comme des internationalistes de l’esprit, désintéressés quant à la destinée de ces êtres auxquels nous avons donné le jour. On nous a parfois reproché ce qu’on appelait l’impérialisme de notre culture. Rien de plus injuste, car l’universalité est le climat naturel de notre esprit.
Pareille conception de la pensée et de son expression conduit naturellement la France à se faire, partout, le champion des droits de l’homme, parce que, dans tout être humain, elle respecte instinctivement l’homme pensant. Ailleurs, on mesurera le degré de civilisation au niveau de vie. Nous pensons, comme Pascal, que toute notre dignité consiste dans la pensée. C’est la tradition du christianisme, c’est celle de l’humanisme : nous sommes là au cœur même de l’Occident.
Quel est, à cet égard, le rôle de l’Académie ? Richelieu le lui a tracé : donner des règles certaines à notre langue, la rendre capable de traiter les arts et les sciences. Cette dernière formule surtout est à retenir. La langue française ne doit pas être conçue comme un instrument de spécialistes, mais comme un moyen d’expression appartenant à tous et se prêtant à la traduction de tout ce qui peut être observé ou pensé. Dans plusieurs pays de l’Orient, il existe encore une langue savante, distincte de la langue populaire : la première seule convient à l’expression des idées délicates, mais, si l’on veut se faire comprendre du peuple, c’est de la seconde seulement qu’on peut se servir. Nous renions complètement pareille conception : nous voulons, et c’est l’essence même de notre civilisation, que la langue puisse tout exprimer, mais qu’elle soit en même temps accessible à tous, sans castes intellectuelles ni mandarinats. Le dictionnaire, dans ces conditions, moins qu’une œuvre savante, est un dictionnaire d’usage, constamment ouvert aux transformations rendues nécessaires du fait de l’évolution des hommes et des choses. L’usage ici est le maître, il est souverain, et c’est la fonction de l’Académie de le constater, de le reconnaître, de s’y soumettre. De ce point de vue, l’Académie ne saurait être un groupe limité et fermé, quelque brillant qu’il soit, elle doit se recruter dans la nation elle-même, puisque sa tâche est nationale.
Mais, cet instrument précieux de la langue, il convient aussi de le défendre contre les innovations intempestives, il faut le maintenir, le préserver contre les déformations et les décadences qui, sans cesse, le menacent. Une paresse naturelle conduit les hommes à se négliger : une pensée qui s’abandonne et se relâche ne sait plus s’exprimer dans une langue précise, et toute baisse de la moralité générale trouve ici son inévitable répercussion. Une langue, digne de ce nom, doit être vivante, mais elle doit être canalisée : on ne saurait la laisser, comme un fleuve errant, se répandre sans règle ni cadre. Dans cet aspect, non moins important, de ses fonctions, l’Académie représente l’ordre et la continuité. L’équilibre est délicat à maintenir, car s’il est essentiel que la langue vive, qu’elle se recharge constamment au contact de la vie, des hommes, du progrès technique et humain, il est non moins nécessaire qu’elle fasse preuve de stabilité, de façon qu’à plusieurs siècles de distance elle demeure compréhensible pour les générations nouvelles. Cette stabilité ; cette continuité de la langue, c’est la marque authentique d’une civilisation sûre d’elle-même, douée de maturité et digne de vivre. N’oublions pas le mot de Comte, que l’humanité se compose de plus de morts que de vivants plus que de tout autre, il est vrai de notre pays. L’Académie est ici une gardienne, gardienne de quelque chose qui est la France elle-même.
Dans un monde qui change avec une effrayante rapidité et dont le centre de gravité tend, hélas, à déserter l’Europe, le rôle de notre langue peut-il demeurer le même qu’autrefois ? Depuis longtemps, sur les grandes routes de la planète, hors du vieux continent, c’est surtout l’anglais que l’on parle. Aujourd’hui, c’est sur le plan américain que le monde est en train de se refaire, selon des préoccupations où le rendement domine, et une fois encore c’est, plus que jamais, l’anglais qui est utilisé. Nous-mêmes, il faut nous défendre contre l’intrusion insidieuse d’un vocabulaire technique envahissant, qui nous vient des pays anglo-saxons. La position du français comme langue diplomatique est elle-même menacée. Jusqu’au XXe siècle, traditionnellement et d’un consentement unanime, le français était la seule langue faisant foi dans les documents internationaux, mais, en 1919, le traité de Versailles avait, pour la première fois mis l’anglais sur le même pied. Cette position de retrait, il nous a fallu la défendre encore contre de nouvelles attaques. Les organisateurs de la Conférence de San Francisco ne proposaient-ils pas que l’anglais y fût la seule langue de travail, c’est-à-dire de discussion, quatre autres langues étant retenues pour la traduction officielle des documents, le français, l’espagnol, le russe et le chinois ? C’était, en ce qui nous concerne, la dépossession d’un privilège séculaire et chacun peut se rappeler l’émotion qui fut la nôtre quand nous connûmes ces propositions. Nous n’avons pas accepté pareille diminution, que rien ne justifiait. La délégation française a protesté, et elle a obtenu que le français fût reconnu, comme langue de travail de la Conférence ; au même titre que l’anglais. C’est une victoire dont la portée ne saurait être exagérée, car, si nous n’avions pas obtenu satisfaction, le précédent nous eût toujours été opposé et la situation devenait impossible à rétablir. L’expérience des débats californiens a, du reste, prouvé que le français demeure, dans les discussions internationales, une langue d’usage incomparable, la préférée d’un groupe nombreux de pays qui ont en elle un moyen d’expression répondant à leur culture, à leur esprit, à leurs sympathies. Le nom de M. Bidault, ministre des Affaires étrangères, chef de la délégation française la Conférence de San Francisco, reste associé à cette précieuse victoire.
Le français demeure donc la langue de la pensée claire, de l’honnêteté intellectuelle, la langue naturelle d’expression des pensées humaines, il doit rester la langue des élites cultivées, partout où celles-ci subsistent, et cette réserve composts de notre part quelque mélancolie. Dans les discussions internationales, on compte toujours sur l’esprit français pour apporter de la clarté, pour bien poser les problèmes, aimai nécessairement pour les résoudre, pour exprimer humainement des pensées pouvant être comprises de tous les hommes. C’est une façon, la plus belle sans doute, d’être la langue universelle.
Ainsi la mission de la France reste la même que par le passé, mission que déjà nous avait, transmise l’Ancien régime, mais à laquelle le XVIIIe siècle et la Révolution française ont donné un incomparable éclat. Le monde attend toujours de nous que nous la remplissions, mais, attention, nous n’y réussirons que si nous restons dignes de notre réputation et de notre tradition. Prenons garde de laisser péricliter un idéal, qui est la condition de notre influence dans le monde. Préservons jalousement notre conception de l’individu contre les corruptions qui la menacent, contre la pénétration insidieuse du conformisme, négateur de la liberté d’esprit, contre les prestiges du nombre, se recommandant de l’efficacité. Restons fidèles à la notion du travail bien fait, portant cette marque de la conscience professionnelle qu’autrefois on associait toujours au nom de la France. Gardons surtout cet idéalisme humain, qui est notre raison d’être, ne laissons se corrompre ni notre goût de la liberté, ni notre respect du droit, ni les conditions dans lesquelles nous pratiquons la justice. Si, fidèles à nous-mêmes, nous plaçons la discussion sur semblable terrain, nous n’aurons, je crois, rien à craindre, ni de la machine, ni de la série, ni de la masse, car l’esprit a ses mesures, qui ne se comptent ni en millions de kilomètres carrés, ni en centaines de millions d’habitants.