Rapport sur les prix de vertu 1948

Le 16 décembre 1948

Robert d’HARCOURT

Rapport sur les prix de vertu

Par

M. LE COMTE ROBERT D’HARCOURT
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

 

MESSIEURS,

La vertu aime l’ombre. Elle fuit les couronnes et elle déteste les estrades. Je ne puis m’empêcher de penser à l’involontaire ironie contenue dans les mots « Rapport sur les Prix de Vertu ».

Singulier palmarès ! La gratitude est du côté de ceux qui accordent les prix bien plus que du côté de ceux qui les reçoivent. Ernest Renan, il y a tout près de soixante-dix ans, disait du jour que nous célébrons aujourd’hui, et la phrase est restée célèbre, qu’il « était le seul dans l’année où la vertu fût récompensée ». Récompense-t-on jamais la vertu ? C’est elle qui récompense ceux qui ont l’insigne faveur de se pencher sur elle et de la voir à l’œuvre. La reconnaissance est à sens unique.

Jamais peut-être autant qu’aujourd’hui elle n’a le devoir de s’exprimer. Quelle gratitude doit, en effet, être la nôtre pour cet immense bienfait : la possibilité de croire encore au désintéressement à une époque où le monde est déchiré par le conflit des intérêts, à la bonté dans l’ère des camps de concentration et de la guerre atomique, au sacrifice à un moment de l’Histoire où l’égoïsme des peuples et des individus se révèle féroce, la possibilité, après les atrocités et les hontes de cette guerre, de croire encore à l’humanité, de retrouver le visage de l’homme au sortir d’années qui ne nous ont montré que la face de la Bête.

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Je viens de parler au passé. Les années mauvaises sont-elles closes ? La guerre est finie, l’esprit de guerre continue, et la racine de cet esprit c’est l’égoïsme. La loi demeure éternelle : les hommes et les peuples sont condamnés à se déchirer dès lors qu’ils ne voient plus que leurs intérêts. Les paroles prononcées par lord Grey, deux ans avant le premier conflit mondial, n’ont jamais eu plus pathétique actualité : « Les hommes en ce moment agissent comme s’ils étaient faits pour ne s’occuper que de leurs intérêts et jamais de ceux d’autrui. C’est cela qui mène l’humanité à sa perte ».

La poignante lucidité de ces paroles, le spectacle du désarroi d’un monde que toutes les conférences n’empêchent pas de glisser à l’abîme, la met dans une effrayante lumière. Le monde se meurt d’avoir fermé sa porte à l’esprit de charité, à l’esprit même dont les dossiers que nous allons entr’ouvrir devant vous sont l’admirable illustration.

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Les pensées les plus nobles, Messieurs, doivent compter avec l’injustice. Celle à laquelle nous devons l’institution des prix de vertu n’a pas échappé à la règle. Les critiques ne furent pas épargnées à M. de Montyon. Il y en eut de basses. On a dit, on a écrit — je cite un texte — que « la bienfaisance était pour beaucoup moins dans les calculs de M. de Montyon que l’envie de se faire élire à l’Académie française, où ses ennuyeuses brochures n’avaient jamais pu le faire parvenir ». Flèches empoisonnées qui n’atteignent, pas leur but. L’existence entière de M. de Montyon et particulièrement ses derniers gestes, à cette heure de sa carrière où l’homme fait le bilan de sa vie et n’a plus d’ambitions, font justice de ces allégations. Le 12 novembre 1819, à l’âge de quatre-vingt-six ans, M. de Montyon, d’une plume que ne fait pas trembler le poids des années, commence ainsi son testament : « Je demande pardon à Dieu de n’avoir pas rempli exactement mes devoirs religieux. Je demande pardon aux hommes de ne leur avoir pas fait tout le bien que je pouvais et que par conséquent je devais leur faire. Je veux être enterré avec la plus grande simplicité. Ce qui doit être exécuté d’autant plus exactement que ce qui sera économisé sur cet article tourne à l’avantage de mes legs ».

Bienfaisant et parcimonieux, l’homme est là tout entier. Il intervertit l’ordre du monde : il est avare quand il s’agit de sa personne, prodigue quand il s’agit des autres et singulièrement des malheureux. Très exact dans ses comptes, sévère comme l’homo austerus de l’Évangile à ses fermiers et à ses débiteurs, il tend aux déshérités de la vie une main toujours ouverte. Il n’est aussi rigoureux gérant de ses propres biens que pour être plus pleinement l’intendant des pauvres.

J’ai signalé son intransigeance à l’égard de ses débiteurs. Mais il est des circonstances où cette intransigeance sait fléchir. Montyon est dur aux gros et doux aux petits. S’il se montre intraitable envers le débiteur qui possède les moyens de se libérer, il use envers celui que paralyse la gêne non seulement de toutes les patiences, mais de toutes les générosités.

Cette délicatesse de cœur, il me semble qu’en aucun trait de sa vie elle ne s’inscrit de plus émouvante manière que dans une ligne de son testament. M. de Montyon, en homme qui connaît les affaires, a rédigé ce testament avec le soin d’un notaire. Rien n’est laissé au hasard. Au moment, où sa plume arrive à l’article 9 (car le document est composé de paragraphes minutieusement numérotés), il se souvient d’une créance. Va-t-il en exiger le remboursement au nom de la succession ? Mais c’est une dette de petites gens, et les créances sur les pauvres ne sont pas exigibles. M. de Montyon pourrait la passer sous silence. Il fait mieux. Pour éviter le remords à son débiteur, il écrit : « Je prie les enfants de Mme Berthier de vouloir bien agréer que je leur lègue ce qu’ils me doivent ou me devront à ma mort et que j’y ajoute une somme de 1.500 francs qui sera partagée entre eux ainsi que le jugera à propos leur mère ».

Charmante délicatesse du cœur, exquise élégance dans la charité ! Le créancier non seulement efface la dette, mais ajoute en post-sciptum le don. Ce n’est pas encore assez : le bienfaiteur demande à celui qu’il oblige la permission d’en user aussi cavalièrement à son endroit ! Je ne sais si nos études de notaires enregistrent souvent aujourd’hui testaments rédigés avec autant de délicatesse. À qui fera-t-on croire que l’homme qui observa une ligne de conduite en si paradoxale contradiction avec celle que suivent en général les humains, ait pu être accessible aux misérables calculs d’une ambition que lui prêtèrent certains ennemis ?

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À côté des critiques qui visaient personnellement M. de Montyon et que tout le contenu de sa vie lui permettait de balayer de la main, d’autres s’adressaient à son œuvre. Dans le Mémoire fameux envoyé à l’Académie l’année 1782 et qui annonçait la fondation des prix de vertu, texte qui souleva une immense vague d’admiration et dont la faveur fut telle que le roi Louis XVI regrettait de n’en être pas l’auteur, M. de Montyon, sous le voile de l’anonymat, écrivait ceci :

« Article premier — L’Académie française fera tous les ans lecture d’un discours qui contiendra l’éloge d’un acte de vertu.

« Article 2. — L’auteur de l’action célébrée, homme ou femme, ne pourra être d’un état au-dessus de la bourgeoisie, et il est à désirer qu’il a choisi dans les derniers rangs de la Société ».

Ces dernières lignes qui nous paraissent aujourd’hui si humaines, si simples et si justes, étaient une nouveauté révolutionnaire à l’époque où elles furent tracées. On consentait bien alors à célébrer l’humanité en général, et l’attendrissement dans cette fin du XVIIIe siècle était à la mode. Mais on n’aimait guère à se pencher effectivement sur les humbles et panser dans le détail les plaies sociales. Ces articles devaient provoquer chez les privilèges de la fortune, des réactions de mauvaise humeur. S’emparant de la dernière des dispositions du mémoire, celle où M. de Montyon exprimait le souhait que l’auteur de l’action à récompenser fût « choisi dans les derniers rangs de la société », un membre de notre Compagnie, Messieurs, le vieux duc Nivernais, prenait sa plume la mieux taillée et adressait à M. de Montyon, faisant allusion à un fait divers de l’époque, le billet fort acide qui suit : « Monsieur, je vous conseille de nous faire examiner à l’Académie quel a été le sentiment le plus délicat et la meilleure pensée de la demoiselle Clémery qui vole des enfants pour leur apprendre à danser sur la corde. Si vous l’oubliez dans vos distributions, on aura lieu de s’étonner, car elle appartient aux derniers rangs de la société ».

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Ces ironies s’émoussaient sur la cible, mais M. de Montyon avait à faire face à des attaques plus sérieuses. L’une des plus graves visait dans son principe même l’institution de prix destinés à récompenser des actes de vertu. Ces récompenses n’étaient-elles pas un danger ? Ne risquaient-elles, en faussant le caractère désintéressé de la vertu, en l’arrachant à l’obscurité dont elle aime à s’entourer, en exposant le bénéficiaire à la tentation de la vanité, d’aller à l’encontre de leur objet ?

Il appartenait au grand Cuvier, qui dès l’origine avait prévu l’objection, d’y répondre d’une manière qui la désarme : l’institution de prix de vertu, pensait-il, n’a pas pour seul objet de récompenser la vertu, elle a celui de la faire aimer ; elle ne se propose pas seulement de la couronner, mais de la faire naître ; presque autant faite pour le spectateur que pour l’intéressé, elle élève l’humanité au-dessus d’elle-même en lui montrant ce dont l’homme est capable ; elle est une morale en action.

Mais citons le beau texte de Cuvier : « On s’est demandé si l’institution des prix de vertu est bien conforme à la nature des sentiments qu’elle a pour but de propager. M. de Montyon avait trop de pénétration dans l’esprit pour qu’une réflexion aussi naturelle ait pu lui échapper. Il savait, aussi bien que personne, que la véritable vertu ne peut trouver qu’en elle-même une récompense digne d’elle... Pourquoi l’idée ne lui serait-elle pas venue de faire pratiquer le culte de la vertu pour inspirer la vertu ? Semblable à ce philosophe qui marchait pour prouver le mouvement, M. de Montyon a voulu montrer tout ce qu’il y a parmi les hommes de vertus désintéressées. Il a fait la preuve qu’il voulait faire. En instituant des prix en faveur de ceux qui auraient fait l’action la plus vertueuse, il a publié le meilleur livre de morale ».

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Ce livre de morale, ouvrons-le, Messieurs, si vous le voulez bien, ensemble, à sa page de l’année. Je voudrais qu’elle nous fît lire d’abord la belle histoire d’une Française. D’une grande Française admirablement modeste, comme il y en a tant dans notre pays où le vrai mérite a comme honte de lui-même tandis que le vice affiche une frénétique avidité de publicité. Nous sommes en Cochinchine au mois de mars 1945. La position des forces françaises en face de la supériorité numérique des troupes japonaises est difficile. Une attaque se déroule à Thudaumot dans la nuit du 9 au 10 mars. Au cours d’une vive résistance, quarante des nôtres sont tués après avoir fait tout leur devoir de soldats. Le reste est fait prisonnier. Mme veuve Pichon qui vit aujourd’hui à Brest seule et retirée avec ses deux enfants de six et trois ans, nous a laissé un rapport sur les circonstances atroces dans lesquelles elle a perdu son mari et retrouvé son corps. Ce rapport, j’avais d’abord, Messieurs, l’intention de le résumer à larges traits devant vous. Et puis, dans sa simplicité, cette page m’a paru tellement admirable, que je ne me suis plus senti le courage d’y toucher. Il y a des textes sur lesquels on n’a pas le droit de porter la main. Voici dans sa magnifique nudité le rapport de Mme veuve Pichon :

« Je fus prévenue brutalement de la mort de mon mari, le sergent chef Pichon, par une Annamite, le 11 mars à 5 heures du soir. Je me rendis au cimetière assez éloigné de la ville ; là des soldats français, gardés par des Japonais, creusaient des fosses pour leurs camarades. Un lieutenant français me remit le stylo de mon mari, le doute n’était plus possible et pourtant je ne pouvais croire à mon malheur. Vers neuf heures et demie du soir, des camions arrivaient dégageant une odeur de putréfaction épouvantable. Les Japonais voulurent me chasser du cimetière, mais je ne pus me résoudre à quitter ce lieu malgré leurs menaces. La plupart de ces soldats furent mis dans une fosse commune, sauf le commandant Mollard, le lieutenant Touret, l’adjudant-chef Bartholi et le sergent-chef Pichon (tous sans cercueil). Les phares des camions éclairaient sinistrement le spectacle. Je revins seule à la maison, où m’attendaient mes enfants ; quand j’arrivai, bouleversée, je fus accueillie par des chants, puis des menaces ; pendant mon absence, les Japonais s’étaient installés chez moi ; ils restèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit, chantant et riant sans cesse, se moquant de ma douleur. J’eus la force de les insulter, de les traiter d’assassins. Je crus ma dernière heure arrivée ; l’interprète annamite réussit à les calmer et ils partirent en m’injuriant. Le lendemain et les jours suivants, je me rendis au cimetière par des chemins détournés malgré l’interdiction formelle des Japonais de sortir. Là, un spectacle affreux s’offrit à ma vue, mon mari dans sa fosse n’avait pas de tête, des vers, des fourmis, des mouches grouillaient partout, ma douleur fut si grande à cette vue que j’eus une faiblesse.

« Une mince couche de terre recouvrait en partie le commandant Mollard, permettant ainsi de voir ses membres. Peu de terre recouvrait les soldats de la fosse commune et certains corps étaient visibles. Par endroits quelques trous faits sans nul doute par des chiens affamés. Malgré ma douleur, je résolus de recouvrir par mes propres moyens tous ces soldats ; le courage m’abandonna souvent pour accomplir cette triste besogne, sous ce soleil torride ; je passais de longues heures, seule, au cimetière, mettant de modestes croix de bois, inscrivant des noms, fleurissant ces humbles tombes, puis je fis faire un service religieux à l’église de Thudaumot pour tous les soldats morts au Champ d’honneur.

« Avant de partir je résolus de déterrer mon mari et de lui donner un modeste cercueil. Il me fallut l’autorisation des Japonais, je fus maltraitée, malmenée d’avoir osé me présenter devant le Commandant japonais ; il me traita de chienne de Française ; puis je parvins à me faire comprendre, le courage m’abandonna souvent en exposant ma requête, puis le Commandant me dit ces paroles en mauvais français : « Vous bonne Française, je donne l’autorisation ».

« Je partis au cimetière accompagnée d’un officier japonais ; des Annamites m’aidèrent à déterrer mon mari et quand la terre fut enlevée, la besogne leur parut si répugnante que je dus mettre moi-même ce qui restait du corps de mon mari dans le cercueil. Ma détresse fut grande, seule, sans parents, sans amis, personne ne m’assistant, rien que quelques Annamites qui me regardaient narquoisement. J’enterrai à nouveau mon mari, remis la croix, des fleurs, et je partis pour ne plus revenir.

« Quelques temps après j’étais rapatriée sanitaire première urgence par le Conseil de Santé de Saïgon ainsi que mes deux enfants ».

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Arrêtons-nous pour admirer cette humble femme de chez nous qui, dans l’heure même où elle vient de découvrir atrocement mutilé le cadavre de son mari, trouve dans son cœur la force de penser à ses camarades de combat et de leur donner de ses pauvres mains abîmées, sous la menace et les insultes de l’ennemi, une sépulture de soldats, inscrivant des noms, fleurissant des tombes, plantant d’humbles croix de bois ; cette femme qui brave tout, se fait traiter de « chienne de Française » par le chef ennemi pour recevoir le droit d’ensevelir un soldat qui vient de tomber pour son pays, — de tels traits, Messieurs, en dépit de tout ce qui se coalise pour nous attrister aujourd’hui, de toutes les ombres qui voilent le visage de notre pays, nous défendent de désespérer. Le récit si simple de Mme Pichon nous fait respirer au-dessus des miasmes. Il. permet d’oublier la bassesse de paroles qui, dans des enceintes françaises, tombèrent de lèvres françaises au sujet de cette guerre d’Extrême-Orient où se révélaient des cœurs comme celui qui vient de nous parler... Ce récit si pur efface les mots impies. La grandeur efface la honte.

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Après la grandeur d’exception, la grandeur quotidienne ; après l’héroïsme des sommets, l’héroïsme de la plaine. Je voudrais, Messieurs, vous dire l’histoire de Mme Lemaitre, née Marie-Joséphine Nathalie Hermange. Elle a aujourd’hui un peu plus de soixante ans. Elle a cinq enfants qu’elle a magnifiquement élevés dans l’amour de Dieu, le respect du devoir. Elle est aveugle et pensionnaire à l’Hospice National des Quinze-Vingts. Mais c’est son histoire que je vous ai promise.

Née en Normandie, sa première enfance s’est écoulée dans de petits bourgs de son pays où elle a appris beaucoup de choses utiles, en particulier la couture où elle a tout de suite acquis une vraie maîtrise. Comme beaucoup de filles de notre sol de France, elle est d’une naturelle adresse de fée dans les travaux de l’aiguille. À quinze ans la voilà promue à la dignité de couturière de la famille : elle coupe toutes les robes de la maison. Talents ne l’empêcheront pas un peu plus tard d’exceller dans les travaux plus rudes de la campagne.

À seize ans la couturière devient fille de ferme, dans l’exploitation que viennent de prendre ses parents. La main qui tirait l’aiguille trait les vaches, nourrit les cochons, sans désapprendre, pour autant, les fines besognes d’hier. La petite Marie fait face à tout. Les jours de marché elle s’en va de son pas leste vendre à Granville le beurre et les poulets de la ferme. Rien ne la désarçonne ni ne la prend au dépourvu. Fine, vive, toujours de bonne humeur, vraie petite Française qui sait fleurir toutes les besognes de son joli rire clair, elle est entrée dans la vie avec un merveilleux capital de gaieté. Cette lumière, même la nuit de ses pauvres yeux ne parviendra pas plus tard à l’éteindre. Sur notre terre, lourde poisons, les hommes n’ont pas encore découvert de meilleure antitoxine que la gaieté. Alphonse Daudet appelait le rire « le grand anti-septique ».

À vingt ans Marie épouse un brave garçon, simple homme d’équipe aux Chemins de fer, qu’elle aime de tout son cœur. Il y a de la bonne humeur et du courage mais il n’y a pas beaucoup d’argent dans le ménage. Les enfants naissent. Le jeune couple s’en vint à Paris. Toujours courageuse à la besogne, Marie travaille maintenant dans une raffinerie. Même quand elle attend un bébé elle se lève à  5 heures pour ne rentrer qu’à 7 heures du soir. Ses heures de liberté, elle les emploie à coudre, à ravauder et à raccommoder.

La vie jusqu’ici a été rude, mais est restée claire. L’ombre va y faire son entrée. La guerre éclate. Le mari est trois fois blessé, puis gazé. Le 22 février 1915, Marie, soudainement, devient aveugle. Depuis longtemps elle souffre d’affreux maux de tête qu’avec son courage habituel elle a toujours résolument négligés. La voilà atteinte d’un glaucome et transportée d’urgence à l’Hôtel-Dieu. Les voisins, avec cette solidarité du palier si magnifique chez les petites gens, se partagent la garde des enfants.

Le 30 mai 1915 Marie sort de l’hôpital, aveugle ou presque. Elle ne voit plus du tout de l’œil droit, elle n’a plus qu’un dizième de vision dans l’œil gauche ! Avec cette misérable vue, elle continue inlassablement de coudre, ravauder, raccommoder le linge et les vêtements de sa famille. Magnifiques imprudences du cœur ! Le miracle dure quelques années. Pendant quelques années et en dépit de toutes les fatigues, ce misérable reste de lumière survit, ce pauvre point visuel s’obstine. Puis tout s’éteint : la pauvre femme est dans la nuit.

Il y a des âmes que rien n’abat. Dans cette nuit totale qui l’entoure, Marie ne change rien à sa vie. Si atrocement frappée, elle reste celle qui soutient les autres. Elle se lève avant 5 heures pour le départ de son mari qui travaille maintenant comme charbonnier à l’Entrepôt d’Ivry, réveille ses enfants qui vont à l’école, fait le ménage, la lessive, les lavages, les repassages. Elle ne se décide qu’en 1942, après la mort de son mari, et pour ne pas être une charge pour ses enfants à entrer aux Quinze-Vingts. Elle y vit aujourd’hui entourée de l’estime et de l’affection de tous. Sa merveilleuse gaieté ne l’a abandonnée : après sa confiance en Dieu, il y a dans sa vie cette grande lumière, la réussite de ses enfants. Laissons à une de ses amies le soin de nous la présenter :

« Aujourd’hui elle me parle avec tendresse de sa famille, de la joie que lui donnent ses enfants. Elle me confie qu’elle va aller voir Carmen (une de ses filles) qui habite la province et qu’elle est en train de mettre un col de fourrure à son vieux manteau. Elle rit, car je lui dis qu’elle met son chapeau trop sur les yeux, et elle le rajuste pour me plaire. Elle me remercie de lui avoir décrit la poésie du paysage au cours d’une promenade faite ensemble en cette fin d’automne, aux abords du Bois de Boulogne. Je voudrais tant, m’a-t-elle avoué, pouvoir voir un quart d’heure seulement chaque mois ! »

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Une autre histoire d’aveugle, c’est celle de Georgette Prégnon, de la Meuse. Mais ici c’est moins l’aveugle qu’il nous faut admirer que les dévouements héroïques qu’elle suscite.

À Fresnois-Montmédy vit en 1922 M. Auguste Prégnon, de son état maréchal-ferrant. C’est un homme qui connaît son métier, mais qui ne connaît pas la prudence. Habitué à manier le fer, ne se met-il pas en tête un beau jour d’avril de traiter à sa façon un gros obus ramassé sur un tas de fer raille. Il coince l’engin témérairement jugé inoffensif dans un étau et tranquillement attaque le culot au marteau et au ciseau. Une terrible explosion se produit, tuant net l’imprudent, trois maçons mal inspirés et venus là en curieux pour assister à l’opération, blessant affreusement la femme du maréchal-ferrant qui, elle aussi, suit la scène du dehors à travers la croisée. La malheureuse va rester atrocement mutilée, aveugle, sourde, privée de son bras gauche arraché par la déflagration.

Banal fait-divers de l’imprudence qui va être à l’origine d’une histoire d’héroïsme, banale elle aussi ; car elle est longue et presque monotone, la liste des héroïsmes obscurs qui se cachent au fond de nos provinces. Mme Prégnon a des enfants. L’une des filles se marie, l’autre, Georgette fait au moment où le malheur frappe la famille un rapide calcul. Non un calcul de l’esprit, mais un calcul du cœur, si les deux mots ne juraient d’être associés. Elle mesure de l’œil la situation : la vie de sa mère infirme, sa vie à elle. Quel poids va fera l’emporter ? Le fléau de la balance n’hésite pas longtemps. Georgette décide de passer toute son existence auprès de sa mère. C’est là qu’elle sera le plus utile. La difficulté, le rebutant et souvent répugnant caractère des soins qu’il faut donner à une pauvre femme aujourd’hui âgée de soixante-quinze ans, depuis longtemps grabataire, coupée de toute communication avec l’extérieur, incapable de s’aider — on ne les devine que trop aisément.

Georgette Prégnon a délibérément donné à sa vie deux buts : sa mère à soigner, un jeune frère à élever. Des deux devoirs elle s’est acquittée avec la même perfection. Suivi avec une maternelle sollicitude par la grande sœur, le petit frère âgé de quatre ans au moment de l’accident, fait d’excellentes études à l’école primaire d’abord, au Séminaire ensuite. Il a aujourd’hui vingt-neuf ans et est curé d’un village de la Meuse.

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Encore une belle histoire de sacrifice filial celle de Marie Baillet. Mlle Baillet a aujourd’hui quarante-six ans. Elle habite à Berck, rue du Célibat. Il est des noms de rues prédestinés : Marie Baillet a décidé de rester vieille fille pour se consacrer plus entièrement au soin de sa mère, une septuagénaire complètement infirme qu’il faut lever, habiller, à laquelle il faut donner à manger comme à un enfant.

Même sacrifice du bonheur personnel que dans le cas précédent, car ces admirables générosités du cœur sont presque interchangeables ! Il y a ici cependant un détail de plus. Cette fille, qui se sacrifie à une mère devenue une pauvre épave est elle-même malade. Un mal de Pott la contraint à porter un corset et fait de chaque mouvement une atroce douleur. Elle n’écoute pas ses souffrances : puisque son existence à elle ne compte pas ! Cette radiation tranquille du moi et de ses exigences, cet effacement sans phrases de la vie personnelle, quel exemple, Messieurs, à mettre en face des orgueilleuses et menteuses façades aujourd’hui données à l’égoïsme : « vivre sa vie », le « droit au bonheur ! »

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Mme Caron habite Wattrelos, dans le Nord. Nous avons recueilli de beaux exemples de vertu en Bretagne, en Normandie, en Lorraine dans le Pas-de-Calais. Cette fois c’est le Nord qui est à l’honneur. Les dossiers que nous feuilletons ne nous montrent pas de départements privilégiés. Toutes nos provinces donnent la même moisson de beauté morale. Toutes concourent à composer le grand bouquet des vertus de France.

Mme Caron de Wattrelos, est veuve, elle a quarante ans et dix enfants qui s’échelonnent entre dix-huit et quatre ans. Une femme seule, dix enfants à sa charge — nous n’aurions peut-être pas besoin d’en dire beaucoup plus long. Nous mesurons tout de suite ce que ces mots représentent de lutte, de peine acharnée et quotidienne en l’an de grâce 1948.

Il y a quelque chose de plus admirable peut-être que le courage, c’est la simplicité dans le courage et, chez ces grands cœurs du peuple, l’inconscience de leur grandeur. Cette simplicité dans la vaillance quotidienne, cette pudeur de l’héroïsme contrastant avec l’impudeur de la chasse à la vedette qui s’étale dans notre monde contemporain, je ne voudrais pas vous les décrire ; je voudrais qu’elles se dépeignent elles-mêmes dans les quelques lignes d’une lettre de Mme Caron que je vous demande, Messieurs, la permission de vous lire. « J’ai trente-huit ans et je me trouve veuve avec dix enfants, l’aîné a dix-sept ans et le plus jeune quatre ans. J’ai perdu mon mari en octobre 1945 d’une pleurésie négligée. Alors, de ce fait, on me dit que je ne puis pas concourir au prix Cognacq-Jay. Mon mari était un petit artisan corroyeur ; maintenant mon fils de dix-sept apprend le métier, et je n’ai que lui qui travaille car mon second enfant n’a pas encore quinze ans. Les temps sont durs pour une femme seule avec autant de charges ».

En post-scriptum cette ligne écrite dans la syntaxe typique de notre peuple du Nord : « Je joins une photo des enfants pour vous pouvoir juger ».

Nous, avons sous les yeux en rédigeant ces notes la photographie de la famille Caron. Une image de fraîcheur : sur les marches d’un escalier de briques, groupée en ordre ascendant, une étonnante collection de petites filles et de petits garçons tous proprement tenus, bien lavés, nets d’aspect, avec de claires, fines et mutines frimousses d’enfants de chez nous. Leur mère qui prenait avec tant de simplicité dans la résignation son parti d’être exclue de la fondation Cognacq-Jay du fait de son veuvage, recevra, ainsi en a jugé l’Académie, un autre prix que son courage a bien mérité.

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Après la mère de famille modèle, nos dossiers vont nous montrer en action un autre type de la générosité de cœur dont notre peuple de France aujourd’hui encore si riche : la servante-modèle Mlle Marie Charles, née en 1876, est entrée à dix-huit ans comme domestique au service de la famille Masson, au n°117 de la Grande-Rue à Besançon. Depuis l’année 1894 elle n’a quitté ni la maison ni la famille. Nous connaissons les plantes qui s’attachent aux murs. Certains lierres sont la seule force des vieilles murailles.

La famille Masson au service de laquelle Mlle Charles a voué ses forces a connu l’aisance jusqu’à l’année 1914. Avec la guerre surgit la ruine. D’un coup la famille perd toute sa fortune. Marie Charles va-t-elle quitter une place où il n’y a plus pour elle rien à gagner ? Ce serait bien mal la connaître. Elle reste, en trouvant d’ailleurs tout simple de continuer à servir dans la ruine les maîtres qu’elle a servis aux jours de l’aisance.

Elle ne reçoit plus un sou de gages, mais ses maîtres sont toujours ses maîtres. Avec le merveilleux tact du cœur si fréquent chez le peuple quand il reste lui-même, quand il n’est pas empoisonné par les entreprises de la haine, elle continue à appeler Mlle Masson « sa demoiselle ». Elle tient aussi méticuleusement propre qu’aux jours de la prospérité l’intérieur de Mlle Masson, aujourd’hui âgée de quatre-vingt-treize ans, sourde et paralytique !

Pour subvenir aux besoins de sa patronne, Marie Charles fait des ménages dans lesquels elle use ce qui lui reste de forces. Et la vie de ces deux pauvres créatures appuyées l’une contre l’autre et soutenues l’une par la retraite des Vieux Travailleurs, l’autre  par l’Allocation temporaire des Vieillards, cette humble vie obscure de deux vieilles femmes de France continue, s’obstine avec la ténacité tremblante d’une flamme de veilleuse. Il y a quelques kilos de pommes de terre en réserve, les meubles sont nets de poussière, mais il n’y a point de feu dans l’âtre. Le froid, la grande souffrance des vieux ! La petite somme que l’Académie accordera à Mlle Charles mettra quelques bûches dans l’âtre. Et la flamme qu’elle allumera réchauffera les cœurs autant que les vieilles mains tendues vers sa clarté.

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Je vous ai cité quelques cas et voudrais vous en citer tant d’autres... Dans ces dossiers du sacrifice etde l’héroïsme obscur, la difficulté est de choisir. Pourquoi ai-je choisi ceux-là ? Pourquoi ne vous ai-je pas parlé de M. Mas, de la Lozère, soignant seul, avec une fidélité qui ne se dément pas un instant, une vieille mère malade ? De Guillaume Lanier, cultivateur à Penvénan (Côtes-du-Nord), qui élève vaillamment trois enfants d’un premier mariage et quatorze d’un second et trouve encore le courage de prendre complètement à sa charge le grand-père maternel âgé de quatre-vingt-dix ans ? De Mme Breton d’un village de l’Eure, dont le mari  a été tué dans un bombardement en août 1944 au moment de la libération de la Normandie et la maison détruite et qui aujourd’hui élève huit enfants dans un baraquement, est debout dès l’aube pour bêcher son jardin, travaille sans désemparer et après une journée de dur labeur prend sur ses nuits pour raccommoder et repriser le linge de sa nombreuse famille ? De Mlle Tichadon, de l’Ariège, qui non contente de prendre à sa charge les trois enfants de sa sœur défunte, n’hésite pas, au cours de la dernière guerre, à assumer l’éducation de deux petits neveux âgés de un an et de dix jours qui viennent de perdre leur mère ? De Mlle Broux, âgée aujourd’hui de vingt-quatre ans et qui, à l’admiration de tous ceux qui la connaissent, élève toute seule, sa mère étant morte depuis dix ans, ses six frères et sœurs ?

Toujours les mêmes types de grandeur : la mère de famille exemplaire ; la grande sœur qui prend la place de la maman morte, ceint le tablier, chausse les sabots ; la servante qui reste fidèle au maître ruiné ! Toujours le même engrenage de sacrifices et de vaillances ! Un veuf qui a sur les bras quatorze enfants prend encore à sa charge un grand-père. Un héroïsme en amorce un autre. La chaîne des dévouements est une chaîne sans fin ; sur ce chemin du don de soi-même jamais ces cœurs n’entendent le mot : assez. Au fond de ces dévouements, il y a après l’appel de Dieu et le sentiment du devoir, une virilité essentielle. « Toutes les vertus, a écrit Jules Lemaître, se ramènent au courage, même la bonté ».

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Ce climat naturel du courage, nous le retrouverons, Messieurs, après les cas individuels, dans les œuvres générales qu’inspire la charité. Là encore votre rapporteur va rencontrer le même embarras que tout à l’heure : l’excès de richesses, l’extrême difficulté de choisir au milieu de toutes les beautés morales qui s’offrent à lui.

Je m’en voudrais de ne pas faire tout de suite une place à l’œuvre qu’accomplissent sur le continent Noir les Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique, fondées par le Cardinal Lavigerie en 1869 dans le dessein de travailler au relèvement de la femme païenne et musulmane, et plus connues chez nous sous le joli nom qui les a popularisées de Sœurs Blanches.

Les Sœurs Blanches sur le continent Noir, c’est toute l’histoire d’une héroïque et longue patience qui s’inscrit dans l’antithèse de deux couleurs ! Quel est le champ d’action des Sœurs Blanches ? Immense ! Le Sud-Tunisien, le Sud-Algérien, le Sahara. Toute l’A.O.F., la région des grands Lacs du Centre africain. Leur tâche ? Immense aussi. La lutte, dans une écrasante disproportion de forces, contre les plus redoutables ennemis : le fanatisme obscur dans lequel vivent plongées de misérables peuplades, maladie qui les ravage. On atteint les âmes à travers les corps. Guérir est souvent le meilleur moyen de catéchiser. Le dispensaire est le grand frère, de l’école où, pour la première fois, l’enfant noir pliera le genou devant l’image du Christ.

La maladie a sur ces terres « de sommeil et de soleil » comme les appelait l’auteur du Voyage du Centurion, d’effrayants visages : la fièvre jaune, le typhus, la méningite, la lèpre. La contagion est terrible. Une sœur tombe à la tâche une autre la remplace. Nous sommes sur le champ de bataille de la charité.

Quel est aujourd’hui le bilan de l’œuvre ? Six millions de Noirs recevant chaque année les soins des Sœurs Missionnaires. Cinq léproseries officielles (tout récemment M. Vincent Auriol décorait la Supérieure de la léproserie de Bamako). 130.000 enfants indigènes fréquentant les écoles. Deux millions de chrétiens. 600.000 catéchumènes. Plus de 1.000 religieuses noires formées dans les noviciats.

Pour soutenir une lutte accablante, quelles sont les armes ? Les armes morales, ces femmes magnifiques les trouvent dans leur foi religieuse et l’amour de leur pays. Mais les armes matérielles ? De maigres crédits absolument insuffisants pour l’immensité de la tâche, pour les hôpitaux qu’il faut créer, les infirmeries, qu’il faut équiper, les remèdes et les instruments de chirurgie qu’il faut acheter.

Le dévouement, nous le connaissons. Mais il lui faut, pour être efficace, l’appui de la science. Une jeune Sœur Blanche qui a conquis tous ses grades en médecine, en chirurgie, en gynécologie, a passé le 23 décembre 1947 le dernier examen qui lui confère la qualité de médecin colonial de l’Université de Paris. Elle prend le chemin de la Haute Volta en Afrique Occidentale française pour ouvrir des hôpitaux dans des régions où il n’y a pas un secours médical.

Voilà les tâches. Voilà les âmes. Le prix de l’Académie sera une goutte d’eau dans un océan. Ici, comme dans les cas particuliers, il n’a qu’une signification morale et une valeur d’hommage : le salut devant la grandeur.

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L’œuvre Sainte-Madeleine est, elle, une œuvre parisienne. Par son siège comme par son caractère. La maison est en banlieue à Thiais, Choisy-le-Roi. Le siège social à Paris, au 81 du boulevard Montparnasse. Parce qu’elle s’exerce à nos portes, aura-t-elle à faire face à une tâche plus aisée ? La détresse des cœurs fait de notre grande Cité un désert presque aussi décourageant que l’immensité noire.

Quel sera le terrain de l’œuvre de Sainte-Madeleine ? C’est à une plaie particulièrement profonde et nécessitant les plus délicats pansements moraux qu’elle va avoir à s’attaquer. Son but tient dans une ligne : relever les jeunes filles-mères qu’un premier faux-pas a fait chanceler et qui ont été abandonnées, sauver leurs enfants. La maison de Thiais reçoit en même temps que les plus douloureuses épaves, les plus douloureux secrets. 200 à 250 jeunes filles viennent en moyenne chaque année y cacher leur humiliation, y abriter leur détresse.

Mesurons tout ce qui, sous la sécheresse des mots, tient de misère humaine dans les lignes d’un rapport officiel que je vous demande, Messieurs, la permission de vous citer : « L’œuvre offre un abri maternel discret aux jeunes filles séduites puis délaissées lorsque se révèlent les symptômes de la maternité, à celles aussi qui désirent cacher leur faute pour sauvegarder l’honneur familial ». Que de drames d’intérieurs, que de larmes dévorées dans les nuits de l’insomnie et de l’angoisse, ces quelques lignes nous permettent de deviner ! Tristes et humbles visages de femmes-enfants cachés par les deux mains de la honte et auxquels la bonté rendra, avec le courage de se tourner de nouveau vers la vie, peut-être la lumière du sourire...

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Il est des œuvres dont le seul titre dit la grandeur et fait éclater l’utilité. L’adoption familiale des orphelins de la mer est du nombre. Quel est son objet précis ? Faire adopter par des familles de marins les orphelins dont la mère est morte et dont le père a péri en mer, soutenir matériellement les enfants par une allocation annuelle accordée jusqu’à la treizième année, leur donner vers cet âge une prime d’embarquement au moment où ils embrassent le rude métier qui a coûté la vie à leur père.

Le principe directeur est ici, en même temps que l’éducation chrétienne, le maintien dans une ambiance familiale qui conservera à l’enfant l’amour des choses de la mer. Toute plante, pour pousser vite et droit, a besoin d’un terrain propice. Ce terrain, l’enfant le trouvera chez les braves gens, eux-mêmes gens de mer, qui l’ont recueilli et sauront entretenir dans son cœur la flamme du métier jusqu’à l’heure où le petit qui, depuis son enfance, aura matériellement et moralement respiré l’odeur du large, aura la force de s’embarquer pour l’Islande ou Terre-Neuve. Ainsi le fil ne sera pas rompu. Endeuillée d’un serviteur, la marine de France comptera un serviteur de plus.

Comme beaucoup de grandes œuvres, celle-ci a une belle trajectoire. Fondée en 1897 par les amiraux Serre et Gicquel des Touches, l’adoption familiale des orphelins de la mer a constamment progressé. En 1897 elle secouerait 19 orphelins. En 1935 elle en secouerait 939. Avant cette guerre, elle avait distribué 4.700.000 francs et secouru 4.700 orphelins.

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Nous nous en voudrions de ne pas faire dans cette trop rapide revue une place à une œuvre de la bienfaisance parisienne déjà vieille de plus de vingt années et qui doit toute sa force d’élan à la générosité d’une Française au grand cœur : j’ai nommé Mme David Weill.

Le nom de l’œuvre ? Lumière et santé. Un titre qui est déjà un programme, mais qui va encore être précisé par le sous-titre : « Association française pour la lutte contre le rachitisme et la débilité des petits enfants et des écoliers ». Dans le paysage immense de la Misère de Paris, quel secteur a choisi œuvre ? Un champ d’action qui est un champ de bataille : les quartiers les plus déshérités de notre grande ville : le 11e, le 19e, le 20e arrondissements.

Dans ces quartiers où il y a tant de petits écoliers aux mollets trop minces, aux yeux trop brillants dans d’étroits visages trop pâles, la tâche va être d’abord une tâche de dépistage : découvrir non pas l’enfant malade, mais l’enfant menacé. Le mal bruyant, en pleine explosion, ne risque guère de passer inaperçu. C’est avant qu’il n’éclate et dans ses premiers cheminements sournois, qu’il importe de le découvrir. Voilà la tâche à laquelle va se vouer Lumière et santé. Des convoyeuses à l’infatigable dévouement se rendent dans les écoles parisiennes, y prennent les petits déficients, les amènent en camionnettes-ambulances (25.000 transports pour 1947) aux centres médicaux où ils vont être déshabillés, auscultés, rhabillés, où ils vont recevoir, grâce aux rayons ultra-violets, le bienfait tonifiant de la lumière, de cette lumière dont leur jeune organisme a le même besoin vital que la plante et qui leur manque si cruellement dans le triste taudis familial. La thérapeutique puissante de la lumière n’est pas le seul moyen mis en œuvre. Elle se double de services de gymnastique médicale, de laryngologie, d’ophtalmologie, de neuro-psychiatrie, et enfin de secours alimentaires dont un simple chiffre indiquera l’ampleur : dans le seul mois de février 1948, 89.000 rations ont été distribuées.

L’œuvre dont Mme David-Weill est l’inlassable animatrice, par son efficacité, prend sa place au premier rang des œuvres parisiennes en faveur de l’enfance déficiente.

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Un de nos prix ira à la Société des Amis de la Maison Natale de Pasteur, et je ne pense pas qu’aucune des distinctions de notre Compagnie puisse avoir plus digne objet. Celle-ci aidera peut-être à donner un démenti à la réputation imméritée que quelques étrangers sans bienveillance ont faite à la France d’oublier ses grands fils. « Il faut refaire des amis à la France » répétait sans cesse Pasteur après notre désastre de 1870. Quelle parole pourrait avoir plus d’actualité aujourd’hui ? Nous avons plus que jamais besoin d’amitiés. Les plus solides, les seules solides sont fondées sur l’estime. Il n’est pas téméraire de penser que les étrangers qui, sur leur route, auront eu le temps d’accorder une visite soit à la maison natale de Pasteur à Dôle, soit à la maison d’Arbois, se feront de la France et de son génie une idée qui ouvrira les voies à l’amitié et, en tout cas, les fermera aux injustes légendes.

Il est en effet bien peu de musées plus émouvants que ces humbles murs entre lesquels s’écoula la première enfance de Pasteur et dont de pieuses mains ont fait un temple du souvenir. Nous y voyons l’acte de naissance du grand homme, ses premiers devoirs scolaires à l’écriture appliquée et touchante de bon élève, une composition d’algèbre, une autre dc philosophie, sa chambre à l’École Normale, ses premiers et rudimentaires appareils d’expériences. Les grandes choses naissent pauvrement ! D’autres appliquent, la France crée...

Nous découvrons d’autres richesses comme le texte des paroles que prononça l’homme dont le nom faisait déjà tant de bruit dans le monde, le 14 juillet 1883, lors de l’apposition d’une plaque commémorative sur la façade de la maison natale de Dôle. « O mon père et ma mère ! ô mes chers disparus qui avez si modestement vécu dans cette petite maison, c’est à vous que je dois tout. Tes enthousiasmes, ma vaillante mère, tu les as tait passer en moi. Si j’ai toujours associé la grandeur de la science à la grandeur de la patrie, c’est que j’étais imprégné des sentiments que tu m’avais inspirés. Et toi, mon cher père, dont la vie fut aussi rude que ton rude métier, tu m’as montré ce que peut la patience dans les efforts. C’est à toi que je dois la ténacité dans le travail quotidien. Regarder en haut, apprendre au-delà, chercher à s’élever toujours, voilà ce que tu m’as enseigné... En m’apprenant à lire, tu avais le souci de m’apprendre la grandeur de la France. Soyez bénis l’un et l’autre, mes chers parents, pour ce que vous avez été ».

Pures et grandes paroles si simples, dans lesquelles tient la substance éternelle de la France. À une heure où trop d’esprits vacillent, où les fausses valeurs détrônent les vraies, où la vitesse détrône la patience et l’habileté la conscience, qu’elles soient pour nous un rappel et un tonique ! Ces grandes vies françaises sont un vivant bréviaire dont les meilleures pages devraient être affichées dans toutes les écoles du pays. Avec quelle force nous est donnée ici la leçon du devoir quotidien ! Et quel retour sur nous-mêmes elle nous impose ! Lui avons-nous toujours été fidèles au cours de ces années d’entre deux guerres que le chroniqueur de demain aura le devoir d’appeler les plus fatales de notre histoire parce qu’elles en furent les plus dangereusement menteuses. Croire à la possibilité de la douceur de vivre à côté de voisins dangereux — nulle erreur ne se paye plus cruellement et plus vite ! Nous ne prenions pas avec le sérieux qu’il méritait le mot si juste sur la Paix « création continue », un mot qui s’adresse non seulement aux gouvernants, mais à chaque citoyen. La grandeur d’un peuple est la somme de ses énergies individuelles, et les courages d’exception requis par les grandes épreuves ne sont que la résultante d’une longue file d’obscurs cadrages quotidiens.

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Le temps me presse, et, je n’ai rien dit de tant d’œuvres qui mériteraient d’être honorées. De l’École de Rééducation de Dinan dans laquelle instituteurs de l’État et communauté religieuse rivalisent de dévouement au service des enfants déficients qui leur sont confiés, donnant le plus réconfortant exemple non seulement de tolérance, mais de compréhension mutuelle.

D6 l’œuvre de La Goutte de lait de Fécamp, fondée en 1894 qui a fait depuis sa fondation reculer de façon décisive la mortalité infantile de la région.

Du Calvaire de Rouen où des femmes admirables appartenant aux classes privilégiées de la société consacrent leur vie à panser de leurs mains les plaies les plus effroyables, les lésions cancéreuses ouvertes et reconnues incurables, montrant par un vivant exemple jusqu’à quelles sublimes hauteurs l’esprit de l’Évangile peut élever des âmes chrétiennes.

Et tout cela reste inconnu et caché alors que le vice et l’ambition font tant de tapage dans le monde. Le destin de la vraie grandeur est fixé : elle ignorera toujours la vedette ! Il reste à savoir qui aide le plus la marche du monde, du héros de l’écran ou du soldat obscur. Je me souviens d’un mot de Barrès prononcé à la place même d’où je vous parle : « Si nous devions mourir, ce serait de la sottise de nos gens d’esprit, mais nous sommes sauvés par les simples et les muets ».

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Messieurs, il est temps de conclure. Je n’ai fait qu’entr’ouvrir rapidement devant vous quelques-uns des dossiers de la vertu française. La joie que m’a fait éprouver ce que je vous ai montré n’égale pas le regret de tout ce que j’ai dû taire. Du moins ce que nous avons entrevu ensemble de grandeur dans l’humilité nous permet-il de prendre la mesure du mot de Clemenceau : « Ce n’est jamais en parlant qu’on change un état de choses, c’est en se sacrifiant ».

De tous ces exemples magnifiques et obscurs sort une leçon de confiance, de confiance non seulement dans notre pays, mais dans l’humanité. Les pessimistes ne seront pas ébranlés. Quand et par quoi le seront-ils jamais ? Le pessimisme est de tous les temps. J’irais jusqu’à dire que sa constance à travers les âges est peut-être pour l’observateur impartial une raison d’optimisme. Goethe, au soir d’une immense vie comblée de lumière, nous a laissé ce sombre testament : « L’histoire du monde n’est qu’un amas de crimes et de folies. Elle ne nous offre rien dont nous puissions tirer une leçon. Les hommes sont trop méchants, trop méthodiquement absurdes. J’ai appris à désespérer ».

L’Histoire justifiait-elle vraiment ces paroles désolées, à l’époque où elles furent prononcées ? Vue avec le recul d’un siècle, elle ne nous semble pas avoir été si tragique… L’humanité n’avait point fait alors les expériences atroces qu’elle devait connaître plus tard. Nous avons eu, depuis, bien d’autres raisons de désespérer de l’homme ! Contre le sombre verdict porté par Goethe sur l’humanité s’inscrivent en faux les vies admirables que ce rapport a essayé de tirer, l’espace d’un bref instant, de l’ombre dont elles aiment à s’envelopper et dans laquelle elles rentreront demain.

Dans la nuit descendue sur un monde qui a oublié la charité qu’elles restent devant nos yeux comme des points de lumière.