CENTENAIRE DE LA NAISSANCE
DE
RENÉ BAZIN
ANGERS, le 20 Mars 1954
DISCOURS
de S. E. le Cardinal GRENTE
Délégué de l’Académie française
Messieurs,
Si je me borne à ce salut, selon le protocole de l’Académie, ce n’est pas que je néglige, en ce brillant auditoire, dont je connais d’expérience la sympathie, tant de personnalités qui donnent à la cérémonie son faste et son charme. Elles me permettront de remercier seulement Monseigneur l’Évêque[1] de l’affable distinction de son accueil, et Monsieur le Maire[2] de son délicat souhait de bienvenue, digne de ses agréables paroles au sacre de Son Excellence et à la réception de Monseigneur le nonce Roncalli.
Ville intellectuelle et souriante, comment Angers pourrait-elle oublier René Bazin, cet écrivain de son sang, de sa marque, qui l’honore et lui fut si fidèle ? L’Académie, bénéficiaire elle-même de sa valeur et de son renom, s’associe à votre hommage. Volontiers, malgré leur fréquence, elle accepte de telles invitations, témoignage de son prestige, car elle sait que sa présence apporte aux commémorations, par le rappel de sa noblesse, une note de grandeur. N’est-ce pas la garantie que le héros de la fête accrut, de ses étincelles ou de son rayon, la splendeur littéraire de la France ?
Mais l’habit vert et l’épée de parade le cèdent, aujourd’hui, à la majesté de la pourpre romaine, capable de plaire au vrai fils de l’Église que fut votre illustre compatriote. J’ai ratifié ma délégation, en souvenir de notre amitié, et parce qu’un évêque a le droit de louer son œuvre, aussi estimable qu’attrayante.
Sans reprendre les beaux sentiers des précédents orateurs[3], je resterai sur notre domaine en ranimant la vie académique de René Bazin pendant vingt-neuf années.
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À quel âge, et dans quelles circonstances, le désir d’entrer en notre Compagnie a-t-il commencé de hanter l’imagination des écrivains, d’enflammer leur ambition ? Je m’étonne qu’en cette période d’enquêtes et de statistiques, quelque Gallup n’ait pas indiscrètement interrogé ceux qui en font partie, ou qui sonnent impatiemment au portail. Peut-être les curieux y ont-ils renoncé après avoir recueilli plusieurs déclarations uniformes : « Je n’y aurais pas songé sans les instances de mes amis. »
Il semble que René Bazin en conçut l’espoir dès 1886, quand il s’introduisit au Correspondant, non en collaborateur passager, mais « en écrivain habituel et ami de la maison ». L’année suivante, il s’avançait davantage par ses articles hebdomadaires au Journal des Débats. Puis, son éditeur, cantonné parmi des livres semi-profanes, semi-religieux, l’engageait, avec désintéressement, à chercher ailleurs une publicité plus voyante, une plus large clientèle.
C’est en 1893 qu’il commença de visiter ses futurs confrères. Dix ans lui seront utiles pour les conquérir. Ses Carnets, si spontanés, si vivants, nous révèlent qu’il s’amusa de les surprendre dans leur intimité.
Son regard prompt observe, chez l’un, le pêle-mêle d’affiches de Chéret, de roses trémières, d’un buste de Renan, et « des yeux mobiles, sous des sourcils effarouchés ». Un autre le reçoit, sans façon, dans sa chambre à coucher, « avec une serviette au cou », « à demi rasé », et, entre des avis impératifs au jeune coiffeur, parle de littérature, du « bon petit vin d’Anjou » que vendait son père, et des causes finales, auxquelles — pauvres infortunées ! — il ne croit pas.
Celui-ci, « à la parole bien éclusée », lui sert des phrases élégantes : « Les autres, Monsieur, n’en pourront plus, quand vous aurez encore de la rosée sur vos racines. » Celui-là l’oblige à le rejoindre en escalade, « à l’aide d’une corde lisse », pour entendre ses prouesses de contrebandier, aux confins espagnols.
Ludovic Halévy, qui l’appuie fortement, lui conseille... de s’abstenir de crimes : « En quatre-vingts pièces de théâtre, il n’a tué qu’un homme, et malgré lui. » Le vicomte de Vogüé le retient à déjeuner, et ajoute au menu un pessimisme amer : la primauté des journaux va détourner des livres, et il y a, au Quai Conti, « avec de grands talents, de grands amours-propres ». Mais quoi d’étonnant ? Corneille n’a-t-il pas déclaré, au nom de tous ses successeurs :
Je sais ce que je vaux et crois ce qu’on m’en dit ?
Toutefois, l’audience la plus pittoresque fut celle de l’ascétique cardinal Perraud, d’une sobriété de paroles justement fameuse[4]. René Bazin l’assure d’abord, lui aussi, qu’il cède à de nombreuses suggestions. L’évêque d’Autun, expérimenté, l’écoute poliment, sans mot dire. Avec plus de force le visiteur allègue l’honneur qui rejaillirait de son succès sur l’enseignement libre. Même impénétrable regard, même silence intimidant. Après un argument suprême, le candidat se lève, en souhaitant, au moins, un demi-sourire d’acquiescement muet. Mais non : « le grand visage pâle s’inclina légèrement » ; l’Éminence se contenta d’un serrement de main, et René Bazin ne put discerner le ton de sa voix. Pour se consoler de son accueil réfrigérant, il se souvint du verset du Psaume : « Impossible de tenir devant les frimas célestes », qu’un humoriste, victime de cette glace, avait choisi, par représailles, comme texte anticipé de son oraison funèbre : Ante faciem frigoris ejus quis sustinebit[5] ? Mais, ô surprise ! quelques mois plus tard, un académicien l’assurera que le cardinal menait activement campagne en sa faveur.
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Les vœux de René Bazin, ceux de l’Université d’Angers, des catholiques, des admirateurs et amis, se réalisent : il est élu, en 1903, à cinquante ans, au fauteuil d’Ernest Legouvé, après avoir, les deux années précédentes, disputé celui d’Edouard Hervé à Paul Deschanel, puis à Émile Faguet celui d’Edouard Pailleron. Certains membres de l’Académie ne seraient pas, dit-on, hostiles à ces stages. Un aspirant, que j’ai quelque raison de connaître, s’entendit questionner par un de ses futurs confrères : « Combien de fois avez-vous déjà tenté votre chance ? » — « C’est la première. » — « Oh ! alors, vous avez le temps ! Moi, je n’ai été élu qu’à la quatrième. » Le moi du Roi-Soleil ne dut pas avoir plus hautaine résonance.
Bazin triompha, au troisième tour, par 21 voix contre 9 à Émile Gebhart, qui le rejoindra, et 7 à Larroumet, renvoyé aux Beaux-Arts. Mais sa réception tarda un an, parce que son discours, ou celui du directeur, n’étaient point achevés.
La Commission de lecture, qui réunissait, dans le salon exigu et austère : Boissier, Berthelot, Brunetière, Coppée, Faguet, Freycinet, Masson, Thureau-Dangin, garda un mutisme impressionnant, suivi de quelques mots courtois. Alors, à travers la galerie des bustes et la longue salle des sections de l’Institut, le groupe se dirigea vers celle de l’Académie française, dont les portes, aux écussons laurés, s’ornent de l’inscription solennelle : À l’immortalité !
Minute émouvante : sur l’invitation du président, le récipiendaire s’avance entre ses deux parrains, qui étaient Albert Vandal et Melchior de Vogüé. Tous se lèvent. Désormais, après les vœux bienveillants du directeur, qui l’admet « aux honneurs de la séance », il est de la Maison ; les suffrages sont devenus unanimes. Bazin a, d’ailleurs, noté que « les préférences ne sont pas des offenses ». Ce jour-là, on étudiait, dans le Dictionnaire, le mot conscience. Ne l’aurait-on pas cru choisi exprès ? Sa vie éclairait d’un exemple la définition.
Malgré son retard, son élection ne paraît pas l’avoir bouleversé. Il écrit : « Le 18 juin 1903, j’ai été élu membre de l’Académie française en remplacement de Legouvé, deuxième du nom », comme il eût tranquillement consigné : « J’ai pris, hier matin, le train de dix heures pour Saint-Nazaire. » Mais sa réception sous la Coupole le mit à l’unisson de tous les nouveaux élus : en 1671, le directeur d’alors félicita Bossuet de son « épanouissement de cœur et de visage ».
René Bazin déclara que son prédécesseur avait résolu de voter pour lui ; ce qui est, évidemment, un motif de le remplacer. Puis il brossa le portrait de cet « auteur dramatique, autobiographe, personnification de la bourgeoisie parisienne et libérale ». Dans son discours, le moraliste se révèle par de fines remarques : « Les subtils raisonnements ne manquent pas, qui prétendent enlever la liberté des autres pour la leur rendre plus tard en meilleur état » ; le critique, par des jugements robustes ou malicieux ; le chrétien, par le rejet loyal de certains paradoxes ; le paysagiste, par son habileté à fixer avec grâce les détails : « Sur un éperon de falaise, il avait rendez-vous avec le soleil couchant. Ils se parlaient, et ceux qui ont l’habitude de ces choses savent que le jour qui s’en va ne dit jamais deux fois les mêmes paroles... Les arbres qu’il avait vus jeunes, il les traitait familièrement, en aîné qui connaît les secrets de durer et de reverdir comme eux. »
Chargé de la réponse, Ferdinand Brunetière lança d’abord les banderilles dont on piquait le récipiendaire, pour justifier, au dire de Maurice Donnay, l’expression courante : « Prenez donc la peine de vous asseoir. » Au lieu de terminer, selon l’usage, par un bref éloge du prédécesseur, il lui consacra huit pages de début, et censura le roman naturaliste. Allait-il négliger l’œuvre de son nouveau confrère ? Non ; entraîné à cette vivisection où il excellait, il appliqua son scalpel sur ses premiers romans : « Il n’y avait pas assez de loups dans vos bergeries ; ou, si l’on y en rencontrait, c’étaient de bons loups, qui finissaient toujours, au dénouement, par se changer en espèces de moutons... Vos paysages, qui avaient la finesse et le charme de l’aquarelle, semblaient en avoir aussi l’inconsistance et la fragilité. »
Ce début acide ne l’empêcha pas de venger vigoureusement René Bazin des reproches qu’on adressait à la multitude de ses idylles aristocratiques. « Jamais vous n’avez confondu la force avec la violence. Vous vous penchez, cependant, vers les humbles avec une curiosité passionnée de leurs maux,... et ce n’est pas votre moindre originalité d’avoir substitué des images vraies du paysan ou de l’ouvrier de France aux caricatures calomnieuses de l’école naturaliste. »
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Voici, maintenant, votre compatriote, svelte et rapide, assidu aux séances de l’Académie[6], attentif à plaire par son urbanité et le pétillement de ses propos, mais gardant l’acuité de son regard sur les incidents ou les travers, et inébranlable dans ses convictions.
Il s’appliqua d’autant plus à la révision du Dictionnaire qu’on discutait la réforme de l’orthographe, et que renaissait presque la Querelle des Anciens et des Modernes. Nous sommes moins véhéments. Le projet d’ôter le tréma sur l’e de Noël arrache à François Coppée un gémissement, tandis que Jules Lemaître déclare « odieuse » cette proposition, et qu’un autre proclame : « Je n’en usais pas ; j’en mettrai désormais. » Le jour où l’Académie adopte le mot démographie, composé, pourtant, selon les principes d’Horace et de Boileau, Gaston Boissier, secrétaire perpétuel, lance une apostrophe indignée : « Je ne croyais pas qu’il y eût ici tant d’hommes de peu de goût ! » Quelle eût été la virulence de son émoi, à la récente admission de bluff, bobard et bistrot !
Membre de la Commission de lecture, pour le discours de Maurice Barrès, René Bazin ne cacha pas son admiration de « la splendeur des phrases, de ce français pur, plein, harmonieux ». De même, et avec raison, car ce fut un petit chef-d’œuvre, il se délecta au discours du cardinal Mathieu. Mais, à la sortie, Paul Bourget entreprit le prélat sur un mirage d’indifférence « entre ceux qui défendaient l’infaillibilité du pape et ceux qui la combattaient ». Le cardinal, vexé, riposta : « J’ai lu mon discours à quatre évêques, et pas un n’a fait de remarque. » Alors René Bazin, avec mansuétude : « Ah ! Éminence, ces laïques sont si exigeants ! »
À son tour, il reçoit la visite des candidats, et se réjouit d’esquisser leur silhouette. Il m’a conté son entretien avec un personnage politique, ambitieux d’ajouter le titre d’académicien à la panoplie de ses honneurs. Malgré sa consigne d’être annoncé absent, il dut lui-même ouvrir la porte. Alors il eut le courage de l’avertir : « Monsieur, vous n’aurez pas ma voix, pour trois raisons : je ne juge pas votre œuvre littéraire suffisante ; vous êtes l’un des adversaires de l’Église les plus agissants ; vous avez meurtri mon cœur paternel en obligeant ma fille religieuse à s’exiler. » Ses Carnets ajoutent : « Il ne s’attendait point à cette triple balle. »
En effet ! Déclarer à un aspirant qu’on ne l’estime pas digne de franchir notre seuil, quelle exception ! Car nul n’ignore qu’au cours des visites protocolaires, politesses et promesses ont une signification... mitoyenne. Mais le prétendant tomba de Charybde en Scylla, quand Brunetière déclencha son offensive implacable : « Si l’on me demandait quel est le meilleur livre de l’année, je pourrais hésiter entre... entre... Mais si l’on me demande quel est le livre le moins bien pensé, le moins bien écrit, le plus prétentieux, le plus vide... » Les coups pleuvaient, jusqu’au final, qui avait le fil du couperet : « Je n’hésite pas, c’est... » Non, Messieurs, ne manquons point à la charité, surtout en Carême !
Sitôt Pierre de la Gorce élu au fauteuil de Thureau-Dangin, René Bazin va le féliciter. Personne. Sorti, à son ordinaire, pour visiter plusieurs familles des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul, il rentre deux heures plus tard, alors que confrères, amis et photographes emplissaient l’appartement et l’escalier. Ce fut son concierge qui l’informa : « Il paraît que Monsieur vient de monter en grade. »
Les académiciens malades reçoivent la visite de votre compatriote. François Coppée lui tend « sa main blanche, sa main fine. Il est très pâle, mais une gravité de grand seigneur... » « Je sais que vous priez pour moi. J’ai voulu recevoir l’extrême-onction en parfaite connaissance, afin de comprendre les prières, au lieu d’attendre les demi-ténèbres. »
Le marquis Costa de Beauregard, qui relève d’une fièvre de trois mois, monte le remercier : « C’est un grand service que Dieu rend à un vieux Monsieur quand il lui envoie une maladie. Il isole, afin qu’on pense à lui. » Huit jours plus tard, « ce chrétien, ce gentilhomme, qui avait deux races de rois dans le cœur », meurt subitement : « Il sera, écrit Bazin, reconnu là-haut par ses ancêtres. »
Même éloge de grand style, pour Albert de Mun, qui « ne s’est point souvenu de son âge, si ce n’est pour se hâter d’être encore brave avant que ce fût fini... Il s’en est allé en pleine action, en pleine lumière, n’ayant d’autres ennemis que ceux de la patrie,... et toujours demeuré dans le voisinage de Dieu. »
Après les obsèques de Brunetière, Bazin signale que la cérémonie fut grandiose par l’ampleur et la distinction de l’assistance : « Il faut toute une vie pour obtenir ce moment de recueillement et de tristesse des vivants assemblés. »
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Comme tous les membres de l’Académie, successivement, il eut à composer le discours annuel sur les prix de vertu. Je ne sais si le début rustique ne fit pas sourire l’auditoire, lorsqu’il risqua cette métaphore : « Certains imaginent qu’avant M. de Montyon, la vertu ressemblait à un champ de camomille, plante longtemps dédaignée, qui se trouva surprise, tout à coup, d’être accueillie et mise sur le marché. » Mais nous savons qu’après avoir parcouru, en admirateur, grâce à de hauts exemples, « le monde des âmes jamais épuisé », où « l’énergie humaine se dépense, sou par sou, sans applaudissements, ni clairons, ni croix, ni compagnons qui peinent de même », il prononça, sous la Coupole, cet hommage, qu’il « avait demandé à Dieu de lire fermement, mais sans ostentation » :
« Ces âmes sont annonciatrices. Elles indiquent le sens de l’éducation qu’il faut donner à un pays. Où elles ont puisé, là est la source de la vie, de la grandeur, de la paix véritable...
« Ces âmes sont différentes, et une cependant. Qu’elles le veuillent, ou non, qu’elles le sachent, ou l’ignorent, toutes elles ont cessé d’appartenir au monde antique, elles ont respiré l’atmosphère de ce pays sanctifié, elles ont subi l’influence du baptême de la France. À travers chacune d’elles je vois transparaître une image, nette ou effacée, toujours reconnaissable, celle du Maître qui apporta à la terre la charité, de l’Ami des pauvres, du Consolateur des souffrants, de Celui qui a passé en faisant le bien, et qu’avec des millions de vivants et des milliards de morts, j’ai la joie de nommer : Notre Seigneur Jésus-Christ. »
Les applaudissements fusèrent en salves et rebondirent, dans une enceinte où l’auditoire, raffiné et divers, les accorde mesurés. Deux ou trois « personnages consulaires » gardèrent, néanmoins, un silence de stupéfaction ou de déplaisir, et, le lendemain, tandis que l’ensemble des journaux approuvait l’orateur, il y eut des grincements courroucés devant cette « incroyable audace ».
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À trois reprises, l’Académie pria René Bazin de la représenter : lors de l’érection d’un monument, à Virieu-le-Grand, en l’honneur d’Honoré d’Urfé ; pour le Millénaire de l’abbaye de Cluny, et l’inauguration, à Tolède, d’une rue Maurice-Barrès.
« Notre Compagnie, dit-il à Cluny, chargée de défendre la langue française contre les barbares sans cesse renaissants, a voulu remercier l’Ordre bénédictin pour tant de mots français qu’il a préservés dans leur source latine, qu’il a préparés et créés par ses historiens, ses orateurs et ses poètes. » Puis, en d’amples périodes, qu’une voix sonore eût fait valoir, — nous venons d’en avoir la preuve[7], — il peignit l’afflux « de toutes les noblesses et de tous les servages » vers cet asile de paix, au milieu du fracas et du sang des invasions et des guerres.
Mais il quitte le ton majestueux, pour un trait d’esprit, auquel vous reconnaîtrez le vôtre. Comme le règlement du Congrès prescrivait qu’aucune lecture ne dépasserait quinze minutes : « N’ayant donc, dit-il, qu’un quart d’heure pour parler de mille années, je vous demande de m’excuser si je suis incomplet. »
Sur le même mode badin, il absout l’Académie de n’avoir pas accueilli d’Urfé, « pour la bonne raison qu’il était mort avant qu’elle fût fondée ». Gentiment il taquine les habitants du Bugey d’avoir attendu trois siècles pour évaluer leur gloire, et l’on aperçoit son sourire, sous ses moustaches opulentes, quand il les complimente de « justifier ainsi leur réputation d’esprit fort avisé », qui « médite longuement et ne se décide qu’à coup sûr ». Même il les tranquillise en leur rappelant la commune estime de Boileau et de La Fontaine « Quand deux juges comme ceux-là votent ensemble, ils font un arrêt sans appel. »
Cela ne l’empêche pas, du reste, d’observer ironiquement que l’auteur de l’Astrée, qui écrivit « un roman interminable et interminé, en cinq parties, dont chacune a douze livres », et qui, après avoir catalogué les amours en brutal, tendre, timide, chevaleresque,... et glorifié celui « des bergers jeunes pour des bergères sans dot », épousa, à trente-trois ans, une personne « qui approchait de la quarantaine, mais avait de grands biens ».
Oserai-je vous révéler que René Bazin représenta, un jour, familièrement, l’Académie, mais sans délégation, quand, pour faire plaisir aux gens de son village, il revêtit l’habit vert, afin de présider la fête annuelle de la boule ? Oserai-je tout dire ? Horresco referens, la belle épée, à poignée d’or et de nacre, servit à mesurer les distances, après un coup douteux.
Est-ce la modération traditionnelle de notre Compagnie qui empêcha son élection au Conseil général ? Il avait adressé aux électeurs une circulaire équilibrée, solide et longue, alors que son adversaire se contenta de quelques phrases directes, accompagnées, paraît-il, de vin d’Anjou, copieusement épanché : comment le laurier académique n’eût-il pas été emporté dans ses flots ?
Enfin, malgré une instante pression et des exemples entraînants, le catholique soumis refusa de se joindre aux cardinaux verts, parce qu’il n’appartenait pas, pensa-t-il, à des fidèles, si renommés qu’ils fussent, d’offrir un emplâtre de considérations humaines à l’Église meurtrie, quand on pourfendait la doctrine, la tradition et l’autorité souveraine. Qui ne voit, aujourd’hui, la sagesse de son abstention ?
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La mort de René Bazin suscita plus que le deuil de convenance. Dix de ses confrères exprimèrent leur tristesse par des discours et des articles, outre les adieux rituels de Maurice Paléologue, en séance ; de Louis Bertrand, à la cérémonie funèbre ; d’André Chaumeix, à la réunion des cinq Académies. Admirable joute de talent et de gentillesse. Cependant, Lenôtre, qui lui succéda, mourut avant l’éloge officiel sous la Coupole. Mais comme son discours écrit fut publié dans la Revue des Deux Mondes, et que Georges Duhamel, auquel échut le même fauteuil, loua largement, avec la plus délicate compréhension, votre compatriote, celui-ci obtint de l’Académie double hommage.
Combien, depuis, lui en avons-nous rendu ! Telle, à Angers, l’allocution, fort brillante, de Georges Goyau, lors de l’inauguration d’une plaque sur la maison natale ; tels, à maintes reprises, et, récemment encore, à la commémoration de l’Institut catholique, les panégyriques de Henry Bordeaux, qui a prouvé la persistante maîtrise de sa plume et la fidélité de son attachement.
Tous s’y empressaient parce que René Bazin laissait le souvenir de sa charmante courtoisie, volontiers indulgente, de sa vie limpide, et d’une discrétion qui s’alliait à sa fermeté d’attitude en face de grandes causes. Trop sagace pour ne pas prévoir l’inévitable éclipse momentanée, il n’en concevait aucune jalousie. Bien plutôt « souhaitait-il de voir pousser droit et fleurir les semis de talent, si nombreux chez les écrivains jeunes, et qui promettent un bel été ».
N’était-il pas certain qu’on estimerait toujours l’exactitude de sa langue claire, élégante et picturale, et qu’on lui appliquerait ce qu’il avait dit d’Honoré d’Urfé : « L’homme qui a écrit cette page était un grand cœur et un maître très sûr de son art. » Est-ce que François Mauriac, avec Paul Claudel, n’a pas déclaré : « Nul aujourd’hui n’écrit plus purement. Aucun autre prosateur vivant ne rappelle autant les grands paysagistes français et hollandais... Si, à juste titre, on l’a félicité d’avoir travaillé pour le bien,... il a aussi, et comme les plus grands, travaillé pour le beau. »
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« Travailler pour le bien ! » Ah ! cette louange, qu’on lui prodigua, l’irritait, quand, sous le velours, il percevait l’épigramme. Pour n’avoir jamais ambitionné « la clientèle faisandée », il estimait injuste d’être étiqueté « romancier pour jeunes filles », et ses livres, destinés aux distributions de prix, dans les collèges et pensionnats.
Au cours des conversations qui, avant et après notre séance hebdomadaire, donnent tant d’agrément à nos rencontres, le centenaire de René Bazin a provoqué, entre quelques académiciens, un débat, auquel un résumé anonyme n’ôtera point son intérêt.
L’intervention de Dieu, et ce qu’on appelle la Grâce avec « une ardente majuscule », apparaissent, dit l’un, trop visiblement en son œuvre. La vie a plus de soubresauts et d’indépendance.
Certes, renchérit un autre, il a le don de peindre « les braves gens », et les obscurs ; les paysans « aux mains méritantes », et leurs vertus séculaires ; mais qu’eût-il fait des tapageurs, des compliqués et des malfaisants ?
Un troisième l’excusa en remarquant qu’il avait suivi sa pente de raconter plus ce qui ennoblit l’âme que ce qui l’avilit. Il évoque le conflit de la conscience et des sens à la barre du divin Juge, non seulement des actes, mais des intentions et des désirs.
Je vous accorde, répondis-je, que René Bazin, comme le conseillait Barbey d’Aurevilly, préféra « ne toucher aux passions que pour faire trembler sur leur suite ». Mais quelle méprise de croire qu’en esquissant l’ébauche d’un roman, il entendait, au préalable, faire œuvre d’apologiste ! Non, ses romans ne s’apparentent pas plus au genre dévot que l’imagerie pieuse aux fresques de Raphaël. C’est du heurt des personnages et de l’angoisse des situations que jaillit la leçon de morale, le rappel de la foi. Beaucoup de ses personnages ne sont nullement des saints de vitrail ; Brunetière relève « la hardiesse de certains sujets ». Ils ne sont pas, non plus, des fictions endimanchées, des êtres artificiels : Davidée, les Oberlé, ont conquis brevet d’authentique existence. Si, au lieu de tenir les yeux des paysans rivés à terre, il leur signale le lointain clocher de leur église, Maurice Barrès n’a-t-il pas écrit que ce symbole de confiance « améliore la qualité de l’air qu’on respire »?
Du moins, notre admiration fut unanime pour son art de peindre et d’animer les paysages, au point qu’ils semblent d’autres héros de ses romans. Il n’a rien décrit, fenêtres fermées, ni transposé des notations de touriste en décor de récits, ni surtout imité la fadeur, ou la mièvrerie, de Berquin ou de Florian. Comme nous, il contemple « le ciel qui change avec les heures, et l’eau d’une mince rivière qui change avec lui » ; comme nous, il s’enthousiasme devant la contrée bleue de l’ardoise, quand l’or des genêts l’illumine ; mais il a, de plus, senti palpiter son bonheur : « Toute la pierraille en est réjouie. »
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J’ai, Messieurs, achevé mon honorable mission. Vous me reprocheriez, néanmoins, de n’avoir pas, à mon tour, salué, d’un mot, en René Bazin, le bon Français, le chrétien d’élite, et sa grandeur morale, elle aussi hors de controverse, qui conduisit Paul Bourget, ordinairement sévère, à lui dire : « Nous vous estimons autant que nous vous admirons. »
Avec quelle sincérité filiale a-t-il célébré, dans un petit livre émouvant, la douce France, qu’il avait vue « souffrir, donner et prier, avec ce grand air qu’elle a dans l’épreuve », et pour laquelle il se dévouait : « Quand je suis tenté de m’arrêter par lassitude, une voix me presse : Travaille, tu fais la France ! »
Combien de pages de ses Carnets offrent des réflexions qui surpassent le niveau humain, animées par le souffle surnaturel des plus belles âmes ! Après la lecture de son Magnificat, Louis Bertrand s’écria : « L’auteur avait encore l’hostie sur les lèvres. »
Alors que Massillon s’effrayait de la répercussion prolongée « des ouvrages lascifs et pernicieux, où... les siècles viendront puiser la licence et la corruption », on peut, au contraire, relever que, comme le Père Olivaint, élève de l’École normale supérieure, reçut du Père Lacordaire « la première étincelle qui ranima sa foi », l’abbé Henri Bremond eut la soudaine révélation de sa grande œuvre du Sentiment religieux en France pendant qu’il écoutait, au collège, la lecture d’un livre de René Bazin.
Puisque celui-ci, de son aveu, « n’a pas écrit une ligne sans penser à ceux qui le liront », le blé continuera de lever en son œuvre, et de produire des moissons saines et fortifiantes. Ainsi jugeait S. S. Pie XII, que nous venons de voir avec joie reparaître à sa fenêtre, et auquel j’adresse nos vœux fervents de guérison, quand, dans sa belle langue, il félicitait, au nom du pape Pie XI, votre compatriote d’unir « son talent d’écrivain, si universellement apprécié, et son cœur de grand chrétien, pour d’exceptionnels services à la cause de Dieu et de l’Église. Quelle somme imposante de bien, ajoutait-il, vos écrits n’ont-ils pas procurée à la Société civile et religieuse ! Que de bons mouvements, que de saintes aspirations, que de vocations même n’avez-vous pas inspirés ! »
Chers Angevins, légataires de cette mémoire aussi salubre qu’harmonieuse, continuez à l’honorer : sa qualité et son renom enluminent d’une belle page le livre d’or de vos gloires.
[1] S. E. Mgr CHAPPOULIE.
[2] M. CHASTENAY, député-maire.
[3] Mgr Francis VINCENT et M. Abel MOREAU.
[4] Ce n’était pas morgue, mais tempérament, timidité. J’ai, personnellement, de Mgr Perraud un charmant souvenir. En 1889, quand j’étais élève de Seconde au Collège oratorien de Saint-Lô, où il avait professé quelques années dans sa jeunesse, il vint, comme supérieur général de l’Oratoire, visiter nos maîtres. À une récréation de quatre heures, nous le vîmes paraître seul sur notre cour, un petit bouquet en main. Il s’approcha de mon groupe de jeu, puis : « J’arrive du jardin, où je me suis promené autrefois. J’y ai cueilli ces pâquerettes, et je leur ai dit : « Mes petites, j’ai connu vos grand’mères. » Cette anecdote florale eût ravi René Bazin.
Un autre souvenir de la mémorable visite. Mgr Perraud consentit à présider, au réfectoire, un repas de midi. Mais nous étions une centaine de grands dans une salle étroite. Les conversations s’animèrent. Nous louions l’évêque d’Autun de sa bonté, quand nous vîmes le préfet de discipline, convoqué par le Supérieur, parlementer, un instant, avec lui. Il frappa ensuite dans ses mains et nous dit, de son ton militaire : « Vous fatiguez Sa Grandeur. Gardez le silence ! » Notre admiration élogieuse s’éteignit, la première, sur nos lèvres. Invités et professeurs comprirent que la monition pouvait aussi s’adresser à eux, et Mgr Perraud continua de ne rien dire. Avant les grâces, il « rétablit la situation » par ces paroles, prononcées doucement, avec un sourire de mélancolie : « Mes Enfants, on vous a lié la langue, et je m’en excuse. Je vais maintenant vous délier les jambes en vous accordant une promenade. »
[5] Ps. CXLVII, 17.
[6] Il m’écrivait, le 31 décembre 1931 : « Je puis encore travailler, moins qu’autrefois, mais les sorties me sont fâcheuses. Il m’arrive de manquer les séances de l’Académie, et c’est pour moi, à chaque fois, une occasion de dépit et d’ennui. »
[7] Mme DUSSANE.