Centenaire de la mort de Balzac
DISCOURS PRONONCÉ A LA SORBONNE
PAR
M. GEORGES LECOMTE
SCRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE
LE 17 novembre 1950
Monsieur le Ministre,
Mesdames, Messieurs,
L’Académie française, au nom de laquelle j’ai l’honneur de parler ici, a eu d’autant plus à cœur de participer à cette cérémonie que, parmi les écrivains dont le nom ne figure pas sur ses listes séculaires, Balzac est, avec Molière, l’un de ceux pour qui elle a le plus d’admiration.
Un singulier destin a voulu que les relations entre l’Institut de France et Balzac aient toujours été à la fois cordiales et distantes. Balzac avait du respect pour l’Institut et, dès sa jeunesse, il manifestait son penchant par sa candidature à l’un de nos Prix Montyon.
De son côté, l’Académie comptait plusieurs de ses membres qui avaient un très vif sentiment du fécond talent de Balzac.
Mais les coutumes de l’époque et ses habitudes d’esprit, les scrupules qu’éveillait le sort incertain d’un homme écrasé de dettes, menacé souvent par ses créanciers, par le fisc et même les tribunaux, ont fait sans cesse ajourner le moment de l’accueillir.
Puis la mort prématurée de l’auteur de la Comédie humaine ne laissa pas à l’Académie le temps de vaincre ses inquiétudes, ni à Balzac celui de les apaiser en se libérant de ses tracas enchevêtrés et trop voyants.
Mais nombreux étaient les membres de notre Compagnie qui, admirant son œuvre si vaste, compréhensive et riche d’humanité, déplorèrent cet invincible obstacle. Et, le jour même des funérailles du grand romancier, l’un des plus illustres d’entre eux, Victor Hugo, se fit, par un mot magnifique, l’interprète de leurs sentiments et de leurs regrets. Comme, à la fin de la cérémonie religieuse, Baroche, ministre du Prince-Président, se trouvant près du poète des Odes et Ballades, des Orientales, des Chants du Crépuscule, crut lui faire entendre une suffisante parole de justice en lui disant : « C’était, n’est-ce pas, un écrivain distingué ? » Parole à laquelle Victor Hugo répliqua fermement : « C’était un homme de génie ». Simples mots qui constituent la plus sobre, mais pourtant la plus expressive des oraisons funèbres. Ce nous est une fierté et un soulagement qu’elle ait été, ce jour-là, prononcée par un des Quarante.
Le temps a passé, le souvenir de ces hésitations et contingences ne compte plus. Ce qui subsiste, c’est une gloire française que, en cette heure solennelle, nous célébrons avec ferveur.
Ce grand Balzac a, il y a un siècle, accompli ce qu’avaient fait, au XVIIe siècle, les grands classiques pour la Comédie et pour la Tragédie. Novateur, créateur d’un genre, il a donné au roman une formule neuve. Il a été, comme, au temps de ma jeunesse, l’appelaient des écrivains tels qu’Edmond de Goncourt, Emile Zola, Anatole France, Alphonse Daudet, Paul Bourget — pour ne citer que ces noms —, « le Père du Roman contemporain ».
Notre France était surtout un pays de moralistes, de poètes et de dramaturges. Le roman n’y fut longtemps qu’un avertissement éphémère. Et parmi les centaines de livres publiés jadis, s’il en est quelques-uns qui ont survécu : La Princesse de Clèves, Manon Lescaut, Gil Blas, Les liaisons dangereuses, ils donnent l’impression de réussites accidentelles.
Mais Balzac vient. Et, tout de suite, il pétrit à sa façon toute la matière romanesque passée. Il fondit ensemble l’histoire, l’étude des mœurs et des passions, l’analyse des caractères, les préoccupations sociales et philosophiques.
Avec une incomparable puissance d’imagination qui s’ajoutait à ses dons d’observation, avec une faculté de voyant et des intuitions géniales, il saisit, sous son regard, la vie de toute une société, de toute une époque. Il habite un monde dont, en partant du réel, il était le créateur. Eût-il tout de suite l’intuition du vaste programme réalisé ? On a dit qu’il en eut l’idée par illumination. Sans doute, il en avait, à son insu, pris peu à peu conscience. La nature l’avait généreusement comblé de tels dons qu’elle lui a ouvert la voie si bien suivie par lui avec une admirable volonté de travail.
Tumultueux, inégal, mêlant d’extraordinaires qualités à quelques défauts nés de ce même dynamisme, il est capable de transporter le lecteur ou, parfois aussi, de le choquer. Il peut, à certains mêmes, paraître invraisemblable, brutal ou précieux, malhabile à peindre certaines délicatesses dont, pourtant, il a le sentiment ou la divination.
Mais, lorsque, avec scrupule, on a fait ces légères réserves, il reste une œuvre d’une intensité de vie telle que, sauf celle de Shakespeare, et celle de notre Molière, aucune ne la surpasse. Elle domine la littérature d’imagination. Elle a exercé une influence qui se prolonge depuis plus de cent ans.
La puissance balzacienne de réalisation se manifeste par cette faculté de voir, de faire voir, qui est le secret des bons historiens et des bons romanciers. Balzac avait un coup d’œil lui permettait d’immédiatement discerner les choses dans leur détail et les hommes dans tout ce qui les caractérise.
Il a, sans effort, fait l’inventaire des mobiliers et des coutumes. Il sait les particularités des êtres, leurs généalogies, leurs habitudes provinciales ou parisiennes, leurs manies tenant à leur origine et à leur âge, leurs diversités et déformations professionnelles, leur langage. Il connaît ou devine leurs intérêts et leurs ambitions. Il se plaît à les peindre avec leurs reliefs accentués, sous leur forme extrême, au point de les amplifier parfois arbitrairement, montrer quelques-uns de ses personnages occupés par une passion exclusive, dominante, tyrannique. Il a tiré de là des effets saisissants.
À un certain degré, les travers humains peuvent être des motifs de satire légère et de sarcasmes. À leur degré supérieur, ils deviennent des événements de tragédie. Et c’est ce qu’a senti Balzac lorsqu’il les a poussés à leur expression la plus violente.
Ces travers qui rabaissent les individus pris isolément deviennent, dans les rapports sociaux, une cause de désordre.
Quand a bien considéré tout le détail, Balzac embrasse avec la même force tout l’ensemble, les actions et réactions des individus à l’égard de leurs semblables, les groupes humains, la société entière, toute une époque et, mieux encore, les générations successives qu’un observateur perspicace et imaginatif comme lui, peut voir dans le présent et pressentir pour l’avenir.
De là une ample peinture qui est tout à la fois un moment plus ou moins long de la société et un durable document touchant la nature humaine.
Le spectacle qui s’est offert à Balzac est si fortement perçu par lui que son témoignage a pu être invoqué, depuis sa mort, par les esprits les plus variés, par les fidèles de la tradition aussi bien que par les réformateurs passionnés. Certes, il a ses préférences et ses admirations. Il les a même exposées assez clairement. Mais, si vivante, si colorée et si naturelle est sa description que chacun de nous peut, selon les pages qu’il lit, en tirer des impressions et convictions diverses. Lui-même, il se meut à son aise dans son univers où, avec une vue perçante, il trouve tant de forcenés, d’ambitieux, de fanatiques, d’avares, de coquins, de scélérats.
Il est sans pareil quand il représente cette galerie de laideurs et de vices. Ce qui ne l’empêche pas de parler avec sympathie et délicatesse des êtres humains que le sentiment d’avoir une âme, le souci de l’honneur et la volonté de faire le bien, différencient de l’anormal. Emporté par le mouvement de la vie, il a constamment la vision prophétique d’une société qui se trouble, où les hiérarchies de jadis ont disparu sous le coup des révolutions et où s’opère une ruée vers l’argent, vers les jouissances matérielles. Ruée générale parce qu’elle est à la portée de tous, et inquiétante parce qu’elle laisse après elle des ravages et un goût de cendre. La plupart du temps, il évite de juger : il constate.
C’est en tête de l’édition générale de la Comédie humaine, en 1846, que parut le célèbre Avant-propos qui est le manifeste ambitieux et fervent de Balzac : « Un écrivain, dit-il, doit avoir, en morale et en politique, des opinions arrêtées : il doit se regarder comme un instituteur des hommes ».
Sa manière personnelle d’enseigner est de faire connaître la société dans un miroir, non pas grossissant mais hallucinant, dont la réalité s’impose à notre attention.
Scènes de la vie privée, de la vie de province, de la vie parisienne, de la vie politique, de la vie militaire, de la vie bureaucratique, scènes de la vie de campagne, c’est tout un monde tourmenté, une résurrection où d’innombrables comparses, figures fugitives, se mêlent aux grands premiers rôles que l’auteur fait renaître dans plusieurs livres.
Il fait, avec l’objectivité d’un savant, de l’histoire naturelle et peint l’animal-homme tel qu’il l’a observé ou deviné. Il pousse à leurs extrêmes limites les caractères. En quoi il n’est pas plus immoral que la vie même. Il se contente de prémunir le lecteur contre les illusions.
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Est-ce un effet de l’art et y a-t-il-dans le sens ordinaire mot, un art du roman dans Balzac? Il n’y a peut-être pas d’art dans une force de la Nature. Il a l’ardeur, la flamme, le souffle. IL y a l’élan spontané et invincible. Il y a une activité qui se déploie, indifférente à l’ordre et à la mesure, une fécondité capricieuse dont les effets à peine conscients peuvent aussi bien donner l’impression de l’impression de résultats imparfaits que s’inspirer de profondes et heureuses méditations. On est même en droit de se demander si certains défauts ne sont pas fatalement liés à certains dons supérieurs et si la représentation complète de la vie n’implique pas des inégalités, des erreurs de goût. Tout ce qu’il y avait en Balzac, le meilleur et le moins bon, s’est manifesté nécessairement, s’est répandu comme un métal en fusion. Une force de la nature ne calcule pas : elle est.
Ainsi traité, le Roman est bien plus qu’un délassement. Balzac a renseigné sur la vie toute une génération d’hommes. Il les a familiarisés avec des personnages qu’ils ont pu ou pouvaient avoir l’occasion de rencontrer et de reconnaître. Il leur en a donné par avance l’explication et leur en a révélé la nature. Cette faculté d’établir un vaste répertoire de documents humains et, comme on l’a dit, de faire concurrence à l’état civil, est assurément le mérite suprême du romancier.
S’il a une grande place dans notre littérature, ce n’est assurément pas au titre d’amuseur. Comme celle de l’historien, la mission du romancier est d’aider les lecteurs à découvrir ce que le mouvement de la vie, la nécessité des travaux quotidiens leur dérobent. Sa véritable fonction littéraire, est de représenter la vie, de réaliser une image de la vie contemporaine et de donner à son récit une signification psychologique et durable.
C’est ce que Balzac a compris le premier et c’est ce qui le met au premier rang de grands écrivains de notre pays.
Ayant toujours vécu avec cette certitude, je n’ai jamais négligé une occasion de l’affirmer soit par des articles, soit par des conférences, soit même par des actes.
C’est ainsi que, en 1898, lorsque, au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts, la statue de Balzac par Rodin — chef-d’œuvre de vie et d’expression — suscita tant de colère et de moqueries, six écrivains et artistes, de beaucoup mes aînés, révoltés par cette incompréhension et cette injustice, se réunirent pour en triompher. Comme j’avais selon mes modestes moyens, mené le même combat, ils me firent l’honneur de m’appeler dans leur petit groupe protestataire. Nous jurâmes de poursuivre la bataille jusqu’à ce que nous obtenions que cette statue de Balzac par Rodin, fut élevée dans Paris. Bien plus âgés que moi, mes compagnons de lutte moururent successivement. Un jour, je restai seul pour la continuer. Dix années durant, je m’en fis un devoir plus impérieux encore. Je parvins à constituer un très imposant Comité. Les idées et les goûts s’étaient peu à peu modifiés. Les dernières résistances furent vaincues. Le 2 juillet 1939 — il était temps ! — j’eus l’émotion de faire inaugurer, sous la présidence de M. Jean Zay, alors Ministre de l’Éducation Nationale, à l’angle des boulevards Raspail et Montparnasse, la belle statue en bronze de Balzac par Rodin. Cette opiniâtre lutte, finalement victorieuse, avait duré 41 ans.
Aujourd’hui, à cette première joie s’en ajoute une autre : celle d’avoir été choisi pour exprimer, en cette cérémonie solennelle, l’attachement de l’Académie française à la grande mémoire de Balzac et son admiration pour la prodigieuse Comédie humaine, l’une des plus hautes fiertés de la littérature française.