QUATRIÈME CENTENAIRE
DE LA
DÉFENSE ET ILLUSTRATION
DE LA LANGUE FRANÇAISE
PAR
JOACHIM DU BELLAY
CÉRÉMONIE A L’HOTEL SOUBISE
le 21 décembre 1949
Discours
de
M. ÉDOUARD HERRIOT
de l’Académie française
Mesdames,
Messieurs,
Au milieu du XVIe siècle, deux ans après la mort de ce roi François Ier auquel les lettrés et les esprits libéraux doivent tant de reconnaissance et qui eut, en particulier, le mérite de faire rédiger en français les jugements ou les actes notariés, un jeune poète angevin dédiait à la dame de ses pensées, parée du nom d’Olive, un recueil de 116 sonnets où, parmi certain fatras de citation et de traduction, luisaient de beaux vers d’une ampleur toute nouvelle dans notre poésie. Ceux-ci par exemple :
Déjà la nuit en son parc amassoit
Un grand troupeau d’étoiles vagabondes.
Ou ceux-ci adressés à son amante :
Soit qu’en riant ses lèvres coralines
Montrent deux rancz de perles cristallines,
Soit qu’elle parle ou danse ou balle ou chante,
Soit que sa voix divinement accorde
Avec le son de la parlante chorde,
Tous mes ennuis doulcement elle enchante.
Il apparaissait dans ces vers une cadence jusqu’alors inconnue ; d’autres indiquaient déjà les grands thèmes sur lesquels se fonderont un jour les méditations romantiques. Mais, surtout, le poète, d’inspiration ingénue, témoignait un ardent amour pour sa terre natale, pour sa patrie. Dans ses Vers lyriques publiés en même temps que l’Olive, il chante sa province :
Quand à moy, tant que la Lyre
Voudra les chansons élire
Que je lui commanderay,
Mon Anjou je chanteray.
O mon fleuve paternel,
Quand le dormir éternel
Fera tomber à l’envers
Celuy qui chante ces vers.
Il célèbre avec une passion sans cesse renouvelée ces douces régions dont plus tard Jules Lemaître, en des termes pareils à du sable d’or, exaltera les vertus humaines et françaises.
Or, ce lyrique ardent et discursif a publié aussi, dans la même année 1549, le manifeste de la Deffence et illustration de la langue française pour lequel nous sommes rassemblés. Il peut paraître étrange de venir fêter dans un décor solennel où s’abritent et se conservent les traditions françaises, l’ouvrage d’un écrivain si lointain. Mais, si du Bellay n’a pas été, à mon sens, le fondateur du classicisme, — comme l’on dit parfois, — s’il l’a seulement préparé, son ouvrage pose un problème qui se présente aujourd’hui encore devant nous. Il annonce Malherbe et Boileau comme François Ier, appelant en France des artistes étrangers ou fondant le Collège de France, fraie les voies à Louis XIV. Il y a des écrivains plus grands que du Bellay ; il n’en est point de plus national. De lui aussi sont ces deux vers d’une simplicité pénétrante :
C’est chose doulce et belle, que mourir
Pour son pays et son roi secourir.
Du Bellay appartenait d’ailleurs à une élite française. Il se rattachait à l’une des plus illustres familles du royaume, riche en hommes d’action qui s’intéressaient aux œuvres de l’esprit. Guillaume, seigneur de Langey, avait été l’un des meilleurs capitaines et l’un des ambassadeurs de François Ier. Il avait composé des Mémoires dont Montaigne excuse la partialité patriotique d’une phrase charmante : « Je ne veux pas croire qu’il ait rien changé quant au gros du fait ; mais, de contourner le jugement des événements, surtout contre raison, à notre avantage, et d’omettre tout ce qu’il y a de chatouilleux en la vie de son Maistre, il en fait mestier ». Jean, évêque ambassadeur et cardinal, fut, en 1536, lieutenant général du royaume. Il a contribué à la fondation du Collège de France et protégé Rabelais. Le troisième frère, Martin, prince d’Yvetot, a laissé, lui aussi, des Mémoires. Le quatrième, René, paraît s’être intéressé surtout à l’agriculture. Dans cette famille, on est, avant tout, Français.
Joachim est le digne cousin de ces quatre frères. Né à Liré vers 1524, orphelin de très bonne heure, son enfance fut rendue difficile par la maladie. Il semble qu’il ait eu grand peine à s’instruire. Jacques Peletier du Mans lui enseigne l’amour de la langue maternelle. Il a vingt ans lorsque, revenant de Poitiers où il étudiait le droit, il rencontre dans une hôtellerie Ronsard avec lequel il s’installera au collège de Coqueret, près de ce cher collège de Sainte-Barbe qui m’a nourri et, sous la férule de Dorat, constituera la Brigade, la future Pléiade. Les deux jeunes hommes sont de grands seigneurs ; d’où peut-être leur penchant pour les formes aristocratiques de l’art. Ronsard est le type même du beau cavalier. Par malheur, l’un et l’autre devinrent sourds ce qui les engagea à se concentrer sur la méditation et sur l’étude. C’est, peut-on penser, la publication de l’Art poétique de Thomas Sibilet en 1548 qui poussa les jeunes enthousiastes de la Brigade à se lancer, — prématurément, à mon avis, — cette Deffence et Illustration où il y a de tout, même de très bonnes idées.
Ici, je dois faire un aveu.
Une des raisons qui m’ont fait accepter de prendre, ici, la parole est que j’avais des excuses à présenter. Le principal ennemi de Joachim Du Bellay a été un lettré lyonnais, Barthélémy Aneau, Professeur de rhétorique au collège de 1a Trinité dont il fut aussi directeur, ami de Clément Marot et si l’on veut, poète lui-même, auteur d’un Chant Natal contenant plusieurs Noëls et d’une satire : Lyon marchant, traducteur de Thomas Morus, Aneau fut le contemporain de ces écrivains qui ont fait de Lyon un centre actif de la Renaissance. Maurice Scève venait d’y publier son églogue d’Arion et sa Délie. Louise Labé donnait cours dans ses vers à une passion ardente ; avait édité les rimes de la savante Pernette du Guillet. Aneau et le collège de la Trinité nous sont maintenant assez bien connus, grâce à une thèse d’une jeune chartiste, Mlle Georgette Brasart, dont, par malheur, les « positions » seules ont été imprimées. Le collège de la Trinité était une fondation municipale et laïque, très différente des établissements surveillés par l’Église. L’esprit de la Renaissance y pénétrait. Dès l’apparition de la Deffence, Aneau l’attaqua. Il mourra bientôt massacré, en 1561, comme suspect de calvinisme ; il n’eut donc ni le temps, ni l’occasion de se reprendre. Ayant été moi-même professeur de rhétorique au collège de la Trinité, sous son nouveau nom, je crois correct d’apporter à Joachim du Bellay, sinon une rétractation, du moins un hommage retardé.
La thèse essentielle de la Deffence est que la langue française n’est point barbare, si elle paraît encore pauvre, qu’elle « a fleuri mais non encore fructifié », qu’elle peut exprimer toutes les idées. Elle est propre à la discussion philosophique, à la diffusion des sciences. Nous perdons une partie de notre vie à apprendre le grec et le latin. Non que l’on doive abandonner cette étude, mais, déclare du Bellay « il se devrait faire à l’avenir qu’on peut parler de toute chose par tout le monde et en toute langue ». Ainsi s’exprimait déjà, en 1541, le médecin Jean Canappe ; il est vrai qu’il le disait en latin.
Le second livre du manifeste de Du Bellay est une poétique, il loue Marot mais trouve obscurs les vers de Maurice Scève, ce Mallarmé de l’époque.
… La commune autorité Dit qu’ils requièrent un docteur.
Déjà, pour éclaircir un poète difficile, on réclamait l’intervention d’un docteur. Lui-même, cependant, estime que la poésie est un art difficile et secret. Il faut donc laisser les vieux genres, les vieilles « épiceries » ballades, rondeaux, chansons pour adopter l’épigramme, l’élégie, l’ode, le sonnet, l’églogue, l’histoire. DU Bellay permet aux poètes d’employer les mots nouveaux empruntés aux métiers pourvu qu’ils riment richement et qu’ils se contentent de peu de lecteurs. Avant de terminer sen œuvre, du Bellay adresse un hommage à Rabelais.
Tels sont les thèmes principaux de la Deffence. Il ne faut en louer à l’excès ni la composition ni l’originalité. L’ouvrage est encombré de citations. Comment s’en étonner ? L’auteur est encore sous l’influence de son maître Dorat. Il n’a pas complètement digéré une information massive et récente.
Il faut se rappeler que la Deffence est l’œuvre d’un jeune homme de vingt-quatre ans. Elle s’éclaire et se complète par l’Avertissement placé en tête du recueil de l’Olive ; par l’Abrégé d’art poétique, écrit par Ronsard en 1565 et par les deux préfaces de la Franciade. La Deffence est écrite par Du Bellay au même âge où Victor Hugo, plus tard, composera sa tumultueuse Préface de Cromwell. Ce qui distingue, ce qui honore Du Bellay et Ronsard (celui-ci n’est encore qu’à ses débuts), c’est la haute idée qu’ils se font de la poésie. La nouvelle école fait échec à Marot récemment disparu, à la pauvre « arondelle » si souvent encagée, d’une si charmante liberté d’esprit, à Marot, si plein de cœur et si courageusement hardi. De récents événements me remettaient en mémoire ces deux vers de son Enfer, écrits sur les tortures dont il avait été le témoin au Châtelet :
O chers amis, j’en ai vu martyrer
Tant que pitié me mettait en esmoy.
Joachim fait une place plus large à celui que Jean du Bellay s’était attaché comme médecin, à celui que dotait dans son testament le seigneur Guillaume de Langey, mort dans la montagne de Tarare. Mais, en prenant parti contre la littérature populaire, Du Bellay s’oppose à la fois à Rabelais et Marot.
C’est ce que lui reproche avec violence mon concitoyen Barthélémy Aneau. Il faut toujours-que la malice des hommes s’exerce en quelque manière. Aux temps où la discussion politique est libre, elle offre un terrain privilégié à cette malice qui, en des époques plus sévères, se réfugie dans la forêt de la théologie et dans les fourrés de l’érudition. Aneau attaque du Bellay avec beaucoup de mordant. Il l’accuse de s’être borné à « rapetacer » Horace, d’une expression qui subsiste dans le patois lyonnais. La vérité semble se placer entre un éloge exagéré et une critique acerbe. Chez du Bellay, je préfère l’exemple au précepte. Sa doctrine est souvent hésitante ; son vers est sensible, naturel, avec une tendance à la mélancolie.
Il n’est pas, à proprement parler, un précurseur. En plein XIIIe siècle, le français est très répandu en Italie. Rustichello, prisonnier à Gênes, en 1298, en même temps que Marco Polo, écrit en français, sous la dictée de l’explorateur, la relation de ses voyages en Extrême-Orient. Le Florentin Brunetto Latini rédige en français, vers 1264, le Livre du Trésor et dit que cette « parleure est plus délitable et plus commune à toutes gens ». La réforme que du Bellay réclame pour la France a été accomplie depuis longtemps pour l’Italie. À l’heure où il publie sa Deffence, il y a bien des années que Machiavel a composé le Prince et Guichardin son Histoire.
Mais son œuvre poétique illustre de façon charmante sa doctrine. Du Bellay demeure bien plus original dans sa poésie que dans sa prose. Sa personnalité s’épanouira dans le recueil des Regrets :
France, mère des arts, des armes et des lois
Tu m’as nourry longtemps du laict de ta mamelle :
Ores, comme un agneau que sa nourrisse appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois…
Par de tels accents, il rejoint André Chénier ; il a été le poète inspiré de nos bois, de nos champs, de nos vignes, de nos jardins, de nos prés. Il est vraiment pour nous un poète national.
Ses vœux pour le développement de notre langue seront longuement exaucés.
Elle a connu un immense et durable prestige. L’historien anglais Gibbon rédige en français son Essai sur l’Étude de la littérature. L’Allemand Schelling disait : « J’écris ma phrase en français, puis je la traduis en-allemand ». C’est en français que Leibniz compose ses plus importants ouvrages, la Théodicée et les nouveaux Essais. Frédéric II usait de notre langue avec facilité et même esprit. Au XVIIe siècle, elle est adoptée par les cours et les sociétés policées. Rivarol célèbre et explique sen universalité : « Elle est de toutes les langues la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociable, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine ». Au temps de la Révolution, le français est l’arme de la liberté.
Depuis cette époque et de nos jours, les nationalismes linguistiques se sont développés. On-a vu la Turquie interdire l’usage du français dans l’enseignement primaire et l’Amérique du Sud hispaniser beaucoup d’établissements religieux.
La politique a joué son rôle dans cette histoire. En Yougoslavie, notre langue a été supplantée par le russe. En Égypte même, les facultés des sciences et les écoles techniques ont réclamé des professeurs anglais. Cette régression progressive a entraîné une transformation lente des esprits : le français a été parfois appelé à l’aide pour lutter contre des influences allemandes. L’équilibre de notre culture séduit le Moyen Orient et l’Orient. L’exportation de nos livres s’accroît vers les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Hollande, l’Italie où la progression du français est remarquable. Le Chili vient de déclarer notre langue obligatoire dans l’enseignement secondaire. Israël se prépare à prendre des mesures du même ordre et la Syrie, peu à peu, nous rend les positions intellectuelles que nous avions perdues.
Ainsi, après une régression certaine due aux circonstances de la guerre; la langue et la littérature française tendent à reconquérir dans le monde leur place éminente. Ainsi, la présente cérémonie prend une valeur symbolique et nationale. L’ombre de du Bellay peut se réjouir.