Rapport sur les prix de vertu
DE
M. FERNAND GREGH
Napoléon disait du grand chirurgien Larrey : « C’est l’homme le plus vertueux que j’ai connu. » Cette phrase, cette simple phrase lue récemment, m’a frappé. Non que je fusse surpris de l’estime profonde du grand capitaine pour l’homme qui, si souvent, devant lui, avait soigné les blessés sur le champ de bataille. Mais c’était la première fois depuis longtemps que je voyais l’épithète de « vertueux » appliquée à quelqu’un sans qu’elle fût accompagnée d’un léger sourire : le sérieux du seul nom de l’Empereur en était caution. Le mot de vertu a en effet subi une lente et continuelle dépréciation depuis le XVIIIe siècle, où il avait été un de ces vocables dont une époque s’engoue et abuse — ainsi avions-nous hier spectaculaire et dynamique auxquels ont déjà succédé ambiance, efficience et valable. Après avoir balancé alors le terme de sensible dans la fréquence de l’emploi qui en avait été fait, le mot a pris peu à peu au cours du XIXe siècle un sens sinon péjoratif, ce serait trop dire, du moins, si l’on peut s’exprimer ainsi, diminutif. C’est tout juste si aujourd’hui l’on ne s’excuse pas de s’en servir, et je m’en suis aperçu moi-même quand j’ai reçu de votre Compagnie la dangereuse mission de prononcer ce qu’on appelle le discours sur les Prix de Vertu. En me défendant d’avoir mérité l’honneur de célébrer la vertu, et certain d’y être inégal après tant d’illustres confrères qui y ont brillé, je ne l’ai accepté qu’avec inquiétude, et pourtant avec l’inévitable sourire. Un écrivain mort aujourd’hui dont Jean Moréas se plaisait à répéter pour le plaisir le nom sonore, Alcanter de Brahm, avait inventé le point d’ironie. Si l’emploi de ce signe pittoresque de ponctuation s’était répandu, le mot de vertu serait un de ceux qui en appelleraient le plus fréquent usage.
Ses avatars sont d’ailleurs si singuliers qu’ils eussent été dignes d’intéresser le grand historien de la langue française, Ferdinand Brunot, ce fervent de nos mots dont la présence parmi vous, Messieurs, n’eût pas déparé votre compagnie. Il nous eût dit sans doute que l’origine du mot vertu est militaire. Virtus vient de vir et a d’abord signifié le courage, et par extension la force. Le mot en a gardé quelque chose dans certaines de ses significations comme dans l’expression en vertu des lois, ou bien la vertu d’un remède, ou dans ces beaux vers peu connus et déjà romantiques de Corneille dans Médée, si beaux que je ne puis résister au plaisir d’aller jusqu’au bout de la phrase :
Ces herbes ne sont pas d’une vertu commune.
Moi-même en les cueillant j’ai fait pâlir la lune
Quand, les cheveux épars, le bras et le pied nu,
J’en dépouillai jadis un climat inconnu.
Et voyez, Messieurs, la différence des peuples. De ce premier sens de force, le mot a glissé, par l’idée de force d’âme, chez les Français plus sérieux qu’on ne le dit, vers le sens moral, tandis que l’Italie artiste le déviait vers l’habileté et en tirait la virtuosité.
C’est Rousseau qui, au XVIIIe siècle, avait mis chez nous la vertu à la mode. Son enfance s’était passée dans sa Genève natale, dans cette vieille ville entourée d’une si charmante et si belle campagne, ce pays genevois dans les citoyens, au milieu de grasses prairies semées d’un bétail pacifique, sont si calmes et si sages qu’on pourrait dire que le bonheur suisse sent le lait et la vertu. Rousseau avait gardé la nostalgie de ce bonheur dans le Paris fiévreux de Louis XV, et c’était même cette nostalgie qu’il prenait en lui pour de la vertu. Quand il se disait le meilleur des hommes, il ne croyait pas mentir ni même exagérer. Il se sentait au cœur un tel regret de l’idylle helvétique qu’il confondait le Rousseau qui mettait sa progéniture aux Enfants Trouvés avec le petit Jean-Jacques qui faisait des ricochets en rêvant pour tous les hommes le bonheur dont son cœur d’adolescent était plein.
Autour de lui s’agitait le monde qu’allait dépeindre Laclos dans les Liaisons Dangereuses, ce chef-d’œuvre qui n’est peut-être pas encore mis à sa place, entre Marivaux et Stendhal. Pour ce monde étincelant et corrompu, et je voudrais pouvoir dire aussi faisandé que ses plumes étaient dorées, la vertu que prêchait Rousseau était chose si rare, si originale et si proche d’être un fruit défendu que tous en désirèrent goûter : la vogue s’y mit. Comme toutes les mères allaient vouloir, après Émile, allaiter leur enfant, tout le monde, après la Nouvelle Héloïse, et pour peu qu’on fût « sensible », voulut être vertueux. On abusa non certes de la chose, mais du mot. Il se démoda. Et déjà, au milieu du siècle dernier, il était tombé dans une demi-désuétude. C’était encore un mot de tragédie et, par le confessionnal, d’Église ; mais il n’était déjà plus un mot de la vie courante, et quand on entendait par exemple, à une représentation de Rachel, Hippolyte accusé par Phèdre déclarer :
Un jour seul ne fait pas d’un mortel vertueux
Un perfide assassin, un fils incestueux,
le mot paraissait aussi suranné que celui de mortel auquel il est accolé. Aujourd’hui, disait Paul Valéry du haut de cette même tribune, on redoute de prononcer ce mot si pur devant des hommes d’esprit. Vous jugez par là, Messieurs, combien je puis être aujourd’hui embarrassé.
C’est donc avec déférence certes, mais non sans quelque réticence, que j’ai ouvert le dossier considérable que chaque année constitue avec une fidèle diligence le secrétariat de l’Institut. Mais quand on le lit, Messieurs, il n’est plus question de sourire. Ce livre d’or des bonnes actions que vous voulez récompenser, quel envers il offre ! Que de maladies, que de misères, quel défilé d’infortunes à quoi il ne faut rien moins que toute cette vertu pour remédier, ou plutôt pour tâcher de remédier et n’y parvenir que si faiblement ! Que de paralytiques, que de cancéreux, que de tuberculeux encore et toujours, sans parler des coxalgigues et de la mystérieuse poliomyélite ! Ah ! triste humanité, comment assez te plaindre ! Nous savons bien qu’il existe partout sur la terre d’innombrables malades, mais ici nous les touchons du doigt, et la maladie est tragiquement aggravée pour ceux que la loi nomme avec pudeur « les économiquement faibles ».
Certes, pour avoir de la vertu il n’est pas que les seuls pauvres, s’il faut les nommer de leur vrai nom, ce nom dont Bossuet a dit l’éminente dignité. Il y a de belles âmes dans toutes les classes. Il y a la femme du monde, comme on disait encore hier, qui, ayant perdu son mari, ne se remarie pas, bien que jeune et belle, pour rester auprès de son vieux père que son absence de la maison priverait trop cruellement. Il y a le père riche et passionné de paternité qui se ruine pour ses enfants. Il y a la sœur aînée qui se sacrifie à sa cadette plus faible, par tendresse et charité. Il y a la jeune femme qui, pour sauver sa famille, son patrimoine ou son roi, a accepté d’épouser un homme qu’elle n’aime pas et lui reste fidèle. Il y a même celle qui, par une folie sublime, sauve l’enfant de sa rivale. Il y a des pères Goriot, il y a des Eugénie Grandet, il y a Cygne de Coufontaine et vous, douce, douce Violaine. Et je suis sûr que, jusque sur les marches des trônes, on eût trouvé naguère, on trouverait encore l’infini des dévouements secrets. Mais dans tous ces cas, les personnes n’ont besoin d’être soutenues que moralement, tandis que lorsqu’aux détresses physiques s’ajoutent la pénurie et le besoin, lorsqu’à côté du lit du phtisique le pain est moisi et le lait tourné, que de mérites alors prend la vertu, et comme il est urgent, en même temps que de l’honorer, de lui venir en aide !
C’est ce qu’avait pensé M. de Montyon quand il fonda les prix qui portent son nom. Après une vie honorable de magistrat à la fois ferme et bienfaisant, il avait créé maintes fondations académiques pour les sciences et pour les lettres, en particulier en 1782 un prix annuel pour « un ouvrage de littérature dont il pourrait résulter un plus grand bien pour la Société », et en 1783 un prix pour « un acte de vertu d’un Français pauvre ». La Convention supprima l’un et l’autre prix. M. de Montyon qui avait émigré passa tout le temps de la Révolution et de l’Empire à l’étranger. Rentré en France en 1815, il rétablit ses prix avant de mourir en 1820. Par son testament il stipulait que les sommes affectées à ses fondations devaient être augmentées selon que s’accroîtrait sa fortune, qui s’élevait à sa mort au chiffre considérable de cinq millions. Malheureusement ce capital énorme a fondu dans les inflations successives qu’a amenées le malheur des temps. Il en reste quelques débris, et surtout le nom des prix Montyon qui perpétuent la noble mémoire de cet homme généreux, à qui il est juste que chaque année soit rendu ici un rituel hommage.
Je me suis souvent demandé pourquoi on ne parlait de la vertu dans les journaux qu’un seul jour par an, et encore obliquement, en rendant compte de cette séance. Et il m’est venu une pensée un peu étrange que je vous prie d’ailleurs d’écouter cum grano salis.
Les journaux sont faits, la politique mise à part, avec des malheurs et des crimes. Ce ne sont que catastrophes et assassinats. Les accidents des chemins de fer, les chutes d’avions, les naufrages se succèdent dans leurs colonnes avec une régularité qu’on peut vraiment dire mécanique. Quant aux accidents d’automobiles ils ont fait créer une rubrique quotidienne. Les crimes, de leur côté, sont innombrables, et plus ils sont sanglants, plus le lecteur est satisfait. Selon l’expression courante dans les rédactions, « il faut du sang à la une ».
Et les bonheurs ? et les vertus ? En face des malheurs et des crimes, pourquoi ne leur ouvrirait-on pas une rubrique ?
À côté de l’effroyable assassinat de X. les Bains et de la terrible explosion en plein vol de l’avion BZ 214, on lirait par exemple : « Hier à Forêts-sous-Monts deux jeunes gens, Pierre A. et Madeleine B. ont été indiciblement heureux en apprenant que leurs parents cessaient de s’opposer à leur mariage. » Ou bien : « On nous téléphone de Nonville : « Ce matin un jeune père, Xavier D., a eu la joie de voir lui sourire pour la première fois un enfant triste depuis la mort de sa mère. »
Ce qu’on pourrait appeler l’information du bonheur s’étendrait jusqu’aux choses. En face des ravages que fait annuellement l’incendie dans les forêts de Provence, on lirait aux dernières nouvelles : « Hier la forêt de Fontainebleau tout entière était heureuse au soleil. On sentait que les arbres s’épanouissaient dans une immense euphorie. » Ou bien, en face des désastres causés par la dernière tempête sur l’Atlantique : « On nous écrit de Nice : « Jamais la Méditerranée n’a été plus grecque que durant le mois qui vient de finir Les vagues semblaient murmurer des vers d’Homère. »
Ainsi pourrait-on trouver dans les journaux, à côté des malheurs trop nombreux, les bonheurs épars dans le monde. Quant aux vertus... Mais j’y pense, un de ces journaux chimériques, de ces journaux impossibles, existe : c’est le dossier même que j’ai entre les mains, et qui relate quelques-uns des plus beaux exemples de vertu pour l’année 1954. Feuilletons-le, si vous voulez bien, ensemble.
Que de cas modèles nous y découvrons !
C’est Mlle Jeannine Le Nobin, de Petit-Quevilly, près de Rouen, huitième d’une famille de dix enfants, qui, pendant la maladie de sa mère, laquelle vient de mourir, et encore actuellement, a assumé et assume toutes les charges de la maisonnée : cuisine, ménage, lessivage, repassage. Et dans le bref rapport rédigé par l’assistante sociale qui demande pour elle une récompense, je lis entre parenthèses après le mot lessivage quatre petits mots : « y compris les draps qui évoquent un détail auquel ne pensent pas d’ordinaire les hommes, mais dont toutes les maîtresses de maison vous diront, comme on me l’a dit, qu’ils représentent un effort physique considérable et une somme écrasante de fatigue et d’ennui. Vous l’avouerai-je ? ces quatre petits mots m’ont ému et ils m’ont rappelé les vers divins de Verlaine dont le souvenir est d’ailleurs fait pour planer sur toute cette séance :
La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles
Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour.
Beaucoup d’amour. C’est aussi ce qu’on trouve au cœur de cette autre Jeannine, Mlle Jeannine Louis, de Bar-lès-Buzancy (Marne), qui aînée, elle, de douze enfants dont le plus jeune en naissant a coûté la vie à sa mère, la remplace et se dévoue entièrement à ses frères et sœurs ainsi qu’à son père.
Beaucoup d’amour encore au cœur de Mlle Petit, de Pont-Sainte-Maxence, qui, à vingt ans, remplit courageusement toutes les tâches de la mère de famille, aînée de huit enfants dont l’un est, hélas ! atteint de poliomyélite.
À chacune de ces trois jeunes filles exemplaires, l’Académie, sur la fondation Virginie Colombel, décerne un prix de huit mille francs. Ici, Messieurs, je vous demande la permission d’ouvrir sans tarder une brève mais nécessaire parenthèse, tant je suis gêné de la modicité des sommes par lesquelles l’Académie prétend récompenser la vertu. Il me souvient d’avoir, dans ma fougueuse jeunesse qui se permettait parfois d’être légèrement irrespectueuse, décrit le Secrétaire perpétuel d’alors, M. Camille Doucet, comme un aimable et bon vieillard qui, au moment des prix de Vertu, perdait de l’argent par toutes ses poches. L’Académie, Messieurs, vous le savez, était riche alors. Et l’argent que laissait couler le charmant. Camille Doucet était même de l’or. Maintenant ce sont des francs papier que répand sous ses pas toujours vaillants notre vénérable Secrétaire perpétuel. Huit mille francs ! on ne sait que trop bien ce que cela représente de francs-or, aujourd’hui. Evidemment, le dessein de Mme Colombel en fondant la donation qui porte son nom n’était pas de donner quarante-cinq francs or à ces trois vertueuses enfants. Il était de leur permettre de mener une vie moins gênée pendant plusieurs mois ou même plusieurs années, à une époque où une modeste famille aux champs ou en province vivait avec 1.200 francs par an, comme du temps de Balzac. Peut-être même, qui sait ? auraient-elles pu acheter, bien humble mais depuis longtemps souhaitée, une toute petite maison.
Dans son discours des Prix de Vertu resté célèbre pour son début si spirituellement narquois, « Il y a un jour dans l’année, Messieurs, où la vertu est récompensée », M. Renan disait à ses confrères, à propos d’un prix décerné : « Vos deux mille francs iront faire des heureux. » Comment faire des heureux aujourd’hui avec huit mille francs ? L’énoncé de cette somme en face des mérites célébrés est presque une dérision. Aussi ne puis-je m’empêcher de me tourner, de mon propre mouvement et sans être mandaté par l’Académie, vers l’État dans la personne de son Ministre des Finances et de lui dire, avec tout le respect qu’on lui doit et la liberté qu’autorise une déjà vieille amitié : « Monsieur le Ministre, je sais combien vous êtes sollicité, surtout en ce moment, et je sais que votre intérêt pour les choses de l’esprit, que je connais, vient de s’exercer en faveur de l’Institut tout entier. Mais, à côté des sommes immenses que vous gouvernez, le supplément que j’ose vous demander serait une si petite dépense qu’il mérite à peine un coup d’œil légèrement froncé de votre directeur du budget. L’État a revalorisé les rentes viagères, et c’était justice. Il y avait des misères iniques qu’on ne pouvait tolérer. Mais pourquoi, eu égard aux mérites insignes des personnes qui en bénéficieraient, ne revaloriserait-on pas les prix de l’Académie, au moins les prix de vertu ? On a fait beaucoup pour le mieux-être des corps et pour le progrès des esprits. Il faut faire quelque chose aussi pour les âmes. Sinon, Monsieur le Ministre, ne craignez-vous pas qu’à chaque énoncé d’un prix de vertu mal récompensé, on n’évoque irrésistiblement la page fameuse de Madame Bovary où Flaubert nous montre aux Comices Agricoles : « Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière » recevant « pour cinquante-quatre ans de services dans la même ferme, une médaille d’argent, du prix de vingt-cinq francs ».
Vous vous souvenez, Messieurs, de la description de Catherine Leroux qui accompagne cette citation. Mais j’aurais scrupule de rappeler les phrases terribles qui suivent et qu’a inspirées à son objectivité coutumière le noble cœur de Flaubert.
Continuons donc, étant bien entendu que l’Académie s’excuse de ne pouvoir faire mieux et qu’elle décerne ses prix pour honorer la vertu, non pour la récompenser.
Ces mêmes 8.000 francs iront, grâce à la Fondation Darracq, à Mme Veuve Albert Berthod qui n’a pour toutes ressources que ses allocations familiales et qui donne bravement à tous, au milieu de ses cinq enfants, l’exemple de l’abnégation, et à Mlle Marguerite Marchan qui, en déployant les mêmes vertus, a en outre eu le courage de recueillir des prisonniers évadés pendant l’occupation. Que la modeste récompense accordée par l’Académie soit aussi un hommage à la bonne Française qui depuis se donne entièrement à une œuvre des plus efficaces pour le relèvement moral et social des condamnés de droit commun dont elle veut faire des évadés du malheur et du mal.
La Fondation Davillier nous permet, Messieurs, d’attribuer 10.000 francs — nous nous élevons un peu sur ce qu’on peut appeler l’échelle des prix — à M. et Mme Loher, à Saint-Ouen, qui, ayant déjà quatre enfants, et malgré la santé fragile de Mme Loher, n’ont pas hésité à se charger depuis trois ans d’une fillette de quatorze ans pratiquement abandonnée. Espérons que ces 10.000 francs pourront améliorer pendant quelques jours la vie de cette famille si intéressante.
Un même prix Davillier de 8.000 francs est décerné à Mme Léandri, de Cozzano (Corse), qui a soigné avec beaucoup de dévouement son frère, grand mutilé de guerre atteint de paralysie. Après la mort de ce dernier, elle a soigné et soigne encore son neveu orphelin, atteint de coxalgie. On voit que je n’exagérais pas, hélas ! au début, en parlant du nombre des malades qu’on rencontre en feuilletant le dossier. En vérité, on est presque honteux d’avoir vécu longtemps quand on passe la revue de tous les maux qui peuvent s’abattre sur la pauvre humanité.
C’est un père à demi paralysé que soigne nuit et jour, aidée de son frère, Mlle Thiriet, de Reméréville par Varangéville (Meurthe-et-Moselle). Nous nous associons aux paroles humaines de l’assistante sociale qui rend hommage à leurs mérites : « Je serais très heureuse qu’un prix de vertu vienne sanctionner le dévouement de ces deux enfants, non pas à cause de la valeur pécuniaire du prix, mais parce qu’il serait bon de donner en exemple le désintéressement de ces jeunes gens qui se privent, pour donner à leur vieux père la consolation de s’éteindre chez lui. »
Il nous a paru particulièrement intéressant d’honorer la classe si méritante des vieux serviteurs, surtout au moment où elle semble en voie de disparition. Car la vieille Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Madame Bovary, a des successeurs, par exemple M. Eugène Landormy, soixante-dix ans, qui a été au service de M. Guy Ferrand pendant vingt-cinq ans et n’a plus été rétribué depuis douze ans. Cela ne l’a pas empêché de servir son maître avec un dévouement complet et de lui prodiguer les soins que réclamait son état de santé de plus en plus déficient. Il se trouve que j’ai connu, comme plusieurs d’entre nous, M. Guy Ferrand, qui fut un charmant et excellent musicien et chanteur, principalement interprète de Reynaldo Hahn, et qui est mort l’année dernière, après une longue maladie. Son fidèle Eugène lui a survécu. Aussi lui avez-vous accordé, sur la Fondation Le Blanc de la Caudrie, un prix de 6.000 francs.
De même, sur la même fondation, 6.000 francs iront à Mlle Louise Scheldknecht qui, à Saverne (Bas-Rhin), est au service de la même famille depuis quarante et un ans, avec un dévouement admirable qu’atteste la Croix-Rouge Française, témoignage que notre confrère Maurice Genevoix a tenu à confirmer de tout point.
La Fondation Denis Lefort nous permet d’attribuer un prix de 6.000 francs à Mlle Schleret, âgée de soixante-neuf ans, qui est depuis cinquante-deux ans au service de la même famille. Cinquante-deux ans, plus d’un demi-siècle ! La vieille Catherine Leroux est égalée à deux ans près. Mais elle était inventée par Flaubert, et Mlle Schleret est réelle.
Enfin, c’est les 8.000 francs d’un prix Montyon que nous attribuons à Mlle Saint-Gal, âgée de soixante-seize ans, qui soigne depuis 1914 une infirme atteinte d’une maladie incurable : « C’était déjà de sa part, dit dans sa lettre de recommandation notre respecté confrère S. EM. le cardinal Grente, un mouvement du cœur bien généreux que de recueillir, en 1914, cette amie infirme ; mais avoir assumé sans défaillance, depuis lors, les sacrifices et les charges de toute sorte que réclame, parmi les tragiques années de notre rude époque, l’état toujours précaire de sa compagne, témoigne d’une charité vraiment exceptionnelle. »
Nous en avons fini avec les cas individuels. Désormais, nous allons énumérer les récompenses attribuées à des œuvres. Elles sont toutes plus méritantes les unes que les autres. Mais avant de les aborder, je tiens à saluer dans leur ensemble les exemples de vertu individuels que nous venons de recenser. C’est là que bat le cœur de notre sujet. C’est dans les cas individuels que se trouve ce qui donne aux choix de l’Académie leur valeur morale, et à son palmarès toujours un peu trop officiel le son humain.
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Venons-en maintenant aux récompenses attribuées à des œuvres qui rachètent, si je puis dire, leur impersonnalité par leur utilité.
Voici d’abord la Maison Maternelle, rue Manin à Paris, qui vient en aide aux enfants désemparés. Elle les accueille temporairement, les nourrit, les habille et les entoure de la tendresse dont ils ne peuvent se passer. En 1953 nous lui avons accordé 10.000 francs. Nous doublons la somme sur la fondation Bersia-Tourette.
Voici ensuite le Prieuré Saint-Jean à Champrosay, dans l’ancienne propriété d’Alphonse Daudet. Elle abrite aujourd’hui, sous la direction de deux Pères Dominicains, une Communauté religieuse de jeunes hommes qui, pour la plupart encore malades, ou légèrement infirmes vivent dans une atmosphère de grande charité fraternelle. Ils essaient de gagner leur vie par leur travail, culture du jardin, atelier artisanal. Plusieurs d’entre eux se préparent à être prêtres. Nous donnons au Prieuré Saint-Jean 40.000 francs.
Tout le monde connaît l’orphelinat des Arts qui, après Mme Poilpot, après la bonne Rachel Boyer, après Lucie Arbell qui s’était illustrée à l’Opéra en particulier comme interprète de Massenet, a pour active présidente aujourd’hui Mme Émile Fabre. Les enfants orphelins de père ou de mère artistes y trouvent asile et éducation. On les oriente, et à leur sortie, ils sont souvent munis d’un trousseau. Le legs Davillier permet de donner à l’Orphelinat 30.000 francs.
Non moins célèbre est l’Armée du Salut, dont on reconnaît les représentants, hommes à leur vague costume militaire, femmes à leur petit chapeau Kate Greenaway, démodé et attendrissant. L’Académie attribue 30.000 francs à l’Armée du Salut, qui vient de rouvrir, après de grosses réparations, son asile flottant où abordent chaque nuit tant de naufragés du sort.
La fondation Debonnos nous permet d’honorer de 80.000 francs La Maison des Isolées qui, sous la direction de Mlle Dubant, à Vin-Châtillon, dans l’ancien couvent des Dominicaines de Béthanie, vient en aide aux femmes restées seules à un âge avancé et ne disposant que de faibles ressources.
C’est 80.000 francs que nous attribuons à l’Entr’aide Catholique France-Afrique qui soutient les instituteurs noirs débutant dans les écoles de brousse africaines. 30.000 francs iront à la Société d’Assistance aux pauvres aveugles, à qui elle donne des secours matériels et moraux, dont ils ont tant besoin. La Mission de la Gare à Dijon est une œuvre sociale pour la protection de la jeune fille, et qui s’occupe aussi en gare des vieillards, des mères, etc., 10.000 francs lui sont décernés. Les Nord-Africains, si nombreux dans certains quartiers et si dépaysés à Paris, trouveront un foyer à l’Association d’Entr’aide pour les Nord-Africains à qui nous attribuons 10.000 francs. C’est 50.000 francs que recevra le Service de Formation du Jeune Paysan qui a pour but d’apporter aux jeunes les éléments de culture technique et intellectuelle leur permettant d’améliorer leurs conditions de vie, souvent sévères à la campagne.
J’en viens enfin aux Orphelins Apprentis d’Auteuil dont le village cher à Boileau a longtemps entendu par les beaux soirs de juin les cantiques s’élever dans la douceur du crépuscule. Je crois même que la cloche de sa chapelle rythme encore la vie du quartier. Son fondateur l’abbé Roussel avait débuté en recueillant dans la rue, pendant l’hiver de 1865, six enfants qui mouraient de froid et de faim. Aujourd’hui l’œuvre peut compter que 40.000 apprentis sont passés sur le vaste emplacement que l’abbé Roussel avait loué en même temps qu’une villa abandonnée au 40 de la rue Lafontaine, et qui s’est peuplée peu à peu de magnifiques constructions. Un de ses successeurs a été l’abbé Brottier, une des figures les plus populaires et les plus intéressantes de l’Église de France, et dont le cardinal Suhard a pu accueillir avec bienveillance le projet de béatification. L’existence des Orphelins d’Auteuil, a dit le cardinal Verdier, est un miracle permanent. Pour collaborer dans notre modeste mesure à ce miracle, nous octroyons à l’œuvre 30.000 francs.
Les Dominicaines garde-malades des pauvres du Couvent du Cèdre à Saint-Jean de la Ruelle près d’Orléans se dévouent de tout leur cœur aux plus déshérités, faisant au besoin le ménage et la cuisine pour ceux que la maladie retient au lit, vaquant à toutes les corvées qu’exige « la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles ». 50.000 francs les y aideront.
30.000 francs honoreront le Mérite Civique, ligue française d’entr’aide sociale et philanthropique qui célébrera cette année le vingt-cinquième anniversaire de sa fondation. Elle place au premier plan de ses préoccupations le respect de l’homme, de la dignité et des libertés de l’homme, et l’Académie en la couronnant montre son éclectisme et que pour elle la bonté comme l’esprit souffle où elle veut.
La bonté, Messieurs ! André Maurois, l’année dernière, à cette même place, définissait la vertu l’habitude d’être bon. Je n’ai pas voulu en chercher d’autre définition. Celle-ci est simple, elle est vraie, et elle a en outre l’avantage d’ôter à la vertu ce rien d’aspect rébarbatif qu’elle peut prendre quelquefois et qui lui nuit. Je désirerais seulement ajouter, pour terminer, que si la vertu, c’est la bonté qui dure, la bonté c’est aussi l’intelligence, et je voudrais dire la suprême intelligence.
Je sais bien que M. de La Rochefoucauld se saisirait tout de suite de cette nouvelle définition pour la faire dévier vers l’intérêt ; il dirait que c’est certes par l’intelligence, par l’intelligence de l’intérêt bien entendu, que les hommes sont bons, quand ils sont bons. Mais cette explication, souvent tentée, je le reconnais, et même tentante, n’épuise pas le contenu d’un acte de bonté. Il nous est arrivé à tous d’être bons sans autre raison que de l’être, par exemple — je prends le plus simple exemple — de faire quelques pas en arrière dans la rue pour donner une pièce à une pauvre femme que notre marche avait déjà dépassée, sans qu’il y eût autre chose dans notre geste qu’une effusion soudaine du cœur. On dira : c’est par pitié. Mais la pitié est une bonté attendrie.
La vertu, c’est justement la continuité de cette bonté attendrie dans une action durable et qui peut se prolonger, nous venons de le voir, en d’admirables cas, durant toute une vie. Et peu importe d’ailleurs la petitesse ou la grandeur de l’objet de cette bonté : un acte de bonté est quelque chose d’irréductible ; c’est un absolu.
Ce quelque chose d’irréductible, n’est-ce pas l’intuition du rapport du moindre de nos gestes à l’ensemble du monde ? Un geste de nous propage son effet de proche en proche jusqu’aux confins de l’espace et du temps. C’est ce que la bonté comprend instinctivement. La bonté est comme un radar qui renvoie dans notre inconscient l’effet de notre acte à travers le monde. C’est ce que je voudrais appeler la suprême intelligence : l’intuition, dans un éclair, de la solidarité universelle. La bonté, et sa fille plus belle et plus grande la vertu, créent dans le monde où le mal est innombrable quelque chose qui n’y était pas auparavant ; elles y font monter l’étiage du bien ; elles en ajoutent une quantité infinitésimale mais réelle au potentiel de l’univers, comme l’éclosion d’une rose nouvelle contribue à parfumer davantage, si peu que ce soit, le vaste éther, comme la chute d’une feuille va féconder davantage, si peu que ce soit, l’humus de la forêt pour les printemps futurs.
Voilà terminé le journal de la vertu feuilleté pour l’année 1954. Je m’excuse d’avoir retenu votre attention trop longtemps. J’aurais voulu que ce discours fût plus long encore, puisque cette longueur impliquerait plus de récompenses décernées. Mais la moisson est déjà belle ainsi.
J’ai souvent pensé que si les hommes étaient bons il n’y aurait pas besoin de justice, et que s’il y avait plus de justice, il n’y aurait pas besoin de vertu. Mais nous n’en sommes pas là. Aussi la vertu n’est-elle pas près de perdre son efficacité, ni l’Académie sa noble et touchante clientèle, dont elle a voulu aujourd’hui par ma faible voix proclamer les noms et saluer les mérites.