SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
Du JEUDI 23 NOVEMBRE 1899
Rapport sur les concours de l’année 1899
Du Secrétaire perpétuel de l’Académie
MESSIEURS,
Le hasard a voulu qu’un certain nombre de nos prix, qui ne reviennent qu’à des intervalles plus ou moins longs, se soient trouvés réunis cette année, ce qui a fort accru nos ressources. Grâce à cette coïncidence, nous avions plus de 106,000 francs à distribuer ; nous les avons partagés entre quatre-vingt-dix-sept lauréats. Cette bonne fortune risquait de tourner à votre détriment, en donnant à ce Rapport des proportions fâcheuses pour votre patience, mais je n’ai pas voulu la mettre à une épreuve trop rude ; je me résigne à des sacrifices plus que jamais nécessaires. J’espère que ceux dont je ne dirai que quelques mots me pardonneront d’être si court, et que les autres, dont je ne pourrai rien dire du tout, ne se fâcheront pas trop de mon silence.
Nous avons tenu d’abord à faire profiter la poésie de notre richesse. Les poètes ont l’habitude de se plaindre que le public les paie volontiers en compliments, et, quoique très friands d’éloges, ils pensent que cette monnaie ne suffit pas pour tous les besoins de la vie. Nous avons donc été très heureux de pouvoir en récompenser un plus grand nombre qu’à l’ordinaire. C’était précisément cette année le tour du concours de poésie. Nous avions proposé pour sujet un poème tiré du cycle de la Table ronde ; aucun des quatre-vingts ouvrages qui nous ont été adressés n’a pleinement satisfait l’Académie, qui n’a pas cru devoir décerner le prix dans son entier. Elle a pourtant remarqué, chez plusieurs des concurrents, des parties distinguées, et deux d’entre eux surtout lui ont paru dignes d’une récompense. M. Georges Chalandon, dans son poème intitulé : La nef de Salomon, n’a cru devoir développer qu’un incident d’une curieuse légende, et celui peut-être qui n’est pas le plus important ; mais, si le fond chez lui a semblé un peu maigre, les détails sont agréables, présentés souvent d’une façon piquante, et il possède très bien la technique des vers. Il y a plus d’intérêt dans le poème de M. Raoul Guillard, Merlin et Viviane, mais aussi plus de jeunesse et d’inexpérience. Il a semblé à l’Académie que l’une des deux pièces était l’œuvre d’un poète déjà fait, l’autre d’un poète qui était en train de se faire. Mais, hélas ! les espérances que ce dernier pouvait donner ne se réaliseront pas ; M. Raoul Guillard n’a pas même eu la satisfaction d’apprendre son succès. Quelques jours avant que l’Académie lui décernât sa récompense, il est mort d’une méningite, et sa famille désolée n’a plus d’autre consolation que de nous entendre exprimer nos regrets et prononcer son nom dans cette séance.
L’Académie a décerné à M. Edmond Haraucourt le prix Archon-Despérouses, que nous réservons aux poètes. Ici, Messieurs, vous serez bien aises, j’en suis sûr, que je laisse la parole au rapporteur, un poète, qui a toute autorité pour parler de ses confrères. « M. Haraucourt, nous a-t-il dit, a toujours fait preuve, clans ses nombreux ouvrages, d’un noble souci de la beauté et de la perfection de son art. Son œuvre est d’une inspiration toujours élevée, d’une forme savante et sévèrement classique ; son vers, plus vigoureux qu’imagé, plus dramatique ou dogmatique que lyrique, est d’une facture solide, d’une langue ferme et pure. Son dernier livre, l’Espoir du monde, est une sorte de Légende des siècles, plus proche, par le pessimisme hautain de sa philosophie, la force de la composition et la nerveuse concision du style, des admirables Poèmes barbares de notre regretté maître, Leconte de Lisle, que des magnifiques et prestigieuses amplifications de plus grand des poètes lyriques, Victor Hugo. »
Le prix Archon-Despérouses avait cette année plus d’importance qu’à l’ordinaire, le Ministre de l’Instruction publique nous ayant permis d’y ajouter la somme qui restait disponible du concours de poésie. De cette somme, la moitié a été attribuée aux Poèmes légendaires de M. Philippe Dufour, l’autre fraternellement partagée entre un pasteur protestant, M. Février, qui a chanté le pays cévenol, et un missionnaire du Sacré-Cœur, le Père Jean Vaudon, pour son recueil intitulé Pluie et Soleil, où il a décrit agréablement des paysages d’Anjou et de Bretagne.
Le prix Capuran est destiné — ce sont les termes mêmes de la fondation — à récompenser un poème moral ou religieux, ou bien une pièce de théâtre utile à l’amélioration de la jeunesse. Le théâtre aujourd’hui semble plus divertissant que moralisateur, ou, s’il moralise, c’est à la spartiate, en offrant le plus souvent à nos jeunes con-temporains le spectacle de l’ilote ivre. On s’est donc tourné du côté de la poésie et l’on a couronné le livre que M. Léonce Depont intitule Sérénité, et qui a paru tout à fait répondre aux intentions du donateur.
Le hasard a voulu aussi que les deux prix que l’Académie accorde aux œuvres dramatiques soient attribués à deux poètes, le prix Toirac à M. Paul Meurice, pour son drame de Struensée, le prix Émile Augier à M. Jean Richepin, pour son Chemineau. M. Meurice n’est pas de ceux dont Aristote dit qu’ils ont été abaissés et humiliés par la vie : il garde les grands sentiments et les nobles fiertés de la jeunesse ; nous le retrouvons dans Struensée comme nous sommes habitués à le voir depuis cinquante ans, en sorte qu’en récompensant sa dernière pièce c’est son œuvre entière que nous couronnons. Quant à celle de M. Richepin, ai-je besoin d’en rien dire ? Tout le monde la connaît ; elle a séduit le public par l’intérêt des situations, les lettrés par la virtuosité du style. On a dit sans doute que le héros de ce drame est un de ces chemineaux comme on en rencontre peu sur les routes ; mais M. Richepin a voulu faire une pièce de braves gens ; ne nous en plaignons pas : elle nous repose de celles où l’on prend plaisir à ne nous montrer que des gens malhonnêtes.
Enfin, c’est un poète encore, M. Henri de Régnier, qui a obtenu le prix Vitet. M. de Régnier est l’un des chefs de cette école nouvelle qui ne se propose rien moins que de modifier la forme et l’esprit de la poésie française, L’entreprise est hardie, et il est naturel qu’elle n’inspire à l’Académie, héritière des vieilles traditions, qu’une confiance médiocre. Nous savons sans doute qu’aucun genre littéraire n’est condamné à l’immobilité ; nous nous souvenons que, dans notre siècle même, la poésie s’est renouvelée plusieurs fois par l’initiative de quelques grands poètes et l’apparition de quelques-unes de ces belles œuvres, comme les Méditations et les Feuilles d’Automne, qui font taire toutes les oppositions et forcent tous les suffrages. La nouvelle école ne nous a pas encore donné le chef-d’œuvre qui doit définitivement la consacrer, mais en attendant qu’il paraisse, il ne nous est pas défendu d’aller chercher chez elle les hommes de talent qu’elle a produits, et en quelque sorte de nous les approprier. Tout le monde reconnaît que M. de Régnier possède de rares dons poétiques, l’abondance et l’éclat des images, l’ampleur et l’harmonie de la période, une grâce à la fois irritante et naturelle qui le fait agréer de ceux mêmes qu’effarouchent ses hardiesses. L’Académie a fait comme eux ; elle ne lui a pas gardé trop de rancune de ses témérités, d’autant plus qu’à chaque volume qu’il publie son talent semble s’épurer et se rapprocher des modèles anciens. M. de Régnier s’apercevra sans doute qu’à ce changement sa poésie n’a rien perdu de ses qualités premières, et qu’elle y gagne au contraire un éclat plus solide, plus de netteté, plus de souplesse, et cette justesse d’expression et de pensée qui est le propre des œuvres durables.
De la poésie passons, ou, si vous aimez mieux, descendons à la prose. Et d’abord occupons-nous des prix Montyon et de ceux qui s’y rattachent. C’est une masse un peu confuse, qui ne comprend pas moins de quarante-quatre ouvrages couronnés. On y trouve, comme tous les ans, des romans qui s’efforcent d’être honnêtes, sans être ennuyeux, des études littéraires et morales, des épisodes historiques, des biographies comme celle du Dr Récamier, autour duquel M. Triaire a groupé tous les médecins illustres de son temps, ou celle du cardinal Maignan, par M. l’abbé Boissonnet. L’économie politique elle-même y a quelque place, avec M. de Malarce, qui a tant fait depuis quarante ans pour le progrès des institutions populaires ; et nous n’avons pas oublié non plus la presse utile, celle qui travaille à l’éducation du plus grand nombre ; nous avons voulu l’honorer en apportant nos félicitations et nos récompenses au Magasin pittoresque, fondé en 1833 par M. Charton et que dirige aujourd’hui M. Formentin. Le Magasin pittoresque a dépassé la soixantaine, ce qui est pour un journal, comme pour un homme, un âge très respectable.
Un des ouvrages dont nous avons été le plus frappés est celui du lieutenant-colonel Titeux sur Saint-Cyr. Ce gros livre, très bien fait, se compose de deux parties. La première raconte l’histoire de nos écoles spéciales militaires, et notamment de celle qui, depuis 1808, est établie dans la maison royale de Mme de Maintenon. La seconde, beaucoup plus courte, me paraît pourtant plus importante. M. Titeux y étudie à fond et compare entre eux deux systèmes d’éducation militaire, celui de l’Allemagne et celui de la France. Ses critiques sur l’École de Saint-Cyr, qu’il connaît bien, car il en a été l’un des plus brillants élèves, sont nombreuses, graves, et atteignent quelquefois l’organisation même de notre armée. Il est probable qu’elles seront contestées, surtout par ceux qui n’aiment pas qu’on dérange leurs habitudes ou leurs opinions. Quant à moi, la compétence me manque pour les apprécier ; tout ce que je puis dire, c’est qu’il règne dans le livre de M. Titeux un accent d’honnêteté et de sincérité qui attire vers l’auteur et donne confiance en ses idées.
Vous vous serez peut-être aperçus que ce sont les récits de voyages qui tiennent le plus de place dans notre liste ; ils étaient rares autrefois, parce qu’on voyageait beaucoup moins, ils nous arrivent aujourd’hui en telle abondance que nous sommes obligés de faire entre eux un choix sévère. Nous aurions voulu récompenser des ouvrages comme ceux de M. Noblemaire, qui a visité l’Égypte et l’Inde Anglaise, et nous raconte agréablement Ce qu’il y a vu. C’est un bon exemple, auquel il faut applaudir, que celui de ces jeunes gens qui, leurs études achevées, s’en vont compléter leur éducation en faisant le tour du monde. Mais, puisqu’il fallait se borner, vous comprendrez que nous préférions à ces voyageurs qui traversent la mer sur de bons paquebots, logent dans de bons hôtels et ne manquent de rien sur leur route, ceux qui s’en vont dans la brousse ou dans le désert, couchent sous la tente ou à la belle étoile, et ne mangent pas tous les jours.
Au premier rang de ces voyages héroïques mettons celui que Dutreuil de Rhins avait entrepris dans la Haute-Asie, et que son compagnon, M. Grenard, nous raconte. Fier et ferme, d’une indépendance un peu farouche, Dutreuil de Rhins n’était guère fait pour se plier aux occupations régulières et aux tâches subordonnées. Aussi sa vie, quoique bien courte, a-t-elle été fort agitée et pleine d’aventures. Il a couru presque toutes les mers, visité les contrées les plus diverses, rapportant de partout des observations précises, curieuses, nouvelles, dont il faisait profiter le public. Son travail le plus important est un grand ouvrage sur la géographie de l’Asie centrale, où il a réuni ce que nous disent de cette contrée les auteurs chinois, les pandits de l’Inde et les rares voyageurs européens qui ont pu l’entrevoir. Malheureusement ils en disent fort peu de chose, et Dutreuil de Rhins se désolait qu’il restât tant d’espace blanc sur la carte qu’il en avait tracée. Un seul moyen s’offrait pour combler ces vides, c’était d’y aller voir lui-même, et ce moyen n’était pas commode. Dutreuil de Rhins ne se faisait aucune illusion sur les difficultés de l’entreprise. Il tenait surtout à visiter le Tibet, et il savait bien que c’était précisément ce qu’on ne voudrait pas lui laisser voir. Comme il n’ignorait pas que le gouvernement chinois ne lui en donnerait jamais la permission, il se décida à ne pas la demander. Son plan consistait à y entrer par le nord, qui est absolument désert, et où il était sûr de ne trouver sur son chemin ni douanier, ni gendarme. Il voulait tenter d’y pénétrer le plus loin possible ; une fois qu’il y serait, il faudrait bien qu’on l’en laissât sortir, et, à l’aller comme au retour, il verrait le pays. Il partit donc, avec un seul compagnon européen, un élève de l’École des langues orientales, M. Grenard. Pendant deux ans, il parcourut le Turkestan russe et le Turkestan chinois, puis il se jeta intrépidement dans les montagnes du Tibet, avec des serviteurs dont il n’était pas sûr et des guides qui ne savaient pas toujours le chemin. Les souffrances furent rudes. On s’avançait en silence dans l’ombre froide, le long de montagnes énormes, cou-vertes de neiges, à une altitude de quatre à cinq mille mètres, sans gîte et quelquefois sans pain. Pendant soixante jours, on n’aperçut aucune créature vivante, pas une touffe d’herbe, pas une trace d’animal, pas un vol d’oiseau, rien qui donnât un peu de vie à cette solitude morne et désolée. La traversée finie, quand on fut arrivé dans un pays qui semblait plus humain, il se trouva que l’homme était plus sauvage encore que la nature : des paysans fanatiques, excités par des moines bouddhistes, reçurent la caravane à coups de fusil. Dutreuil de Rhins, atteint par une balle, fut jeté, vivant encore, dans la rivière. M. Grenard eut grand’peine à s’échapper et à poursuivre sa route jusqu’à Pékin. Là, il put se faire rendre les papiers de la mission et s’en est servi pour composer le récit de ce dramatique voyage. Il y a joint deux volumes excellents d’observations sur les pays qu’il a parcourus ; il y décrit l’aspect des lieux, les mœurs des habitants, leurs croyances religieuses et leur façon de vivre. L’Académie est heureuse de récompenser par le prix de Joest un ouvrage qui a coûté tant de peine, et qui fait si grand honneur à la science française.
Ne quittons pas ces contrées sans dire un mot de l’Histoire des missions dans l’Inde, par M. l’abbé Launay. Ce sont quatre gros volumes, pleins de renseignements exacts et sincères, où tout est dit simplement, les échecs comme les succès, sans aucun voile de complaisance, sans aucun euphémisme de commande, dans un esprit de sagesse et de mesure. Tous nos explorateurs qui ont si souvent rencontré sur leur chemin les prêtres des Missions étrangères et qui en ont reçu tant d’indications utiles, nous remercieront de ne pas oublier, dans nos récompenses, une compagnie qui a tant fait pour la civilisation chrétienne et l’influence française.
Avec le commandant Toutée, nous passons de l’Extrême-Orient au cœur de l’Afrique. Il s’agissait, dans l’expédition dirigée par M. Toutée, de résoudre une question très grave pour nous : le moyen Niger est-il ou non navigable ? Les Anglais prétendaient qu’il ne l’était pas, et la raison qu’ils avaient de le croire, ou de le dire, c’est qu’ils le souhaitaient beaucoup. M. Toutée a prouvé qu’il l’est, en y naviguant pendant plus de cent jours de suite. Il l’a remonté et redescendu depuis Zinder jusqu’à Arenberg, poste fortifié qu’il a fondé sur le rivage. Vous pensez bien que cette navigation n’a pas toujours été facile : on y a fait une dizaine de naufrages consécutifs. Il a fallu à M. Toutée, pour se tirer partout d’affaire, déployer une incroyable fécondité de ressources. C’est une qualité bien française, et il la possède à un très haut degré. Cet officier d’artillerie s’est trouvé à l’occasion un très habile diplomate, un ingénieur, un charpentier, un agronome, un marin ; à la fin, il est redevenu un soldat, lorsque, avec sa petite troupe qu’il animait de son courage, il a tenu tête à quinze cents Touaregs, qui ont laissé leur chef sur le champ de bataille. Dans le récit qu’il nous fait de ses aventures, nous retrou-vons encore une qualité française, la gaieté ; sa bonne humeur résiste aux circonstances les plus pénibles : il est de ceux qui se consolent de tout avec un sourire. Ouvrez le livre de M. Toutée, vous le lirez jusqu’au bout, et vous y trouverez grand plaisir. Je ne sais pourquoi il a éprouvé quelque part le besoin de demander grâce pour son style. Aussi modeste que brave, il ne se doute pas qu’il écrit bien, ce qui est peut-être le véritable secret pour bien écrire.
Il me reste à parler de deux intéressants récits de campagne, que nous avons choisis entre plusieurs autres, ceux du lieutenant-colonel Lentonnet et du lieutenant de vaisseau, Émile Duboc. Le colonel Lentonnet a fait partie de l’expédition de Madagascar ; il se distingua, avec ses tirailleurs algériens, au combat de Tsarasaotra, qui fut l’un des plus sérieux de la campagne. Il était de cette élite de braves que le général Duchesne emmena avec lui à marches forcées et qui prit Tananarive. Il souffrit comme les autres, plus que les autres peut-être, parce qu’il était affectueux et compatissant de sa nature, et qu’il ressentait jusqu’au fond du cœur toutes les douleurs de ceux qui l’entouraient. Epuisé par la maladie, il fut embarqué malgré lui pour la France et mourut en route. On nous a donné les notes qu’il prenait tous les jours pour lui seul et pour sa famille. Elles nous font connaître une âme de soldat, très ferme et très douce à la fois, un de ces hommes esclaves de leur devoir, et qui l’accomplissent à la lettre, sans faiblesse et sans forfanterie. Il doit s’en trouver beaucoup de semblables dans notre armée ; on les ignore, parce qu’ils n’aiment pas le bruit et n’attirent pas volontiers sur eux les regards. Il est bon pourtant que de temps en temps le hasard fasse sortir de cette masse silencieuse une voix qui parle pour tous les autres et nous apprenne ce qu’ils valent.
Le lieutenant de vaisseau Émile Duboc a d’abord servi au Tonkin. Il était à l’affaire d’Hanoï et il a vu tomber près de lui le commandant Rivière. Il a passé de là dans l’escadre de l’amiral Courbet et il a fait la guerre de Chine. Dans le récit qu’il en a donné, on trouve une page incomparable : c’est celle où il raconte comment, par une nuit noire, avec un mauvais canot armé en porte-torpille et monté par cinq hommes d’équipage, lui compris, il a franchi la redoutable passe de Shei-Poo, s’est aventuré à dix milles marins de l’escadre française, au milieu de la flotte chinoise et a fait couler à pic, d’un coup de torpille, la frégate, le Yu-Yen, de 3400 tonneaux et de 23 canons. Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’il s’est trouvé assez de courage et de sang-froid pour analyser, avec une précision étonnante, ses impressions pendant ces dernières minutes. « Le sacrifice de l’existence, nous dit-il, était fait et bien fait. Je n’avais plus dès lors aucun souci de ma guenille terrestre. Ce souci enlevé, il me sembla que j’appartenais par avance à un autre monde. » Puis il raconte comment, tout entier au coup qu’il préparait, il n’entendait plus le bruit de la canonnade, il ne voyait pas les balles qui pleuvaient autour de lui ; ses yeux étaient fixés uniquement sur cette muraille noire dont il approchait et où il allait attacher sa torpille. — Mais je ne veux pas gâter le récit en l’abrégeant ; il faut le lire en entier dans le livre de M. Duboc.
Ne trouvez-vous pas, Messieurs, que cette page et d’autres que je pourrais citer répondent tout à fait aux exigences du prix fondé par M. de Montyon ? Connaissez-vous rien qui soit plus vraiment « utile aux mœurs » ? Ces explorateurs, ces soldats, ces marins, ont fait mieux qu’ajouter quelque territoire nouveau à la vieille patrie. Ils nous ont donné d’admirables exemples de courage et de dévoûment ; ils nous ont montré que la sève des fortes vertus n’est pas épuisée chez nous ; ils nous ont consolés et soutenus. Remercions-les de nous rendre un peu de confiance en nous-mêmes, nous en avions grand besoin. J’ai bien envie de leur dire, comme l’amiral Courbet, quand il pressait dans ses bras, à la coupée du Bayard, Duboc et ses compagnons : « Oh ! les braves gens ! il n’y a pas de plus braves gens au monde ! »
Vous ne serez pas étonnés que, dans la liste que vous avez sous les yeux, les prix littéraires tiennent une très grande place. C’est le rôle particulier, c’est le devoir de l’Académie d’encourager la littérature ; aussi est-ce à la littérature, sous toutes ses formes, que la plupart de nos concours se rattachent de quelque manière. Nous avions cette année deux prix de traduction à donner, le prix Jules Janin, qui est réservé aux littératures anciennes, et que se sont partagé MM. Poyard, Chaignet, Desrousseaux, le prix Langlois, décerné à Mlle Obert, qui a traduit la Syntaxe française du XVIIe siècle de M. Haase. Mlle Obert est une Russe qui a étudié dans nos écoles ; elle ne s’est pas bornée à nous donner de l’ouvrage de M. Haase une version fidèle et intelligente, elle l’a complété et amélioré. C’est un cas assez curieux, à ce qu’il me semble, de voir un savant ouvrage sur notre langue composé par un professeur allemand, et traduit en français, et en bon français, par une Russe. — Le prix Saintour est destiné à récompenser des études savantes, grammaires, lexiques, éditions originales, recherches sur d’anciens auteurs. Nous l’attribuons à M. Gasté, qui a réuni dans un volume toutes les pièces relatives à la querelle du Cid, en les accompagnant de notes et d’explications intéressantes ; et à M. Arnould, pour son Racan, excellent livre, un peu long peut-être, mais qui contient beaucoup de documents nouveaux, et qui se termine par un lexique de la langue de cet aimable poète, que le XVIIe siècle mettait si haut, et que nous avons trop oublié.
Parmi les ouvrages qui appartiennent à la littérature proprement dite, plaçons d’abord ces études morales, ces tableaux de la société et de la vie, ces recueils de pensées et de réflexions qui sont si véritablement un genre français. Nous en avons reçu un très grand nombre, nous en avons couronné quelques-uns. Sur celui qui est intitulé Nuances morales, aucune discussion ne s’est élevée. On a été d’accord que l’auteur, une femme d’esprit, qui se cache sous le nom de Marie Valyère, excelle à exprimer des idées justes, sous une forme piquante, ce qui est le grand mérite de cette sorte d’ouvrages, et on lui a donné sans contestation le prix Jules Favre. Le livre de M. Brenier de Montmorand, la Société française contemporaine, a trouvé plus de contradicteurs. Le titre a paru ambitieux et un peu démesuré pour un ouvrage où il n’est guère question que de la noblesse et du clergé. On lui a aussi reproché de ne montrer que le mal, et de laisser le bien dans l’ombre ; mais les moralistes n’ont pas trop coutume d’être des faiseurs de compliments, et on leur pardonne leurs gronderies en faveur de leurs bonnes intentions. Celles de M. Brenier de Montmorand sont tout à fait louables : il prêche à notre jeune démocratie la double nécessité de mettre à sa tête une élite, et de se donner un idéal. Voilà d’excellents conseils ; mais il me semble que ce n’est pas tout à fait de ce côté que notre jeune démocratie se dirige. Après avoir parlé des ouvrages qui étudient la société française, n’oublions pas de mentionner ceux où il est question des autres pays, comme, par exemple, le tableau, peut-être un peu flatté, de la vie des peuples scandinaves par M. Maurice Gandolphe, et le livre de Mlle Menant sur les Parsis. Il s’agit dans ce livre de ce petit peuple qui a quitté sa patrie pour sauver sa foi, qui, au milieu des chrétiens, des musulmans, des bouddhistes, et tout en s’accommodant autant qu’il le peut à un monde qui n’est plus le sien, reste lui-même, continue à prier Ormuz, adore le feu, lit l’Avesta comme faisaient ses pères il y a plus de trois mille ans, ce qui nous ramène presque ail berceau du monde.
On étudie beaucoup aujourd’hui, et l’on connaît mieux qu’autrefois l’histoire de notre littérature. Les bons livres, qui traitent de nos grands écrivains, sont nombreux, et nous les accueillons volontiers. Nous en avons même, cette année, couronné un si grand nombre qu’il n’est pas possible que je vous parle de tous comme je le voudrais et comme ils le méritent. C’est à peine si j’en puis citer quelques-uns, comme, par exemple, l’étude de M. Parigot sur le Drame d’Alexandre Dumas, celle de M. Strowski sur Saint François de Sales, celle de M. Zyromski sur Lamartine poète lyrique. C’est à Lamartine encore qu’aboutit le travail de M. Henri Potez sur l’Élégie en France avant le romantisme. Il y montre que notre grand poète est moins isolé qu’on ne le croit, et rétablit la chaîne qui conduit des œuvres de Parny, d’André Chénier, de Millevoye, jusqu’aux Méditations. M. Lintilhac a fait précéder l’un de ses livres, qui contient une série d’études littéraires, d’un petit traité sur la conférence dramatique, où il donne, d’une manière très piquante et très vivante, des préceptes pour y réussir. C’est un sujet qui lui est tout à fait familier. Mais pourquoi donc a-t-il intitulé le chapitre où il nous apprend comment on se prépare à parler en public : « la cuisine d’une conférence ? » Le mot est vraiment un peu bas et par trop sévère ; on en veut à M. Lintilhac de traiter avec si peu d’égards un genre où il excelle. Je me reprocherais de ne pas insister sur la Vie d’Ernest Renan par Mme James Darmesteter. Ce livre composé de souvenirs personnels, écrit avec tant de finesse, de grâce, de sympathie, ne pouvait pas laisser l’Académie indifférente. Nous sommes encore trop près de Renan, il a touché à des questions trop brûlantes pour qu’on puisse tout à fait s’accorder aujourd’hui sur son œuvre religieuse et scientifique. C’est la postérité qui mettra à son rang définitif le philosophe, le savant, le penseur. Mais il nous appartient à nous, ses contemporains, de dire ce qu’était l’homme. Nous devons rendre hommage à ses nobles qualités, à l’élévation de son caractère, à son désintéressement, à sa large tolérance, à son mépris des injures. Le plus grand éloge qu’on puisse faire de Mme Darmesteter, c’est que tous ceux qui ont connu et qui ont aimé Renan le retrouveront dans son livre.
M. Maurice Tourneux est un fureteur, à la recherche des documents nouveaux qui peuvent éclairer notre histoire littéraire ; et j’ajoute que c’est un fureteur habile et heureux. Mais de toutes les découvertes qu’il a faites, il y en a peu d’aussi intéressante que celle dont il nous fait profiter dans son livre sur Diderot et Catherine II. Catherine souhaitait beaucoup de recevoir la visite d’un de ces grands écrivains de Paris dont s’entretenait le monde c’était alors la mode parmi les souverains. Elle s’adressa d’abord à Voltaire, mais Voltaire, qui avait appris chez Frédéric II ce qu’il en coûte de fréquenter les rois, refusa. Diderot, qui était l’obligé de l’impératrice, fut bien forcé d’accepter, et il se mit en route pour Saint-Pétersbourg, où il resta cinq mois. Que se passa-t-il dans ce voyage, qui, comme on pense bien, fit grand bruit ? Quels furent les rapports entre le philosophe et l’impératrice ? Personne ne le savait positivement, ce qui n’empêche pas que chacun en parlait à sa manière. Frédéric, qui était jaloux de sa grande voisine, et qui ne pouvait pas souffrir Diderot, affirmait qu’on l’avait trouvé raisonneur, ennuyeux, insupportable. À Paris, où l’on savait qu’il n’avait pas l’usage des cours, on supposait volontiers qu’il avait dû déplaire à l’impératrice par ses gaucheries et ses familiarités. « Il lui prend la main, disait Grimm, il lui saisit le bras, il tape sur la table, comme s’il était chez le baron d’Holbach. » On allait jusqu’à dire que, pour se mettre à l’abri des gesticulations du philosophe, elle n’avait rien trouvé de mieux que de placer entre eux deux un petit meuble. Ce qui se passait véritablement dans ces entretiens, nous le savons aujourd’hui, grâce à M. Tourneux. Il faut bien que Catherine y ait trouvé de l’agrément puisqu’elle pria Diderot ; avant son départ, d’en fixer le souvenir dans un écrit qu’elle voulait garder. C’est cet écrit que M. Tourneux nous rapporte de Saint-Pétersbourg. Quand on connaît Diderot, et sa verve toujours enflammée, il n’y a pas à craindre que ce ne soit qu’un sec résumé de conversations refroidies. Il vient de quitter l’impératrice, il se croit toujours en sa présence, il lui semble qu’il la voit, qu’il lui parle, il s’excite, il s’anime, il retrouve le ton, il nous rend l’illusion de l’entretien véritable. Les sujets qu’il traite sont souvent très délicats ; à l’aide de beaucoup de compliments, il fait passer quelques leçons, il dit des vérités, il donne des conseils, il prêche la tolérance, il prononce à demi-voix le nom de la liberté ; il lui arrive même de toucher aux affaires et à la politique. — Savions-nous qu’il a été l’un des précurseurs de l’alliance de la France avec la Russie ? Il prédit « qu’un jour le sang russe se mêlera au sang français dans les batailles ». — À ce moment la France désolait ses amis par ses faiblesses, sa légèreté, ses inconséquences. Comme c’est son usage, elle était la première à se déprécier et criait contre elle-même plus fort que tous les autres. À Paris, les écrivains, les poètes, les philosophes, ces ingrats à qui tout le monde faisait fête, se montraient sans pitié pour leur pays. Diderot ne lui est pas non plus fort indulgent. Il conseillait au grand-duc, qui allait partir pour visiter l’Europe, de ne pas trop s’attarder chez nous. « L’air de la France, lui disait-il, est à la longue très contagieux. Paris est une coquette à côté de laquelle il ne faut pas demeurer trop longtemps. » Cependant il allait moins loin que les autres. Précisément, à la même époque, un écrivain à la mode, qu’on s’arrachait dans les salons, en tête d’un ouvrage dédié à l’impératrice de Russie, osait écrire de la France : « Cette nation avilie est aujourd’hui le mépris de l’Europe ; nulle crise salutaire ne lui rendra la liberté : c’est par la consomption « elle périra. » Diderot semblait répondre à cette sinistre prédiction, quand il disait à Catherine : « Ah Madame, il ne dépend que de ceux qui nous gouvernent de faire encore une grande et belle nation de nous. L’étincelle sacrée qui reste d’un grand brasier n’a besoin que d’un souffle. » On vit bien, quelques années plus tard, que c’était Diderot qui avait raison.
M. Edmond Biré est, comme M. Tourneux, un critique consciencieux, exact jusqu’à la minutie. Il a le goût de l’inédit : c’est la passion du jour. Il aime beaucoup la nouveauté ; mais tandis que d’autres la cherchent dans les caprices de la fantaisie, lui est convaincu que ce qu’il y a de plus rare au monde, et, par conséquent, de plus nouveau, c’est d’être vrai. Seulement il veut que la vérité soit entière, complète ; il la poursuit jusque dans les détails en apparence les plus insignifiants : De ces recherches infatigables, de cette étude attentive des petits faits, il a tiré un chapitre fort piquant de la psychologie des grands écrivains. Il a montré comment, dans les confidences qu’ils nous font sur eux-mêmes, après quelques années, ils sont enclins à se tromper, et par suite, à nous tromper, avec quelle complaisance, sans le vouloir, presque sans le savoir, ils arrangent les faits, dans l’intérêt de leur renommée, ou simplement pour l’agrément des lecteurs, comment aussi le public se fait leur complice et de quelle manière les légendes se forment autour de leur jeunesse et à propos de leurs écrits. Ces légendes, il en est le mortel ennemi ; il les poursuit, il les démasque, il les dépouille de tous les orne-ments dont on les embellit, et les ramène à la froide réalité. Assurément, s’il eût vécu au moyen âge, on l’aurait appelé un grand dénicheur de saints. En ce moment, il est occupé d’une tâche un peu différente, mais qui n’est pas moins utile. Il nous donne les Mémoires d’outre-tombe, non comme ils furent publiés après la mort de Chateaubriand, découpés, déchiquetés dans une multitude de petits chapitres, qui leur donnaient une apparence de roman-feuilleton, mais comme l’auteur les avait conçus, avec les divisions qui sont indiquées dans l’ouvrage lui-même ; il se flatte avec raison que cette belle ordonnance en fait un livre nouveau. M. Biré a ceci de singulier, qu’il habite la province, et qu’il n’en sort guère. Comment fait-il, étant si loin des bibliothèques et des archives, pour être si bien informé, et convaincre si souvent les Parisiens de mensonge ou d’erreur ? C’est son secret. C’était aussi, dans les siècles passés, celui des Peyresc, des Bouhier, de tant de parlementaires, de tant de religieux, qui n’ont pas eu besoin de quitter leurs châteaux ou leurs couvents pour devenir de fort savants hommes. M. Biré est un peu de leur école ; non seulement il publie de bons livres, mais en prouvant qu’on peut travailler partout, quand on le veut bien, il encline à se tromper, et par suite, à nous tromper, avec quelle complaisance, sans le vouloir, presque sans le savoir, ils arrangent les faits, dans l’intérêt de leur renommée, ou simplement pour l’agrément des lecteurs, comment aussi le public se fait leur complice et de quelle manière les légendes se forment autour de leur jeunesse et à propos de leurs écrits. Ces légendes, il en est le mortel ennemi ; il les poursuit, il les démasque, il les dépouille de tous les ornements dont on les embellit, et les ramène à la froide réalité. Assurément, s’il eût vécu au moyen âge, on l’aurait appelé un grand dénicheur de saints. En ce moment, il est occupé d’une tâche un peu différente, mais qui n’est pas moins utile. Il nous donne les Mémoires d’outre-tombe, non comme ils furent publiés après la mort de Chateaubriand, découpés, déchiquetés dans une multitude de petits chapitres, qui leur donnaient une apparence de roman-feuilleton, mais comme l’auteur les avait conçus, avec les divisions qui sont indiquées dans l’ouvrage lui-même ; il se flatte avec raison que cette belle ordonnance en fait un livre nouveau. M. Biré a ceci de singulier, qu’il habite la province, et qu’il n’en sort guère. Comment fait-il, étant si loin des bibliothèques et des archives, pour être si bien informé, et convaincre si souvent les Parisiens de mensonge ou d’erreur ? C’est son secret. C’était aussi, dans les siècles passés, celui des Peyresc, des Bouhier, de tant de parle-mentaires, de tant de religieux, qui n’ont pas eu besoin de quitter leurs châteaux ou leurs couvents pour devenir de fort savants hommes. M. Biré est un peu de leur école ; non seulement il publie de bons livres, mais en prouvant qu’on peut travailler partout, quand on le veut bien, il donne un excellent exemple. L’Académie l’en récompense en lui accordant le prix Née.
J’arrive — un peu tard — aux prix qui sont attribués à l’histoire, et d’abord au prix Gobert. Nous le donnons cette année au R. P. Baudrillart, ancien élève de l’École Normale, et prêtre de l’Oratoire, pour son ouvrage intitulé : Philippe V et la cour de France. C’est un sujet de première importance. « L’année 1700, dit M. Baudrillart en commençant son livre, a vu naître en Europe quelque chose de nouveau et quelque chose de grand : l’union de deux peuples, séparés longtemps par un accident dynastique et politique, contraire à leur penchant naturel aussi bien qu’à leur histoire. » Cette union, qui tendait à joindre toutes les races latines sous l’hégémonie de la France, fut naturellement combattue par les peuples du Nord, l’Angleterre, l’Allemagne, la Hollande, et contrariée par les jalousies de ceux mêmes qui devaient en profiter. En somme, la grande idée de Louis XIV ne fut que très imparfaitement réalisée ; ce qui en resta du moins, c’est que l’hostilité entre la France et l’Espagne, qui durait depuis des siècles, cessa, et l’on peut dire, malgré quelques orages passagers, qu’elle n’a plus reparu. M. Baudrillart n’a pas entrepris de raconter les événements eux-mêmes dans leur détail infini, mais seulement les relations entre les deux cours par lesquelles les événements s’expliquent. Ce qui lui a permis de renouveler le sujet, ce sont les découvertes qu’il a faites aux archives d’Alcala de Hénarès, qui contiennent les papiers personnels de Philippe V. Il y a trouvé, parmi beaucoup d’autres pièces curieuses, 400 lettres de Louis XIV, presque toutes inédites, et 200 du duc de Bourgogne. Grâce à ces ressources inattendues, l’œuvre a pris de très vastes proportions ; elle formera quatre gros volumes, dont trois ont par u. Tous ont leur importance, mais le premier se lit avec plus de plaisir que les autres. La figure de Louis XIV le domine, et, quoi qu’on pense de ce prince, sa présence suffit pour communiquer aux faits où il est mêlé une incomparable grandeur. Saint-Simon lui-même, qui l’a si cruellement traité, n’est tout à fait intéressant que quand il parle de lui. À la vérité, nous n’avons pas affaire ici à ce roi victorieux, qui dictait ses volontés à l’Europe. Il est vaincu, il demande la paix et ne peut l’obtenir qu’aux conditions les plus dures. Mais ses désastres ne l’ont pas amoindri ; au contraire, il y gagne, pour parler comme Bossuet, ce je ne sais quoi d’achevé que le malheur ajoute aux grandes âmes. Voilà bien l’impression que nous laisse l’ouvrage de M. Baudrillart et ces admirables lettres de Louis XIV retrouvées à Alcala, où il conserve, avec un sentiment si vif de son devoir envers ses peuples, le respect de lui-même et sa dignité dans l’infortune. Le succès de M. Baudrillart ne s’est pas borné à la France : l’Espagne aussi a bien accueilli un livre qui retrace une époque importante de son histoire, et c’est l’illustre homme d’État, que nous venons de voir périr si misérablement, Canovas del Castillo, qui a voulu le présenter lui-même à l’Académie de Madrid.
La Défense nationale, en huit volumes, par M. Pierre Lehautcourt, obtient le second prix Gobert. L’auteur, qui est un soldat, a ce mérite rare, dans le récit de faits si ré-cents, qu’il a dit la vérité sans faiblesse et sans violence et qu’il garde partout la modération et la sérénité qui conviennent à l’histoire. L’exposition des opérations stratégiques y est très claire, malgré que le détail abonde. Les circonstances sont rapportées avec assez d’exactitude, sur des données assez nombreuses, pour que nous voyions clairement pourquoi et comment elles ont été plus fortes que nous. « L’Histoire de la Défense nationale. nous disait le rapporteur, qui est lui-même un historien éminent, prouve une fois de plus que les armées ne s’improvisent pas, que la guerre se fait avec des soldats et non avec des hommes, et que les plus généreux et les plus gigantesques efforts, s’ils sauvent l’honneur, ce qui est beaucoup, ne peuvent rien contre des forces régulières, produites et organisées par de solides institutions militaires » ; et il ajoutait : « En proposant pour le second prix Gobert ce livre excellent à tant de titres, la commission se croit obligée de déclarer que l’œuvre est supérieure à la récompense. »
Des sept ouvrages qui se partagent le prix Thérouanne, je n’en puis mentionner qu’un, celui de M. Taphanel sur La Beaumelle et Saint-Cyr. Le nom de La Beaumelle est aujourd’hui en fort petite estime ; son livre fameux sur Mme de Maintenon passe pour un roman et l’on n’a aucune confiance dans l’édition qu’il a donnée de ses lettres. L’ouvrage de M. Taphanel ne détruira pas tout à fait ces préventions, mais il oblige à faire quelques réserves. Nous y voyons, à notre grande surprise, que La Beaumelle a travaillé sous les yeux des dames de Saint-Cyr, qu’il était leur familier et leur hôte, que ce huguenot, quand il les allait voir, était logé dans l’appartement réservé à l’évêque de Chartres, qu’elles lui ont communiqué tous leurs documents et revu son livre avant qu’il ne fût publié. Cela ne veut pas dire qu’il ne contienne que des faits avérés et des textes irréprochables : au XVIIIe siècle on n’y regardait pas de si près. Mais si l’on fera bien de ne le consulter qu’avec précaution, les renseignements fournis par M. Taphanel montrent qu’on n’a pas le droit de le négliger.
Les concours Gobert et Thérouanne ne sont pas les seuls où les historiens aient obtenu des récompenses. En réalité ils se sont glissés un peu partout. Il faudrait les y aller chercher, si nous voulions montrer dans un tableau d’ensemble la part que nous avons faite à l’histoire. Ce sont assurément des livres d’histoire que cette vie romanesque d’Ange Piton, par M. Fernand Engerand, où il nous montre que ce chanteur des rues était un agent des princes qui faillit périr sous le Directoire pour avoir voulu restaurer la monarchie, en attendant qu’il mourût presque de misère, sous la monarchie restaurée ; et le récit de M. Maurice Jollivet , composé sur les papiers de lord Elliot, qui nous fait connaître comment l’Angleterre s’empara de la Corse en 1794 et de quelle façon elle la gouverna pendant trois ans. C’est bien aussi un livre d’histoire que celui de M. Lacour-Gayet, intitulé l’Éducation politique de Louis XIV. Il tient un peu plus que ne promet le titre et se compose de deux parties, qui ne sont peut-être pas fort bien liées entre elles. La première contient des renseignements curieux, quelquefois nouveaux, sur la manière dont Louis XIV a été élevé, et elle tend à prouver qu’il le fut peut-être avec plus de soin qu’on ne croit, quoiqu’il ait dit souvent lui-même qu’il n’était qu’un ignorant. La seconde, toute doctrinale, traite de l’autorité royale et de l’idée qu’on s’en faisait à cette époque. M. Lacour-Gayet montre que la légitimité du pouvoir absolu des rois n’était contestée de personne. Les protestants l’acceptaient comme les catholiques, les gallicans comme les ultramontains, les jansénistes comme les jésuites. La seule différence qu’il y avait entre eux c’est que chacun aurait voulu que ce pouvoir absolu s’exerçât à son profit.
Parmi les livres que nous couronnons, il y en a un qui paraît être moins de notre compétence, c’est celui de M. Henry Lapauze sur les pastels de La Tour qui sont à Saint-Quentin. Nous n’avons pas encore été mis en possession du prix que M. Charles Blanc a fondé pour la critique d’art et qui naturellement reviendrait à M. Lapauze. En attendant, si, dans ce classement que j’ai essayé de faire, je cherchais à quel groupe il conviendrait de le rattacher, je crois bien, quoique cela ait l’air d’un paradoxe, que je le mettrais parmi les livres d’histoire. Taine, dans ses entretiens si pleins d’idées neuves et de vues profondes que ses amis n’oublieront jamais, disait souvent qu’il n’y a rien de meilleur que de voir les portraits des gens d’une époque pour se mettre l’époque entière devant les yeux. Aussi ne manquait-il pas de visiter le cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, quand il voulait décrire un siècle et lui rendre la vie. Je me suis souvenu de ces paroles en feuilletant le recueil de M. Lapauze. Il y a là 87 portraits reproduits par la photographie avec une merveilleuse exactitude, expliqués dans des notices bien faites, et qui sont l’image vivante d’un temps. On l’y retrouve tout entier ; toutes les conditions, toutes les fortunes ont posé devant La Tour. Nous y voyons des grands seigneurs, des fermiers généraux, des princes, des ministres, des écrivains, des artistes, des abbés de cour, des comédiennes, et nous avons le sentiment qu’il nous les montre tout à fait comme ils étaient. Dans ses grands portraits, l’artiste a quelquefois voulu plaire à ses modèles, il les a flattés ou rajeunis. Mais ici, dans ces préparations qu’il faisait pour lui seul et qui ne devaient pas quitter son atelier, il ne prenait pas la peine de les embellir, il ne leur faisait grâce ni d’une année, ni d’une ride. Mme de Pompadour n’y a plus cet air de triomphe et d’apothéose qu’on lui voit sur le tableau du Louvre. Son œil est éteint, sa mine fatiguée, sa lèvre flétrie : c’est la fin d’une favorite. Ajoutons que La Tour n’est pas seulement un grand artiste, c’est aussi, suivant l’heureuse expression de M. Lapauze, un liseur d’âmes, et sur les traits de ses personnages, il met leur caractère. Quand on se promène dans ce bel hôtel Lécuyer, où la ville de Saint-Quentin a logé les pastels que lui a légués La Tour, quand on regarde ces figures si gracieuses, si piquantes, si animées, ces yeux pétillants d’esprit et qui semblent vous suivre, ces lèvres entr’ouvertes et prêtes à parler, ce n’est vraiment pas un musée qu’on visite, C’est la société même du XVIIIe siècle qu’on croit voir revivre devant soi. — N’avais-je pas quelque raison de dire qu’on peut prendre dans le livre de M. Lapauze une véritable leçon d’histoire ?
Il ne me reste plus, avant de finir, qu’à vous parler du prix Jean Reynaud, que chaque classe de l’Institut décerne à son tour. C’était à nous de le donner cette année. Le jour où nous devions nous décider, notre confrère, M. Legouvé, assistait à la séance. Il avait son candidat, et il en exposait les titres avec cette finesse, cette bonne grâce, qui donnent tant de prix à sa parole. Mais, pendant qu’il parlait, une idée venait à tout le monde. On se demandait pourquoi l’on irait chercher ailleurs ce qu’on avait devant soi. On se disait que, s’il est bon d’encourager les jeunes gens, qui sont l’espérance des lettres, il convient aussi de ne pas oublier ceux qui en sont l’honneur, qu’un prix académique est souvent la récompense d’un brillant début, mais qu’il peut être le couronnement d’une noble existence. Si bien que, quand est venu le moment de voter, toutes les voix se sont trouvées réunies, non pas sur le candidat de M. Legouvé, mais sur M. Legouvé lui-même. Il est le seul que ce résultat ait surpris. M. Legouvé est le doyen d’âge de l’Institut. Si vous consultez notre Annuaire, vous y verrez qu’il y a 44 ans qu’il fait partie de notre compagnie, mais en réalité voilà bien plus longtemps qu’il nous appartient. Le 15 avril 1813, bien jeune encore, il assistait à la séance où fut reçu le successeur de son père. Le directeur, après avoir fait l’éloge de Gabriel Legouvé et déploré sa perte prématurée, annonça que l’Académie prenait son jeune fils sous sa tutelle. « Elle s’engage, disait-il, à protéger son enfance, à guider sa jeunesse, pour qu’il devienne digne à la fois et du père dont il pleure la perte ; et de l’adoption qui la répare, si la perte d’un père pouvait se réparer. » Depuis ce temps, le pupille de l’Académie n’a cessé de lui faire honneur. Il n’a pas écrit une ligne dont il eût plus tard à se repentir ; il n’a jamais exprimé que des idées élevées, servi que des causes justes. Il a travaillé sans relâche à des œuvres honnêtes et utiles. Il y a quelques semaines encore, il nous apportait le livre qui contient ses conférences à l’École normale de Sèvres, et qui, quoi qu’il dise, ne sera pas le dernier. Dans nos réunions académiques, lorsque nous sommes en présence de ce vieillard que les années n’ont pas courbé, qui, à 92 ans passés ; reste si jeune d’esprit et de cœur, qui garde, dans ses manières la politesse et la grâce d’une autre époque, nous nous sentons ramenés vers le milieu du siècle dernier, et il nous semble vraiment que nous voyons recommencer devant nous la vieillesse de Fontenelle.