APPOSITION D’UNE PLAQUE COMMÉMORATIVE
SUR LA MAISON D’ENFANCE
DE MONSIEUR PAUL BOURGET
à CLERMONT-FERRAND, le 7 juillet 1957
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. F. ALBERT-BUISSON
Délégué de l’Académie française
Mesdames,
Messieurs,
Les commémorations sont comme des revanches que la piété de quelques hommes impose à l’infidèle mémoire des autres, et je remercie l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Clermont d’avoir pris l’initiative de celle qui nous réunit aujourd’hui pour l’apposition d’une plaque sur la maison d’enfance de Paul Bourget.
Lorsque l’Académie Française m’eut désigné pour la représenter à cette cérémonie, mon premier soin fut de relire le discours que prononça le Vicomte de Vogüé, lors de la réception sous la Coupole de Paul Bourget, le 13 juin 1895. Celui-ci n’avait alors que quarante-trois ans. Le Directeur de l’Académie était donc parfaitement à l’aise pour respecter la tradition qui veut que son discours soit un éloge, certes, mais que les sentiments admiratifs ne s’expriment pas sans quelque ironique condescendance.
Melchior de Vogüé nous a laissé une félicitation pleine d’esprit et d’amitié, qui présentait du nouvel élu un portrait fort ressemblant pour ses contemporains.
Il soulignait toutes les qualités d’un confrère qui passait déjà pour être, dans sa génération, le meilleur romancier de la société parisienne : « Votre nom, disait-il, voltige sur les lèvres des hommes, il s’attarde sur celles des femmes. » Pour moi, la figure de Bourget prend une tout autre importance. Son nom n’évoque plus seulement une personnalité d’élite dont le dessein est de combler de plaisirs littéraires une société raffinée, il caractérise un moment de notre histoire intellectuelle.
Après 1890, le naturalisme était à son apogée, mais aussi il était entré dans une impasse, il aboutissait à un « tunnel bouché », selon l’expression d’Huysmans. Zola triomphait ; cependant l’opinion commençait à ressentir, à l’égard de son œuvre, une certaine fatigue.
Il avait donné de son siècle une image dont nous n’avons pas cessé de reconnaître qu’elle nous présente une grande part de vérité, mais on se rendait compte que cette vérité était limitée, mutilée parfois. Le roman avait voulu prendre pour fondement la philosophie positive qui recommandait, avec raison, l’examen attentif des faits et la recherche des lois régissant ces faits. Il fallait bien reconnaître, toutefois, que cette méthode ne permettait de saisir qu’une faible part de ce qu’on englobe sous le nom de réalité humaine. L’opinion était insatisfaite. L’heure avait-elle sonné de la revanche des adversaires du naturalisme ?
Il ne semblait pas encore qu’il dût en être ainsi : la critique conservatrice, qui le combattait, se voyait taxer de parti pris. Elle opposait, à une conception qu’elle réprouvait, une fin de non recevoir brutale, un véhément refus d’examen. Au nom de la poésie, de l’inspiration, elle niait la valeur de la recherche méthodique.
La critique que Zola aimait à appeler « normalienne » avait certes plus de portée. Ses tenants, de Sarcey à Brunetière, savaient mieux que Barbey d’Aurevilly comment on conquiert l’opinion en France. Ils appelaient à la rescousse nos exigences en matière de goût et de style et ce que nos traditions littéraires ont de plus incontestable. Malgré la valeur de leurs arguments, ils ne remportaient que des victoires incomplètes et ne parvenaient pas à mettre au jour une conception du roman moderne.
Ce n’était donc pas ces combats qui devaient amener le naturalisme à céder le pas, mais bien l’œuvre d’écrivains qui, en dehors de cette mêlée, se replièrent sur eux-mêmes.
En livrant ses impressions de voyageur et de rêveur, Loti allait utiliser tous les registres de la sensibilité. En servant, dans la solitude de son cabinet, le culte des civilisations passées, Anatole France allait restaurer les droits du goût, de la mesure et de l’esprit de conversation. La « culture du moi » allait conduire Barrès à l’analyse des hautes valeurs spirituelles.
Et c’est en s’interrogeant sur les impératifs de sa conscience que Bourget allait rénover le roman contemporain.
Dans cette maison où nous voici rassemblés, Bourget, enfant précoce, mais toujours avide de lecture, s’était exercé à écrire un nombre de poèmes, de récits, d’analyses, que les témoins de sa vie nous ont dit être incalculable. Plus tard, à Sainte-Barbe, et pendant les difficiles années qui précédèrent la notoriété, il cherche la forme du poème ou du roman qui lui permettra le mieux d’exprimer sa personnalité. Mais, il l’a dit lui-même : Comment discerner des figures qu’il se façonnait tour à tour d’après les livres, sa personnalité véritable qui semblait se disperser et s’évanouir dans le souvenir des auteurs assimiles avec voracité ?
Pourtant il prend conscience de ce qui domine en lui. Il se reconnaît médiocrement doué pour la description pittoresque, pour l’évocation des formes. « En revanche, dit-il, le souvenir des plus légères émotions demeure si vivant dans ma mémoire que j’ai la puissance de les ressentir pour ainsi dire à nouveau avec toute leur douceur et toute leur amertume. »
Il a appelé cette faculté « l’imagination des sentiments » ; elle lui permettait de retrouver intactes ses impressions les plus nuancées et les plus délicates, même s’il s’agissait de peines et de plaisirs lointains qu’il aurait pu croire recouverts par le voile de l’oubli.
En même temps, comme tous les jeunes gens de sa génération, il suit l’enseignement de Taine. C’est auprès de lui qu’il s’imprègne de cette idée que les faits livrés par l’expérience vulgaire peuvent être transformés en un recueil de perceptions qui les détaillent, les décomposent, les rendant ainsi susceptibles d’être expliqués et de révéler, par l’étude des circonstances qui les entourent, les profondeurs de la réalité. C’est Taine qui lui inspire sa définition de l’esprit philosophique : « Celui qui se forme sur les choses des idées d’ensemble, c’est-à-dire des idées qui représentent des séries entières de faits ».
Taine écrivait en 1865 : « Du roman à la critique et de la critique au roman, la distance aujourd’hui n’est pas grande. Si le roman s’emploie à montrer qui nous sommes, la critique s’emploie à montrer ce que nous avons été. L’un et l’autre sont maintenant une grande enquête sur l’homme, sur toutes les variétés, toutes les situations, toutes les floraisons, toutes les dégénérescences de la nature humaine. Par leur sérieux, par leur méthode, par leur exactitude rigoureuse, par leurs avenirs et leurs espérances, tous deux se rapprochent de la Science. »
On a dit que ces lignes prophétiques annoncèrent le roman naturaliste. Sans doute, si on les appuie de celles que Zola mettait en épigraphe à Thérèse Raquin. Mais elles annoncent encore bien mieux l’œuvre de Bourget.
Cette enquête que préconisait Taine, Bourget devait la mener avec la faculté dominante qu’il avait discernée en lui-même : l’imagination des sentiments, et elle devait le conduire à une méthode originale d’analyse à laquelle il a attaché son nom.
Aujourd’hui, nous nous servons couramment de l’expression « analyse psychologique », sans nous souvenir le plus souvent que c’est Bourget qui l’a chargée de sens. Il ranimait l’ancienne définition qui faisait de l’analyse le moyen de connaître les ressorts de la nature humaine, mais il en étendait singulièrement la matière puisqu’il l’appliquait non seulement à l’observation des tempéraments, des caractères et des mœurs, mais encore aux talents d’écrivains, aux impressions de voyage, aux sensations les plus variées dont nous sommes redevables à la nature ou à l’art.
C’est dans cet esprit qu’il écrit ses premiers romans : Cruelle Énigme, Un crime d’amour, André Cornélis, Mensonges, ces œuvres où notre jeunesse recherchait son éducation sentimentale.
Dans une préface de 1885, Bourget nous dit que « les lois imposées au romancier par les diverses esthétiques se ramènent en définitive à une seule : donner une impression personnelle de la vie ». Il y a beaucoup de modestie dans cette phrase, si l’on songe à quel prix Bourget communique cette impression. Sans verser dans l’individualisme, il nous conduit à admettre que la vie se confond avec les mouvements de l’âme. Nul mieux que lui n’a su nous guider dans l’infinie complexité des idées, des sentiments et des passions. En face d’un personnage dont la conduite est obscure et confuse, nous reconnaissons bientôt les raisons profondes qui expliquent ses attitudes les plus inattendues. Elles se trouvent dans les lointains éléments de son passé, dans ces émotions dont il ne se souvient plus qu’elles l’ont troublé, en laissant en lui des traces indélébiles quoique voilées. Cette « impression personnelle de la vie », il faut toute l’intelligence de Bourget, tantôt souple et subtile, tantôt vigoureuse dans la brusquerie, pour nous la faire accepter comme exactement conforme à la nature et pour jeter de la lumière dans l’enchevêtrement des actions contradictoires.
En réalité, l’esprit de Bourget romancier est celui qui se dégage de ses Essais de Psychologie contemporaine. La méthode qu’il a appliquée à l’étude des dix grands écrivains auxquels sa génération s’estimait le plus redevable : Baudelaire, Renan, Flaubert, Stendhal, Taine, Dumas fils, Tourgueniev, Leconte de Lisle, Amiel et les Goncourt, il ne la perd pas de vue en face des personnages qu’il crée. Ce qu’il a cherché à définir en eux, c’est moins une formule d’art que l’état d’âme qui leur avait permis d’agir sur leurs lecteurs et en particulier sur lui-même. Il a voulu faire un portrait moral de sa génération à travers les livres où elle avait reconnu ses maîtres, et pour cela il lui avait fallu entrevoir, derrière leurs ouvrages, les vies faites de passions, de joies et de douleurs. Et cette analyse qu’il avait menée à bien, il l’exerçait à l’égard des êtres imaginaires que son génie de romancier enfantait.
Comme tous les disciples de Taine, Paul Bourget, lorsqu’il écrivait ses premiers romans et ses Essais professait que les psychologues ne s’inquiètent guère du bien et du mal, « formules mal définies », disait-il, et aussi qu’un livre recherchant seulement la vérité n’est jamais immoral.
C’est d’une méditation sur ces pensées de sa jeunesse que devait naître un livre dont la date, 1889, et le succès forment un événement littéraire capital qui devait ouvrir une ère nouvelle dans la conception du roman et de la littérature en général. Cette méditation, il l’acheva en Auvergne, puisqu’en mars et en avril de l’année où il termina Le Disciple, Bourget vint chez sa sœur Clarisse avec l’intention de se documenter sur place pour certaines descriptions. Et remarquons, à ce propos, que Bourget, qui s’avouait maladroit pour peindre les paysages, a su évoquer de façon charmante les environs de Clermont. C’est sans doute qu’il y retrouvait bien vivantes les sensations de son enfance.
Le sujet qu’il avait choisi posait à l’écrivain un problème dont la gravité préoccupait alors toute l’époque.
La pensée déterministe avait fait progresser la connaissance d’une façon qui démontre incontestablement sa valeur ; elle ouvrait à la science un avenir immense et certain. Pouvait-elle s’appliquer à l’étude de l’homme ? Elle apportait certes en psychologie des explications indubitables. Mais ne risquait-elle pas de détruire ce qui est l’essentiel de la règle morale ? en un mot, si tous nos actes peuvent être considérés comme des maillons inséparables dans l’enchaînement des causes et des effets, que devient la responsabilité ? Sommes-nous responsables de nos actes ?
Et, en ce qui concerne plus particulièrement l’écrivain, est-il responsable de ce qu’il pense, ou bien sa pensée n’est-elle qu’un fait qui se justifie notamment par ses origines et les événements de sa vie ?
Suffit-il que nos contemporains reconnaissent en nous la sincérité des idées que nous avons conçues pour qu’elles aient la valeur d’un fait légitime ? Et pouvons-nous nous satisfaire de savoir qu’une fois exprimées elles auront des conséquences comme tout ce qui vient au jour, sans nous préoccuper de prévoir si ces conséquences servent la cause du bien ou celle du mal, notions imparfaitement définies, avait dit Bourget psychologue ? Était-ce bien vrai, et la moralité n’a-t-elle pas une nature qui la soustrait à l’explication positive ? Son évidence est-elle du même ordre que l’évidence scientifique, ou bien l’âme obéit-elle à un ordre que la pensée humaine est impuissante à analyser ?
Vous connaissez la réponse de Bourget. D’une part, Le Disciple ramenait son auteur vers le spiritualisme et ouvrait de nouveau à ce mode de pensée le domaine du roman ; d’autre part, le roman, à qui il était interdit, depuis Flaubert, de se faire le défenseur d’une doctrine philosophique expressément déclarée, allait se faire porteur des thèses que l’écrivain estimait utiles au maintien non seulement de la moralité, mais encore d’une société vigoureuse et du bonheur de la nation.
L’Étape, L’Émigré, Un divorce, Le Démon de Midi, œuvres robustes et loyales, remplissent les conditions essentielles d’une œuvre vivante : d’abord, les sujets développés avec un caractère de nécessité tel que leur titre seul nous ouvre toute une perspective ; ensuite, des réponses, sur des questions vitales, à l’attente, sinon aux vœux d’une époque ; enfin, ce caractère personnel qui fait sentir dans l’œuvre la présence de l’écrivain tout entier qui livre avec une conviction profonde toute son âme, de sorte que celle du lecteur se trouve saisie, emportée par cet élan, jusqu’à oublier ses convictions personnelles, et à se reprendre avec quelque difficulté.
Bien que je ne sois pas de ceux qui ont demandé à Bourget une réponse aux questions que soulevait la vie politique au temps de ma jeunesse, je l’ai toujours considéré comme un maître.
Que nous a-t-il appris ?
L’exigence à l’égard de soi-même. Nul depuis Bourget n’a produit des romans où les péripéties soient enchaînées à ce point de solidité qu’on croit y voir la trame même du destin. Et il n’y a pas là l’effet d’une recherche, mais cette progression est celle d’une âme dirigée par les scrupules de la conscience. Bien n’y est négligé, aucune difficulté n’y est éludée. À chaque page, on sent une force vigilante qui embrasse à la fois les intérêts sociaux, ceux de la civilisation, et les devoirs de la pensée.
C’est le secret de cette « technique » si souvent couverte d’éloges. D’ailleurs le mot est impropre. Cette technique tant vantée n’est pas un ensemble de moyens. Elle est le mouvement même d’une pensée et cet art du récit n’est que la noble transformation en travail de toutes les ressources d’une vie intérieure inépuisablement riche. Pour Bourget, l’art est « un service d’âmes ».
Mon éminent confrère, M. Henry Bordeaux, a dit qu’en écrivant l’histoire de nos changements apparents et de notre fonds humain permanent à travers les agitations contemporaines, Bourget avait rattaché son œuvre aux grandes épopées et à la tragédie classique. C’est vrai. L’œuvre de Paul Bourget marque une des grandes étapes de la vie littéraire de la France. À l’heure où il fallait ajouter de l’ampleur et de la gravité à l’art du roman, où il fallait enrichir sa structure et ses harmonies, il a été l’homme qui s’est voué à cette tâche en disciplinant ses richesses intimes par les vertus qui nous sont les plus chères l’amour de la lumière et la probité.