Funérailles de M. Robert Kemp
AU CIMETIÈRE DU PÈRE LA CHAISE
Paris, le 7 juillet 1959
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. ÉMILE HENRIOT
Directeur de l’Académie française
J’apporte devant ce cercueil l’hommage affligé de l’Académie française tout entière. Robert Kemp était fier de lui appartenir, et nous nous souvenons tous du jour encore peu lointain où, l’an dernier, nous avons partagé sa joie de son accession au milieu de nous, quai Conti. Pouvais-je croire alors qu’en l’y recevant j’aurais à lui rendre si tôt ce suprême témoignage de notre amitié et de notre admiration ? Que le caractère officiel de ce dernier salut ne nous contraigne pas à cacher notre sentiment personnel et le chagrin qui nous remplit. Robert Kemp était notre ami. Il l’était devenu de tous par sa simplicité, sa franchise et sa bonhomie, et ce n’est pas diminuer l’écrivain, au contraire, que de souligner d’abord ainsi les traits essentiels de son caractère et de sa nature. Il était aussi naturellement l’enthousiasme et la chaleur. Et c’est avec un talent enthousiaste que ce grand lettré généreux, toute sa vie, a servi le talent des autres et, au-delà, combattu pour l’art et défendu la beauté et la vérité littéraire.
Je n’emploie pas des mots vagues de place publique. Les appliquant à Robert Kemp, ils doivent être pris à la lettre, dans leur réalité simple et profonde. Le beau et le vrai existaient pour lui ; au nom de quoi, critique — sans esprit critique systématiquement porté à chercher l’erreur, à dénigrer, à s’opposer, à blâmer ou à contredire — il jugeait les œuvres, et d’une telle façon, avec tant de liberté, d’esprit et de verdeur de style, que la critique ainsi maniée et nourrie avait droit à être considérée en elle-même comme un art. Nous l’avons vu dressé, sévère et combatif quand il le fallait, attentif cependant à ne pas blesser les personnes en reprenant l’artiste ou le metteur en scène insuffisant et l’écrivain malencontreux ; mais ce n’était que pour aimer mieux, et il n’était heureux qu’en approuvant et en découvrant, habile à expliquer son juste plaisir et à le faire partager en connaisseur.
La critique ainsi entendue est de service public, et Robert Kemp toute sa vie s’est acquitté de ce service avec une abondance et une générosité qui n’ont d’égales que son désintéressement, jetant au vent comme il l’a fait au cours de plus d’un demi-siècle, tous les jours et sur tous sujets, ces milliers d’articles du Temps, du Monde, des Nouvelles littéraires, qui rempliraient une bibliothèque s’il s’était donné la peine non seulement de les rassembler, mais encore de les conserver. Ce faisant, il aurait pu nous laisser l’équivalent matériel, et en qualité, de Sainte-Beuve, de Lemaitre. Mais l’article du soir et du lendemain lui faisait oublier celui de la veille, et c’est à grand-peine que ses amis l’ont décidé à en recueillir quelques-uns parmi les meilleurs dans ses Lectures dramatiques, sa Vie des livres et sa Vie du théâtre.
Messieurs, laissez un journaliste, à côté du prestige de l’académicien et de l’autorité du critique, dire en Kemp les vertus désintéressées du grand journaliste. Un grand journaliste, comme était Kemp, ce n’est autre chose qu’un journaliste qui sait beaucoup et qui écrit bien, et qui à l’occasion peut reprendre d’autres écrivains plus pressés et moins attentifs. C’est pourquoi les lecteurs en deuil d’aujourd’hui sauront bientôt ce qu’ils ont perdu avec lui : en même temps qu’une haute conscience littéraire, le conseil de leur jugement et l’animateur de leurs lectures. Ce n’est pas seulement en pensant à notre affection; à nous tous, il va spirituellement nous manquer — comme déjà nous manque l’ami admirable et le compagnon charmant qu’il était. Nous entendrons longtemps sa voix claironnante. Nous aurons tous dans notre esprit le souvenir de son regard et de sa main tendue, affectueuse, l’évidence de son adhésion. Nos discussions, entre survivants, auront moins de vivacité, de passion même; moins de raison aussi. L’entretien direct avec lui a cessé. Il nous manque déjà, pour contrôler une opinion, pour s’affermir dans une idée ou la réviser, ou s’ouvrir à mieux.
Mais au nom de quoi jugeait-il, ce maître des littératures ? On n’a pas à chercher bien loin. C’est dans sa culture profonde, assurée de son ancien savoir et, tous les jours, de par son infatigable présence et sa curiosité sans fin, accrue d’une connaissance nouvelle, éprouvée à sa vraie valeur, que cet amateur d’intelligence et cet amoureux de beauté trouvait ses critères de juge. Il était demeuré bon grec, lecteur d’Homère et de Sophocle à livre ouvert; il avait tout lu des bibliothèques, et tout regardé, sur toutes les scènes, de tous les spectacles. Il avait toujours aimé la musique, il s’y entendait et la pratiquait. Les nouveautés ne lui faisaient pas peur, et s’il en revenait quelquefois, il y était tout de même allé voir. C’était tout au long de sa vie courageuse et laborieuse que s’était nourrie et formée cette connaissance humaine et vivante qui justifiait ses pensées. Le cœur avait part aussi largement à ses choix et à ses combats. Comment ne pas rappeler ce qu’aux sombres temps de la guerre et de l’occupation Antigone, les Sept contre Thèbes ou les Perses ont été pour lui, le secours et la leçon de fermeté qu’il y a trouvés, et le réconfort qu’il y a puisé pour le communiquer à ses lecteurs! Aveugle momentanément et menacé de l’être pour toujours, il se faisait lire ces chefs-d’œuvre, et c’est par les articles dictés d’un aveugle sur ces grands sujets que beaucoup auront été aidés à voir clair dans les jours obscurs. Voilà ce grand cœur qui a cessé de battre maintenant, voilà éteinte cette connaissance. Mais tant que nous vivrons nous-mêmes et nous souviendrons, l’exemple de cette connaissance et de ce cœur qui l’animait demeurera vivant et effectif dans nos esprits.
Madame, comment ne pas associer à votre douleur, à votre deuil, le chagrin de tous les amis de Robert Kemp, qui savent la compagne aimée et parfaite que vous avez été pour lui? Avec moi, avec toute notre grande maison du Monde, qui était la sienne depuis si longtemps, l’Académie s’incline avec émotion devant vous. Toi, Robert, notre vieil ami, saches-le, comme vivant tu le savais déjà : à l’Académie, au journal, ta pensée demeure toujours avec nous, tu ne nous as pas tout à fait quittés, tu n’es qu’un ami en voyage; tu n’es qu’un absent.