Funérailles de M. Louis Madelin
À NOTRE-DAME DE L’ASSOMPTION
Paris, le 23 août 1956
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. ÉMILE HENRIOT
Directeur de l’Académie Française
C’est avec une grande émotion que j’apporte à la mémoire encore toute vive de Louis Madelin l’hommage de l’Académie française et que je prie la dévouée compagne de sa vie d’agréer notre respectueuse et douloureuse condoléance. La dispersion des vacances m’aura valu ce triste honneur, que d’autres à plus juste titre auraient mieux assumé que moi : l’un de ses doyens en ancienneté ou en âge, qui eussent parlé de lui en témoin de sa carrière, de son labeur et de ses prestiges ; ou l’un de nos confrères historiens comme lui, qui eussent plus exactement défini, en techniciens, peut-être en rivaux, le travail, la méthode et les exemplaires réussites de celui en qui nous nous plaisions à admirer, après Vandal, après Sorel ou de La Gorce, l’un des derniers maîtres de l’Histoire classique, à l’ancienne. À cette compétence près, je peux prétendre à évoquer, dans son admirable labeur, Louis Madelin, ayant aimé l’homme et lu ses livres, grâce auxquels il restera longtemps vivant et présent parmi nous.
Vivant et présent comme nous l’avons connu dans sa force qu’il aura fallu, pour l’abattre, des mois de souffrances. Jusqu’au bout, avec une vigueur, une suite, une constance qui lui auront permis l’hiver dernier encore de mener à bien son chef-d’œuvre entrepris il y a vingt ans, cette Histoire du Consulat et de l’Empire dont il a eu la joie de voir paraître le seizième et le dernier volume — Louis Madelin n’aura cessé de donner le beau spectacle d’un travailleur infatigable. Depuis son premier ouvrage, son Fouché célèbre et souvent démarqué, Madelin n’avait cessé non plus d’être soutenu par la passion de savoir et le goût de dire, par la joie infinie — bien connue des fouilleurs d’archives — par la joie infinie de la recherche, et par la véritable ivresse intellectuelle que procure la découverte intelligente du passé à son heureux ressusciteur : c’est la vie élargie d’autant en profondeur et en présences ; mais ces vertus ne sont que celles du technicien. Le technicien, chez Madelin, avait une âme, sans laquelle le bonheur d’écrire ne serait aussi qu’un divertissement glorieux. Madelin y ajoutait la conviction, et c’est elle qui donne toute leur chaleur à ses livres, toute son éloquence à ses écrits, comme à ses discours, à ses conférences, et à ses entretiens privés dont nous garderons longtemps le souvenir à l’Académie, où il était si intéressant à écouter parler de ce qu’il savait, dans nos moments de récréation, à l’occasion du Dictionnaire ou d’un de ses rapports sur le prix Gobert, qu’il avait jadis lui-même obtenu, et dont pas un n’aura pu, par la suite, être heureusement décerné sans lui. Louis Madelin était orateur ; il aurait fait, je pense, un professeur très remarquable, si l’Université avait voulu de lui, ayant avec son agrégation, son doctorat ès lettres, ses diplômes de l’École des Chartes et son expérience de Romain après son séjour à l’École du Palais Farnèse, tous les titres qu’il fallait pour entrer dans l’enseignement et y faire figure avec éclat. Ne regrettons pas pour lui cette autre carrière, dont le manque nous a valu ses livres. Je ne pense pas non plus qu’il l’ait regrettée.
Avec Louis Madelin, c’est toute une conception de l’histoire qui disparaît ; comme si le mot même d’histoire avait, depuis Hegel, pris une signification différente, celle du flot qui, emportant les générations d’hommes, détermine aussi leur fatalité et leur devenir. L’histoire pour Madelin n’était que la connaissance et l’éclairage du passé, et particulièrement du passé de notre pays qu’il aimait avec passion, et dont les fautes, les erreurs, les malheurs et les maladies n’ont jamais offusqué en lui le sentiment de la grandeur, l’orgueil des justes fastes et la certitude historique elle aussi des relèvements sans cesse constatés au cours de nos siècles d’épreuves et de gloires. Mais ce n’est pas seulement de ce point de vue dont on envisage l’histoire à l’ancienne que la disparition de Louis Madelin marque la fin. C’est surtout d’une façon de l’étudier et de la présenter qu’il semble bien avoir été le dernier praticien. L’histoire moderne, dans l’abondance de ses documents et de ses preuves, ne peut plus être écrite et conçue même par un seul. Elle s’est, aux yeux d’à présent, ramifiée en tant de branches, décomposée en tant de faits, de chiffres, de statistiques et même d’idéologies, soigneusement divisée et mise sur fiches, qu’il n’est plus possible qu’à des équipes spécialisées dans telle époque et dans tels genres d’en aborder l’étude et, finalement, d’en reconstituer la synthèse. L’ancienne méthode prenait les choses différemment ; avec moins de prétention peut-être à la science, mais avec plus d’art, avec plus de chaleur humaine, dans le fond. L’ancienne méthode, à laquelle Madelin restait attaché, ç’avait été celle d’Augustin Thierry, celle de Michelet et de Thiers, prospecteurs à longues et à larges vues, capables d’entreprendre une Histoire totale d’Angleterre, une Histoire de France, une Histoire de la Révolution, une Histoire du Consulat et de l’Empire, chacun à soi seul et d’épuiser dans leurs travaux préparatoires le dépouillement indispensable de tous les documents acquis et à leur date mis au jour. Cette conception en quelque sorte individuelle de l’Histoire n’est plus, et il faudrait s’en consoler, comme de la suppression d’un Michelet, dont je me suis un jour entendu dire, par un partisan de la méthode à fiches, à monographies et à petits faits, avec un haussement d’épaule, que Michelet n’était pas un historien. Le propos rapporté à Madelin l’avait fait sourire et hocher la tête à son tour. Lui-aussi, mais plus exhaustivement documenté, plus riche en fourrage d’archives, plus curieux encore de lettres, de mémoires, de relations et de rapports, lui aussi Madelin aurait pu entreprendre une plus vaste suite et série d’études qui eût embrassé toute la vie française, de ses commencements à nos jours. Mais si sa maturité l’a vu se spécialiser dans la connaissance et l’exploration de la Révolution et de l’Empire, Madelin était assez solide en information et assez ouvert en curiosité historique pour avoir pu jeter des coups de sonde pénétrants dans tous les âges de notre pays. Ce n’est pas le lieu ni le moment d’évoquer l’œuvre entière de Louis Madelin. Qu’il nous soit permis de le montrer, à titre seulement d’indication, dans tous ces postes de guetteur, où avec la même savante autorité, présent à Philippe le Bel, à Louis XI, à Henri IV ou à Richelieu, il s’est, dans l’Histoire de la Nation française de Gabriel Hanotaux, chargé de l’Histoire politique de la France, de 1515 à Napoléon, de même qu’il a pu traiter, dans France et Rome, des relations concordataires de François Ier et de Louis XIV avec le Saint-Siège ; ou plus spécialement plonger avec son livre sur la Fronde dans un des temps les plus désordonnés et troubles du grand siècle.
Toutefois, c’est la Révolution qui devait accrocher et retenir avec le plus de vigueur, avant son grand ouvrage sur l’Empire, l’attention historienne et critique de notre confrère. J’ai dit la chaleur humaine de cette curiosité, que l’histoire statisticienne n’a pas. Le passé n’est intéressant à connaître qu’autant qu’il révèle les hommes, nos prédécesseurs. Il est avant tout l’objet d’une connaissance psychologique. Madelin était psychologue. Son Fouché n’aura été si pleinement réussi que parce qu’il y fait l’histoire d’un homme mêlé à l’histoire et rusant avec elle ; comme son Danton ; comme les types qu’il a étudiés et rassemblés dans ses Hommes de la Révolution ; comme le Bonaparte qui anime à toutes les pages son Histoire du Consulat et de l’Empire ; comme plus tard ayant été son témoin non plus de mémoire et de papier, mais son témoin vivant et oculaire, il tracera le portrait de Foch. De là, cette présence vibrante et passionnelle, dans ses livres, des hommes qui ont fait l’histoire, qui ont agi sur elle ou qu’elle a écrasés ; et, propre à nous les faire mieux comprendre, souvent à nous les faire admirer, parfois à nous les faire aimer, presque toujours à nous faire éprouver pour eux de la pitié, à leur trouver même des excuses, cet esprit de vérité, de compréhension, de justice, d’équité enfin, qui à travers ces héros, ces criminels, ces monstres, ces vainqueurs, ces fondateurs de codes et d’institutions, ces moteurs d’énergie et ces agents d’utiles et de bienfaisantes réformes, ramène sous nos yeux, à leur proportion d’hommes comme nous, ces êtres dont l’Histoire dans ses prismes a fait des géants.
Relisant quelques-uns des livres de Madelin ces jours derniers, devant ces écrits où l’Histoire est traitée non in abstracto mais comme une matière vivante, partagé entre la tristesse de sa mort et la considération de son talent, j’y ai retrouvé, comme à leur première lecture, la dominante du maître historien, leur auteur : son généreux pouvoir de sympathie, le don qu’il avait d’admirer ; et lui, cet homme fort, sa capacité de rendre les honneurs même à ceux que son cœur ou son goût ne pouvaient aimer. Sans partisannerie aucune, « adorant son pays, a-t-il écrit, sous quelque drapeau qu’il triomphe ou succombe » ; incapable, mais sans haine, de cacher ses indignations, ses colères, de ne pas dénoncer les fautes, les crimes, les sottises, Louis Madelin n’était certes pas un révolutionnaire, et non plus un sectateur de la tyrannie et du despotisme. Mais précisément, dans la mesure où il n’était ni l’un ni l’autre, qui aura mieux parlé que lui, avec plus de compréhension et encore une fois d’équité, de la Révolution et de celui qui, fût-ce à titre d’empereur, en aura continué l’utile et le juste ; qui aura mieux reconnu que lui dans les comportements humains, sous le faux-semblant d’une fatalité aveugle, inéluctable, d’avance imposée à une créature de hasard, les nécessités et les obligations bien plus nobles d’un destin mené, formé, infléchi et déterminé par la libre volonté des hommes, maîtres de leurs pensées et de leurs actes pour agir sur l’événement ?
Madelin était patriote. Ses justices rendues l’ont été à des patriotes. Il l’était naturellement, étant né lorrain, à Neufchâteau, en 1871 ; il avait su des siens, dès son enfance, ce qu’avait été l’invasion. Il a vu, en 1914, sa petite maison familiale de Raon-l’Etape à moitié détruite, pour l’être à nouveau, complètement, en 1940. Patriote naturellement, et soldat de même à son heure, comme sont les fils de nos Marches de l’Est ; 1914 le trouva sergent d’infanterie, envoyé d’abord à Verdun ; passé depuis à l’État-major, au service de l’information, où voir de près, en témoin, l’histoire elle-même en train de se faire, et la guerre, pensée par les chefs, menée par les hommes des Éparges, de Vauquois, de l’Yser, de la Champagne, de la Somme et des deux Marne. À Chantilly auprès de Joffre, à Beauvais, à Senlis, à côté de Foch, Madelin devenu officier informateur a été informé lui-même de première main, et ce qu’il a vu, entendu, appris, lui a permis de tracer l’histoire vivante et brûlante de ce qui s’accomplissait sous ses yeux dans les Chemins de la Victoire, et, plus particulièrement ce qu’à la requête du maréchal Foch, il a justement appelé la Bataille de France, telle qu’elle s’est livrée sur tout notre front, sans interruption, du 25 mars 1918 à l’armistice du 11 novembre. Ainsi l’historien devenu historiographe a pu, par le récit des actions dont nous avons été nous-mêmes les témoins, quand ce n’était pas les acteurs, nous donner la preuve de la justesse et de la véracité de son observation, rendre plus croyables ses reconstitutions des guerres d’autrefois qui se faisaient à pied et à l’arme blanche et en déchirant la cartouche ; se mettre lui-même en état de savoir ce qu’était une coalition, la pensée guerrière d’un grand chef, et décrire en tacticien le plus beau livre de son Histoire de l’Empire, cette Campagne de France, le chef-d’œuvre de Napoléon, où le narrateur et le peintre se sont montrés dignes du sujet.
Madelin a vu la victoire. Il a su ce qu’elle a coûté. Henry Bordeaux, le recevant à l’Académie en 1929, a pu dénombrer les deuils personnels qui n’ont pas manqué d’affecter l’historien des grandeurs et des misères de la France. Un fils tué, trois neveux, et un frère disparus : ce dernier, le commandant Madelin, dont un poète, Paul Drouot, devait aller chercher le corps entre les lignes pour le ramener en plein jour, sous le feu de l’ennemi, et avant de tomber lui-même à un mois de là, devant Notre-Dame-de-Lorette, raconter la mort héroïque dans une émouvante lettre à Barrès, qui l’a publiée.
Malgré l’âge venu et la déception de la France adossée à la victoire de 1918 et brusquement tombée si bas, la défaite de 1940 n’avait pas abattu ni désespéré Louis Madelin. Au cours même de l’occupation, il a magnifiquement donné dans ses conférences sur les Réveils français, puis dans son introduction à la France immortelle, les raisons de croire aux rétablissements de notre pays, même « quand on le voit menacé de disparaître », sauvé « par sa prodigieuse faculté de restauration... de ces crises un instant tenues pour mortelles, par lesquelles la France depuis des siècles a passé, et dont par une réaction de son esprit national elle est sortie plus grande, plus forte et plus belle que devant. »
« Le passé garant de l’avenir », a-t-il dit. Quelle que soit notre tristesse, nous devons de la gratitude au mort illustre à qui nous rendons en ce moment les derniers devoirs, pour la confiance communicative qu’il éprouvait et n’arrêtait pas d’inspirer, qu’il inspire aujourd’hui encore, à tous ceux qui, comme lui, ne veulent pas cesser de croire, sous quels changements qu’il puisse arriver, à la continuité française et au juste amour du pays et de la patrie.