Funérailles de M. Paul Claudel
A Notre-Dame de Paris,
le 28 février 1955
DISCOURS
DE
M. ROBERT D’HARCOURT
Directeur de l’Académie Française
Messieurs,
Aurai-je besoin de dire l’émotion qui nous a tous étreints quand la voix de la Radio nous a apporté l’autre nuit la nouvelle terrible : Claudel est mort. Trois mots dont le douloureux retentissement a dépassé nos frontières. Le deuil de la France a été le deuil de l’univers lettré.
Que dire de lui, de cette œuvre immense, qui ne soit pas terriblement inégal au sujet ?
Il remplit la première moitié de ce siècle littéraire français comme un chêne puissant parvenu à son suprême épanouissement emplit tout un horizon. De l’inépuisable vitalité du vieil arbre les toutes dernières œuvres portent un irréfutable témoignage.
Claudel a eu la plus haute conception du rôle du poète dans la vie. Le mot poète reprend avec lui sa grandeur de frappe étymologique. Le poète est le truchement, l’intermédiaire, le pont vivant entre le créateur et sa créature. Sa fonction magnifique est double : recevoir et offrir. Recevoir la beauté du monde et la rendre en offrande à Celui dont elle découle, la faire remonter à sa source. L’univers du poète est l’univers édénique, celui de la naissance et de la fraîcheur du monde. Le poète rejoint Dieu.
« À quoi sert la voix, écrira formellement Claudel, sinon à joindre la Voix qui a commencé avant elle. » Et dans le « Soulier de satin », ce passage qui met en si belle lumière le caractère de prière que revêt à ses yeux toute poésie authentique : « Est-ce que toute cette beauté sera inutile ? Venue de Dieu, est-ce qu’elle n’est pas faite pour y revenir ? Il faut le poète et le peintre pour l’offrir à Dieu, pour réunir un mot à l’autre mot et de tous ensemble faire action de grâce et reconnaissance et prière soustraite au temps. »
Le grand thème de Claudel est la joie. Les hommes vont vers le plaisir et tournent le dos à la joie. A cette joie qui est le seul bonheur, à la joie de Rodrigue dans le « Soulier de satin », de Violaine dans « l’Annonce », à cette joie de la victoire que l’homme ne conquiert que le cœur saignant et en s’arrachant au terrestre, mais qui lui donne la grande clarté. Toute l’œuvre de Claudel proclame que la « grande joie divine est la seule réalité ».
Ce mot de lui sur la joie, est extrait d’une lettre à Jacques Rivière du 24 octobre 1907.
Joie qui doit être conquise et achetée et que ne connaît le cœur de l’homme qu’après avoir passé par le purgatoire de la passion et de la souffrance. Le douloureux débat du cœur de l’homme s’apaise lentement, il s’achève en sérénité. Pouvons-nous voir autre chose qu’une préfiguration du soir de la vie de Claudel dans le tableau des dernières heures d’Anne Vercors dans « l’Annonce, » dans cette « Annonce » que nous retrouvions avec tant de joie il y a quelques jours à Paris ? Anne Vercors est un frère moral de l’auteur. C’est, lui aussi, un campagnard resté tout près de sa terre, une nature rude et simple, ennemie des subtilités, des complexités et des vaines querelles humaines, un être rugueux et droit dont toute la vie est remplie par le ponctuel accomplissement du labeur quotidien, exécuté avec la régularité du soleil parcourant sa trajectoire. L’ombre du soir descend sur cette tranquille existence. Celle-ci s’est déroulée dans la paix. Elle s’achèvera dans la paix.
L’erreur la plus profonde qui pourrait être commise sur Claudel serait de dissocier en lui l’écrivain et le chrétien et de prétendre goûter l’artiste en ignorant, ou seulement en mettant provisoirement de côté, en réservant le croyant. Au vrai, la foi est le ressort essentiel et fondamental de toute l’œuvre claudélienne. Et il n’est pas d’œuvre qui, plus que celle-là, requière d’être prise en bloc.
Tout l’effort de l’homme, selon lui, va à retrouver le miroir de l’Eden, à se découvrir, à faire réapparaître en lui, par-delà tout le mensonge et l’artifice de notre civilisation, les traits primitifs que lui a donnés son Créateur.
Retrouver la fraîcheur des empreintes primitives, rouvrir les sources de l’enfance du monde — c’est l’effort auquel nous convie Claudel. Le poète ne doit pas se contenter de recueillir dans ses yeux la beauté du monde ni d’en louer la magnificence. Il doit aller plus loin et montrer la part qui revient à la splendeur de la fleur dans l’harmonie d’un univers créé. Toute beauté est une preuve, une démonstration et une voie. Toute beauté est une apologétique. Claudel reprend, en l’exhaussant sur un plan supérieur, le propos de Chateaubriand dans le « Génie du Christianisme ». La fonction propre du poète à ses yeux est de faire éclater ce qu’il a nommé « l’intention de gloire » de la créature.
Présence de Dieu, et aussi poursuite de Dieu — c’est toute la vie et aussi toute l’œuvre de Claudel. Il a entendu la voix profonde le 25 décembre de l’année 1886, pendant les vêpres à Notre-Dame de Paris, contre le deuxième pilier de droite. Jusqu’alors il a vécu dans le désert de l’incroyance, dans ce qu’il a appelé le « bagne matérialiste ». Il a « accepté dans toute sa rigueur l’hypothèse moniste et mécaniste ». « Je suis entré dans la vie, a-t-il écrit, un baiser de Renan sur le front. » Il a vécu dans le « désespoir et l’asphyxie » de l’esprit. Et le voilà, soudainement, comme saint Paul, bouleversé et illuminé par l’invasion de la grâce. Ce rapt de la grâce, cette puissance fulgurante et brutale de lumière, il nous les a dits dans une page de 1909 (Contacts et Circonstances) qui demeure un des plus beaux textes.
La grâce l’a illuminé. Elle ne l’a pas conquis. La conquête de Dieu sera l’œuvre de quatre ans, quatre années de lutte intérieure, de douloureux et harassant débat avec lui-même dont il nous a dit l’âpreté et les déchirements et à propos duquel il cite, en se les appliquant, les lignes d’Arthur Rimbaud : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes. Dure nuit ! Le sang séché fume sur ma face ! » Cette poursuite divine, ce combat entre Dieu et une créature qui épuise avant de se rendre tous les moyens de la défense terrestre, ce corps à corps entre la grâce et la passion, voilà quel sera, après avoir été l’événement central de son destin d’homme, le grand ressort interne de son théâtre. Car ses drames ne sont que le prolongement de son drame. Drame cornélien, mais qui dépasse le plan de Corneille.
Ce combat, cet arrachement qu’exige le Christ, il se trouve que, par l’effet d’une merveilleuse économie, il met en même temps une ressource admirable entre les mains du poète. Le christianisme est un incomparable « agent dramatique ». Le drame de l’âme noue le drame de la scène. Claudel lui-même nous a dit les richesses rencontrées.
« La force du christianisme, tout d’abord, c’est qu’il est un principe de contradiction... Ce principe de contradiction est également nécessaire à l’art. Seul, il lui donne le moyen de composer. Le conflit essentiel que le christianisme anime en nous est le grand ressort dramatique, comme il est la grande source de notre vie morale et sociale. Il ne nous permet pas la paix, il ne nous permet pas les attitudes, il ne nous permet pas la complaisance et la satisfaction. »
Claudel a eu l’horreur de la littérature considérée comme un jeu supérieur de l’esprit. Il a détesté la tour d’ivoire, l’art fermé sur lui-même. C’est à cette répulsion pour le byzantinisme, pour les jongleries de mots qu’il doit pour une bonne part sa puissance d’action et de prolongement. Jean Schlumberger a bien vu la raison de son influence quand il a dit de son œuvre qu’elle n’était pas « un simple luxe de l’esprit, mais une nourriture de la vie intérieure ».
Nourriture de vie intérieure, et non « nourritures terrestres ». Tout l’abîme qui sépare un Claudel d’un Gide est là. Celui-ci s’enivre des sucs et du parfum de la terre. Celui-là ramène à Dieu la beauté du monde.
Nourriture puissante et qui exige l’effort. Claudel est un auteur rude, rocailleux, qui ne fait rien pour faciliter la tâche d’un lecteur auquel il abandonne la responsabilité de se débrouiller et de s’arranger avec lui et auquel il laisse tout le chemin à faire. On ne peut pas lire Claudel, il faut le conquérir et le mériter.
Roc puissant en travers du courant, au milieu de tout le mouvant, de tout le fluide de notre temps, paradoxe de dureté au milieu de la mollesse ambiante, il est placé comme un signe à une heure où tout se délite et s’effrite. Comme un grand signe d’affirmation devant une humanité qui n’a jamais eu faim plus grande de certitude.