Funérailles d’André Chaumeix, en l’église Notre-Dame-de-Passy

Le 26 février 1955

Maxime WEYGAND

Funérailles de M. André Chaumeix

A NOTRE-DAME DE GRACE DE PASSY
Paris, le 26 février 1955

DISCOURS

DE

M. MAXIME WEYGAND
Délégué de l’Académie française

 

Mesdames, Messieurs,

L’Académie française est cruellement et doublement éprouvée par la mort, tragique dans sa soudaineté, de deux de ses membres. Dans des domaines très différents, ils tenaient, par leur talent et leur autorité, une place éminente dans notre Compagnie. L’Académie rend ce matin hommage à la mémoire d’André Chaumeix.

Tel que nous avons connu notre confrère, notre ami profondément regretté, nous l’imaginons aisément dans sa vibrante jeunesse, adolescent, puis jeune homme, heureux de son sort. Dans l’ordre intellectuel tout lui est si facile qu’il semble n’avoir qu’à souhaiter pour obtenir ce à quoi il aspire. L’objet de ses ambitions n’est d’ailleurs pas des moindres ; c’est l’École Normale Supérieure.

Au lycée Henri IV, où il s’est préparé, Henri Bergson enseigne la philosophie ; André Chaumeix eut l’exceptionnelle bonne fortune d’être son élève. De la forte empreinte qu’il a reçue et gardée de ses leçons témoignent les études qu’il lui a consacrées. N’était-ce pas hier que nous l’entendions encore, devant la demeure de son ancien maître, lui rendre un si direct hommage ?

« L’École Normale fut pour lui un admirable endroit, où l’on travaillait librement... c’était un laboratoire de pensées. » L’activité, la souplesse, la finesse de son intelligence, son aptitude à embrasser les plus larges questions, comme à se plaire au niveau des plus hautes, ne laissaient à ses condisciples aucun doute sur sa réussite, quelle que fût la carrière en faveur de laquelle il se déciderait. Les « Lettres » sûrement ; car il était dominé, comme il l’a dit de Faguet : « par son amour de la culture et aussi par son souci des destinées nationales ». Mais entre tant de genres qui lui permettraient d’extérioriser sa pensée, lequel choisir ? Le roman, la critique, l’histoire, le théâtre, le journalisme ?

Agrégé des Lettres, il attend pour se décider. C’est à l’École Française de Rome qu’il veut achever de se former. Il sait que, si le travail est le seul chemin qui mène à la Rome du Palais Farnèse, c’est d’elle aussi, comme l’a dit si joliment Louis Madelin, qu’en partent beaucoup d’autres, bons à suivre. André Chaumeix n’y perd pas son temps. Tout en ne négligeant rien des enseignements du passé, il se familiarise dans tous leurs aspects avec les problèmes politiques et sociaux qu’offre alors l’Europe à sa curiosité, et que lui dévoile cet observatoire dont la vue s’étend aux plus vastes horizons.

Il revient de la Ville Éternelle avant choisi. Il se consacrera au journalisme. Ce n’est pas la facilité qui l’y attire ; mais le bien qu’on peut y accomplir, si on a le culte de la vérité, le courage de la dire, le talent de la faire accepter. « Le journalisme, a-t-il dit, est un maître sévère, mais qui s’entend avec la liberté. Il exige la parfaite indépendance de ceux qui le respectent. » Tels sont les sentiments, les obligations dont il est pénétré en choisissant cette voie. Il y demeurera toujours fidèle.

Il y entre au début de notre siècle, à un moment de désunion, de conflits de doctrines et de partis, d’institutions nationales divisées contre elles-mêmes, de préoccupations matérielles. À une époque aussi où chaque jour qui luit rapproche la perspective, de plus en plus nette, d’un conflit dont l’enjeu sera l’indépendance de notre Patrie.

Sa bonne étoile qui ne le quitte pas, et des relations de famille, lui ouvrent le « Journal des Débats », déjà plus que centenaire. Il a à peine trente ans. Son esprit est formé ; il possède ce don merveilleux de l’expression simple et bien frappée, comme celui d’une invraisemblable facilité ; ses idées coulent de source, elles s’alignent dans un ordre parfait, sans une rature, sans une redite, sans une redondance. Ses convictions sont assises ; sous des dehors de charmante indulgence, palpite en lui une âme forte, médite un esprit qui sait où il veut aller, et où s’abritent la ténacité et la solidité de la rocheuse Auvergne, celle de Vercingétorix et de Pascal.

Il trouve aux Débats des écrivains de grand talent, mais qui datent. Il en ressent une angoisse ; le milieu va-t-il lui donner ce qu’il en espère, la possibilité d’atteindre l’idéal qui l’y a conduit ? « Notre drame de conscience, a-t-il confié, résidait en ceci que nous n’avions aucune raison de ne pas les croire et, qu’en fait, nous n’arrivions pas à les croire. » Il va donc falloir apporter de nouvelles manières de penser et, pour prendre son propre langage, « aider à se lever, du fond silencieux de la Nation, les forces dont on parlait le moins, les puissances spirituelles et matérielles, les disciplines morales et militaires. »

Sa voix est entendue, de plus en plus. Les Débats mènent d’ailleurs le bon combat pour la liberté. Ils s’étonnent des religieuses exclues des hôpitaux, des religieux écartés de l’enseignement.

Cette voix monte plus haut, lorsque les difficultés créées par les Allemands au Maroc montrent le danger qu’il y eût à s’affaiblir. Elle ramène l’attention vers « les alliances nécessaires, les armements nécessaires, les sentiments nécessaires ». Elle soutient sans faiblir la politique française en Afrique du Nord.

Nous, Officiers de province, petits abonnés des Débats, souvent alarmés par des ondes qui nous viennent de Paris, nous sommes séduits par ce langage clair, simple, qui porte, qui met en lumière, sans indulgence mais sans rudesse, les faiblesses qu’il faut dominer ; nous sommes réconfortés par cette parole ; et, sans connaître celui -qui la prononce, nous l’aimons déjà.

C’est au cours de la guerre, en 1917, qu’en mission à Berne où André Chaumeix était en service diplomatique à l’Ambassade de France, je rencontrai l’écrivain, l’homme qui, jusque-là, avait été pour moi une pensée, le défenseur d’une idée forte.

La lutte des champs de bataille terminée, il fallut la poursuivre sur d’autres terrains pour garder de tout abandon les fruits de la victoire. C’est alors que j’ai bien connu André Chaumeix quand il participait à des entretiens avec Jules Cambon, Camille Barrère, le Maréchal Foch, sur ces graves sujets. Car nos amis de l’étranger sont aussi prompts à reprocher à la France d’oublier sa vocation qu’à se mettre en travers de ses succès, lorsqu’ils trouvent qu’elle la suit trop bien.

L’autorité, le crédit de notre confrère ne cessa dès lors de grandir. Son champ d’action s’élargit. Sans abandonner les Débats, devenu Secrétaire Général au « Figaro », il peut alors livrer bataille deux fois chaque jour. Il dirige un moment la « Revue de Paris » et collabore régulièrement à la « Revue des Deux Mondes », avant d’en devenir le Directeur.

Bien loin d’être attaché au terre à terre des faits de chaque jour, il s’en est évadé dans d’innombrables articles où il a diffusé sa pensée avec les dons les plus manifestes et les plus précieux de l’écrivain. On en pourrait réunir de nombreux qui formeraient l’œuvre puissante d’un critique littéraire ou d’un moraliste politique. Qui a mieux parlé que lui, dans une langue plus souple et plus claire, de la doctrine et de l’enseignement d’un Bergson, des idées d’un métaphysicien tel que Malebranche, de celles d’un philosophe rompu à la discipline des sciences tel que notre regretté confrère Edouard Le Roy ?

Journaliste, selon l’exemple de ses devanciers qu’il a suivi avec le sens le plus juste de la différence des temps, André Chaumeix s’est, comme eux, appliqué dans une action soutenue, de caractère et d’accent tout nouveaux, à former et à diriger l’esprit public. Cet esprit public dont Joseph de Maistre nous enseigne qu’il est le ressort incomparable de la politique en Angleterre et que, sans lui, les constitutions et les lois écrites ne sont rien.

Rappelons, pour nous y associer, les paroles de Louis Madelin répondant, il y a vingt-cinq ans, au remerciement du nouvel élu à l’Académie française : « Ceux qui, comme vous, avertissent leur pays sont mieux encore que des grands journalistes ; ils sont de précieux citoyens et leurs articles sont des gestes aussi utiles à la Nation que les plus héroïques. » Ces paroles restent vraies.

Atteint depuis longtemps dans sa santé, André Chaumeix a supporté vaillamment ses souffrances et ses épreuves, travaillant jusqu’au dernier moment, même jusqu’à sa dernière heure. Il appuyait sa force de résistance, trouvait les raisons de sa résignation, préparait son passage en toute sérénité, en lisant et en méditant chaque jour les Livres Saints. Cette certitude tranquillise ses amis ; elle leur est douce.

Dans notre Compagnie, sans effort, simplement par son talent, la noblesse de son esprit, la solidité de ses convictions, le charme de son commerce, qui n’enlevait rien à la fermeté de son caractère, André Chaumeix avait acquis une influence faite d’amitié, de confiance, de conseils souvent recherchés, toujours écoutés et appréciés, sinon toujours suivis.

Car il se rencontrait chez Chaumeix, avec une intelligence critique des plus fines et des plus fortes de notre temps, avec les grâces de l’esprit et les prestiges du style, une âme ardente de patriote français.

Sa mort laisse un grand vide dans nos travaux, dans nos cœurs.