L’habit vert
PAR
M. HENRI LAVEDAN
Membre de l’Académie française
Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du mardi 25 octobre 1910
ARRÊTÉ DU GOUVERNEMENT SUR LE COSTUME
DES MEMBRES DE L’INSTITUT
23 floréal an IX.
Les Consuls de la République, sur le rapport du Ministre de l’Intérieur et la proposition de l’Institut national,
Le Conseil d’État entendu,
Arrêtent :
ARTICLE PREMIER.
Il y aura pour les membres de l’Institut national un grand et un petit costume.
ART. 2.
Ces costumes seront réglés ainsi qu’il suit :
Grand costume.
Habit, gilet ou veste, culotte ou pan en plein d’une branche d’olivier, en chapeau à la française.
Petit costume.
Mêmes forme et couleur, mais n’ayant collet et aux parements de la manche, sur le bord de l’habit.
ART. 3.
Le Ministre de l’Intérieur est chargé de présent arrêté, qui sera inséré au Bulletin des Lois.
Le Premier Consul,
BONAPARTE
C’est donc à dater de ce jour, du 13 mai 1801, que les membres de l’Institut, en attendant qu’ils eussent l’avantage d’être nourris, comme devait plus tard le faire remarquer Eugène Labiche, furent d’abord habillés, mieux qu’habillés : costumés, gratifiés d’un vêtement d’apparat dont la couleur réfléchie et les sévères grâces végétales avaient semblé convenir par excellence à la dignité de leur caractère.
Ce costume, Messieurs, tel que vous le voyez maintenant, ne diffère pas beaucoup de celui de la création que dessina, j’allais dire : coupa le crayon cérémonieux de David.
Sans doute, en chemin, il a perdu de sa ligne, de sa noble roideur, de son ancien aspect de cour et d’état-major. Il a réduit les plis nombreux de ses manches serrées, raccourci ses basques d’officier, il n’est presque plus un uniforme ; et son épée, rebelle au sang, inconsolée de la culotte, étonne chaque jour davantage le pacifique pantalon le long duquel on la condamne à vivre ! Mais en 1801 tous les habits français, si bourgeois fussent-ils, ne craignaient pas d’avoir l’air un peu militaire ; même ils s’y appliquaient. Tout le monde revenait d’Égypte. Notre habit du début, sauf exceptions, campait et sanglait un personnage moins affaissé qu’aujourd’hui, plus maigre, plus nerveux, plus mince, au rein plus droit, au dos moins rond, à la poitrine peu décorée mais très ouverte, aux épaules plus vastes. Le fameux fauteuil était là, mais on n’y était pas toujours assis, on vivait plus debout ; et les têtes aux visages rasés de nos prédécesseurs, sorties il n’y avait qu’un instant du cadre de l’ancien régime, émergeaient alors avec une aisance naturelle, ainsi que de l’ancienne cravate, du grand col haut et carré que notre confrère des Pyramides avait mis à la mode et sur le rebord duquel Isabey devait si élégamment, dans ses larges miniatures, faire reposer plus tard les mentons acérés de ses princes d’Empire et ceux plus rebondis de ses diplomates à tabatières.
Nous allons, Messieurs, si vous le permettez, examiner un instant cet habit, d’un œil froid, avec la plus stricte impartialité, sans prétendre le mettre aux nues ni lui entamer son procès, surtout sans nous hâter d’en rire, bien qu’il ait parfois fait pleurer ! Il n’a jamais joui d’une complète réputation décorative. On s’accorde généralement à le trouver rigoureux, maussade et sans allégresse. Je crois que cette mauvaise opinion lui vient de la couleur de son plumage qui n’a pas été comprise. Cette couleur, je n’ai pas à vous l’apprendre, c’est le vert, puisqu’il faut l’appeler par son nom... Mais un vert particulier qui ne se rencontre qu’ici sur nos épaules et à nos flancs, le vert de la Maison, ce vert choisi, prémédité, semble-t-il, un vert savant, pédagogique, acide et rigide, un vert de cabinet de travail et d’étude d’avoué, un vert de portefeuille et d’abat-jour, de drap de bureau et de reliure de dictionnaire. Eh bien, ce vert, même si la raison ne le comprend pas, avait cependant ses raisons ; il était indiqué, symbolique, fatal. Nous ne pouvions pas y échapper. Quelle autre couleur en effet eût conçu l’audace de lui disputer la palme ? Le rouge était d’une humeur violente et guerrière incompatible avec nos honnêtes travaux. Le bleu ? par galanterie anticipée, on le réservait aux dames, porteuses de bas de cette même nuance, pour le jour où elles deviendraient elles aussi membres de l’Institut. Le blanc, si salissant, sentait d’ailleurs trop son roi. Le violet était trop d’église, l’orangé d’un vaniteux fracas et le jaune eût fait sourire. Alors ? Il ne restait donc que le vert, de vraiment qualifié pour un habit qui déchaîne à la fois tant de convoitises, de dédains, de sarcasmes, d’ambitions et de rêves, le vert qui est justement la couleur de l’absinthe, de la bile et de l’espérance... Et fallait-il, étant donné l’inévitable vert, que ce fût un vert « artiste » et poétique, le vert frivole et vain de l’émeraude ou de la feuille d’eau ? ou le vert montagnard et, gai du Tyrolien ? ou le vert exotique ? Ce vert glorieux de l’étendard du Prophète, ou celui, plein de volupté, des voiles de Schéhérazade ? Non, tous ces verts-là n’étaient pas pour nous. Le seul qui s’imposait, se justifiait, le seul définitif était bien celui qui sut nous échoir, le vert sérieux, le vert académique.
Et tel qu’il est cependant, avec tous ses défauts, qui de vous, Messieurs, ne sait combien cet habit, désuet et moqué, a gardé d’attirance aux yeux des hommes et même des femmes ? De quoi ne rend-il pas capable — et coupable — dès qu’il est en jeu ? On dépense souvent pour l’obtenir un talent très supérieur à celui de le mériter. Il fascine. Il apparaît, à ceux qui dessèchent de le porter, comme une tenue radieuse, magnifique et jamais il n’est plus admiré que par les médisants qui le trouvent trop vert.
Ah ! l’instructive et poignante petite histoire que la sienne, quand on y songe, depuis le moment où il naît, où il vient au monde pour être « un des Quarante » jusqu’à celui où de vieillesse à maladie et à trépas, d’hôtel Drouot à boutique de fripier, d’atelier de peintre à cabaret de Chat-Noir, il finit par devenir ce pendu, ce décroché, cette pauvre chose flottante, flasque et vide qui n’est plus rien que la loque souillée et la doublure de la gloire.
Mais le voici d’abord tout frais, posé, presque assis sur un fauteuil... déjà ! dans le salon du tailleur, civil ou militaire, qui a été honoré, il y a plusieurs semaines, du soin de le penser, de le réaliser, de le consommer...
À moins que l’élu ne soit un pur génie ayant un bail avec les cimes et détaché des contingences, ou bien un philosophe, ennemi des ornements, ou encore un mathématicien, un assyriologue, tous gens privés, en général, d’esprit de coquetterie et pour lesquels l’entrée en possession de l’habit n’est qu’une formalité rapide et sans secousse..., cet instant du dernier essayage est d’une importance capitale aux yeux de la plupart des membres nouvellement nommés. Il s’agit avant tout de juger si l’on a eu tort ou raison dans son choix entre les deux nuances de vert proposées... nuances qui constituent pour ainsi dire deux écoles et ont chacune leurs partisans. Il y a en effet le vert cru, résolu, franc, presque brutal, le vert Alceste, et un autre adouci, conciliant, tirant sur le jaune pâle comme si l’on y avait mêlé un peu de blonde avoine, et que nous appellerons le Philinte. Or il est remarquable que toujours on se prononce pour la nuance conforme à sa nature : les énergiques, les tristes, les Saturniens pour la première ; les doux, les tendres et les gais pour la seconde.
Cependant l’habit de Paradis vous ouvre tout grands les bras ! On s’y jette donc..., on entre avec religion les siens dans la soie craquante des manches, on se redresse pour porter plus beau, et tandis qu’à genoux devant vous comme s’il était un délégué de la vénération publique, le tailleur, du tranchant de la main, réglemente en bas du pantalon le pli du cou-de-pied, on ne peut se lasser, grâce au multiple jeu des glaces murales, de contempler avec tendresse les innombrables académiciens de face, de profil et de dos qui vous ressemblent comme des frères. Chacune à son tour, les successives et savoureuses joies sont goûtées, épuisées : celles des bottes vernies qui font regretter de ne pouvoir aller jusqu’aux éperons, celle du chapeau à plumes avec lequel on se salue dans la psyché, que l’on apprend à mettre et à retirer, sans l’accrocher ni le faire choir, et enfin, la plus considérable, celle de l’épée, qu’il convient de ceindre avec le costume et hors de laquelle ce dernier ne serait plus qu’une livrée dépouillée de prestige.
Il arrive encore, j’ai honte de le dire, que cette épée, prise au hasard parmi des articles de fabrication grossière et courante, soit acquise à l’avance pour la misérable somme d’une cinquantaine de francs par le tailleur, qui la livre avec le reste... Aussi nous détournerons-nous vite, Messieurs, de cet indigne ustensile n’ayant heureusement rien à voir avec l’objet d’art et de prix qui bat de nos jours la jambe gauche de presque tous mes confrères. Par une touchante et généreuse coutume en effet, qui tend à s’établir, notre épée obligatoire est devenue gratuite, qu’elle soit offerte par les nombreux amis et admirateurs, par un groupe de lectrices fidèles, par une société, un comité de rédaction, la ville natale, la famille ou simplement par une épouse chérie. Au lieu d’une camelote, elle est alors le fruit des veilles et de l’imagination de nos plus grands orfèvres qui se préoccupent, à défaut d’une arme meurtrière, d’en faire une arme symbolique et parlante dont les moindres parties offrent une signification et rappellent un des titres de leur éminent possesseur. Rien de ce qu’a, pendant plus d’un quart de siècle, écrit le maître n’est oublié. Tout hommage est traduit en devinette et la portée morale ou philosophique se révèle en ingénieuse allégorie dans l’or et l’argent de la poignée. La garde est un rébus flatteur, la sous-garde une charade, la branche un acrostiche, le guillon un trait d’esprit. La « fusée » exprime le départ, les débuts brillants, l’ascension rapide, et le pommeau, ferme comme une tête à cervelle, présente le chef-d’œuvre de la maturité — généralement personnifié par une femme en casque. Est-ce tout ? Non. La chape, l’anneau de porte-épée et son bouton, la bouterolle sont encore là pour servir au rappel d’une fantaisie, d’un péché de jeunesse, et si l’historien, le dramaturge ou le critique ont été tellement fertiles que la place manque à l’inventaire de leur production, alors on y va de « l’acier » dans la rigole duquel se grave la liste des longs succès, de telle sorte que l’heureux auteur, à la façon de Bias, peut, sous un mince volume, porter avec lui tous les siens et promener à son côté les centièmes de son théâtre complet affiché sur une lame légère qui n’use rien, même pas le fourreau !
L’habit est donc prêt. Il manque sans doute de brisures, de laisser aller et son drap neuf n’a pas su conquérir encore les plis de l’immortalité... Mais à part cela il plaque bien, il est réussi. Et le jour de la réception se lève enfin, le grand jour qui sera celui de son baptême. Dès le matin, il a été disposé sur le lit, près du gilet de marié, de la cravate blanche, et une heure trop tôt, son maître impatient et nerveux l’a revêtu. La famille assemblée l’a touché, caressé, les enfants ont promené leurs doigts sur la soie des broderies. Toutes les glaces de l’appartement sont fatiguées de le réfléchir. Et brusquement, animé d’une vie nouvelle, entraîné par une force irrésistible, l’habit a descendu l’escalier, est monté en voiture, ne dédaignant pas, dans le trajet, de se montrer à la portière… Il a traversé Paris, est arrivé pour la première fois dans ce vieux palais de l’Institut, a enfilé des galeries, des cours, subi les regards des curieux, essuyé les coups de feu muets des photographes, tressailli au bruit aigu, des baïonnettes et au roulement du tambour et connu ici, dans cette auguste enceinte, en face des paisibles chausses de Sully et de la robe tumultueuse de Bossuet les plus violentes impressions de sa carrière. Pendant l’heure exquise et terrible du discours où il est resté debout, accroché aux moites épaules de l’homme distingué qui lui servait de mannequin, il a senti par moments sur les rameaux de son collet, ainsi qu’une tiède rosée, des gouttes de sueur tomber du front pâle de l’élu ; il a éprouvé par contre-coup, à travers le matelas de son plastron, le vertige, la crainte, la joie, la défaillance, l’ivresse des applaudissements, toutes les émotions qui, venues de ce cœur humain qu’il abritait et auquel il n’entendait rien, soulevaient comme avec un poing son étoffe et semblaient même, par minutes, faire respirer sa croix.
Et puis, après tous ces délires, l’habit est rentré, un peu triste, un peu las. Il avait déjà vécu. Il était célèbre. Les journaux ont parlé de lui le lendemain. Ils ont dit qu’il était « bien porté, avec une très grande aisance... » ce qui souvent n’était qu’un aimable et pieux mensonge. Le voilà désormais lancé. Il habite maintenant, sur une armoire, une grande caisse camphrée, où il mène une existence de papier de soie. Les premiers temps on ne regarde pas à lui faire prendre l’air. Il sort, il va présenter ses hommages à M. le Président de la République, il sert de parrain à la réception d’un confrère, de témoin à un mariage, il fleurit dans maintes solennités, galas d’Opéra, congrès, poses de statues, distributions de prix. C’est sa belle époque. Il est un peu vain, il aime aller en taille dans la rue, se carrer dans les fauteuils de velours, inaugurer, présider, se dresser sur une estrade derrière les feuillets qui tremblent au bout d’une main gantée, ou bien recevoir par mégarde, à l’heure des toasts, un flot de mousse de champagne en pleine poitrine. Et sous le soleil brûlant de la canicule, comme à la bise aigre de l’hiver, il suit aussi lentement des convois, entend des marches de Chopin, assiste à des messes drapées, salue à l’Élévation, s’incline devant des tombes. Cela dure ainsi une période indéterminée, fabuleuse, qui paraît n’avoir jamais eu de commencement et ne devoir jamais finir... le temps d’aller de la lettre B à la lettre F. Et peu à peu, sans que l’on puisse dire pourquoi ni comment, au cours de ces longues et rapides séances que sont les années, il perd sa sveltesse et son élégance... On a beau répéter sur tous les tons que son maître ne change pas, lui change... il se déforme, son dos se voûte, ses épaules remontent, il se bride aux entournures, ses manches raccourcissent, il éprouve de plus en plus une peine infinie à se boutonner, ses verts se fanent, son drap miroite, il passe de mode... il encombre... On ne le met presque plus, comme si l’on en rougissait. Il expérimente l’ennui, l’oubli et le dédain. C’est alors un vieil habit, rarement brossé, sur lequel, en regardant de près, on pourrait apercevoir, entre deux lauriers jaunis, le fil argenté d’un cheveu blanc.
Et puis un jour, après je ne sais combien d’heures de nuit et de repos, après qu’il lui a semblé entendre chuchoter dans les corridors et marcher sur la pointe du pied, on le descend du haut de la grande armoire, on le sort des serviettes de famille qui l’enveloppaient. « Quel bonheur ! pense-t-il, je vais, comme autrefois, vivre, retrouver mon maître, revoir la lumière des quais ! » Mais ce n’est plus sur le lit qu’on l’étend, ainsi qu’aux matinées de triomphe et de jeunesse. On le couche sur un cercueil. Il sait ce que c’est... il en a vu et escorté plus d’un... Alors, il comprend... Et quand le funèbre char, pour la dernière réception, s’ébranle avec respect en effeuillant des roses... l’habit parle tout bas à celui qui n’est plus : « Toi que j’étreins de mes bras vides, corps familier que j’aimais, pour qui j’avais été fait tout exprès, dont je garde la forme... réponds-moi, pourquoi t’en vas-tu ? avant même de m’avoir usé ? Mais dis-moi surtout, immortel, comment il se peut que tu meures ! »
Et le corps lui répond : « Tais-toi. Je suis dans ton cas. J’habillais un grand personnage, un être invisible et divin, une gloire. On l’appelle l’âme. Or depuis qu’elle m’a quitté, je sens bien que je n’étais rien. C’était elle l’immortelle. Mais toi et moi nous n’existions pas ! Nous sommes pareils, mon habit. Nous n’avons été tous les deux, l’un sur l’autre, que des vêtements de saison, des hardes d’un jour. »