Millénaire de l'abbaye de Cluny

Le 10 septembre 1910

René BAZIN

Discours prononcé
à l’occasion du Millénaire de Cluny

PAR

M. RENÉ BAZIN

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Messieurs de l’Académie de Mâcon,

Le centenaire d’une institution nous semble déjà digne de commémoration et d’étonnement. Que faut-il dire d’un millénaire ? Je crois que les lecteurs de journaux, c’est-à-dire la plupart des hommes civilisés, n’ont pas appris sans un peu d’effarement que vous aviez invité le monde savant à célébrer l’anniversaire d’un événement qui se passa en 910, sous le règne de Charles le Simple, au commencement de la féodalité. A cette invitation, l’Académie française s’est empressée de répondre. En l’acceptant, elle a voulu honorer le magnifique souvenir dont vous êtes les gardiens, et témoigner sa gratitude à ce grand Ordre de Cluny, ou, comme on disait, à cette église de Cluny, qui a eu, dans la France du moyen âge, la plénitude de la mission civilisatrice : apôtre de l’Évangile et de la paix, gardienne de toute science, fondatrice de toutes œuvres de charité, initiatrice de progrès littéraire et de progrès agricole, créatrice d’un art qu’elle propagea à travers toute l’Europe. Peut-être aussi l’Académie, qui est chargée de défendre la langue française contre les barbares sans cesse renaissants, a-t-elle voulu remercier l’Ordre bénédictin pour tant de mots français qu’il a préservés dans leur source latine, qu’il a préparés et créés, par ses historiens, ses orateurs et ses poètes. Elle m’a délégué pour la représenter près de vous. J’en suis heureux ; mais je le serais plus encore si je n’avais pas le sentiment de tout ce qui me manque pour parler clignement de Cluny. Sur un tel sujet, il eût fallu entendre cet homme illustre que vous aviez nommé président d’honneur de votre Congrès, M. Léopold Delisle, qui savait tout le moyen âge, qui était la science, la simplicité, la bonté même, et qui vous a écrit une lettre si émouvante la veille de sa mort. Vous vous rappelez en quels termes il donnait sa démission de l’étude des textes. « Dans ces dernières semaines, disait-il, mes infirmités de vieillesse ont pris un caractère tel, que je dois renoncer aux occupations qui ont fait le charme de ma vie. Je ne puis plus décemment garder le titre que vous avez eu l’insigne bonté de me faire donner... » Et, comme carte de visite, il tenait à vous envoyer le cliché d’un document que saint Maieul avait fait écrire par l’un de ses moines, à la fin du Xe siècle. Je me plais à croire que nous avons tous maintenu, à la présidence d’honneur, M. Léopold Delisle, malgré sa lettre et malgré la mort, que c’est toujours sous son patronage que le Congrès vient de s’ouvrir.

 

Messieurs, après vous avoir apporté le salut de l’Académie et n’étant pas de ceux qui, comme vous, peuvent approfondir une époque et résoudre un problème d’histoire, je vous dirai simplement quelques-unes des réflexions qui me sont venues en lisant ou en relisant les annales de Cluny. Je n’oublie pas que le règlement du Congrès porte qu’aucune lecture ne devra dépasser un quart d’heure. Je m’y soumets. Et, n’avant qu’un quart d’heure pour parler de mille années. Je vous demande de m’excuser si je suis incomplet.

L’histoire de Cluny est d’abord une très belle histoire religieuse, principalement dans ses trois premiers siècles. De saints personnages l’ont fondée. Des neuf premiers abbés de Cluny, cinq ont été déclarés saints ou bienheureux et un autre vénérable, ce qui fait ressembler ces origines au paradis. Leur autorité, le progrès de leur œuvre sont faits de leur perfection à tous et du génie de quelques-uns. Bernon, Odon, Maieul, Hugues, Odilon, la plupart de leurs successeurs ont, du catholicisme, le sens le plus droit, et montrent le plus entier dévouement envers la Papauté d’où vient à l’Église sa plus grande assurance d’universalité. Ils sont d’infatigables pèlerins de Rome où ils cherchent l’enseignement, la justice, le conseil de Pierre le porte-clefs. Notre ami à jamais regretté Ferdinand Brunetière a observé dans une de ses conférences, à propos des grandes congrégations religieuses : « Elles sont, dans le catholicisme, l’instrument même, si je puis dire, de la catholicité... Elles nous apparaissent comme chargées d’entretenir, dans le corps de l’Église, la circulation de l’Unité... Elles font équilibre aux tendances particularistes des clergés nationaux. » Cluny est en relations étroites et affectueuses avec la Papauté. Il donne à la chrétienté Grégoire VII, Urbain II, Pascal II, Calixte II. Plus souvent il donne au Pape des serviteurs, des amis qu’on appelle aux heures difficiles, comme fait Grégoire VII écrivant à saint Hugues : « Il nous semble que la flamme de votre affection s’en va décroissant, puisque nous ne pouvons pas obtenir de vous la consolation si souvent réclamée de votre visite. Nous invitons maintenant, du plus profond de notre cœur, votre amitié à venir nous visiter, le plus promptement possible, au milieu des grandes difficultés dans lesquelles nous nous trouvons ». Sans doute, il y eut des jours de relâchement et même de désunion — comment n’en pas rencontrer dans mille années ? — il y eut des ingratitudes de la part de Cluny, et des défaillances. Mais le mot de fidélité peut cependant exprimer le rôle de Cluny dans l’histoire religieuse, et sa gloire la plus certaine.

Par cette fidélité qui maintenait la pureté de la foi, Cluny servait déjà la France. Il la servait encore autrement. Ces abbés qui gouvernaient l’Ordre étaient des Français, nés en Bourgogne, en Auvergne, dans le Maine, en Aquitaine, en Provence. On peut dire qu’ils régnèrent bientôt sur 2 000 monastères, soumis à la règle et aux directions de Cluny. Or, c’était la culture latine et déjà l’esprit de France qu’ils répandaient à travers le monde, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Pologne. Autour d’eux et dès le commencement, ils avaient fondé la ville de Cluny, là où il n’y avait qu’un chenil et un rendez-vous de chasse des comtes d’Auvergne ; puis, de proche en proche, civilisant la Bourgogne, ils avaient édifié des clochers blancs, abattu des forêts, labouré des champs, planté des vignes, et fait de la Bourgogne un pays prospère, mieux défriché, mieux muni et mieux bâti que les autres. Enveloppés d’abbayes et de paroisses leurs enfants. Ils étaient des voyageurs intrépides, ces abbés de la grande abbaye, et, quand ils ne pouvaient se mettre en route. Ils écrivaient. Déjà, Pierre le Vénérable, au XIIe siècle, se plaint d’un mal que nous croyons d’hier et qui n’a fait que se généraliser : du poids de la correspondance. « J’ai pour amis, dit-il, presque tous les prêtres de l’Église latine. Nous ne sommes pas des ermites à Cluny : de l’Orient, de l’Occident, nous recevons des messages auxquels nous ne suffisons pas à répondre. Ces hautes figures nous sont à peu près connues. Mais une multitude de religieux à jamais inconnus les entouraient. Ils venaient de tous les duchés, comtés et baronnies, de toutes les noblesses et de tous les servages ; ils se rencontraient dans l’égalité du cloître, douce aux uns, difficile aux autres, glorieuse à tous. On les voit, dans le désordre du monde, former une société organisée, policée et juste. Que d’âmes victorieuses dans ces monastères, que d’ardeurs disciplinées, que de désirs du bien, que de fraternités candides, que de prières soutenues par l’étude et interrompues par le labeur, que de rêves aussi, tandis que le soir tombait dans le silence de la belle ruche ! Ils songèrent à nous comme nous songeons à nos neveux. Il n’y avait point de lieux au dehors où l’on entendit comme chez eux sonner l’Alléluia. Ils obéissaient, ils avaient la paix relative d’ici-bas, ils s’aimaient. Par eux aussi s’explique l’attrait, la puissance conquérante de la vie monastique au milieu des invasions et des guerres ; par eux, fils de la France, en terre de France, se formait l’idéal d’une civilisation supérieure.

Cluny devait donc être et fut, en effet, une grande école d’art et d’artistes. Assurément, la fin première de l’Ordre n’était point celle-là. Il cherchait avant toute chose à faire des saints. Mais comme la perfection ordonne de cultiver toute force noble, saint Benoît, en écrivant sa règle avait prévu. Dès le VIe siècle, qu’il aurait des artistes parmi ses fils spirituels et qu’il y aurait des ateliers d’art dans les monastères de l’Ordre. Il n’avait imposé à leur liberté qu’une seule condition la plus l’humilité. Mais elle fut respectée. A Cluny comme au Mont Cassin, nous savons qu’il y eut, à côté des frères exclusivement adonnés à la psalmodie à la méditation de l’Évangile et au défrichement des forêts, d’autres frères qui furent calligraphes et enlumineurs, des frères statuaires, des frères mosaïstes, des frères orfèvres qui ciselaient l’or et l’argent pour les ostensoirs, les ciboires, les calices, les reliquaires, des frères relieurs, des frères musiciens. Plusieurs de leurs œuvres et de leurs chefs-d’œuvre ont survécu aux révolutions et sont conservés dans nos bibliothèques et nos musées. Mais les noms des artistes ont été, dès l’origine, destinés à périr. Ces artistes ne demandaient ni le salaire de l’argent, ni celui de la gloire. Et il en fut ainsi des plus grands parmi eux, des maîtres de l’art le plus complet et le plus éloquent : l’architecture. Les architectes, — je crois qu’on disait alors les cimenteurs de Cluny, — ont construit des milliers d’églises, de cloîtres, de salles capitulaires ; ils ont créé un style, et aujourd’hui encore, bien souvent, en France, en Espagne, en Angleterre, en Terre Sainte, même en Italie, si l’on demande quelle fut l’origine de tel monument fameux, qui l’a dessiné, qui l’a bâti et orné, le guide est obligé de répondre : Cluny, l’abbaye bourguignonne. La personne est ignorée. Tout l’honneur revient à la source magnifique, à la famille française de l’Ordre bénédictin.

A cette triple beauté morale que je viens d’indiquer, correspondait la beauté de l’édifice matériel. Les images et les descriptions anciennes donnent bien la certitude qu’ici fut bâtie une des merveilles de l’architecture religieuse. L’abbaye était un royaume ordonné, d’une ampleur qui oblige à un effort nos imaginations. Rien ne donne une plus grande idée de cette ville monastique, que le récit de la réception de 1245. En cette année-là, comme chacun le sait, l’abbaye de Cluny put héberger en même temps, avec toute leur suite, le Pape Innocent IV qui n’avait pas moins de douze cardinaux avec lui, le roi saint Louis, la mère du roi, sa sœur, son frère, l’empereur de Constantinople, d’autres princes moins importants, et pendant les chroniques ajoutent : « Malgré ces innombrables jamais les moines ne se dérangèrent de leur de leur réfectoire, de leur chapitre, de leur cuisine, de leur cellier, ni d’aucuns des conventuels. »

Dans une histoire étendue comme celle de Cluny, chacun choisit ses haltes : les miennes furent nombreuses. Je ne puis vous les dire toutes ni les mettre selon l’ordre de mes préférences. Est-ce la fondation même, et cette charte où l’on soit le comte d’Auvergne, chasseur passionné et dès lors bien méritant, renoncer à sa meute des bois et des prés, abandonner par amour de Dieu, pour l’expiation de ses fautes, une contrée giboyeuse, et invoquer non sans grandeur, lui seigneur du Xe siècle, la loi fraternelle et dire : « Puisque, comme chrétiens, nous sommes tous unis par les liens de la foi et de la charité, que cette donation soit encore faite pour les fidèles des temps passés, présents et futurs... Nous ordonnons que ce monastère soit à jamais un refuge pour les pauvres qui, sortant du siècle n’apportent en religion que leur bonne volonté. » ?

Est-ce la visite d’Innocent IVou celle d’Urbain II qui la précéda d’un siècle et demi, et ce voyage alors jusqu’au prieuré du Montet où le Pape, l’abbé saint Hugues et le sire de Bourbon, Archambaud V, s’arrêtèrent devant la tombe d’Archambaud IV mort excommunié, et où le Pape, au chant du Miserere, touchant de sa baguette la pierre tombale, déclara, au nom de l’autorité de saint Pierre, que le défunt, qui s’était repenti, « était réintégré dans la communauté des fidèles » ?

Est-ce la correspondance entre saint Bernard et Pierre le Vénérable, entre deux âmes qui veulent le même bien, la parfaite régularité monastique, et qui le poursuivent, l’un par la fermeté, l’autre par la persuasion, méthodes différentes qui se partagent les hommes, les triomphes et les temps ?

Est-ce encore l’épisode d’Abélard à Cluny ? J’avoue m’y être arrêté. Il est si plein de sujets de réflexion, et si moderne ! Ce n’est pas à la première invitation de Pierre le Vénérable, lui offrant asile, que se rendit ce conférencier magnifique et malheureux. Il fallut de nouvelles aventures et de nouvelles leçons avant que le vieil homme de lettres écoutât la voix du grand abbé qui lui répétait : « Rempli de compassion, mon cher fils pour les fatigues que tu te donnes dans l’étude des lettres profanes et pour le lourd fardeau des connaissances humaines sous lequel tu succombes, je gémis de te voir consumer la vie dans un labeur inutile et sans soulagement. » Et il l’invitait à connaître la paix du cloître. Longtemps après, le vœu fut exaucé. Avec sa politesse achevée, son respect, sa pitié tendre, Pierre le Vénérable vint à bout de l’orgueil d’Abélard, et un jour il put écrire à Héloïse une lettre étonnante et charmante, où il racontait la mort de maitre Pierre et les deux années de repentir, d’effacement et d’édification qui l’avaient précédée. « Je ne me rappelle pas, disait-il, avoir jamais vu quelqu’un dont l’extérieur et les manières annonçassent autant d’humilité. » Ce qui prouve qu’il ne faut désespérer de personne.

Est-ce la règle de saint Benoît, si vivace aujourd’hui encore, après quatorze cents ans, qu’on peut la croire immortelle ?

Est-ce la charité de l’abbaye qui répandait ses largesses sur toute la chrétienté et qui, à Cluny même, prenait à sa charge chaque année, 17 000 journées de pauvres pèlerins ou voyageurs, auxquels il était donné une livre de pain, de la viande, du poisson et une pièce d’argent ?

Est-ce la liturgie, les coutumes particulières, et, par exemple, le bel honneur rendu, en considération du sacrement futur, au froment destiné à devenir hostie, et qui était élu grain à grain, parmi le blé de semence, moulu par une meule drapée d’un voile blanc, puis, réduit en farine, pétri au chant des psaumes, était cuit dans le four qu’on chauffait ce jour-là avec un bois choisi ?

Oui, tous ces moments ou ces documents de l’histoire de Cluny, — et combien d’autres ! — sont dignes d’attention et d’admiration. Il n’est pas jusqu’à la mort de cette branche de l’Ordre bénédictin qui n’induise en beaucoup de réflexions ceux tout au moins qui, le long des routes cherchent les paysages. Elle vint par bien des causes, les unes intérieures, les autres du dehors. L’esprit de sainteté, sans disparaître, s’affaiblit. Il avait triomphé de la barbarie, d’une multitude de vices et de violences, et vaincu la forêt, le marais et les bêtes sauvages. Il soutint moins longtemps l’épreuve de la richesse. Elle fut une cause de corruption que personne ne dénoncera en termes plus véhéments que ne tirent plusieurs abbés et plusieurs saints. A cause de ses grands revenus, dont une notable part était cependant toujours dépensée en aumônes, Cluny tentait en même temps la rapacité du fisc royal. L’abbaye perdit la nomination de ses abbés. Elle tomba en commende. Le pouvoir civil usurpa sur elle, autant qu’il fut possible, et jusqu’à ce que, toutes les autorités distinctes ou subordonnées étant absorbées, toutes les libertés aussi, la royauté mourût de sa puissance même. La Révolution ne fit qu’achever une mort commencée. L’Ordre de Cluny était bien déchu. Cependant, il restait l’ensemble magnifique et intact de l’édifice matériel, et des œuvres de charité parmi lesquelles un collège où étaient élevés les enfants de la ville. Quelques années plus tard, vous savez que tout cela était saccagé, La France, couverte de ruines, n’en avait point qui fussent plus affreuses, ni plus irréparables que celles-ci. On se demande comment une province, comment les bourgs voisins, comment la ville attenante, qui devaient l’existence, ou la prospérité, ou leur meilleure gloire à l’abbaye de Cluny, ont pu laisser périr un tel souvenir et une telle richesse. Heureusement, il est avéré aujourd’hui que les Clunysois n’ont pas seulement repoussé par la force la première bande d’incendiaires, à laquelle ils firent trois cents prisonniers, et dont ils pendirent quelques-uns en 1789, mais que, dans la suite, et jusque sous le Consulat, les habitants signèrent d’inutiles mémoires et pétitions, pour sauver l’abbaye. Nos regrets n’en sont pas diminués. Mais il est prouvé que la Bourgogne ne fut pas tout à fait ingrate : et c’est bien quelque chose.

Elle se montre aujourd’hui reconnaissante. Elle convie le monde savant à payer avec elle une dette que rien n’a prescrit. Et nous devons la remercier, en la personne des organisateurs de ce Congrès, de l’initiative toute noble qu’elle a prise, et de l’hospitalité que nous recevons d’elle.